[4 décembre 1597] - En verre et contre tous [Terminé]

Depuis qu’elle avait appris la véritable histoire d’Ysengrin, elle n’avait eu de cesse de la ressasser. Il avait beau lui avoir affirmer que ses parents étaient bien mieux sans lui, elle ne parvenait pas à se retirer de la tête qu’ils méritaient d’avoir des nouvelles de leur fils. Ils devaient être si inquiets pour lui et peut-être même culpabiliser… Kalisha n’avait pas vraiment connu ses parents et cela lui avait toujours manqué malgré toute l’affection qu’elle avait pu recevoir de ses sœurs et des domestiques présentes.
Si Sylvère ne pouvait pas se déplacer jusqu’à eux, alors elle le ferait. Et sans son accord. Car elle savait pertinemment qu’il aurait refusé. Les retrouver ne fut guère difficile grâce à leur nom et leur métier, finalement peu commun, sans parler de leur réputation. Elle s’était même demandé si la verrerie de Monthoux pouvait provenir de leurs ateliers. Cela aurait été si cocasse de savoir son mari porté aux lèvres un verre de la famille de son beau roi…

Ce matin-là, elle avait libéré sa dame de compagnie afin de pouvoir se rendre seule en ville. Cela n’avait pas été bien compliqué : elle n’avait eu qu’à prétexter une interminable visite à la boutique d’Irène afin de compléter sa garde-robe, déjà fort bien fournie. La perspective de devoir à attendre de longues heures engoncées dans sa robe lui avait passer l’envie de l’accompagner. Elle espérait simplement qu’il ne fasse rien d’insensé durant son absence…

Une fois devant l’atelier, elle resta un instant devant cette belle façade à colombage. Soudainement, elle hésitait à entrer.


Cette dernière pensée la fit frissonner. Pourtant, à bien y réfléchir, ils ne l’avaient toujours pas fait. C’était bien qu’ils devaient encore avoir un peu d’affection pour lui non ? Elle prit une profonde inspiration et poussa la porte. Un carillon retentit. Ses yeux s’égarèrent sur les nombreuses pièces exposées plus impressionnantes les unes que les autres. Les simples verres eux-mêmes semblaient vouloir dire quelque chose. Elle baissa son capuchon, découvrant sa chevelure brune qui ondulait sur ses épaules, simplement attachée par quelques épingles.

- Bonjour, je… Je…

Elle se sentit soudainement très stupide. Comment allait-elle leur dire la vérité ? Elle ne pouvait décemment pas simplement leur dire  Je viens vous apporter des nouvelles de votre fils.
Le rouge lui monta aux lèvres. Elle regarda de part et d’autre de la boutique : elle était seule face à cette femme au visage si doux.

- Je souhaiterai passer une commande. lacha-t-elle


Mais pourquoi avait-elle dit cela?! Elle laissa échapper un profond soupir d'exaspération envers elle-même. Elle allait devoir trouver un moyen d'aborder le sujet et vite. Il était hors de question de repartir sans avoir accompli sa mission

C'était une journée calme, comme toutes les précédentes ainsi que toutes celles qui suivraient. Rien de particulier, rien de notable, n'avait eu lieu durant les premières heures de la matinée. Tout était parfaitement normal, et la routine s'étirait jour après jour, sereinement, sans aucune accroche qui aurait pu la déranger.

La boutique voyait défiler toutes sortes de clients, fortunés ou plus modestes, et les affaires tournaient bien. Ce matin pourtant, il n'y avait pas foule. Ce serait une petite journée en ce qui concernait les ventes. Cela laissait le temps à Yselda, qui était bien assez d'elle-même pour fournir aux demandes des acheteurs, de remplir un épais registre, dont elle complétait les lignes les unes après les autres.

Il s'agissait là d'un travail qui ne laissait pas tellement de place aux réflexions annexes aussi était-elle concentrée sur son travail. L'encre avec laquelle elle traçait les lettres laissaient des tâches noirs au bout de ses doigts.

Ce fut alors que la porte fut soudainement poussée et que le carillon sonna. Alors, Yselda releva les yeux avec un sourire accueillant, reposa la plume dans l'encrier et se redressa en essuyant brièvement ses mains. La nouvelle venue – car il s'agissait sans le moindre doute d'une femme – repoussa en arrière sa capuche. Alors, ses cheveux cascadèrent dans son dos, longues boucles brunes élégantes. À n'en pas douter à son port de tête et sa tenue, c'était une femme aisée.

Une femme aisée qui était néanmoins quelque peu perdue si on en croyait son salut quelque peu hésitant. Sans se départir de son sourire bienveillant, Yselda passa de l'autre côté du comptoire. Elle et son mari se faisait une gagneure d'accompagner leurs visiteurs dans leur choix.

- Bienvenue, que puis-je faire pour vous aider ?

Yselda ne fit pas cas de ce rouge qui avait joliment coloré le visage de l'inconnue et qui tardait à donner une réponse. Pour finalement annoncer qu'elle voulait passer une commande. Le sourire d'Yselda s'aggrandit encore et elle se tourna infimement vers les différentes pièces – vases, verres et autres – qui se trouvaient présentement dans la boutique.

- Je vous en prie. Avez-vous quelques besoins particuliers ? Il faut savoir que chaque pièce est unique.

Kalisha se sentait perdu. Maintenant qu’elle se trouvait devant cette femme au sourire si doux et qui ressemblait par bien des égards à son fils, elle se sentait terriblement perdue. Pourquoi n’avait-elle pas prévu ce qu’elle allait dire avant de venir ?

Ses yeux voyageaient sur chacune des pièces exposées dans la boutique sans pouvoir se poser sur l’une d’entre elle. Difficilement, elle indiqua qu’elle souhaitait passer une commande tandis que du coin de l’œil, elle nota son sourire qui venait encore de s’agrandir.


- Je… Ce que vous faites est vraiment magnifique dit-elle sans quitter des yeux un jolie vase tout en courbe et aux couleurs translucides.

Il fallait une idée et vite… Personne ne venait dans une boutique passer une commande sans savoir ce qu’il voulait… Des verres ? Un vase ? A moins que…

- En fait, je ne sais pas exactement... Je voudrais faire un cadeau à quelqu’un qui aime la forêt…

Ses joues commençaient à virer à l’écarlate alors que l’image de son beau roi et de son sourire venait se superposer à celle de sa mère.

- Il est…
…Espiègle…
…Charmeur…
…Attentionné…
…Intrépide…
…Doux…
…Intelligent et …
…Si sage par bien des égards…

A chaque mot, son teint avait pris une teinte un peu plus prononcée laissant ses pommettes en feu. Elle entendait l’écho assourdissement de son propre cœur qui s’était emballée, créant une espèce de bourdonnement tout autour d’elle…
Enfin, Kalisha trouva le courage de croiser son regard.

Savez-vous que votre fils est devenu quelqu’un de bien ? Qu’il n’a rien du portrait qu’on lui prête dans les rues ? Qu’il aime simplement vivre sur le ban de la société, libre et loin des conventions… Et qu’il est devenu la personne la plus chère à mes yeux ?

Elle la fixait étrangement, l’implorant presque de lire dans ses pensées ce qu’elle essayait de lui dire  d’une façon extrêmement maladroite.

Pour une raison ou une autre, cette jeune femme semblait nerveuse. Et perdue. Yselda la regardait, toujours aussi avenante, sans savoir exactement sur quelles choses mettre cet état si troublé. Ce qui était sûr, c'était qu'elle en était tout à fait compatissante et qu'elle n'aurait pas hésité une seconde à l'aider si le besoin s'en était fait sentir. Elle avait toujours été ainsi et les choses ne changeraient pas aujourd'hui.

Une lueur émue se glissa sur son visage, alors que la visiteuse laissait ses yeux sur promener sur un vase et complimentait le travail. Yselda s'approcha naturellement et expliqua en époussetant machinalement quelque poussière qui s'y était déposée :

- Vos compliments me vont droit au coeur. Celui-ci est l'oeuvre de mon mari. Il me faut admettre que c'est l'un de mes préférés.

Elle avait terminé sa phrase en souriant, mais comme l'inconnue semblait en pleine réflexion, sans savoir que lui répondre, Yselda lui laissa le temps dont elle avait besoin pour reprendre ses esprits et trouver ses mots. Elle patienta sans bouger, ni la presser et quand elle fut prête, son sourire n'avait pas diminué la moindre seconde. Bien au contraire.

