[6 décembre 1597] Que tourne la roue de la fortune [Terminé]

Don Juan ne savait pas vraiment ce qu'il faisait là. Certes, le roi et la reine avait eu la bonté de lui accorder la fonction d'ambassadeur mais il se sentait encore mal à l'aise avec cette fonction. C'était une grande responsabilité et même s'il connaissait bien Monbrina, il craignait de ne pas être à la hauteur.

Alors il était là, sur son cheval, prêt à pénétrer dans le domaine du comte de Monthoux. Il souffla un bon coup. De ce qu'on lui avait dit, il était d'agréable compagnie et sa femme ainsi que sa fille aînée étaient charmantes. Et puis, il ne s'agissait que d'un thé de bienvenue à ce qu'il avait compris. Il devait simplement faire comme d'habitude. Comme lorsqu'il était avec Irène... Il commençait à tourner la page, mais c'était difficile. les prochains mois feraient leur œuvre, du moins il l'espérait. Après tout, il ne souhaitait pas lui imposer un amour qui de plus pouvait lui sembler précipité et contre-nature. Elle restait la veuve de son meilleur ami. Même si Antoine lui avait fait promettre de veiller sur eux s'il lui arrivait quelque chose, il ne l'entendait sans doute pas dans ce sens. Aussi, Juan préférait s'en tenir au premier sens de la promesse. Ce serait sans doute mieux ainsi.

Il prit une grande inspiration. Autant cesser de ressasser tout cela. Il devait faire honneur à l'Espagne. Il passa alors la grilles, droit et prêt à affronter ce thé en bonne et due forme.

Tout était prêt dans le salon d'apparat, pour recevoir le seigneur de la Vega, ambassadeur d'Espagne. Prosper savait bien qu'il devait faire une impeccable impression ! La reine Alma en personne était à la cour, son époux allait la rejoindre... et maintenant c'était l'ambassadeur qui se présentait à Braktenn. Tout comme lorsqu'il avait épousé Kalisha, le comte de Monthoux ferait honneur à son pays sans ses relations avec les représentants étrangers. La princesse Djerdanne, d'ailleurs, l'accompagnait pour ce thé avec Dom Juan.
On lui avait décrit un homme courtois, raffiné, fort bien éduqué. Le moment serait sans doute agréable - une pierre supplémentaire dans les bonnes relations entre l'Empire monbrinien et les autres puissances du globe. Prosper se tenait à côté de sa femme lorsqu'on annonça le jeune seigneur. Il se leva, arbora son plus beau sourire. Dans une révérence un peu pompeuse, il salua le sieur de la Vega :

-- Messire l'ambassadeur ! Soyez le bienvenu en notre demeure ! Je vous en prie, installez-vous. Je me réjouis déjà de partager ce moment avec vous et d'entendre parler de la cour d'Espagne. Avez-vous fait bon voyage ?

Tout en babillant, il lui désigna un confortable siège, en face de la table ronde, ornée d'une nappe des plus raffinées et de vaisselle de la plus délicate porcelaine. Des esclaves servaient le thé, déposaient gâteaux et sorbets, avant de se retirer dans le plus grand des silences - ombres vivantes au service des Grands.
Prosper attendra que l'invité et sa femme se servent. Il songeait déjà aux cadeaux d'accueil que le monarque l'avait chargé de choisir en personne pour honorer l'ambassadeur. Pourvu que les présents plaisent à Don Juan et donnent de Monbrina la plus prestigieuse image qui soit ! Le comte s'avérait un peu trop sûr de son bon goût...

Spoiler:

Aujourd'hui l'on recevait l'Ambassadeur d'Espagne. Kalisha était impatiente de faire sa connaissance. Son porcin mari lui avait décris un homme courtois et éduqué mais elle se méfiait quelque peu de son avis: n'importe qui paraissait plus cultivé en sa compagnie.
Cela faisait des heures qu'elle s'apprêtait pour ce petit évènement, bain, huiles, maquillages, robe... Il n'y avait qu'une seule ombre tableau: son arrivée allait sceller le sort de Phaidée auprès de qui elle s'était attachée. Elle le savait depuis son arrivée au domaine: elle n'était rien d'autre qu'un révoltant présent. Que pouvait-elle y faire? Rien. Elle espérait du moins qu'elle avait passé un moins mauvais séjour que prévu ici en sa compagnie et celle de Florentyna.

