Le hasard des rues

Dans le courant de la matinée, les jumelles sont en plein travail à leur échoppe de draperie. Elles plient et reprisent un certain nombre de pièces, de linge, d'étoffes à pouvoir bientôt vendre (ou les rendre bien réparées aux clients qui leur paient ce service). Une silhouette familière approche dans leur rue, le dos chargé de ses achats, voûté sur ses cannes. Sémélé la première repère le garçon, donne un petit coup de coude à sa sœur. Elles se déplacent un peu plus sur le devant de la rue, prête à l'interpeller quand celui-ci aura terminé sa conversation avec le forgeron.
Les siamoises remarquent d'ailleurs que l'artisan sympathique ne prend pas ombrage de discuter avec le petit esclave. Lorsque finalement Alexandre reprendra sa route, les sœurs sourient tout en continuant leurs travaux d'aiguille.

Sémélé. Hé salut toi ! Alexandre, c'est bien ça déjà ton nom ? (un temps) Tu vas bien ?

Le garçon a en effet l'air plutôt de bonne humeur ce jour là et délesté de ses nombreux états d'âme (ça change !). Elles préfèrent le voir ainsi et se sentent donc d'engager la conversation, oubliant même les gestes malheureux qu'il avait eu envers elles, heureusement par simple et naïve curiosité.

Grâce à ces explications simples, le forgeron avait permis à Alexandre de comprendre les principes de ce métier et se fascinait encore de ces découvertes. Quel travail étonnant ! Proche de l'art véritable que d'un simple métier ! Il écouta longuement l'artisan puis se décida à se retirer. Il avait sans doute abusé. Il s'excusa et remercia l'homme pour ses questions puis s'éloigna.

Alors qu'Alexandre reprenait sa route la tête en l'air à chercher un autre spectacle, une voix l'interpela. Il tourna la tête et reconnu les siamoises à s'occuper de travaux d'aiguilles. Un sourire s’étira, ravi de cette rencontre. il s'avança d'un pas hâtif dans leur direction.

"Oui, je m'appelle bien, Alexandre ! Je suis le petit esclave chez dame Irène de la Roza Azul ! Faudra venir après votre travail ! Y a des choses sympas !"

En théorie, il serait plutôt l'esclave du cardinal Cassain mais Alexandre préférait cent fois mieux vanter les mérites de sa bienfaitrice que ceux de son maitre méprisable. Il observait en même temps le corps si particulier des siamoises, essayant de ne pas paraitre trop insistant. Pourtant, sa curiosité face à un tel cas était si forte....

"Vous travaillez ici, c'est ça ? Y a longtemps qu'on s'est vus ! Depuis la taverne je crois bien..."

Il semble heureux de venir discuter et se présente. La Dame Irène... il serait donc son esclave ? Les jumelles voyaient mal cette femme si bienveillante, avec laquelle elles ont discuté un temps au baptême de son fils, avoir le tour d'esprit (et surtout les moyens financiers !) pour s'acheter un esclave. Quelque chose d'étrange là-dedans. Mais comme ce serait indélicat d'évoquer le sujet, elles laissent cela de côté.

Sémélé Ma foi oui, on est encore jamais venues mais quand on a assez de sous de côté pour se faire plaisir de temps en temps... c'est une adresse qu'il faudra qu'on teste !
Siloé Ci fait, on est employées là. C'est tranquille, on travaille en intérieur la plupart du temps donc on n'a pas à subir trop de regards...
Sémélé (rieuse) Et quand bien même, certains clients préfèrent notre échoppe à d'autres concurrentes... pour le simple plaisir de la curiosité et de notre compagnie tu vois !
Siloé (à Alexandre) Et comment ça se passe chez Dame Irène ? Tu te plais ?

Alexandre est tout sourire enchanté par cette nouvelle conversation et la possibilité de mieux connaitre ces siamoises avec lesquelles il n'avait pas toujours eu les bonnes réactions. C'était ainsi le moment de se rattraper et de montrer son éducation.

"Oh, vous savez, chez dame Irène, les articles ne sont absolument pas chers ! Il y en a pour toutes les bourses ! Et puis, venir voir la marchandise n'oblige pas à achat ! Vous êtes libres ! Plus libres que moi-même d'ailleurs ! Ah ah ! "

Il laisse échapper un rire moqueur, s'amusant de sa propre plaisanterie sur sa condition sans le moindre complexe. Pourquoi se plaindre de cet état ? Il avait mérité cet asservissement en ne respectant pas plusieurs points de la loi. La justice avait tranché et le garçon respectait sa décision. Il écouta les jumelles évoquer leur singularité alors que son regard détaillait discrètement leur apparence et eut un sourire gêné de leur confession.

"Il et difficile de refréner la curiosité des gens sur ce qui est atypique. Moi-même, si vous me permettez, je vous trouve fascinante. D'un point de vue scientifique. Du fait de mon infirmité, j'ai beaucoup étudié ce que nomme vulgairement monstre de foires sans avoir eu la possibilité d'en apercevoir et de devoir me contenter des théories et des approximations. Je vous prie de m'excuser si mes paroles sont cavalières ou irrespectueuses. Ce sont celles d'un garçon trop avide de connaissances. Néanmoins, sur un point de vue personnel, j'envie votre singularité. Les regards des gens peuvent être lourds à force, je le conçois bien, mais ils me paraissent plus faciles à supporter que les mains des imbéciles qui poussent dans le dos un boiteux car sa chute serait hilare."