- Oh, un cadeau, c'est une merveilleuse idée ! Voilà un geste attentionné.

Yselda sourit en voyant les joues de la jeune femme rougir – un signe évident, pour elle qui était mère, même si c'était d'un fils disparu. Il ne s'agissait en tout cas pas de la mettre encore plus mal à l'aise qu'elle ne l'était déjà, alors elle poursuivit :

- S'il s'agit de quelqu'un qui aime la forêt, alors cette personne doit sûrement aimer les plantes aussi, n'est-ce pas ? Que diriez-vous donc d'un joli vase ?

Invariablement, en parlant de la forêt, elle ne put s'empêcher de penser à lui. S'il vivait depuis tout ce temps là-bas, c'était qu'il devait beaucoup l'aimer aussi, non ? Cette pensée l'attrista néanmoins. Alors elle préféra revenir à sa cliente.

- Ce sont là beaucoup de qualités, remarqua-t-elle alors d'un ton doux. Vous devez beaucoup l'aimer, pour parler de lui ainsi.

Nul besoin d'être devin pour comprendre la situation. Le rouge de ses joues, toujours plus prononcé, la trahissait. Et par association, Yselda y ajouta ce comportement quelque peu perdu qu'elle avait en entrant. Une bien émouvante jeune femme. Mais son regard croisa alors le sein et … quelque chose s'agita en Yselda. Elle avait la sensation que quelque chose lui échappait. Que cette jeune femme, pour n'importe quelles raisons que ce soient, cherchait à lui dire quelque chose de particulier. Quels étaient donc ces mots qu'elle devinait au fond de ses yeux ?

Elle prit une inspiration, lissa les plis de sa robe simple, pour croiser les mains devant elle et reprendre :

- Et... pour qui est donc ce cadeau ?

Autant essayer de tâter le terrain, pour essayer d'en apprendre plus sur cette fameuse impression – bien que très diffuse. Peut-être était-ce simplement son imagination, mais c'était son instinct maternel qui lui parlait. Et d'expérience, son instinct maternel ne se trompait jamais...

Madame Zellers était une femme douce et bienveillante. Très calme, elle lui laissa tout le temps nécessaire pour retrouver ses esprits, ne prenant la parole que lorsque c'était absolument nécessaire.

Le vase qu'elle regardait avec autant d'attrait était donc l'une des oeuvres de son mari. Le père de son beau Roi. Elle avait toujours du mal à réaliser qu'elle se trouvait face à sa mère. Et pourtant, il n'y avait aucun doute permis: ce sourire c'était le sien. Il lui fallut quelques secondes ou peut-être bien quelques minutes supplémentaires pour parvenir à trouver comment elle allait amener le réel sujet de sa venue. Et puis l'idée d'un présent s'imposa naturellement à elle.

La commerçante lui proposa un vase. Un vase pour une Jolie fleur. Jolie fleur, c'était comme cela qu'il l'avait surnommé, ce matin du 9 novembre dans la clairière alors qu'il venait de la surprendre. Elle revoyait avec une précision saisissante sa tête se balancer dans le vide, à l'envers.


Elle sourit et rougit de plus belle tout en validant cette proposition. Sans vraiment savoir pourquoi, elle se mit à énumérer une partie de toutes ces choses qu'elle aimait chez lui. Une infime partie. Car il y en avait encore tant d'autre!  Comme cette joie débordante qui semblait intarissable, son optimisme à tout épreuve...

...Vous devez beaucoup l'aimer pour parler de lui ainsi.

Son coeur rata un battement avant de s'emballer. L'entendre de la bouche de quelqu'un d'extérieur était toujours si différents. Lorsqu'elle était avec lui, elle avait l'impression de vivre un rêve, l'entendre de la bouche de sa mère faisait basculer instantanément ce rêve dans la réalité.

Elle ne l'aimait pas beaucoup.
Elle l'aimait terriblement.

- Je... Hmm... Oui. dit-elle gênée en détournant le regard.

Bien vite ses yeux revinrent vers la douce femme. L'implorant de lire entre les lignes.

Je suis là pour vous donner des nouvelles de lui. Je vous en prie...

Elle l'observa lisser les plis de sa robe avant de demander qui était le destinataire du présent.

A son tour, comme un reflet décalé de quelques secondes, elle lissa sa robe de la même façon et prit une profonde inspiration.

-Ysengrin...
énonça-t-elle d'une voix tremblante, en attrapant un pan de sa robe.

Elle ne pouvait désormais plus la quitter des yeux. Qu'allait-elle faire? Qu'allait-elle dire? Et si... Et si elle ne voulait vraiment rien savoir de lui? Et si elle lui disait des choses terribles?

Kalisha retenait son souffle en attendant le verdict.

Oui, elle l'aimait. Elle le lui confirmait, fort gênée, mais les mots étaient superflus. Yselda le voyait. Au rouge qui teintait ses joues, au sourire sur ses lèvres, aux yeux brillants tandis qu'elle en parlait. Mais la manière dont elle détournait le regard... cela traduisait autre chose. Une autre sorte de gêne, mais quel genre ?

Quand elle finit par revenir vers elle pour la regarder, elle semblait presque... la supplier. Yselda en était de plus en plus certaine, cette jeune femme ne venait pas simplement pour offrir un vase à son bien-aimé. Son instinct pressentait quelque chose — qui troublerait la routine paisible de la journée. Mais quoi ?

Pourtant, elle n'insista pas. Laissa les choses se faire. La cliente cherchait ses mots, c'était évident. Autant attendre le fin mot de l'histoire. Le sourire d'Yselda demeurait sur ses lèvres, bien que légèrement plus vague. Une lueur d'inquiétude flottait au fond de ses prunelles.

Tandis que machinalement, Yselda lissait sa robe, la jeune femme en fit de même. Comme un miroir décalé. Puis elle prit une inspiration. Et enfin, elle lâcha le nom. Qui tomba comme une sentence.

Ysengrin Zellers.
Ysengrin.

Avait-elle rêvé ? Était-ce son imagination ? Ses propres espoirs qui brouillaient ses pensées ?

Elle ne bougea pas. L'inconnue ne bougeait plus non plus. Toutes deux se regardaient, en silence. Que penser ? Cela faisait cinq ans qu'Yselda n'avait pas vu son fils et malgré cela, elle espérait le voir revenir. Frapper à la porte. Ou raccompagné par les autorités, qu'importe. Mais c'était impossible, les portraits un peu partout le prouvait.

Elle ne pouvait s'empêcher de se demander comment il allait. À quoi il ressemblait, désormais, à vingt-cinq ans ? Son petit garçon, enfin un homme... Le connaissait-elle encore seulement ? Qui était-il devenu ? Elle craignait par dessus tout de le revoir la dernière fois sur la potence. Quelle douleur ce serait alors.

Elle fronça les sourcils imperceptiblement en se rappelant la visiteuse perdue, qui demeurait immobile en face d'elle. Et si... et si c'était un piège ? Pour le coincer, lui, ce brigand que tout le monde recherchait ? Yselda ne savait pas tout ce qu'il se passait, et elle n'était pas sûre de vouloir le savoir - elle angoissait déjà suffisamment à l'idée de cette histoire de tête mise à prix. Ce Roi de la Forêt qui se faisait appeler Sylvère... c'était lui, son fils, son Ysengrin.

Qu'on vienne lui parler de lui, maintenant, avec ces portraits mieux dessinés... Que cela signifiait-il ? Était-ce grave ? Fallait-il s'inquiéter, rester prudente ? La visiteuse ne semblait pas mentir, mais peut-être l'avait-on menacée. Cela expliquerait sa nervosité et... Non ! C'étaient des pensées ridicules. Mais il fallait rester sur ses gardes tout de même. Tant qu'elle n'en savait pas plus sur cette jeune femme.

Yselda se recomposa un sourire et proposa en désignant la porte en fond de boutique :

- Dans ce cas, il vous faut un vase spécial, n'est-ce pas ? Passez avec moi à l'arrière-boutique, nous allons y voir quelles pièces peuvent vous convenir...

Des milliers de questions se pressaient dans son esprit. Que savait cette jeune femme sur son fils ? Et que faisait-elle ici ?

À l'arrière de la boutique, Lohan se redressa quand elle poussa la porte. Yselda ne sut comment expliquer la situation face au regard interrogateur de son mari alors elle revint face à la jeune femme. Et elle déclara sans détour :

- Je ne sais ce que vous venez chercher, ma dame, mais nous ne l'avons pas vu depuis cinq ans... Nous ne pouvons pas vous aider.