La Comtesse retrouva Prosper dans le salon principal et attendit que l'on annonce leur invité. A la suite de son mari, elle se leva et effectua une élégante révérence.

- Messire l'Ambassadeur, c'est un honneur de vous recevoir.

Elle attendit qu'il soit installé et prit place à son tour, lui laissant l'initiative de se servir. Qu'allait-il penser des cadeaux qui lui étaient destinés?

Juan suivit sagement le serviteur aux petits pas pressés qui le guidait dans les couloirs et salons du domaine. Pourquoi était-il si rapide ? Était-il en retard ? Il se mordait la lèvre. Il n'espérait pas... On l'annonça alors et aussitôt, il se redressa et adopta sa posture fière et assurée tout en gardant une lueur bienveillante dans le regard.

Il découvrit alors un petit noble plutôt rondouillard et un peu trop poudré à son goût. Malgré tout, il semblait sympathique. Sa femme - jeune femme - à ses côtés était tout son contraire. Fine mais très élégante. C'en était presque amusant. Elle respirait une joie de vivre et une intelligence qui faisaient plaisir à voir. Juan s'autorisa un sourire avant de se recentrer sur son hôte. Il inclina le buste face à Prosper, tout aussi cérémonieux.

- Bonjour Señor comte. Je vous remercie pour votre très bon accueil que vous faites à moi.

Il passa ensuite près de Kalisha et s'inclina de même avant de lui prendre la main pour un baisemain.

- Doña Kalisha, c'est un honneur pour moi de vous être présenté.

Il grimaça un peu en souriant, tout en passant une main dans sa nuque en percevant ses r se rouler tout seuls.

- J'espère que mon accent n'est pas trop terrible... Je suis un peu rouillé je crois...

Il se retourna de nouveau vers le comte qui parlait beaucoup, au point qu'il pouvait à peine prendre le temps de répondre. Il saisit néanmoins une question au vol et en profita.

- Très bon, c'est un voyage que je fais souvent, qui est très agréable. J'aime ce pays, il dégage un fort caractère, comme l'España.

Juan s'installa confortablement dans un fauteuil, malgré tout toujours droit et sérieux. Il sourit aux serviteurs qui servaient le thé. Il s'étonna de trouver des masques figés, presque des statues de sel pour toute réponse. Il s'en étonna un peu mais revint bien vite à la conversation. Même si elle semblait soudain s'être arrêtée. Ses hôtes semblaient attendre quelque chose et, au vu des regards qu'ils lançaient au plateau, surtout le comte, ils attendaient qu'il se serve en viennoiseries. Soucieux d'être poli, même si le sucre n'était pas ce qu'il préférait, il sourit et prit un gâteau qui croqua avec délicatesse.

- Mmh, delicioso !

Il garda l'autre moitié dans sa main pour prendre le temps de savourer la première bouchée. Ce n'était pas trop mauvais même s'il risquait de s'arrêter au troisième tant le sucre envahissait sa bouche et lui collait à la langue et aux dents. Il tâcha cependant de ne pas trop y penser et sourit de nouveau à ses hôtes.

- Et vous, comment allez-vous ?

Prosper nota combien sa femme était radieuse, une fois de plus. Elle savait toujours se présenter sous son meilleur jour, parée, élégamment vêtue et des mieux parfumées. Il comprenait tous les regards admiratifs - parfois jaloux - qui se posaient sur leur couple lorsqu'ils allaient tous deux dans le monde ou recevaient en leur fief. Quelle peine que la princesse ne soit encore parvenue à lui donner un fils... mais à présent que les hostilités s'engageaient avec Djerdan - à moins qu'un événement surprise ou une découverte inattendue ne vienne bousculer cela - un enfant avec cette représentante d'un pays traître serait-il vraiment un joyau pour la lignée de Monthoux et même pour Monbrina ?