A cet instant, un homme qui se trouvait dans le dos d'Alexandre entendit la plainte et arbora un rictus narquois. Sans la moindre hésitation, il poussa le garçon qui s'écrasa au sol puis s'éloigna en ruant de bon cœur, vite imité par la plèbe. Alexandre se redressa en silence, mortifié.

"En voici la démonstration parfaite ! Cela dit, que disions-nous encore ? Ah oui ! Dame Irène ? Elle est très gentille. Très compréhensive. Je l'assiste aux diverses tâches du quotidien."

Siloé. (entendant Alexandre vanter les produits vendus par Dame Irène) Eh bien tu fais même déjà un excellent petit commerçant ! (elle ajoute un clin d’œil)
Sémélé. Nous passerons, c'est dit.

Elles pouffent avec lui sur sa blague concernant sa situation servile - c'est plutôt agréable de l'entendre capable d'avoir cette distance plaisantine, même si on dit parfois que l'humour est la politesse du désespoir. Leur humeur devient plus sérieuse cependant quand le garçon aborde le sujet de leurs corps accolés. Sémélé feint une moue exagérée, faussement vexée, à la précision d'Alexandre sur leur pouvoir de fascination purement "scientifique".

Sémélé. (à sa sœur) On sait où chasser et aller conter fleurette maintenant. Parmi les mathématiciens.
Siloé. (en "private joke" avec sa jumelle) Et les chirurgiens et géomètres.
Sémélé. (même jeu) Voilà ! On ne savait juste pas où mettre notre potentiel de séduction ! Allons charmer à une réunion de l'Académie des sciences !

Après de petits rires entre elles, elles se retournent vers le petit boiteux et écoutent son discours avec bienveillance mais sans surprise. Sémélé balaie l'air de sa main et rassure :

Sémélé. Mais ne t'excuse pas, si tu savais ce qu'on les entend au quotidien, ce genre de termes. C'est normal on va dire. Enfin... c'est humain, l'intérêt pour ce qui est rare.
Siloé. Et ce qui est rare est cher, ma sœur !
Sémélé. Tout à fait ! A combien nous pouvons-nous jauger très chère ?

Sur ce nouvel aparté, elles se sourient, puis se concertent d'un regard que l'on sent routinier et, en cadence, les deux femmes harmonisent leurs mouvements pour que la première tende à la seconde (presque dans son dos et dans le sens opposé) deux pans du drap à plier. Alexandre pourra voir alors leurs gestes travailler laborieusement mais de concert, et deviner les heures d'entraînement à se coordonner.

Siloé. (à Alexandre) Les regards et comportements à subir sont juste de différentes natures. On te pousse, c'est bien malheureux... Nous, on a droit régulièrement à des regards de dissection, parfois même aux endroits les plus intimes comme si les gens en avaient le droit pour leur simple curiosité. Et encore, ça c'est quand une main ne vient pas s'y ajouter.
Sémélé. Il y a aussi tous ceux qui se croient drôles et originaux en disant une plaisanterie qu'en fait, ils seront la dixième personne à nous adresser dans la semaine. Et les questions classiques devenues des routines : comment vous avancez toutes les deux en même temps ? Comment ça se passe quand vous vous disputez ? Et pour les besoins naturels ? Et pour l'amour ? Vous pouvez fréquenter un seul et même homme ou il vous en faut un chacune pour ne pas être illégales ? Tout ça quoi.
Siloé. Les gens ne pensent pas à mal, on comprend que ça les intrigue, mais répondre à ce genre de choses est notre lot quotidien. (Un temps) Mais bref ! Bref ! C'est fou comme on s'étonne des choses seulement quand elles sont rares, alors qu'on pourrait s'étonner tout autant d'éléments quotidiens mais pas plus faciles à comprendre... Les étoiles, on les voit tous les jours, on ne s'en étonne pas, mais pourtant qui comprend vraiment leur fonctionnement...

Soudain, un crétin passe derrière Alexandre et le bouscule. Les siamoises sursautent, posent de concert le drap qu'elles étaient en train de traiter et se lèvent, rageuses.

Sémélé. (crie au type qui s'enfuit déjà) Sombre abruti !

Puis tant bien que mal, Siloé s'accroche au battant de leur échoppe pour ne pas tomber, tandis que Sémélé va se baisser pour aider le béquilleux à se redresser (si possible sans entraîner sa soeur dans sa chute) puis lui rendre ses béquilles. Une fois le garçon sur pieds, elle lui pointe une petite chaise à l'entrée de l'échoppe.

Sémélé. Viens, installe-toi là.

Siloé peut enfin lâcher la paroi, le numéro d'équilibre étant achevé et sa jumelle ayant enfin retrouvé ses appuis au sol.

Alexandre a un sourire ravi du compliment et y répondit sans se départir de sa bonne humeur légère :

"Dame ! C'est que j'ai été formé depuis plusieurs années à être libraire ! J'ai le sens du commerce et de l'achalandage !"