Elle avait donné son nom. 
Elle n'avait pas eu d'autres choix. 

Elle avait donné son nom. 
Pour qu'elle comprenne.


C'était la première fois qu'elle prononçait son nom véritable entièrement à haute voix. C'était étrange. Les mots s'étaient serrés dans sa gorge comme si le danger qu'ils pouvaient représenter les avaient empêchés de sortir.


On disait l'amour des parents inconditionnel mais comment savoir ? C'était prendre un risque que de venir ici. Mais elle avait écouté son instinct.

Un risque mesuré lui avait-il répondu.

C'était comme ce jour, sur la Grand Place puis à l'église où ils n'avaient pu s'empêcher de se revoir, ni même de s'effleurer...

Son cœur tambourinait.

Et si sa propre mère, ne le voyait que comme un brigand? Elle voyait bien qu'elle semblait aussi perdue que méfiante. Puis soudainement, son sourire réapparut et la commerçante bienveillante fut de retour, l'invitant à la suivre dans l'arrière-boutique.

Elle avait compris, elle en était sûr, mais face à ce comportement... Avait-elle échoué ? Avait-elle vraiment rayé son propre fils de sa vie? Est-ce qu'elle considérait Ysengrin comme mort? Cette idée la fit frissonner.

Malgré toutes ses interrogations, elle ne prononça pas un mot et se contenta de la suivre  religieusement.
Le Maître Verrier se retourna en les entendant arriver, son visage sévère laissait entrevoir un regard interrogateur. Kalisha effectua une discrète salutation d'usage.

Ses beaux cheveux bruns ondulant.
Son regard de saphir.

Intérieurement elle souriait. Extérieurement, elle était bien trop nerveuse et cela ne fit que s'accentuer à  la déclaration sans équivoque de Madame Zellers.


- Je... Je ne le cherche pas. Je l'ai déjà... Trouvé
Il est en sécurité... Chez moi.

Elle parvenait difficilement à articuler sous l'effet de la nervosité. Elle avait si peur de faire  une bêtise.

Ses yeux passèrent de l'un à l'autre, tentant de déchiffrer leurs pensées. Elle soupira et prit une nouvelle inspiration et poursuivit :

- Je voulais simplement vous donner des nouvelles. Cela fait si longtemps que vous ne l'avez pas vu. Je... Je n'aurais peut-être pas dû venir, pardonnez-moi

Elle baissa la tête, les yeux rivés sur le bas de sa robe verte sapin.
Sa couleur préférée.

Ysengrin Zellers.

Ce nom qui venait d'être prononcé résonnait encore dans sa tête. Cela faisait si longtemps qu'elle ne l'avait pas entendu. Si longtemps qu'elle ne l'avait elle-même pas dit. Entre elle et son mari, le sujet flottait comme un non-dit. Ils n'en parlaient plus depuis des années, mais chacun savait pertinemment que c'était leur fils, qui avait le visage placardé partout sur le mur.

Yselda ne savait jamais quoi en penser. A vrai dire, elle avait toujours respecter les règles sans en déroger une seule fois – et elle trouvait que cela était important lorsque l'on vivait en communauté. Respecter les lois édictées, et cela sans se poser de questions. Par ailleurs, elle savait que Lohan était du même avis qu'elle sur ce point-là. Ils suivaient leur routine et cela leur convenait bien.

Pourtant, à chaque fois qu'elle posait les yeux sur l'un des portraits, elle devait se retenir pour ne pas l'arracher du mur. Oh, elle avait bien conscience qu'Ysengrin n'était pas tout blanc dans cette affaire. Elle l'avait élevé – ou plus justement, tenté de l'élever – et elle l'avait vu grandir. Elle savait que les règles n'avaient jamais été ses grandes amies, à son plus grand déssaroi. Mais tout criminel qu'il était devenu, il restait son fils avant tout et elle ne pouvait se résoudre à le voir comme ce brigand sans foi ni loi qu'on dépeignait dans les rues.

Et cette jeune femme prétendait... le connaître ? C'était ce qu'elle venait de dire, qu'elle l'avait trouvé. Yselda l'observait pour essayer de discerner quelques indices qui auraient pu aider à la sonder, sans grand succès.

La visiteuse venait leur donner des nouvelles.

Lohan continuait de déposer sur elles un regard interrogateur. Yselda secoua la tête à son attention, pour lui préciser qu'elle aussi ne comprenait tout. Ils n'avaient plus besoin de mots depuis longtemps pour pouvoir communiquer. Un geste leur suffisait à comprendre. Lohan revint vers la jeune femme, en attendant la suite des explications.

Mais... mais n'y avait-il pas eu ces rumeurs, ces derniers jours ? Les rumeurs qui le disaient mort ? Elle se rappelait ce profond malaise quand elle avait entendu la conversation de ses voisines, au marché, et qu'elle s'était alors dépéchée de rentrer, sans même penser à reprendre le panier qu'elle venait de payer. Et cette jeune femme qui venait, seulement quelques jours après.

Était-ce un signe ?

C'était peut-être dangereux mais si cette jeune femme leur apportait des nouvelles, même mauvaises après toutes ces années à se demander ce qu'il devenait... ils ne pouvaient pas refuser. Yselda avait besoin de savoir. Et puis, rien ne semblait indiquer qu'il s'agissait là d'une entreprise malhonnête.

- Que devient-il ? demanda-t-elle enfin.

Mais une autre question la taraudait tout autant. Cette jeune femme était noble, à ne pas en douter par sa tenue sans équivoque. Alors comme se faisait-il que... ? Elle n'eut pas le temps d'aller au bout de sa pensée. Lohan fut plus rapide pour demander :

- Mais qui êtes-vous donc ? Comment pouvez-vous connaître Ysengrin ?

Elle sentait mal à l'aise. Terriblement mal à l'aise.
Que pouvait-il y avoir de pire qu'un pesant silence?
Elle regretta soudain d'être venue.

Elle se trouvait là, au milieu des regards qui s'échangeaient sans un mot.



Deviendraient-ils comme cela dans vingt ans? Pourtant la tension palpable l'empêchait d'approfondir sa réflexion. Ses yeux bruns passaient de l'un à l'autre, attendant que le silence soit enfin rompu.

Et comme une explosion, chacun prit la parole quasiment au même moment.

Kalisha serra son coude dans sa main avec une certaine gêne, avant de leur répondre, autre chose que le c'est compliqué qui lui venait à l'esprit.

- Je suis la Comtesse de Monthoux.

Inutile de leur cacher son nom, elle n'était pas particulièrement discrète. Il fallait être aveugle pour ne pas remarquer son visage étranger ou les broderies orientales de sa robe. Le rapprochement serait vite fait dans tous les cas. Elle aurait pu mentir pour le protéger et les protéger, mais de tout façon Ysengrin et Sylvère demeuraient deux personnes distinctes pour les autorités, ce qui leur conféraient un certain avantage.

- Avant tout de chose, sachez qu'il est en sécurité, là où il se trouve., elle frotta son coude tout en reprenant J'ai fait sa connaissance dans la forêt, le mois dernier. Par hasard. Je...

Ses joues se teintèrent de rose à sa simple évocation. C'était inévitable. A chaque fois, son cœur se remettait à battre bien trop fort.

-Je sais ce que l'on raconte sur lui. Vous devez savoir que tout est faux. Il n'est pas ce brigand sans foi ni loi que l'on dépeint et que l'on recherche. Je... C'est quelqu'un de bien.
Vraiment.
Bien.

Elle ne savait trop quoi ajouter. Elle sentait toujours les regards inquisiteurs sur sa personne et la tension qui pesait sur ses épaules. Allaient-ils la croire?

On ne pouvait blâmer que les ignorants.
Alors ils devaient savoir la vérité.
Eux plus que quiconque.
Le choix leur appartiendrait
De croire ou d'oublier.

Cette situation était des plus farfelues et des plus étranges. Cette jeune femme, noble de toute évidence, qui venait leur donner des nouvelles de leur fils disparu, avec une telle étincelle dans les yeux, qui traduisait quelques fort sentiments... Il y avait de quoi perdre ses moyens.