Le jeune ambassadeur apparut. Ravissant, vêtu d'un costume raffiné quoique plus sobre que celui du comte, l'œil vif et bienveillant, il devait attirer plus d'un regard féminin à la cour d'Espagne ! L'accent de l'homme était pour le moins prononcé mais pas désagréable - et il parlait tout à fait correctement le Monbrinien, à l'instar de la jeune reine Alma de ce qui se disait d'elle dans le beau monde. Prosper ne l'avait encore jamais rencontrée en personne, mais il savait que Kalisha, elle, l'avait rencontrée. Une entrevue que laquelle elle était restée assez évasive.

-- Pas du tout, Messire ! L'on vous comprend fort bien et la musique d'un accent n'est, je crois, jamais pour déplaire à qui que ce soit. (Un temps) Oh, j'en suis fort aise. L'Espagne tout comme Monbrina sont deux empires qui ont beaucoup à s'apprendre, et rien à s'envier pour ce qui est de leurs puissances respectives sur ce globe !

On faisait en effet grand cas des conquêtes espagnoles par delà les océans. Prosper s'était quelque peu documenté. L'Empire d'Espagne rayonnait même à présent sur toute la partie sud du Nouveau Monde. On y avait évangélisé les sauvages, on y construisait de premières villes que les livres des explorateurs décrivaient toute d'une blancheur immaculée. Et les populations locales faisaient d'excellents esclaves. Oui, vraiment, comme Monbrina, l'Espagne impressionnait par son expansion.
Aussitôt les mets servis, les esclaves se retirèrent. Prosper apprécia de constater que les pâtisseries plaisaient au jeune ambassadeur et répondit d'un large sourire avant d'en avaler une lui aussi. Aussitôt arrosée de ce thé aux agrumes que l'on servait pour l'occasion - l'exotisme serait ainsi à l'honneur.

-- A merveille, répondit le comte à la question de Juan. La cour de Monbrina se réjouit de recevoir votre reine et il se dit que des unions avec certains des plus jeunes membres de sa famille se préparent même ! De quoi resserrer encore les liens qui unissent nos empires. (se tournant vers Kalisha) Mon épouse va même recevoir céans Sa Majesté Alma pas plus tard que demain.

Il jugea préférable de ne pas aborder plus avant les affaires préoccupantes du moment : la guerre qui se préparait contre Djerdan, les tentatives de durcissement de la surveillance en ville et dans la forêt après une recrudescence d'actes de malfaiteurs. Mais que fichait le Premier Conseiller ?! Prosper l'avait déjà trouvé laxiste avec l'un de ses esclaves en venant le visiter... alors qu'espérait-il mettre davantage d'ordre autour de Braktenn ?! Quelle mouche avait donc piquée Sa Majesté Der Ragascorn ? Et tant qu'à parler d'infirmes... des bruits couraient aussi concernant un cardinal décidé à en faire la chasse. Un bon point. Entre ce religieux et les bons offices des Hôpitaux Généraux, si le ménage pouvait se faire ! Mais pour l'heure, il fallait donner la meilleure des images de l'Empire. Et justement...

-- C'est précisément dans l'espoir d'honorer nos relations internationales que Sa Majesté Notre Roi m'a fait le plaisir de me désigner pour vous recevoir, déclara le sieur de Monthoux, en pompes. Daignez recevoir ces quelques modestes présents, en gage de notre estime ! Quelques-unes des richesses qui font la fierté et la diversité de cet Empire.