Il rit avec elles de cette nouvelle plaisanterie. L'ambiance devint cependant plus pesante quand les jumelles relevèrent ses paroles maladroites. Il baissa la tête, honteux d'avoir pu répéter des choses qu'elles avaient dû entendre mile fois et pire d'avoir pu les blesser. Même leur numéro de duettistes qui l'aurait fait sourire en temps ordinaire ne l'amusa. il s'apprêta à s'excuser encore une fois quand Sémélé l'en défendit et sembla redevenir amicale. Son regard la fixa. Le garçon en était troublé.

"Les gens peuvent être cruels même si cela est bien souvent plus de l'ignorance que de la réelle méchanceté. Quant à la rareté... Oui, malheureusement pour vous, vous êtes une très rare singularité. Je vous recommande à ce sujet d'être prudentes. J'ai entendu dire que notre bon roi Gérald Der Ragascorn, que Dieu l'ait dans sa sainte garde, s'intéressait de près au... euh... spécimens humains. Je ne sais s'il s'agit de rumeurs infondées ou non, mais dans le doute..."

Alexandre préféra interrompre sa phrase gêné d'évoquer en public le souverain de leur royaume. Et si quelqu'un l'entendait et répétait mal ses propos ? Dans sa situation, ce serait terrible. Il resta pour une fois silencieux et admira, béat d’admiration, les gestes gracieux des jumelles. Tout ceci ressemblait à une belle danse à la chorégraphie minutieusement réglée.

Lorsque Siloé reprit la conversation pour comparer leurs différences de traitements avant de mentionner une main qui touchait le corps des siamoises, Alexandre se sentit violemment rougir. Il ne comprit que trop l’allusion à son pathétique exploit. Il eut en cet envie de disparaître en s'enfonçant dans le sol tant la honte le consumait. Le discours de Sémélé chassa son trouble.

"Moi, je m'intéresse à tout. Aux choses du quotidien, aux singularités... Tout ce qui échappe à notre compréhension devrait être source d'interrogation. Ces étoiles là-haut, le soleil, les terres lointaines au-delà de l'océan, les indigènes qui les peuplent, quelles sont les tâches du maçon ou du laitier... Tout est sujet d'expérience et d'apprentissage du moment que l'on sait être curieux et ne pas avoir peur de poser des questions. Il n'existe pas de questions idiotes, ça j'en suis certains, car une question, aussi maladroite soit-elle, permet d'obtenir une réponse. Il y a cependant beaucoup de gens qui n'osent poser de questions et préfèrent les préjugés au savoir. "

Peu après, Alexandre tombé au sol à cause de ce maudit plaisantin vit les jumelles réaliser un périlleux exercice pour l'aider à se relever. Elles lui proposaient même une chaise. Il eut pour elles un sourire timide.

"Il ne fallait pas. J'ai... J'ai l'habitude."

Son regard observa les deux jeunes femmes qui reprenaient leur souffle puis repensa aux paroles de Sémélé sur la sexualité. Aux choses qu'on leur disait. Il songea à la sienne déviante. Et si... Peut-être que discuter de cela l'aiderait à se corriger ?

"Dites... C'est vrai que pour aimer un garçon, cela doit être difficile. Personnellement, je ne trouve pas de fille à aimer. Du fait de ma situation, peu apprécieraient de se marier avec un boiteux par peur de ne pas le voir entretenir leur famille. Je n'ai.. Je suis... Enfin, je suis chrétien alors j'ai toujours considéré illogique que les hommes puissent fréquenter les bordels alors que les femmes se doivent de rester vierges jusqu'au soir de leurs noces. Vous..."

Son visage devint tout rouge d'évoquer une question si intime.

"Vous avez déjà fait l'amour, vous ?"

Il baissa immédiatemment la tête en ne se rappelant pas avoir connu un pareil embarras.

Les deux sœurs sont heureuses de voir Alexandre venir s'asseoir près d'elles (après un court temps d'hésitation et de timidité). Elles écoutent avec un certain plaisir les moments où le petit esclave fait preuve d'un peu d'assurance et même de fierté vis-à-vis de sa formation.

Sémélé. Libraire ? Oh, eh bien !

A l'avertissement du garçon quant aux pratiques douteuses et à la passion du monarque pour les êtres atypiques, elles s'échangent un discret regard entendu. Ah ça ! Elles s'en souvenaient encore, de cette soirée délirante où on les avait emmenées chez le roi en compagnie du troubadour difforme en fauteuil roulant, et de l'étrange muette ! Quel malaise ! Elles avaient rarement vécu un moment aussi gênant, se revoyaient tenter maladroitement de danser... avant que la femme blonde en leur compagnie ne se soit lancée dans de mystérieuses incantations... Cependant il faut être prudents. Très prudent. Des gens pouvaient les écouter et il ne ferait pas bon dire du mal du roi ou raconter cette soirée qui pourtant les troublait encore si régulièrement.

Siloé. Ah, oui, on a entendu dire ça, pour Sa Majesté notre roi... Mais après, les rumeurs, tout ça. M'enfin, merci quand même pour ton conseil.
Sémélé (pressée d'évacuer le sujet) Tu as bien raison, Alexandre, de savoir t'intéresser à tout sans aucun mépris ! La compréhension du monde se cache dans les petites choses et la vie de tous les jours, j'en suis certaine.

