[25 Novembre 1597] Les mauvaises farces d'une petite fille dévoilées [Terminé]

Irène entendit la réponse de Cassandre mais ne releva pas. Elle effet, elle n'était pas comme les autres et elle doutait de plus en plus qu'elle le devienne un jour. Mais après tout, était-ce une si mauvaise chose ? Comme elle l'avait montré ce matin, elle, elle pouvait au moins se défendre et réfléchir comme une adulte. Peut-être était-ce d'ailleurs là que le bât blessait. Elle était trop petite pour un monde d'adulte mais en savait trop pour être encore considérée comme une enfant. Irène secoua la tête. Elle pouvait encore faire avec, ce n'était pas le premier défi qu'elle relevait.

Elle fut rassurée qu'elle soit si enthousiaste de tenir la boutique. Elle espérait bien qu'elle apprendrait et en serait heureuse plus tard. Dans leur monde, une femme se devait de disposer de plusieurs atouts dans sa manche. Fort heureusement, Cassandre ne semblait pas se douter de ce qu'elle allait lui dire. C'était préférable. Elles verraient bien par la suite. Irène secoua la tête à sa question.

- Ce n'est rien, Cassandre, tu ne pouvais pas savoir. Feu mon mari aimait simplement que nous prenions le petit déjeuner à peine levé, donc en chemise de nuit. Il trouvait cela plus chaleureux et Grâce a donc été habituée à faire comme cela.

La fillette hocha la tête avec un large sourire tant cela lui rappelait de bons souvenirs. Irène pencha la tête.

- C'est peut-être indécent dans une salle commune, il est vrai. Mais en famille... Enfin, je vous ai faites tout de même.

Elle ne se rendit pas compte de ce qui lui était naturellement sorti de la bouche et alla ensuite à la table avec un sourire. Grâce sauta du lit et alla aussi dévorer avec appétit des tartines sous le regard attendri de sa mère qui caressait son ventre.

Cassandre laissa passer un petit temps de silence en écoutant la réponse de Dame Irène sur le petit-déjeuner pris en famille tout en enduisant une tartine de miel. Elle ne se rappelait en avoir vécu un repas le matin avec sa famille.

"Je ne savais pas. Je n'ai jamais pris un repas le matin en famille. J'étais la dernière. Quand je me levais, papa et mon crétin de frère travaillaient depuis trois heures, au moins, dans nos vignes et mes deux sœurs, déjà des adultes quand j'avais six ans, travaillaient dans la maison. alors Agathe voulait que je sois présentable. Agathe remplaçait maman. Je devais lui obéir. C'était... comme ça."

La fillette croqua d'un air maussade dans sa tartine.

"J'aimais pas Agathe. Elle était... trop sévère. Elle me critiquait toujours. Sophie, elle, elle était gentille"

Cassandre continua à mordre dans sa tartine, ressassant encore les souvenirs de son passé perdu. Elle eut soudain un brusque sursaut en entendant dame Irène déclarer légèrement les avoir faite toutes les deux Grâce et elle. Sa poitrine se compressait. Elle eut l'impression d'étouffer. Un cri spontané jaillit de sa bouche. Instinctif.

"T'es pas ma mère !"

Elle s'en voulut aussitôt la phrase prononcée et baissa la tête. C'était trop tard pour ravaler ses paroles blessantes.

"pardon... je ne voulais pas le dire... Pas comme ça. C'est juste... Ma maman... Ma maman, c'est ma maman, celle qui m'a donné la vie. Je ne peux pas.. Je vous aime bien. beaucoup. Je peux considérer Grâce, Ludovic et le bébé comme mes frères et sœurs. Mais je peux pas... Je peux pas considérer une autre personne comme ma maman."

Cassandre gardait la tête baissée, misérable, les jambes se balançant nerveusement sous sa chaise.

Irène écouta attentivement Cassandre et ne put se retenir d'afficher une mine un peu triste à son histoire.

- Je vois... Je peux donc comprendre, nous, nous vivions différemment.