Mais ce n'était encore pas le pire. Car ce n'était pas n'importe quelle noble, elle était la comtesse de Monthoux. Cette princesse étrangère qui avait été mariée quelques mois plus tôt et dont le sort les avait attristés... Yselda avait du mal à réaliser ce que cela impliquait. Quant à son mari, il ne put retenir les mots qui lui vinrent aux lèvres et qu'il murmura entre ses dents :

- Oh, seigneur, mais est-il fou pour fricoter ainsi avec une noble dame ?

Yselda lui jeta un regard sans équivoque. Elle ne savait pas trop quoi en penser, elle non plus, elle devait admettre. Bien sûr, c'était dangereux. Bien sûr qu'il risquait la potence pour cela, si on apprenait mais on ne parlait pas ainsi devant la dame en question ! Même si on avait d'aussi grands doutes.

Bon Dieu ! Elle prierait dès ce soir pour qu'il soit protéger... Elle se massa les tempes distraitement. Ce n'était pas les premières sueurs froides qu'elle se qfaisait pour Ysengrin, elle s'y était presque habituée. Presque. Il restait toujours au fond d'elle cette inquiétude démesurée de mère.

Apprendre que son cher fils était en sécurité, qu'importe l'endroit, elle préférait ne pas savoir, la réconforta un peu. Par la Sainte Vierge, elle n'avait plus l'âge pour ce genre d'émotions. Mais cette petite semblait tellement mal à l'aise, et elle lui rappelait à tel point sa jeunesse qu'elle tendit la main, toute chaleureuse et indiqua :

- Je vous en prie, asseyez-vous et surtout... excusez-nous. Ce n'est pas contre vous, c'est juste que...

Elle secoua la tête, passa la main sur son visage et reprit avec un sourire plus serein, en repoussant ses inquiétudes au fond d'elle. Rassurer ses enfants, c'était ce que devait faire une mère.

- Voulez-vous une boisson chaude ? L'air est décidément bien frais, aujourd'hui.

Elle fit un pas en arrière pour la laisser respirer, tandis que la pauvre jeune dame était devenue rouge comme une écrevisse et qu'elle débutait son récit. Yselda échangea un nouveau regard avec Lohan, avant de revenir vers Kalisha. Ce fut lui qui répondit alors, avec un court soupire qui trahissait son état d'esprit :

- Ysengrin n'a jamais été un mauvais garçon. Bien au contraire, nous le savons bien. Il ne sait simplement pas vivre en société, je crois que nous pouvons le dire de cette manière et... regardez où ça l'a mené.

Yselda acquiesça, et elle reprit :

- Si vous dites qu'il est en sécurité, c'est tout ce qui compte. C'est si difficile de... de le savoir en danger et d'y être impuissant. Mais nous n'allons pas nous embêter avec nos problèmes !

Elle sourit une nouvelle fois.

Elle venait de décliner son identité.
Elle lit sur leurs visages ce qu'elle interpréta comme un étonnement mêlé de crainte et elle comprenait parfaitement.

Elle était noble. Il était un brigand.
Elle était mariée. Il était libre comme l'air.

Tout semblait les opposer. Leur relation n'était qu'une suite d'embûches sans fin.

Les paroles de son père la firent tressaillir. Un douloureux rappel du danger qui rôdait.
Mais il avait raison: il était fou.
Et elle complètement folle.
Il n'y a pas une seule chose au monde qu'elle n'aurait pas sacrifié pour lui.

Pas une seule.

Rien ne pouvait égaler son amour, ni le bonheur qu'il procurait.
Rien.

Ce n'était pas un choix rationnel. Elle était tombée amoureuse.
Comme on tombe d'un arbre en voyant des cloportes.

Elle détourna pourtant le regard, quasi honteuse de ses sentiments. Elle serra ses coudes entre ses bras.
Elle n'aurait pas dû venir.

Les yeux toujours rivés sur le sol, elle aperçut une main chaleureuse tendue.

- Vous n'avez pas à vous excuser Madame. Je comprends. Vous craignez pour sa vie... Elle leva ses yeux noisettes vers les siens, Tout comme moi.

Elle accepta avec plaisir la boisson chaude proposée et s'installa sur une chaise. Elle leur parla de leur fils, elle voulait les rassurer sur les rumeurs qui couraient sur sa personne. Non il n'était pas devenu un brigand sanguinaire. Elle les écouta tour à tour et inclina la tête légèrement.

- Il est heureux ainsi. C'est la personne la plus heureuse que je connaisse. Il...
... Ne serait jamais devenu hors la loi, s'il n'y avait pas été poussé

Mais bien sûr, il n'était pas question de culpabiliser ces parents qui avaient fait de leur mieux face au comportement de ce petit singe.

- Je ferai tout mon possible pour le protéger. Vous pouvez en être certains. J'irais parler au Premier Conseiller s'il le faut. C'est plutôt moi qui devrait m'excuser d'avoir troubler votre quiétude en ravivant d'anciens souvenirs.
Sans lui, ma vie n'aurait plus aucun sens.

Elle lui adressa à son tour un doux sourire.

Ils étaient trois dans cette pièce, et tous s'inquiétaient pour la même personne. Alors pourquoi ne se seraient-ils pas entendu ? Certes, beaucoup de murs les séparaient de cette jeune femme noble – et étrangère – mais il y avait certaines choses qui ouvraient les portes mieux que toutes les clefs. Et aimer une personne de la même force en faisait incontestablement partie.

Cet amour, justement, c'était ce que lisait Yselda au fond des yeux de la comtesse de Monthoux. Comme cette dernière acceptait la boisson chaude, la maîtresse de maison eut un sourire et quitta l'arrière boutique, laissant la jeune femme au soin de son mari quelques minutes.

Quand elle revint, tout était silencieux, Lohan s'était assis à son tour et avait posé ses coudes sur ses genoux. Nul besoin de lire dans ses pensées pour savoir quelles idées lui traversaient l'esprit. Elle offrit le thé infusé à la visiteuse et déclara doucement :

- J'ai beaucoup de questions à vous poser, je ne sais guère par où commencer. Que diriez-vous de rester manger ? S'il y a de quoi faire pour deux, il y aura assez pour trois.

Yselda avait toujours été ainsi : à inviter les gens spontanément les premières minutes passées. Il fallait dire que l'heure avancée de la matinée s'y prêtait et que le sujet de la conversation également.

- Nous serions très heureux de vous accueillir à notre table.

Ce serait, au fond, un peu comme l'accueillir lui.

Le savoir heureux était en tout cas un réconfort plus que bienvenu. Surtout par les temps qui courraient et ces nouveaux portraits, bien mieux dessinés. Qu'est-ce qui avait bien pu motiver ces nouveaux avis de recherche ? Leur invitée ne termina pas sa phrase et aucun des deux ne la poussa. Ce n'était pas plus facile pour elle que pour eux. Elle avait certainement dû hésiter longtemps avant de finalement passer le pas de venir les trouver. Chose dont tous deux la remerciaient muettement.

- Je suis rassuré de voir que certaines personnes sont là pour veiller sur lui, déclara soudainement Lohan, de but en blanc. Il ne le fait pas tout seul.

Ils le connaissaient, après tout, pour l'avoir élever plusieurs années et avoir eu l'occasion de constater les choses. Ce fut Yselda qui reprit :

- Mon mari a raison. Ysengrin n'a que faire des interdits, et il les a toujours bravés. Je me souviendrais toujours de cette fois où il est tombé de l'arbre. Il s'est cassé le bras et a été indisposé pendant de longs jours. Mais à la minute près où tout était fini, il est retourné au pied de l'arbre et... savez-vous ce qu'il a fait ?

Elle secoua la tête, Lohan soupira et compléta, comme s'ils n'étaient qu'une seule et même personne :

- … il est monté plus haut.

Manger ? Ici? Ce n'était pas vraiment ce qu'elle avait prévu, ni même imaginé. Et s'il s'inquiétait de ne pas la revoir? Elle espérait surtout qu'il ne tente rien de stupide. Et par stupide, elle entendait surtout dangereux.

Elle remercia Madame Zellers pour le thé et entoura la tasse chaude ses mains. Comment pouvait-elle refuser ce qui était demandé si naturellement ?

- Je vous remercie pour cette invitation impromptue que j'accepte avec grand plaisir, mais je ne veux surtout pas m'imposer ou vous déranger d'une quelconque façon.

Elle appliquait à la lettre ce que l'on avait pu lui enseigner dans pareil cas, à savoir toujours s'excuser de s'imposer. Même lorsque l'offre était parfaitement  volontaire.

Elle leur raconta alors ce qu'elle savait et la rassura comme elle put, bien que cela soit toujours légèrement gênant.