Elles se remettent de leurs émotions, puis reprennent leur travail de couture et de pliage tout en cadence. En même temps qu'elles besognent, les voilà à écouter des confidences qui prennent un tour beaucoup plus sérieux et intime.

Siloé (douce, très compatissante) Ah... Tu m'en diras tant, ça doit être tellement difficile d'intéresser quelqu'un quand on est dans... dans ton état. Surtout quand il y a tout un tas d'exigences qui pèsent sur la famille à fonder : être capable de tenir la maison, de travailler dur, de donner des héritiers solides. (Un temps) Mais j'espère que tôt ou tard, tu trouveras. Tu es un garçon très intéressant et plein de richesses, oui, tu trouveras.

Elle rosit aux questions d'Alexandre sur leur propre sexualité et c'est donc sa jumelle qui prend le relais :

Sémélé. Non, on a jamais... approfondi une relation dirons-nous. On a eu des petites histoires avec des garçons, mais rien de vraiment sérieux. Surtout que, comme tu peux te l'imaginer, la plupart de ces garçons étaient surtout intéressés par l'exotisme de l'expérience tu vois.
Siloé. En plus, de toute façon, je sais même pas ce que la loi prévoirait pour nous : est-ce qu'il faudrait qu'on soit avec un seul homme, ou bien deux si on considère que nous avons chacune une âme malgré notre corps commun. Et que diraient les gens autour ? Et quel homme ferait sérieusement quelque chose avec nous, et une famille ? Non, à mon avis ce sera toujours bien trop compliqué. Voire illégal.

Ses yeux se voilent d'une brève mélancolie à cette remarque. Aussitôt, pour ne rien laisser paraître, elle secoue la tête, affiche un nouveau sourire et reprend ses travaux d'aiguille.

Alexandre remarqua l'air gêné des jumelles à son avertissement sur les goûts particuliers de leur monarque et préféra ne pas creuser. Pour leur propre sécurité. Il fallait bien mieux enterrer ce sujet. Il continua à admirer leur virtuosité au maniement des aiguilles puis eut un sourire aux compliments reçus pour son attitude curieuse.

"Merci. C'est rare que l'on me félicite pour ma curiosité. Les gens ont tendance à la réprimander..."

Sa tête se baissa ensuite aux paroles censées être rassurantes sur son potentiel avenir amoureux. Le dépit l'envahissait. Si elles savaient... Sous ses airs de doux ange se dissimulait un monstre. Ce mot le faisait frisonner. Il ne se laisserait plus porter par ces passions coupables. Il devait réprimer ces élans contre-nature que son sexe essayait de lui dicter. Désormais, il serait un homme. Un homme véritable. Un homme qui épouserait une femme, celle susceptible de vouloir de lui, et lui ferait des enfants. C'était ainsi que se faisaient les choses et cette aventure avec son amant ne serait bientôt plus qu'une passade. Il opina de la tête pour être poli et aller dans le sens de Siloé.

"Je vous remercie. Mais pour être un père de famille, il faut être solide et pouvoir faire vivre une famille. J'ignore quelle femme accepterait quelqu'un comme moi."

Il écouta ensuite l'exposé sur leur sexualité et regretta de ne pas pouvoir en apprendre plus à son sujet. Ces confidences cependant le peinaient. Les pauvres, à deux, étaient encore plus seules que lui.

"Allons, il y a bien quelqu'un qui accepterait de vous connaitre pour vous-mêmes. Moi-même, je vous aime bien, pas juste pour votre singularité, mais comme personne. Vous êtes gentilles, intelligentes, sensibles. Ce sont de si bonnes qualités que des garçons avec honneur ne sauraient repousser."

Spoiler:

Siloé. Oh b'en la curiosité en soi c'est une belle chose oui. Mais comme toutes les passions, qu'elle soit juste pas prétexte à importuner autrui mais ça, j'ai l'impression que t'as compris maintenant.

Alexandre a en effet retenu, semble-t-il, que poser une question c'est mieux que toucher. Siloé ne s’appesantit pas sur le sujet et se concentre à terminer de plier un drap. Sa sœur et elle écoutent avec tristesse le constat malheureusement lucide du jeune homme : il allait être ardu pour lui de réussir à persuader une belle-famille qu'il serait un bon gendre. Surtout en position servile désormais ! Sa maîtresse le laisserait-elle seulement épouser quelqu'un ? Quant à elles deux, l'affaire ne sera pas plus aisée... malgré les qualités qu'Alexandre leur prête et qui les font sourire.

Sémélé (un peu gênée) Merci. (Un temps, sans trop savoir quoi ajouter) Et... Ta maîtresse, Dame Irène, elle se positionne comment par rapport à toi ? Si tu trouvais une dame, tu crois qu'elle autoriserait un mariage ? En plus, les esclaves doivent se mettre entre eux je crois...

Siloé se rappelle pendant ce temps des sous-entendus de Jérémie à la taverne : Alexandre aimerait les garçons ? Pourtant, il a bien l'air, là tout de suite, de chercher après une dame. Est-ce que ça n'a été qu'une passade... voire une simple rumeur sans fondement.

Les joues légèrement rosies, Alexandre écouta le sermon sur la curiosité sans oser relever la tête, trop honteux de ses travers. Il se redressa en entendant la question de Sémélé sur sa condition servile. Sa maîtresse Irène... Si tout dépendait d'elle, sa situation serait simple. Mais si sa future vie affective et conjugale devait dépendre de son maître... Il soupira.