Sans doute beaucoup plus aisément, songea-t-elle avec amertume en caressant son ventre. Elle espérait faire en sorte que ses enfants ne manquent de rien ici, même si la maison était bien plus modeste.

Irène et Grâce sursautèrent au cri de Cassandre. La fillette resta figée tandis que la mère de famille porta une main à sa bouche, se rendant compte de ce qu'elle venait de dire. Elle fixa le parquet honteuse.

- Je suis navrée, Cassandre... je ne voulais pas...

Elle déglutit difficilement. Fichue sensibilité de fin de grossesse, voilà qu'elle avait les larmes aux yeux... Elle se leva en regardant ailleurs, pour que ses filles ne la voit pas pleurer. Non, pas ses filles... Sa fille. Il n'y avait rien d'autre. Elle avait été bien sotte de penser que cela pourrait fonctionner. Cette petite n'avait plus de famille, même elle ne changerait pas cela. Elle ne répondit pas à Cassandre. Elle avait déjà compris. Et elle ne savait plus vraiment où elle en était ni ce qu'elle devait faire.

Cassandre opina à al réponse de Dame Irène.

"Oui. La vie en campagne... C'est plus.. rude. On a besoin de travailler sans arrêt la terre, de veiller aux récoltes, d'être toujours sur le qui-vive. Il n'y jamais un moment pour chômer. Ou sinon... "

Elle préférait s'interrompre et ne pas revenir sur cette terrible intempérie qui avait détruit leurs vignes avant même les premières récoltes. Elle ne voulait pas penser ça.

Puis vint ce moment affreusement gênant.
Elle avait osé crier sur Dame Irène.
Elle avait dit des émouvantes paroles à Dame Irène qui était si gentille et ne lui faisait jamais mal.
Elle se sentait mal.
Affreusement mal.

"Pardon..."

La tête baissée, tremblante, Cassandre restait prostrée sur sa chaise à répéter ce mot, ne sachant pas comment annuler les effets de cette phrase malheureuse.

La confirmation de Cassandre ne fit qu'affirmer davantage ce qu'Irène connaissait déjà. Il lui semblait cependant qu'il avait autre chose, mais elle ne releva pas . Elle n'en eut pas le temps de toute façon.

Irène restait tournée, sourde aux excuses de Cassandre qui glissait sur elle comme de la pluie. Grâce sortit de son immobilité et constata que ni sa mère ni sa soeur ne semblaient en état de discuter. Elle se décida cependant à se rendre auprès de sa mère pour lui prendre doucement la main.

- Maman... Vous allez bien ?

Irène baissa la tête et essuya rapidement ses larmes pour prendre Grâce contre elle.

- Oui, tout va bien, mon trésor, ne t'en fais pas.

Irène caressa machinalement les cheveux de Grâce avant de se reprendre. Elle prit une grande inspiration et réussit à davantage sourire à sa fille.

- Va finir de manger avec Cassandre, je vais descendre.

Grâce hocha doucement la tête et fit ce que sa mère lui demandait. Elle retourna à sa place et regarda Cassandre avec tristesse. Irène quant à elle redescendit. Elle s'arrêta avant la première marche et hésita un moment avant de regarder derrière elle, vers Cassandre qui semblait mortifiée.

Une simple parole malheureuse.
Elle retenait pourtant toujours si bien ses émotions. Depuis des années, elle avait appris à faire taire les élans ce cœur et à rester prudente en permanence. on appelait ça de la survie. Elle avait baissé sa garde en vivant dans ce foyer et laissé ses sentiments revenir. Elle avait joué avec Alexandre et ça avait couté à Sylvère sa précieuse liberté. Elle entraînait même des ennuis à Hyriel. Aujourd'hui, elle continuait en blessant Dame Irène.

Des pas résonnaient dans l'escalier.
Elle releva faiblement la tête et vit que Dame Irène descendait.
Cassandre contempla le repas qui aurait dû être tranquille sur la table.

Les choses n'allaient plus avec elle. Elle devait se reprendre. Elle devait à nouveau durcir ce cœur qui l'avait sauvé toutes ces années. Elle le devait pour servir la cause de la révolte et protéger sa famille d'adoption. Ce serait ainsi.