...Il ne le fait pas lui même.
Elle sourit en regardant les volutes de son thé s'élever dans les airs. On avait toujours l'impression qu'il était téméraire et que son audace le pousser à jouer avec la mort, pourtant elle avait appris à le connaître, son bien-aimé Roi...

- Vous savez, dit-elle en levant des yeux plein de ferveur vers son père, Si il a pu vivre si longtemps dans les bois, c'est bien qu'il est plus prudent que l'on ne le pense.

Elle lui adressa un large sourire, un sourire doux mais un brin taquin. Elle avait beau craindre pour sa vie, elle lui faisait entièrement confiance. Il aimait trop la vie pour mourir bêtement sur une potence.
Maintenant plus que jamais.
Elle en était persuadée, il l'aimait trop pour prendre des risques inconsidérés.

Kalisha prit une gorgée de thé tandis que sa mère reprenait et que son père concluait:

- Il est monté plus haut

A nouveau, elle eut un sourire amusé. Bien  sûr qu'il était remonté encore plus haut...

- C'est parce qu'il n'avait pas réussi à atteindre la cime la première fois. Alors il a recommencé.

Son sourire ne la quittait pas. Ils devaient sans doute trouver cela bien bête mais qu'importe. Elle posa délicatement sa tasse de thé sur sa soucoupe et reprit.

- Vous savez ce qu'il aime par dessus tout? Contempler sa forêt, son royaume, comme il aime l'appeler du haut de l'arbre le plus haut.

Ses yeux se perdirent un instant dans le vague alors que les images de son séjour en forêt revenait par vague.

- Il m'a fait monter tout en haut, lorsque nous nous sommes rencontrés. J'avais du relever ma robe parce que.... Vous en conviendrez ce n'est guère pratique pour une séance d'esclade forestière. Ysengrin était rouge comme une pivoine.

Elle étouffa un petit rire et se garda bien d'avouer qu'elle avait été terrifiée par sa rencontre avec les cloportes...

...Mais là n'est pas le plus important. Vous savez pourquoi? Elle les regarda tour à tour avant de conclure Parce qu'il a raison. Il n'y a rien de plus beau.

Yselda eut un large sourire lorsque Kalisha accepta l'invitation. Oui, c'était rapide. Oui, ils se connaissaient à peine. Mais c'était ainsi, chez eux, sans complexe.

- Non, au contraire, répondit-elle alors. Vous ne nous dérangez pas le moins du monde. Ce serait avec plaisir.

Elle sourit, en regardant la jeune femme siroter le thé qu'elle lui avait apporté, le tout en l'écoutant. Elle n'avait jamais douté une seconde que son fils n'avait rien à voir avec le portrait de brigand sans foi ni loi qu'on en faisait. Mais il y avait quelque chose de rassurant à l'entendre dans une autre bouche. Cela rendait les choses tangibles.

La jeune femme leva les yeux vers Lohan pour lui répondre. La lueur qui se trouvait alors au fond de ses yeux ne trompait pas. La ferveur, presque admiratrice, ne laissait aucune place au doute – d'aucune sorte.

Un sourire sincère se dessina sur ses lèvres, en réponse à celui de Kalisha. Cette dernière reprit une gorgée de thé. Ce qu'elle dit alors les laissa un moment étonné.

- C'est parce qu'il n'avait pas réussi à atteindre la cime la première fois. Alors il a recommencé.

Nouveaux sourires, plus amusés cette fois-ci. Nouveaux hochements de têtes. Ce fut Lohan qui confirma.

- C'est ce qu'il nous avait dit, lui aussi.

Chose qu'ils n'avaient alors pas vraiment compris. Ils avaient cru que cette chute lui servirait de leçon, qu'il ferait plus attention suite à cela. Ils s'en étaient presque réjouis, à vrai dire. Jamais ils n'auraient pensé qu'à peine guéri, il se ferait une gagneure de remonter encore plus haut. Et pourtant... à l'écouter, elle qui venait leur donner des nouvelles, cela semblait presque logique.

- J'ai l'impression que vous le comprenez mieux que nous-mêmes, ma dame.

Yselda hocha la tête pour approuver les dires de son mari. Kalisha continuait déjà, le regard soudainement perdu dans le vide, en voyant quelques souvenirs heureux qui leur étaient inaccessibles. Mais dont la simple idée les firent sourire tout de même. Jusqu'à ce qu'elle termine enfin ses explications. Sa voix était pleine d'émotions. Ils laissèrent un instant le silence s'étirer, avant qu'Yselda ne reprenne après une concertation silencieuse :

- Vous le voyez différemment de tous les autres, n'est-ce pas ?

Elle sourit, fit une pause, et reprit :

- Comment pouvons-nous vous appeler ?

Les regards étonnés n’avaient pas manqué lorsqu’elle avait clamé haut et fort que s’il était remonté ce n’était que parce qu’il n’avait pas réussi à atteindre la cime. Cela lui paraissait si évident. Elle pouvait même entendre sa voix lui expliquer à quel point tout était si beau vu d’en haut.

Ses parents se mirent à sourire, validant sa version.
C’était ce qu’il avait dit, mais ils ne l’avaient pas compris.
Ils n’y avaient vu qu’une dangereuse folie, une escalade insensée quand au contraire, elle était pleine de sens.

Elle leur adressa un sourire, elle aussi, avait parfois l’impression qu’elle le comprenait mieux que quiconque, et même visiblement que ses propres parents. Elle ne pouvait s’empêcher de se demander s’ils avaient réellement fait l’effort d’essayer de le comprendre.
D’essayer de voir avec ses propres yeux et non en jugeant des leurs.
Ils l’aimaient et cela se voyait. Ils avaient tout fait pour le protéger, pour qu’il devienne ce qu’eux-mêmes aurait voulu être.
Pour autant, il avait beau être leur fils, il n’en était pas moins une personne à part entière.


Il était libre et différent. Et c’était cela qui faisait toute sa force, c’était cela qu’elle admirait plus que tout autre chose chez lui.

- Et pourtant je ne connais qu’une infime partie de son histoire, contrairement à vous, qui l’avait vu grandir.

Elle ne se lassait pas de chaque bribe de souvenir qu’elle parvenait à obtenir de sa part. Qui était le plus endetté des deux ? Ils en avaient perdu le compte…

Elle leur narra sa première ascension forestière. Peut-être verraient-ils les choses sous un jour nouveau, si elle leur racontait à quel point la vue en valait le danger ? C’était l’un de ses premiers et de ses plus beaux souvenirs…

-Vous le voyez différemment de tous les autres, n’est-ce pas ?

D’abord surprise par cette remarque qu’elle ne s’était jamais faite, elle eut un sourire avant de répondre avec douceur :

Il faut croire. Je ne le vois ni comme un brigand, ni comme un fou, ni comme un éternel enfant turbulant. Pourtant sous son apparente insouciance aussi épaisse que sa pelisse, se cache l’homme le plus sage et le plus intelligent que je connaisse. Elle marqua une pause. Vous saviez qu’il avait des talents de poète ?


C’était incontestablement la chose à laquelle elle s’était le moins attendue parmi son étendu de talent digne d’un artiste. Est-ce qu’il savait dessiner ? Peindre ? Elle ne le lui avait encore jamais demandé…

Appelez-moi, Kalisha, tout simplement, Madame Zellers. Elle lui adressa alors un sourire amusé A moins que vous ne préfériez, Votre Majesté la Reine de la Forêt ?

Elle étouffa un petit rire qu’elle noya dans le fond de sa tasse de thé.


Des noms qu’elle ne porterait sans doute jamais, comme un éternel rappel du mur infranchissable qui se dressait entre eux.
Une vague de tristesse déferla sur elle. Elle s’ancra sur son rocher et la laissa repartir au large sans l’emporter.


J’imagine que vous devez avoir beaucoup de question sans réponses…

Elle reposa sa tasse. Elle en tout cas, avait tout un tas de questions à leur poser, certaines qu’elle poserait. D’autres, qu’elle garderait pour une fois prochaine.

Ysengrin était différent, on ne pouvait pas nier. Et cela depuis son plus jeune âge. A croire qu'il était né doté d'une manière de penser différente de celle qui demeurait en vogue à cette époque. Il ne réfléchissait pas comme les autres, Lohan et Yselda avait eu tout le loisir de le découvrir au fil des années et des apprentissages. Il avait ses propres opinions, ses propres motivations, ses croyances bien à lui.