"Dame Irène n'a que l'usufruit de ma personne. Mon véritable maître est son frère, le cardinal Matthieu Cassain. Il n'est pas aussi permissif et me considère comme un serviteur du démon. Si c'est à lui que je dois demander une union avec une femme, esclave ou roturier, il me le refusera. Il affirmera sans doute que le démon en moi doit mourir et ne pas engendrer de descendance."

Cette révélation nouvelle de sa condition l'ébranlait. Même dans sa vie affective, ce diable de cardinal déciderait pour lui. Comment allait-il procéder ?  Cela ne l'empêchait sans doute pas de flirter, sans péché de chair bien sur, impensable pour un chrétien. Au moins, cela écarterait les soupçons gênants si on le voyait courtiser les filles.

Sémélé. Ah, oui le cardinal, on l'a vu de loin au baptême du petiot. (tout bas à Alexandre pour éviter des ennuis et d'éventuelles oreilles traînantes) Il a pas l'air commode je me trompe ?

Les précisions que donne ensuite l'esclave confirment : le religieux en question voit le démon dans le garçon.

Siloé. B'en voyons. Puis pourquoi ça ? C'est à cause de ce que tu fais ou bien de ton corps ?

Sa jumelle se montre peinée au triste constat que dans ces conditions, le maître d'Alexandre ne lui laissera en effet sans doute jamais avoir de femme.

Alexandre laissa échapper un rire amer à la suite de l'appréciation des jumelles sur son maitre. Une répartie cynique lui vint et le garçon ne put la réprimer.

"Mon maitre serait comme le Commode antique. Par chance, il n'en a pas les pouvoirs. A ses yeux, tout infirme est démoniaque par le simple fait de son corps, de sa particularité. Vous feriez mieux de vous tenir loin de loin. S'il vous apercevait, je n'ose imaginer sa réaction."

En son for intérieur, le jeune homme songea que cela lui plairait d'apercevoir la tête du cardinal face à la découverte des siamoises.

Siloé écarquille les yeux et Sémélé reste médusée, son aiguille suspendue une seconde en l'aire, devant les absurdités que confie Alexandre.

Sémélé. Les invalides démoniaques, ça alors. Et si demain ce cher Monsieur a un accident tout bête, un mauvais hasard, et se retrouve estropié... alors d'un coup il sera plus vulnérable au Diable ou ça se passe comment ?
Siloé (après un rire nerveux au bon mot de sa sœur) M'enfin il est bien accompagné par beaucoup d'autres dans cette pensée. (Un temps, à Alexandre) Merci du conseil, on sera vigilantes.
Sémélé. Mais pourquoi il vous a achetés toi et Tristan, alors, si dans sa tête vous êtes le démon ?

Alexandre répondit d'un air blasé aux questions naturelles des jumelles qui cherchaient à comprendre la nature du cardinal :

"Ce serait une chose effectivement amusante à voir. Comment réagirait-il si lui-même devenait invalide du jour au lendemain ? Cela pourrait faire une fameuse pièce dans un style de Plaute. Pour le moment, il méprise tous les infirmes. Même le seigneur de Frenn... Alors que lui a perdu ses mains dans un accident pendant son enfance, il le considère démoniaque et..."

Le garçon se mit à imiter la voix sinistre et pédante de son maitre.

"Il ne faut surtout pas que tu l'approches. Deux infirmes réunis dans la même maison, ce serait convoquer le Diable !"

Alexandre a alors un fou rire de son imitation.

"D'ailleurs, selon lui, nous sommes certainement en train d'appeler le Diable, vous savez ! Quant à savoir pourquoi il nous a achetés... Je ne sais pas. Il souhaite utiliser Tristan pour un projet. Je ne sais lequel mais nous pouvons redouter le pire."

La mention d'un auteur au nom étrange laisse les jumelles un peu sur le carreau, elles n'ont vraiment pas beaucoup d'instruction. Elles préfèrent ne pas relever ni poser de question, l'une ou l'autre, mais leurs petites moues auront sûrement de quoi trahir leur ignorance.
Elles s'interrompent un moment pour rentrer à l'intérieur du magasin déposer une premier pile de draps remise en état, puis reviennent avec des mouchoirs les uns à raccommoder, les autres à broder. Toujours opérant la même contorsion, elles s'installent au plus près d'Alexandre, essayant de faire en sorte qu'il les voit toutes deux malgré leur dos-à-dos.

Siloé (à la mention de l'accident du seigneur de Frenn) Oh le pauvre...
Sémélé. Au moins il n'a pas été abandonné et rien ne l'a empêché d'avoir l'excellente place qu'il occupe actuellement.

Un sourire optimiste flotte à ses lèvres, avant qu'elle ne soit secouée d'un petit rire nerveux à l'imitation qu'Alexandre fait de son maître.

Sémélé. Tseh !
Siloé (s'esclaffe à l'idée complètement folle que leur conversation innocente attire le diable) Hah ah mais nooooon ! Il est détraqué à se point ?