Malgré les élancements que son cœur essayait de faire, Cassandre se reprit et observa d'un regard distant Grâce puis reprit une tartine de miel. Elle dit d'une voix un peu sévère, calquée sur celle de sa grande sœur Agathe :

"N'as-tu pas entendu ta mère, Grâce ? Mange."

Désireuse de conserver cette image, Cassandre s’obligea à mordre dans sa tartine, comme si cela était naturel en dépit de son envie de vomir."

"Ce miel que nous avons acheté la semaine dernière est très bon."

Irène sécha quelques larmes avant de complètement redescendre. Elle alla directement à sa chaise de couture et reprit la robe de Kalisha pour s'occuper les mains et penser à des choses plus joyeuses.

Grâce reprit sa place avec tristesse. La voix de Cassandre la tira de ses pensées et la fit rentrer les épaules. Elle ne dit rien mais prit sa tartine en baissant les yeux et la grignota sans conviction. Pourquoi est-ce que les grands étaient aussi bizarres parfois ? Elle leva à peine les yeux quand elle parla du miel.

- Oui...

Pendant que la petite famille passait du temps ensemble autour de la table du petit-déjeuner, Alexandre était resté à tenir la boutique et se réjouissait d'avoir su conclure une jolie vente. Une jeune femme cherchait du tissu pour confectionner de nouvelles robes pour ses filles et il avait réussi grâce à un bavardage habile à orienter ses choix sur celui qui coûtait le plus cher et encore plus fort à baisser sa défense pour lui rappeler que les enfants grandissait vite qu'il serait plus sage de prendre un rouleau de plus. Ferrée comme l'était, elle avait même décidé d'en acheter deux plus. Une vente parfaite ! Finalement, le commerce, c'était exactement pareil que vendre des livres : il fallait seulement comprendre son client et devancer ses désirs.

Profitant d'un temps d'accalmie, Alexandre recompta l'argent dans la caisse et sépara avec soin les différences. Quand on rendait la monnaie, c'était important de ne pas le faire attendre. Il regarda soudan Irène descendre. Le repas serait déjà fini ? En même temps, il n'avait pas vu le temps passer à travailler. Le garçon referma le tiroir puis prit ses béquilles pour s'avancer vers la porte.

"Je vais détacher Théo et le préparer pour notre promenade. Je rentrerai vers la fin d'après-midi pour vous laisser le champ libre. cela ira ?

Théo... Le nom de cette mule donnée par son père. Alexandre avait aimé lui donner un nom proche de celui de son père qui en lui offrant ce cadeau l'avait présenté comme son nouveau frère. Un juste retour des choses !

Il remarqua alors que Irène semblait triste . Alexandre songea à l'interroger puis se fi qu'elle se préparait peut-être à cette conversation délicate avec la fillette. Cela avait de quoi refroidir. Lui-même avait été très gêné avant d'avouer toutes ces vilaines plaisanteries.

"J'ai pris aussi la liberté, Irène, de retirer quelques pièces pour acheter de la nourriture et des friandises aux enfants. Nous ne devrions pas tarder d'ailleurs. J'ai entendu parler d'un théâtre de rues qui joue en ce moment tous les jours vers onze heures. Je suis certain que Grâce adorera."

Sur ces paroles, il sortit retrouver sa gentille mule.

Cassandre mangeait en silence le reste de ses tartines au miel, sans la moindre joie et contemplait avec tristesse sa petite sœur se résigner à cette situation pénible. Elle se revit en Grâce du temps de sa petite enfance insouciante face à son aînée autoritaire. Elle comprenait enfin Agathe. Elle n'avait jamais été sévère pour le plaisir. Bien au contraire. Sa sœur avait hérité, à seize ans, du rôle de leur mère, et de la responsabilité de l'élever. C'était un devoir écrasant. Masquer ses émotions était une protection pour ne pas craquer et laisser une faille surgir dans la mécanique.

Agathe...

Oui, elle la comprenait enfin. Trop tard. Elle aurait aimé s'excuser de ses caprices et de toutes ses mauvaises pensées. Elle avait cru jusque là que son ainée la détestait. Non, elle l'aimait et le lui avait prouvé en essayant de l'élever comme leur mère l'aurait fait.