Leur fils sortait incontestablement du lot. Pour le meilleur ou pour le pire... ils n'avaient jamais vraiment tranché sur leur opinion vis-à-vis de son comportement. Il y avait un mélange inextricable de fierté et de désespoir. Qu'il soit heureux ainsi et si particulier aurait dû les réjouir. C'était le cas, d'ailleurs : le bonheur de leur fils passait avant le reste.

Mais tout de même... ils aimaient leur routine, leur vie paisible et Ysengrin n'avait eu de cesse d'y mettre du désordre. Alors, oui, ils leur arrivaient parfois, de temps à autre et presque honteusement, de regretter de ne pas avoir eu un enfant qui se pliait davantage aux règles. Ce n'était pas faute d'avoir pourtant essayé de lui inculquer les lois de savoir vivre ensemble. Sans grand succès, si on en croyait les rumeurs qui remontaient des voyageurs revenant de la forêt.

Ils ne l'avaient jamais réellement compris, malgré le fait qu'ils lui aient donné naissance, malgré le fait qu'il l'avaient élevé. Il y avait toujours eu une sorte d'incompréhension entre eux, qui les avaient empêchés de communiquer correctement. Même tout petit, un fossé restait un fossé.

Mais cette jeune femme-là, le comprenait elle. Elle le comprenait vraiment et cela les émouvait. Tandis qu'elle disait ne connaître qu'une infime partie de son histoire, Yselda sourit pour répondre :

- Ysengrin a toujours dit que le passé de quelqu'un n'aidait pas à mieux connaître cette personne. Il m'a assuré de nombreuses fois que les souvenirs permettaient simplement de retracer le chemin fait jusqu'ici, et d'expliquer certaines choses. Il était sûr que se limiter au passé de quelqu'un, c'était comme se limiter à une rue pour découvrir une ville... Ce sont ses mots, ajouta-t-elle aussitôt. Je pense que vous l'aviez compris.

Elle fit une pause, le temps de réfléchir quelques secondes avant de conclure avec un nouveau sourire – très maternel :

- Ce que je veux dire avant tout, c'est que vous n'avez pas besoin de connaître toute son histoire pour le comprendre. Il l'a toujours dit, et je le crois : vous en êtes la preuve vivante. Qu'importe ce que vous savez, vous êtes certainement la personne qui le connaissait le mieux à l'heure actuelle.

Elle le voyait différemment, parce qu'elle le connaissait, voilà tout. Parce qu'elle avait pris le temps d'essayer de le comprendre. Elle avait percé la couche qu'il donnait à voir à tout le monde.

Lohan hocha la tête quand elle parla de poésie. Il ne fut pas long alors à répondre.

- Il y passait beaucoup de temps, avant de partir. Il doit rester quelques pages à lui, dans la bibliothèque, si vous le voulez. Je ne pense pas que cela le dérangera que vous ayiez jeter un oeil, n'est-ce pas ?

Il fallait désormais lui donner un nom à cette charmante demoiselle. Après tout, si elle connaissait leur fils à tel point, elle faisait un peu partie de la famille, elle aussi. Et on appelait pas un membre de la famille ma dame. Si le début de la réponse fut conventionnel – Kalisha donc, un très joli nom – la suite le fut moins et attira leurs regards surpris.

- La Reine de la Forêt ? releva Lohan, juste avant qu'Yselda ne se décide à le faire, la prenant de vitesse.

Mais elle avait raison. Ils avaient beaucoup de questions à poser avant qu'elle ne reparte. Ils n'auraient pas assez d'un repas pour toutes les poser, par ailleurs, mais il fallait mettre le temps disponible à cet unique service. La manière d'appeler quelqu'un n'était en fin de compte pas si importante, d'autant qu'ils avaient désormais un prénom à mettre sur cet élégant, et gracieux, visage.

Yselda sourit et déclara :

- Venez, je vous en prie. Allons nous mettre autour de la table pour poursuivre cette conversation. Nous serons mieux installés pour discuter, autour d'un bon repas.

… et loin des oreilles indiscrètes.

Elle n’avait jamais fait d’efforts particuliers pour le comprendre, c’était venu naturellement. A croire qu’ils pensaient de la même façon malgré leurs deux mondes que tout semblait opposer. Sa mère avait raison, elle pouvait même entendre la voix de Sylvère se superposer à la sienne.


Malgré tout, elle n’était pas entièrement d’accord avec lui : connaitre son passé, c’était accédé à une autre facette. Et parce qu’elle l’aimait, elle voulait tout connaitre de lui.
Les bons comme les mauvais côtés.
Ses joies comme ses peines.
Ses fiertés comme ses déceptions.
C’était comme une insatiable faim qui la tenaillait. Elle avait beau faire des repas gargantuesques de questions et de réponses, elle ne semblait jamais pouvoir arriver à satiété.

- C’est ce qu’il dit oui. Mais ce n’est pas ce qu’il fait. elle eut un sourire à la fois tendre et espiègle, Vous devriez voir le nombre de questions qu’il me pose sur ma vie avant notre rencontre ! Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis, n’est-ce pas ?  

Elle le connaissait mieux que quiconque, elle en avait conscience. Parfois, ils n’avaient même pas besoin de se parler pour se comprendre et ce faux vœu de silence n’avait fait que développer cette capacité. Combien de fois s’étaient-ils regarder muettement tout en discourant pourtant longuement ? Le plus dur dans ces moments-là étaient surtout de ne pas laisser son corps trahir l’amour qu’elle éprouvait pour sa dame de compagnie. Il n’y avait que lorsqu’ils se retrouvaient enfin seul, loin des yeux inquisiteurs, qu’ils laissaient échapper toute la frustration accumulée jusque-là.


Pour autant, ils n’avaient jamais osé franchir le point de non-retour.
Celui qui les mènerait définitivement droit en enfer.
Il y avait bien eu ce bain, la veille. Le fameux bain qu’elle lui avait promis, en ce matin glacial de novembre, lorsqu’elle était venue le chercher. Elle l’avait épongé, lavé, et plus encore, mais aucun des deux n’avaient osé violer l’ultime interdit.

Ses yeux pétillèrent à l’idée de pouvoir entrer un peu plus dans son intimité, en récupérant ses écrits. Il était si doué ! Elle ne se lassait pas d’entendre ses vers et la lecture de poèmes était devenue une de leurs activités phares avec l’escalade des arbres du parc -ce qui ne plaisait pas à tout le monde soit dit en passant-.

- Cela me ferait si plaisir de les lire !  

L’idée de pouvoir tenir entre ses mains une partie de son passée, de pouvoir s’imaginer Ysengrin en train d’écrire ces vers et de compter les pieds pour faire chanter les mots, la réjouissait au plus haut point. Ce n’était peut-être que des feuilles, mais pour elle cela représentait bien plus… Il ne lui en voudrait certainement pas et s’il devait lui en vouloir pour quelque chose ce serait certainement d’être tout bonnement venu ici…

Lorsqu’on lui demanda son nom, elle ne put s’empêcher d’ajouter avec amusement son titre officieux. Les sourcils s’arquèrent de surprise et elle répondit de ce petit air mutin :

- Votre fils est bien le roi de la forêt, non ?  
 

Elle effectua une révérence princière d’un air amusé. Quelles têtes auraient-ils fait si elle leur avait parlé des couronnes de fleurs et du couronnement qui avait suivi ? Oh ! Ce qu’elle avait aimé ce moment ! Il était si beau avec sa couronne de bruyère et de chêne ! Personne d’autre n’aurait pu mieux la porte que lui-même.

Kalisha suivit la commerçante dans la partie dédiée à l’habitation et s’installa à table, tout en parcourant les lieux du regard.


- Vous n’avez jamais voulu le revoir ?  demanda-t-elle finalement.

C’était une question qui la taraudait. Comment avaient-ils pu rester si longtemps sans chercher par tous les moyens à le recontacter ? Alors même qu’ils leur suffisaient de se rendre dans la forêt pour le revoir. Personne n’aurait trouvé cela suspect.
Est-ce qu’il aurait pu, lui, les éviter de son plein gré ?
Elle l’imaginait, assis sur une branche à les regarder passer sans jamais en descendre…
Cela lui paraissait si triste. D’autant plus qu’ils l’aimaient, cela se voyait, elle n’aurait jamais été assise à cette table dans le cas contraire.