Elle se tait lorsque sa sœur pousse un soupir. En vérité ce n'est pas drôle du tout, et elles-mêmes avaient jadis failli par y croire, à ces pensées culpabilisantes, à leur très probable lien étroit avec le péché. Heureusement elles s'en sont tirées en trouvant une position correcte. A cette pensée, Siloé a une moue navrée vers Alexandre... Pour lui et pour Tristan, désormais tout le projet de sa vie consiste à obéir à un maître, il ne pourra plus rien décider seul. Quelle tristesse... C'est d'ailleurs pour cette même raison que les filles savent bien qu'elle ne pourront jamais espérer grand chose de Jérémie, qui a pourtant tapé dans l’œil de Sémélé. Par curiosité, elle s'aventure :

Siloé. C'est déjà arrivé, des épousailles entre esclave et roturier ?

Malgré leur tentative de masquer leur ignorance, Alexandre remarqua que les jumelles étaient gênées de sa référence à l'auteur latin. Il prit le temps de développer, avec patience et indulgence, en bon précepteur le sujet :

"Plaute est romain mais surtout un des plus plus auteurs qui soient. Il excellait dans l'art de la comédie. Celle des farces. Ses pièces sont savamment écrites et mettent en scène des personnages au service de l'intrigue et du comique. Il a notamment beaucoup usé du rôle de l'esclave malin qui sert à développer l'histoire. Il y a là, je pense, une critique ou une observation de sa société."

Les siamoises terminaient ensuite leur ouvrage avec les draps puis s'attelaient à des mouchoirs. Il observait avec intérêt leurs gestes puis les entendit plaindre le baron de Frenn.

"Il a surtout la chance de ne pas être né infirme. Autrement... Autrement, les choses n'auraient pas été si évidentes. Et puis, il a la chance d'appartenir à une lignée riche qui peut se permettre de conserver un infirme et d'investir pour pallier à ses défauts."

Son intonation était presque devenue cynique. Alexandre commençait à ressentir un poids de ces différences de traitements. Tout ne tenait que par l'argent. Il eut un sourire quand les jumelles s'amusèrent de son imitation puis soupira au retour de leur sérieux.

"Oui, il est aussi.. détraqué. Je crois au péché, au jugement divin, oui, mais aussi que le Seigneur nous aime et nous impose pas des erreurs pour les erreurs de nos parents. Je crois plutôt en la science, aux maladies héritées de parents, d'ancêtres, comme on hérite d'un trait de caractère. Ambroise Paré, un grand médecin du début de ce siècle a beaucoup travaillé sur l'infirmité et ses thèses sont fascinantes."

Alors qu'Alexandre se laissa porter par les théories qui envahissaient son esprit la question de Siloé le ramena à la réalité.


"Euh.. Un mariage entre un esclave et roturier ? euh ça doit être possible, oui. CEla dépend du maitre. Mais je ne suis pas sûre. Faudrait demander."

Les jumelles écoutent volontiers les indications données sur cet auteur romain et adressent un sourire complice à Alexandre quand il évoque des personnages d'esclaves futés. Siloé s'imagine alors le garçon remuant dans l'une de ces pièces, à dénouer ou au contraire emmêler les intrigues de ses maîtres. Sémélé pour sa part regarde l'invalide avec un peu plus de mélancolie : il aurait fait un si bon libraire ou enseignant... C'est bien tragique que sa vie soit désormais vouée à la servitude... Une bien terrible peine pour une petite bêtise de jeunesse.

Sémélé (grommelle au sujet su baron de Frenn) C'pas faux. Y a guère que les Grands qui peuvent se payer "le luxe" de garder des corps infirmes. A la campagne, avec le pain à assurer chaque matin et des familles à quinze...

Elle se rend compte alors avoir eu de la chance (au même titre que sa sœur). Leurs parents ne les ont pas éliminées. Même si bien sûr ils y ont vu aussi du profit à faire, ils les ont conservées et toujours correctement traitées. Siloé pour sa part n'a pas envie de s’appesantir sur ce genre de sujet et sourit doucement de l'évocation de la foi chrétienne que leur adresse Alexandre.

Siloé. J'suis bien d'accord, pour moi le Seigneur est avant tout quelqu'un qui nous aime. Et c'est pas comme si son fils avait pas traîné avec les plus crasseux et les plus petits de la société. Alors j'ai du mal à voir pourquoi il faudrait tellement se méfier des personnes... euh... particulières. (Elle hausse les épaules, ne s'aventurera pas à une réponse, du haut de son peu de connaissances. Elle préfère faire confiance à ce que disent les textes, et les religieux.)

Une mine amusée et attendrie la prend alors qu'elle s'imagine la scène d'un individu libre venant demander à un maître la main de son esclave. Ce serait romantique ! ....Mais tragique en cas de refus du maître... ou pire : des parents de la personne libre. Qui pourrait accepter, en l'état actuel des choses, de se voir déshonorer par un descendant demandant officiellement à épouser un esclave ? Siloé s'imagine que les esclaves doivent surtout s'épouser entre eux. Elle se demande un instant si les prêtres bénissent ces unions-là ? Pourvu qu'on ne les prive pas aussi de ce beau sacrement !

