Le hasard des rues

Trop tard, elles l'avaient craint. Chargées de leurs draps, elles sont interpellées à l'entrée de leur boutique par Alexandre, qui est revenu en compagnie de Jérémie. Siloé est interpellée directement par le béquilleux. Le rouge de ses joues ne s'est pas atténué, bien au contraire. Sémélé donne à sa jumelle une accolade de "bonne chance ma vieille" avant de prendre l'arrête de son nez entre deux doigts, de dépit.

Siloé. Euh.... (sourire poli) Oh, bonjour Jérémie... C'est... sympa de te croiser là... (elle adresse un regard lourd de sens à Alexandre, quelque part entre la supplication de se taire et l'agacement)

Sémélé (gênée mais qui fait montre aussi de politesse, à Jérémie.) Bonjour.

Elle profite soudain de l'arrivée d'un prêtre dans les parages pour tenter de tirer sa sœur de l'embarras.

Sémélé. Oh, mon Père, bonjour à vous aussi ! Peut-on faire quelque chose pour vous ? Besoin d'acheter quelque chose ? (elle prie pour parvenir à détourner l'attention collective loin de Jérémie, quitte à ce que celui-ci se sente un peu mal reçu... mais tant pis.)

Trop confuse, Siloé laisse faire.

Une des siamoises l'avait repéré et tentait de l'utiliser pour créer une diversion susceptible à enrayer la nouvelle catastrophe de son fils. Il hésita puis se décida à jouer le jeu, non sans laisser exprimer son habituel cynisme.

"Je prendrai bien un morceau d'étoffe, jusque de qui réaliser un bâillon. Un accessoire que l'on devrait tous avoir sur soi pour neutraliser les incorrigibles bavards."

Ses yeux se posèrent avec sévérité vers la silhouette frétillante d'Alexandre qui ne rendit toujours pas compte de son erreur.

Jérémie ne s'attendait certainement pas à ce qui allait suivre en accompagnant Alexandre. Il salua au passage le père Thierry qu'il repéra aussi dans les environs. Les pièces de la mosaïque commencèrent cependant à former un tableau cohérent - et pour le moins malaisant - dans l'esprit de l'esclave quand Alexandre héla Siloé. Cette dernière ne devait, aux dires du béquilleux, pas "garder les choses pour elle". La couleur tomate à laquelle venait de virer son visage, ses paroles décousues, sa tentative de fuite à l'intérieur de la boutique... et la gêne évidente de sa sœur achevèrent de renseigner Jérémie. Lui-même sentit alors le rouge de la confusion lui monter au visage.
C'était donc bel et bien cela : Siloé en avait pincé pour lui. Jérémie recula d'un pas. Penaud, il porta les mains dans son dos et ses doigts commencèrent à triturer un pan de sa tunique. Voilà bien la première fois que cela arriver. Et autant Jérémie savait résoudre des équations à plusieurs inconnues... autant ce genre de problèmes-ci le laissaient avec les difficultés d'un bambin devant un problème. Un curieux mélange de contrariété envers Alexandre et de flatterie - il avait séduit ? lui ? - lui tournant sous le crâne.
Il se raccrocha à la plaisanterie du curé au sujet du bâillon et lâcha un rire aussi bref que nerveux. Cependant, il lui fallait tout de même trouver quelque chose d'à peu près poli à répondre aux jumelles.

-- Content aussi de vous revoir. Je... n'étais que de passage, la besogne m'attend. Mais je ne désespère pas de passer un nouveau temps agréable de poésie et de conversations avec de bonnes amies.

Bonnes amies. Voilà qui devrait être clair régler la chose en douceur, et faire fermer son clapet à Alexandre. Il attendra la réaction des intéressées avant de se retirer.

Alexandre ne pensait absolument pas à mal. Bien au contraire. Il croyait vraiment accomplir quelque chose de bien et rendre des personnes heureuses. Néanmoins, à son retour, Siloé ne paraissait pas être heureuse de voir Jérémie. Pourquoi ? Les gens qu'on aimait, on avait envie de les voir, d'être le plus possible en leur présence... Pourquoi les gens refoulaient-ils ainsi sans cesse leurs émotions plutôt que de les accepter et de les vivre ? Ce serait tellement plus simple. En plus, une passion entre un homme et une femme, il n'y avait pas à rougir. C'était normal. Naturel. Pourquoi il semblait considérer son intervention comme une mauvaise chose ?

A cela se rajouta la venue surprise de son père qui en profita pour en rajouter une couche à son humiliation. Jérémie et les siamoises raient à présent de lui. Il baissa la tête, mortifié, puis marmonna, aigri :

"Être adulte, c'est vraiment devenir stupide. Vraiment... Pourquoi on doit avoir honte de dire ses sentiments à la personne qu'on aime ? Et pourquoi cette personne qui le reçoit devrait se sentir gêné ? L'amour, c'est un sentiment si noble, ni puissant et qui rend heureux. Mais, vous, les adultes, vous le salissez avec des réflexions et des calculs. Il n'y a plus aucune place pour le naturel. Vous ne pensez qu'en termes de réputation, d'honneur, de dignité... Ce sont peut-être de belles valeurs mais ce n'est pas elles qui vous réchauffent le cœur. Au contraire, au soir de votre vie, quand vous aurez réalisé avoir tourné le dos à bien des opportunités d'être heureux et accumulé des regrets, ces belles valeurs bous resterez dans la gorge et vous feront regretter de ne pas avoir saisi votre chance."

Sur ce discours totalement improvisé, Alexandre garda la tête baissé, résolu à bouder.

Spoiler:

Curieusement, après avoir lui-même crispé la situation en voulant pourtant bien faire, Alexandre la désamorça en se désolant des difficultés à évoquer les sentiments. Ces choses-là échappaient à Jérémie et ce n'était pas de sa faute si une équation à deux inconnues ou un calcul géométrique lui paraissait infiniment plus simple que la gestion des émotions - et surtout de la réception de celles des autres.
L'esclave esquissa un sourire confus et tâtonne dans une réponse qu'il espéra pacifiante pour chacun :

-- Tu n'as pas tort, loin s'en faut. Bien des choses iraient mieux avec davantage de franchise. Nous manquons même parfois de naïveté, peut-être. Pour ma part, franc, je le serai donc en disant que j'apprécie grandement la compagnie de chacun de vous ici présent, mais que mon cœur n'a pas ressenti de sentiment plus poussé. J'ai toute mon amitié à offrir.

Sa voix s'était faite douce sur ces deniers mots et ses yeux vinrent croiser ceux des jumelles. Puissent-elles entendre le message et accepter ce que Jérémie avait sincèrement à donner. Il sourit à Siloé, comme une promesse d'autres conversations à partager sons les bonnes grâce d'une amitié honnête.
L'heure tournait et son maître allait l'attendre. L'esclave guetta les derniers virages de cette rencontre pour le moins impromptue avant de s'en retourner.