La jeune femme leur était fort sympathique. Peut-être pour le simple fait qu'elle venait pour leur donner des nouvelles de leur fils disparu. Ou bien justement parce qu'il sentait tout cet amour partagé dans sa voix, tout comme il le voyait dans ses yeux et dans son sourire. C'était un amour inconditionnel, qui donnait sans rien exiger en retour. Un sentiment précieux, qu'il fallait préserver.

- Oh, Ysengrin a toujours dit beaucoup de choses sans jamais les faire, vous savez... alors je vous crois volontiers, déclara tout de même Yselda, d'un air amusé.

Aujourd'hui, en y rependant, toutes les promesses qu'il leur avait faites sans jamais les tenir l'amusait plus qu'autre chose. Ce qui n'avait pas été le cas sur l'instant, quand il avait fallu payer les amendes pour réparer ses fautes. Pour ainsi dire, leur fils n'avait jamais tenu que les promesses qui l'arrangeait, sans s'encombrer des autres, celles qui lui plaisaient moins.

Oh ça oui, il vivait comme il l'entendait, et pas comme on lui disait de faire. Et cela depuis qu'il était en âge de se déplacer seul. Chaque interdit posé, il les avait envoyé valser dans l'heure, sans autre considération pour ces mêmes règles. Et d'une certaine manière, c'était encore ce qu'il faisait aujourd'hui. Sauf que ce n'était plus les lois de ses parents qu'il contournait ainsi, mais celles de la société.

L'idée de lire les poèmes qu'ils possédaient encore, soigneusement rangés parmi les livres, semblait la réjouir énormément.

- Dans ce cas, nous irons les chercher tout à l'heure, déclara alors Lohan.

Puis, sur demande de sa femme, la jeune comtesse leur donna son nom. Ainsi que son... son titre ? La reine de la forêt. Mais où allait-on pêcher une telle chose ? Ce à quoi on leur rappela, tout naturellement, que leur fils était le roi de la forêt. Le reste parlait de lui-même, et cela leur tira à tous deux un sourire amusé, qui ne fit que s'aggrandir à sa petite révérence qu'elle leur adressa.

- Et les parents du roi de la forêt, dans ce cas, qui sont-ils ?

Première petite boutade glissée dans la conversation, d'un air qui demeurait toujours pince sans rire. Et sur ces quelques paroles, ils passèrent tous trois dans le reste de la demeure.

Kalisha s'assit, Lohan aussi. Ce fut Yselda qui apporta à table le repas, en quantité largement suffisante pour trois. Elle s'installa en face de leur invitée, en annonçant, souriante :

- Légumes de saison, et rôti. Je suis navrée, c'est sûrement là plus simple que ce à quoi vous êtes habituée.

Et elle remplit leurs assiettes, en débutant par celle de Kalisha et finissant par la sienne. Quand elle prit enfin ses couverts pour entamer son repas, une question tomba, la laissant une seconde surprise. Elle soupira, reposa lentement sa fourchette et se tourna vers Lohan qui s'était arrêté lui aussi. Ils échangèrent un regard silencieux, comme s'ils cherchaient à peser leurs mots. Finalement, ils reprirent, presque comme s'ils ne faisaient qu'un, finissant les phrases de l'autre :

- Non...

- … il ne faudrait pas que l'on fasse le rapprochement entre lui et nous-mêmes, de près ou de loin, ce serait pire que tout …

- … et puis, s'il a tout quitté ainsi, ce n'est pas à nous de décider de le retrouver. Nous avons déjà une assez grande part de responsabilité dans... son départ.

Il y eut un silence, puis Yselda ajouta finalement, presque comme une supplique :

- Quand bien même nous le reverrions... que dirions-nous ?

Combien de choses avaient-ils promis sans vraiment les faire? Elle pouvait imaginer le jeune Ysengrin promettre à ses parents qu'il serait plus prudent, plus sage, plus calme.
Des promesses qu'il avait sans doute eu réellement l'intention de tenir mais qui s'evanouissaient malgré lui une minute, une heure ou dans le meilleur des cas sans doutes guère plus qu'une journée plus tard. Kalisha souriait. Elle avait l'impression que les souvenirs de cette maison prenaient vie sous ses yeux tandis qu'elle rencontrait ses parents.

Son père lui promit d'ailleurs d'aller chercher les poèmes après le repas. Mais si elle ne le montrait pas, elle en trepignait d'impatience à l'idée de lire ce qu'il avait écrit avant ses vingt ans. Elle n'avait pu s'empêcher de se présenter comme étant la Reine de la Forêt, une façon détournée de leur dire combien ils s'aimaient malgré tous les obstacles qui cherchaient à les séparer. La remarque de son père la fit rire instantément.

- Et bien il faudrait lui demander mais ... Que diriez-vous de Roi-père et Reine-mère

Ce n'était à vrai dire pas chose courante que d'avoir un père encore en vie lorsque l'on était roi... La jeune Reine appréciait de plus en plus la compagnie de ses parents. Est-ce qu'ils étaient tous aussi sympathiques? Elle n'avait jamais connu cette relation et c'était donc quelque chose qu'elle découvrait en même temps que son passé. Une brève sensation de vie de famille.

Elle les suivit donc sans se faire prier dans la salle à manger où sa mère apporta le repas s'excusant au passage de la simplicité du couvert.

- Ne vous excusez pas, c'est absolument parfait !

Et elle était sincère.  Mieux valait un repas simple en bonne compagnie qu'un banquet olympien en piètre compagnie. Oh oui, les repas au château était toujours fastueux, même lorsqu'ils n'étaient que tous les trois, l'immense table dressée pour l'occasion se retrouvait envahie d'un tas de tourtes, gibiers, volailles et autres douceurs dont son mari se délectait. C'était un principe même à Monthoux: il fallait montrer que les finances se portaient bien.
Même lorsqu'il n'y avait personne.
Même lorsque la majorité de ces plats finissaient aux chiens quand ils auraient pu nourrir un orphelinat.
D'ailleurs Kalisha s'était toujours demandée comment les lévriers de son mari faisaient pour ne pas finir aussi ronds que lui-même.

- Vous savez lorsque j'ai rencontré Ysengrin, je suis restée plusieurs jours avec lui, dans la forêt...

... A manger des lapins, des fruits, des racines et de la confiture. C'était là, pourtant les meilleurs repas que j'ai passé. Parce que ce qui compte c'est de le partager avec les personnes que l'on aime n'est-ce pas?

Kalisha avait eu le temps de tester et de valider ces hypothèses durant les longs mois passés au château. On avait beau lui servir les meilleurs mets, tous semblaient avoir un goût fade et insipide. Elle ne mangeait que quelques bouchées avant que l'opulence de nourriture couplée à ce dégoût qu'elle ressentait n'achève de lui couper l'appétit. Elle n'avait de tout façon guère besoin de beaucoup d'énergie car elle se laissait, la plupart du temps, vivre, attendant que la nuit vienne puis que le soleil revienne.

Depuis son passage en forêt, elle avait beaucoup plus d'appétit, surtout depuis que sa charmante dame de compagnie était là. Et quelle compagnie c'était ! La plus folle, la plus tendre et la plus aimante de toute.

Après une courte hésitation, elle osa poser la question qui la taraudait. Pourtant à peine terminé, leurs réactions lui firent regretter sa trop grande curiosité. Elle avait clairement heurté un point sensible sans le vouloir. Mais elle devait comprendre, elle qui n'avait jamais eu cette chance. Elle prit pourtant conscience que si aucun d'entre eux n'avait fait le premier pas, ce n'était qu'à cause d'un immense malentendu. Elle baissa les yeux tristement sur son assiette.

- Je n'ai jamais eu la chance de vivre avec mes parents vous savez. Ils sont pour moi tout juste un nom. Guère plus que des étrangers. Alors...

Elle leva vers eux ses yeux plein de douceur

...Cela me fait beaucoup de peine de vous voir ainsi, chacun campant sur ses positions pour ce qui n'est au fond qu'un simple malentendu. Vous savez ce qu'il m'a dit lorsque je lui ai posé cette même question ? Que vous aviez mérité de profiter de votre paisible vie loin des problèmes qu'il vous causait.

Ses yeux commençaient à s'embuer de larmes, face à la stupidité de cette situation. Il avait peut-être être raison.
Mais ce n'était pas parce qu'il avait raison qu'il ne pouvait pas avoir tort.

- Laissez-moi vous proposer de lui transmettre un message ou n'importe quoi d'autre...