Sémélé (surprenant sa soeur rêveuse) Tu penses à Jérémie heiiiiin ? C'était pour lui la question ?
Siloé (rosissant) Oh mais... je... euh... MAIS ! (se reprenant, plus sérieuse) Il a... un truc j'avoue. Mais je le sens pas intéressé. L'affaire est réglée. T'façons, entre lui esclave... et notre état particulier à nous deux ! Ce serait le mariage le plus improbable de l'histoire de ce pays non ? (elle s'est tournée vers Alexandre en causant)

Alexandre baissa la tête à l'évocation de Semélé sur le sort des infirmes si durement frappé dans les familles pauvres qui peinaient à nourrir leurs membres valides. Dans ces conditions, cela semblait si logique de se débarrasser de celui ou celle qui ne servirait pas et nécessiteraient des soins constants et délicats. Quelle aurait été sa vie sous des auspices autres ? Aurait-il pu... Il frissonna à cette pensée puis songea à la famille de son père.

"Les nobles peuvent aussi être cruels. Mon père... La famille de mon père a régulièrement des enfants mâles lourdement atteint par l'infirmité et le plus souvent ils ont été éliminé. Sans pitié. Même quand tout allait bien au niveau des finances. Par principe. pour ne pas entacher leur lignées dites pures."

Le jeune homme soupira. Ses pensées s'orientaient vers son père et l'enfance qu'il avait pu connaitre.

"Je sais que ça n'excuse pas ses actes mais je comprends un peu mieux mon père maintenant que je sais qu'il n'a jamais été aimé de sa famille, qu'il a même été rejeté. Je ne l'en excuse vraiment pas. Il se conduit bien trop mal et ne mérite pas. Mais j'ai de la pitié pour lui.  Enfin, tout ça pour dire que c'est pas juste pour une question de fortune que le seigneur de Frenn a été gardé, mais aussi de cœur. Et cela montre pourquoi, en dépit de ses airs austères, lui-même est gentil."

Peu après, Siloé prenait la parole pour évoquer la religion et s'interroger sur pourquoi les personnes particulières, comme eux, devaient être ostracisés. Il préférait ne pas s'engager dans cette discussion. Les questions théologiques étaient si complexes et il n'en savait pas assez. Il préféra ainsi opiner discrètement de la tête.

Brusquement, l’interpellation de Sémélé fit sursauter Alexandre. Il dévisagea les siamoises, interdit, puis eut un sourire attendri. Elle aimait Jérémie. Cela était si mignon. Il voulait faire quelque chose pour l'aider. Immédiatement, le petit esclave sauta de sa chaise :

"J'ai vu Jérémie pas loin ! Je vais le chercher !"

Sans attendre la réponse, Alexandre courut dans la rue, oubliant ses béquilles, et la remonta pour atteindre l'épicier où son regard avait surpris Jérémie un peu plus tôt accomplir des courses pour son maître. Il cria, tout excité :

"Jérémie ! Jérémie ! Jérémie !"

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A peine sortait-il d'une échoppe de fruits et légumes, les bras chargés de courses, que l'esclave se fit alpaguer par une petite voix connue. Il ne prit toutefois pas immédiatement conscience de celle-ci - et surtout du fait que c'était lui qu'on appelait - tout perdu qu'il était comme à l'accoutumée dans ses nombreuses pensées. Jérémie planait, les yeux en l'air et la démarche ralentie par le fouillis d'idées à lui courir en même temps dans la tête.
La voix se rapprocha et, enfin, il saisit son nom - puis la silhouette malingre d'Alexandre clopinant dans sa direction. Il le salua d'un léger sourire accompagné d'un hochement de tête.

-- Que t'arrive-t-il ? Te voilà bien empressé.

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Malgré l'absence de ses béquilles, Alexandre tenait bon sur ses jambes. L'excitation fébrile d'agir en Cupidon moderne le grisait et l'affranchissait un temps de ses jambes si fragiles. Ses muscles se rappelleraient de toute manière à lui bien assez vite. Il sautillait même comme un cabri lorsque Jérémie le rejoignit. Un large sourire radieux illuminait son visage.

"Jérémie !"

Devant la dureté habituelle du visage de son camarade, Alexandre fut saisi d'un instant de doute. Comment faire entrer l'amour dans cette carcasse ? Il devait bien y réfléchir. Il prit ensuite un ton de bonimenteur :

"Dis, Jérémie, tu crois en l'amour ? Cette rencontre unique entre un homme et une femme ! Ça peut arriver à tout moment ! Imagine quelque part dans cette rue, il y a une femme qui t'attend, sans le savoir, mais dnt le regard bienveillant se porterait sur toi !"

Il marqua une brève pause puis reprit :

"D’ailleurs, faut que je te présente des amies ! Très bien ! Viens ! viens ! Viens !"

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Sans dire un mot, les jumelles accueillent avec bienveillance les confidences d'Alexandre sur son père. Leur histoire semble tumultueuse, mais pleine d'amour en dépit de ce qu'ils ont traversé l'un et l'autre. Soudain, la tempête remplace le calme de cet instant : Sémélé a eu la mauvaise idée d'évoquer Jérémie devant Alexandre... et aussitôt le garçon bondit et part comme une balle pour aller le chercher. Il en oublie ses béquilles.

Sémélé. ALEXANDRE NON !! REVIENS POUR L'AMOUR DU CIEL !! (puis, toute confuse, à sa sœur) Je.... J'suis désolée.... j'aurais pas dû.....