A la fin du repas, Cassandre se leva et lava seule les bols du petit-déjeuner puis table. Elle l'essuya ensuite d'un torchon puis prit le petit Ludovic dans ses bras avant de se tourner vers Grâce d'un air toujours distant.

"Descendons. Alexandre doit attendre pour mener en promenade."

Sans attendre la répondre, elle s’avança vers l'escalier.

Irène écouta à peine Alexandre, concentrée de plus sur sa broderie.

- Oui, oui, bien sûr... Vas-y, je te fais confiance...

Elle soupira. Mais qui lui faisait confiance à elle ? Pas grand-monde visiblement et elle ne comprenait pas pourquoi... Elle soupira puis releva la tête à la deuxième intervention d'Alexandre.

- D'accord, merci...


Grâce ne parla plus et termina avec difficulté sa tartine. Elle avait le ventre noué, comme souvent quand quelque chose n'allait pas. Sa maman était blessée, elle le savait, elle avait eu la même sensation quand... quand papa était parti et qu'elle avait fondu en larmes. Grâce jeta un oeil à Cassandre. Pourquoi faisait-elle ça ? Pourquoi est-ce qu'elle les rejetait maintenant ? Pourquoi est-ce qu'il fallait qu'elle fasse du mal à sa maman alors qu'elle était déjà malheureuse à cause de papa et malade à cause du bébé ? Elle baissa la tête à son ordre et crispa ses doigts sur sa chaise. Elle n'avait pas envie d'obéir. Si elle ne se considérait pas comme une fille de maman, alors pourquoi devrait-elle faire ce qu'elle disait ? En plus, elle n'en avait rien à faire de ce qu'elle voulait, elle. Elle avançait sans s'occuper d'elle.

Grâce finit par se laisser glisser de la chaise et suivit. Juste parce qu'elle voulait voir sa mère. Pour le reste, elle n'écouterait plus Cassandre. Elle n'avait plus le droit de la commander.

Alexandre était peiné de percevoir un écho de tristesse dans la voix d'Irène. Comme cette mère devait se sentir seule et triste à porter le poids de tant de responsabilités sur ses épaules. Il se pencha un instant avant de sortir et embrassa avec tendresse le front de la femme.

"Tout ira bien, Irène. Je suis certain que vous saurez trouver les bons mots. Vous êtes intelligente, sage et forte. J'ai confiance en vous."

Il se recula en lui adressant un petit sourire affectueux puis se retira pour retrouver sa mule. Théo attendait sagement, attaché à l'anneau fixé au mir. Le jeune homme vint li faire quelques caresses et l'animal se cabra joyeusement sous la main de son maître. Il brayait même fort. Alexandre le fit taire, par peur de déranger les voisins et badauds, puis le détacha. Il monta dessus et le laissa effectuer quelques pas pour se dégourdir les pattes.

Peu de temps après, un léger bruit s'entendait à l'intérieur de la boutique. les filles devant être descendue. Il cria à l'intention des habitants.

"Grâce ? Tu es prête ? Prends Ludovic avec toi et on partira !"

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L'attention d'Alex n'eut quasiment aucun effet. Elle le remercia cependant avec un hochement de tête, reconnaissante qu'il pense à elle. Elle n'avait plus l'impression que grand-monde s'en souciait en ce moment... Mais c'était aussi le lot des femmes après tout...

Elle regarda ses filles descendre et leur accorda un petit signe, surtout vers Grâce, pour lui dire au revoir. La fillette lui sourit pour essayer de la réconforter. Elle voyait bien cependant que ça n'allait pas. Elle espérait qu'après s'être reposée, ça irait mieux. Grâce soupira puis entendit Alexandre.

- J'arrive !

Elle prit Ludovic, sans un regard pour Cassandre puis alla déposer un baiser sur la joue de sa mère avant de s'en aller.

- A tout à l'heure, ma chérie.

- A tout à l'heure...

Elle partit ensuite pour sortir en fermant la porte.

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