Elle ne pouvait pas rester les bras croisés face à cette famille qui s'était déchirée malgré elle quand elle n'avait pas le loisir d'avoir quoi que ce soit à recoller.

Roi-père et Reine-mère. Des titres originaux, pour eux qui avaient l'habitude de rester sobres et respectueux des règles. Quoique... avec leur fils, ils avaient bien dû finir par apprendre ce que c'était, que dériver des interdits. Parce que d'une manière ou d'une autre, leur silence sur sa véritable identitée les rendaient complices. Qui ne dit mot, consent. Mais comme l'avait dit fort justement Kalisha quelques temps plus tôt : seuls les imbéciles ne changeaient pas d'avis.

Installés autour de la table à manger, Yselda n'avait pu s'empêcher de s'excuser de la simplicité du repas. Elle se doutait bien que les plats auxquels étaient habitués leur... belle-fille ? étaient on ne peut plus luxueux. Pourtant, cela ne semblait pas la gêner, et Yselda fut rassurée.

Mieux valait prévenir que guérir, comme elle disait toujours. Mais cette fois-ci, elle n'ouvrit pas la bouche. Parce que Kalisha l'avait fait pour elle. Pour résumer en quelques mots ses repas partagés avec Ysengrin. Des choses bien frugales, toutes simples. Mais ni l'un, ni l'autre n'était surpris. Cela ressemblait parfaitement à leur fils, en y réfléchissant bien. Yselda eut un sourire doux.

- C'est bien vrai, ce que vous dites-là : tous les repas sont biens, si nous les partageons avec ceux qui nous sont chers. Je suis entièrement d'accord avec vous, Kalisha... Ou bien, devrais-je dire, Votre Majesté.

Un nouveau sourire, tout aussi doux, mais où se rajoutait une pointe d'amusement. Pourtant, son sourire s'éteignit en abordant un autre sujet. Non, cela faisait cinq ans qu'ils n'avaient pas revu Ysengrin. Et pour une raison ou une autre, cela sembla beaucoup attrister leur invitée. Yselda posa naturellement une main sur son épaule. Des parents semblables à des étrangers... comment réagir à cela ?

Mais la suite la déstabilisa davantage. Tant et si bien qu'elle ne put répondre et que ce fut Lohan qui s'en chargea.

- Nous devons admettre que l'élever n'a pas toujours été facile... Vous savez, Ysengrin était ce genre de jeunes enfants que vous ne pouvez pas lâcher des yeux plus de quelques secondes, sinon vous le retrouvez perché quelque part, pour attraper ci ou ça...

Un sourire.

- Nous étions heureux, le soir, quand il se couchait. Mais bien sûr. Bien sûr que nous aimerions le revoir. Et... et si vous pouvez lui transmettre un message, dans ce cas...

Il hocha la tête, sans parvenir à terminer sa phrase. Il y avait soudain trop d'émotion dans cette pièce.

Les repas en bonne compagnie étaient toujours meilleurs. C’était indiscutable. Et celui-ci plus que cela était finalement presque comme… Un repas de famille. Presque. Ce n’était pas vraiment sa famille et Ysengrin manquait à l’appel mais c’était le mieux qu’elle avait eu depuis… Depuis toujours. Les Zellers s’avéraient être des gens charmants, qui en plus de ne pas la prendre pour une folle – quoi qu’ils dussent en avoir l’habitude avec leur fils –, rentraient dans son jeu de bon cœur. Les voir sourire à ses propos, lui faisait terriblement plaisir.

Oui c’est vrai qu’elle aurait sans doute pu se passer de cette question dérangeant sur leurs hypothétiques retrouvailles mais elle ne pouvait pas repartir d’ici sans l’avoir posé, alors même que c’était l’une des raisons qui l’avaient poussée à venir. Pour leur donner des nouvelles d’une part et toutes les pièces du puzzle. Ils devaient tout savoir. Ils devaient être conscient de la chance qu’ils avaient d’être une famille, comme ils devaient être savoir ce que leur fils en disait. Car oui, elle persistait à le croire : ce n’était qu’un terrible malentendu ! Alors si cela faisait mouche tant mieux ! C’était le but après tout. On ne pouvait pas blâmer les ignorants.

Savoir, leur offrait la possibilité de choisir.
De changer le cours des choses.
Un silence pesant s’installa.

Ce fut son père qui prit la parole. Elle acquiesça silencieusement. Oh oui, il avait dû être une petite tempête, un feu follet qui dévastait tout. Qui n’apprécierait pas les moments de tranquillité qui suivait les couchers ? Cela ne faisait pas pour autant d’eux de mauvais parents, loin de là.

- Je comprends parfaitement. Vous n’avez pas à culpabiliser pour avoir profité de ces moments de répit vous savez. Je lui transmettrai avec grand plaisir votre message ou tout ce que vous voudrez d’autre. C’est le minimum que je puisse faire pour vous et pour lui.

Le reste du repas fut bien plus léger. Ils évoquèrent diverses anecdotes sur Ysengrin sa préférée fut celle où âgé de quatre ans, il leur avait demandé pourquoi il devait aller se coucher si c’était eux qui étaient fatigués. Il était déjà plein d’esprit, son espiègle petit roi. Elle leur parla également de Djerdan, ou plus exacatement du Palais puisqu’elle ne connaissait pas grand-chose d’autre.

Lorsque le repas fut terminé, on l’accompagna dans la bibliothèque. Il ne fallut que quelques instants à son père pour retrouver les manuscrits soigneusement gardés. Il ne put s’empêcher de les relire avant de les transmettre un à un à Kalisha.

Cette jeune femme avait raison : ils n'avaient pas cherché à reprendre contact, alors qu'ils auraient pu. Après tout, tout le monde savait que le brigand qui se faisait appeler Sylvère d'Aiguemorte se cachait dans la forêt et impôsait quiconque y entrait. C'était lui qui vous trouvait, invariablement. Il aurait suffi de passer la lisière du bois pour le revoir. Et pourtant, ils ne l'avaient pas fait. Pourquoi ?

Ils n'avaient pas la réponse. Pas vraiment. Sinon que cela laissait une certaine angoisse au fond de leur estomac quand ils y pensaient. Ils avaient peur. Peur de casser cette routine tranquille – et rassurante – qu'ils avaient pu installer au fil des dernières années. Peur de trahir la vraie identité du roi de la forêt. Peur de la déception, celle qui les saisirait forcément s'il ne venait pas...

Ils avaient préféré rester dans l'ignorance. Ils avaient même cultivé cette dernière, pour qu'elle puisse pousser librement. Mais cette jeune femme venait de se frayer un chemin parmi les herbes hautes, et leur apporter des réponses.

D'une manière ou d'une autre, elle représentait ce lien intangible qui existait éternellement entre des parents et leur enfant. Elle en était la matérialisation. Et elle leur proposait de lui transmettre un message. Quel genre de message ? Après plus de cinq ans, qu'auraient-ils pu lui donner ou lui dire ? Par où commencer ?

Le silence s'éternisa quelques temps puis Yselda prit son courage à deux mains et demanda :

- Dites-lui simplement que... que nous ne l'oublions pas.

- Et qu'il aura toujours une place ici, renchérit Lohan.

Encore cette manie de finir les pensées de l'autre. Ils se connaissaient si bien... Ils échangèrent un regard complice. Avant de hocher la tête, et de finir le repas.

Ce ne fut pas long : bientôt, ils repoussèrent leurs assiettes et Yselda se redressa, lissant les plus de sa robe au passage. Elle sourit et proposa :

- Eh bien... que diriez-vous de passer dans la bibliothèque, maintenant ?

Bien sûr, la réponse fut positive et tous deux, accompagnés de leur belle-fille, passèrent dans un couloir et s'arrêtèrent devant une porte qui dévoila une bibliothèque simpliste mais élégante. Elle n'était pas bien grande, mais les classiques incontournables étaient là, ainsi que quelques registres plus rares hérités ou achetés avec quelques économies.

Lohan se dirigea sans une hésitation vers le secrétaire au milieu de salle, et l'ouvrit. Il en sortit quelques feuillets de feuille et les fit glisser entre ses doigts. Il s'arrêta parfois, prenant le temps de relire les mots couchés sur le papier, avant de le tendre à la jeune femme.

- Voilà, ils sont là. Je me rappelle bien quand il a écrit celui-ci, déclara-t-il, en désignant celui qui se trouvait sur le dessus de la pile, où pouvaient se lire les mots suivants :