Déjà, Siloé est écarlate et cache son visage entre ses mains. Elle aussi crie après Alexandre mais le jeune esclave est déjà parti.

Siloé (bafouillant) Non mais non... Non... Noooon... quel petit con !

Elle entreprend de rassembler les draps qu'elles sont en train de travailler, avec la ferme intention de rentrer à l'intérieur de la boutique avant le retour d'Alexandre en compagnie de Jérémie. Quelle honte elle va se taper sous peu ! Sémélé comprend vite le désir de sa jumelle et essaie d'empaqueter les tissus avec elle. Mais le temps qu'elles rangent tout et qu'elles se synchronisent pour se lever et courir se cacher à l'intérieur... les deux hommes seront déjà là.... Alexandre et Jérémie les trouveront sûrement en train de peiner à se lever pour rentrer dans leur échoppe.

Que lui chantait-il là ? Un haussement de sourcil circonspect et une cassure au coin de la lèvre accueillirent, sur les traits durs de l'esclave, les paroles du petit infirme tout excité en face de lui. S'il croyait à l'amour ? Il croyait aux taux de probabilités. Et à la multiplicité de facteurs susceptibles de faire que deux âmes-sœurs se rencontrent ou non, et quand bien même se rencontreraient-elles... à leurs chances statistiques encore plus faibles de pouvoir rester ensemble selon leurs classes sociales respectives. Ainsi, avec toutes ces chances numéralement réduites, imaginer que ladite personne est faite pour soi est un très probable leurre... Jérémie en était là de ses réflexions quand il se décida à répondre à Alexandre, quelque peu amusé par son entrain débordant :

-- Eh bien, pour te voir dans un tel état à parler d'une femme... aurais-tu finalement découvert, grâce à l'une d'entre elles, que ton cœur penche vers le deuxième sexe ?

Jérémie supposa que ce devait être cela. Alexandre amoureux, et tout plein d'entrain à l'idée de lui présenter la personne. Il accepta de se prêter au jeu. De lui faire ce plaisir.

-- Ma foi. Je veux bien t'accompagner. (plus sérieux et sombre) Mais je n'ai que peu de temps.

Les bras toujours chargés des courses pour son maître, il glissera ses pas dans ceux du béquilleux - si possible pour une démarche rapide avant que le malheureux ne se casse encore la figure en l'absence de ses cannes.

Alexandre baissa la tête à la réponse de Jérémie qui s'imaginait que ses transports ne puissent concerner que son propre intérêt. C'était bien mal le connaitre. Il était trop timide pour évoquer ses propres sentiments, surtout que lui n'avait encore rien susceptible d'être raconté. Sa seule histoire, plus que brève, il aurait même fallu l'oublier. Ce n'était qu'une parenthèse qui aurait pu coûter bien cher. Il ne le détrompa pas. Cupidon serait un peu menteur aujourd'hui pour réunir de nouveaux amoureux.

Malgré l'absence de ses béquilles, Alexandre se déplaçait plutôt correctement même si ses mouvements restaient très mécaniques. l'excitation lui faisait cependant oublier douleur et fatigue. Comme il lui tardait d'observer les amoureux se déclarer et peut-être même s'embrasser.

Lorsqu'il revint devant l'échoppe le petit esclave s'étonna de voir les jumelles qui repliaient leurs affaires. Il en fut déçu.

"Oh... Vous devez déjà partir ? pourtant..."

Il tira Jérémie, plus excité que jamais. Son visage ressemblait à celui d'un gamin candide

"J'ai trouvé, Jérémie, Siloé ! Tu peux lui dire tout ce que tu as à lui dire ! Allez, faut pas garder tout ça en toi !"

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Thierry déambulait nonchalamment dans les rues et observait ici et là les étals des commerces. Quelques personnes, des femmes essentiellement, venaient discuter avec lui. Pour se rassurer de leurs éventuels péchés. Il cacha sa lassitude et répliqua assez vite de venir le voir en confession car cela ne se disait pas sur la voie publique. Sur son passage, les hommes se découvraient par respect. Ces marques de respect ne suscitaient plus de plaisir. Ce n'était plus qu'une habitude énervante.

Au détour d'une des rues, le prêtre sursauta en reconnaissant le timbre familier et reconnaissable de son fils. Il criait. Il le vit sortir d'une boutique où les siamoises Siloé et Sémelé travaillaient à la confection de draps. Leurs visages empourprés laissa supposer à une nouvelle catastrophe. Il soupira. Qu'avait encore pu faire Alexandre ? Ne pouvait-il donc rien faire sans causer le moindre tort ?

Quelques instants plus tard, Alexandre revint en compagnie de Jérémie. La peur le rongeait. Qu'avait-il manigancé ? Il l'entendit alors parler à Siloé. Des paroles particulières qui firent blêmir Thierry. Il n'avait quand même pas osé... Il osait dire devant Jérémie que celle-ci pourrait avoir pour Jérémie... sa face devint rouge. Il se sentait affreusement gêné du terrible malaise que son fils allait causer par souci de sa bonne volonté.

Se yeux se levèrent vers le ciel tandis qu'un sourire désabusé ornait son visage. Il lâcha, cynique :


"Heureux les simples d'esprit, le royaume des Cieux est à eux. Eh bien, cet imbécile doit avoir une place de choix là-haut."