Tandis qu'il parlait, une flopée de domestiques avait fait son entrée avec lesdits cadeaux. D'abord, une somptueuse horloge hydraulique dont les multiples arceaux dorés pouvaient rappeler le système solaire. Son mécanisme en était des plus complexes, mais arrangé de telle sorte par les meilleurs artistes de Monbrina, que l'utile des rouages se faisait presque oublier dans l'agrément de leur visuel. Très précise, l'horloge allait des secondes aux heurs du jour, et se trouvait même munie d'un arceau où une flèche avançait très lentement, pointant les jours de la semaine. Chef d'œuvre d'orfèvrerie. Prouesse proprement Monbrinienne - le pays excellait dans les arts mécaniques.
Vinrent ensuite des pierreries - qui siéraient parfaitement à un homme - conjoignant les efforts d'un excellent joailler... et la sueur de qui allait extraire ces joyaux des terres de Mornoy et de Hô-Yo. Des étoffes propres à s'y faire tailler les plus ravissants costumes d'apparat. Un assortiment d'épices, des vins de grand crû.
...Et une servante. Phaïdée était là, entourée des domestiques porteurs des autres présents. Prosper avait choisi pour elle une longue robe bleu ciel, simple mais à la coupe élégante et au tissu de qualité - loin des vieux habits qui jusqu'alors lui avaient bien suffi pour effectuer ses corvées. Petites broderies aux manches, col échancré. Le comte fit la présentation des cadeaux et, arrivant à la jeune femme, acheva :

-- Nous savons combien l'Empire d'Espagne apprécie d'amener en sa capitale certains natifs du Nouveau Monde devenu ses esclaves. Voici donc une servante, et une des plus ravissantes qui soient comme le sont d'ailleurs beaucoup de femmes d'Iswyliz - c'est de cette colonie qu'elle provient.

Spoiler:

Pour une fois dans sa vie, ce n'était pas elle qui s'était occupée des autres, mais l'inverse. Elle n'avait quasiment rien eu à faire sinon se taire et laisser des mains lacer la robe, coiffer ses cheveux. Elle ne s'était vue dans aucun miroir mais elle se doutait qu'elle ne devait pas avoir la même allure qu'ordinairement. Elle n'avait plus l'impression d'être une Iswylane. C'était presque avec regret qu'elle avait vu ses vêtements jetés.

"Ton nouveau maître se chargera de t'en trouver d'autres." lui avait-on dit.

Un nouveau maître.

Le premier avait été horrible et détestable parce que c'était en sa possession qu'elle avait appris la servitude. Les secondes, des femmes, tenancières du lupanar, avaient été moins détestables, peut-être parce qu'elle avait compris, peut-être parce qu'elles étaient, dans une certaine mesure des compagnes à qui les clients payaient aussi des passes. Monthoux, le troisième avait été indifférent. A peine quatre mois dans son domaine lui avait permis de comprendre que parfois, les papiers d'un esclaves étaient entre certaines mains, et le fouet dans celles d'un autre.

Marthe avait supervisé sa préparation, dans la même pièce où les autres cadeaux étaient lustrés et vérifiés une dernière fois avant d'être présentés. Elle n'était qu'une marchandise, un objet, qui passait dans de nouvelles mains, et qui repasserait certainement dans d'autres avant d'être trop abimé, et de n'être plus utile à rien.

Que faisait-on des esclaves inutiles ?

Une main la poussa à la suite d'un coffre contenant des accessoires d'une préciosité telle qu'elle n'en avait jamais vu. C'était beau. Tout comme l'horloge étrange qui pénétra la première dans le salon.

Était-elle aussi un bel objet précieux ?

En entrant, elle arborait un visage impassible. Son maître présenta un à un les cadeaux à son invité. De sous ses longs cils, Phaïdée l'observa. Grand, assez charmant, vêtu richement et espagnol, aux dires du triste et énorme comte monbrinien quand il en vint à elle.

Devait-elle faire une révérence, saluer ? Elle ne fit rien de tout cela, se contentant de garder les yeux baissés, comme une esclave docile devait le faire. Monthoux était en train de l'offrir à un autre homme. Il ne lui avait donné aucun ordre. A qui devait-elle obéir à présent ?

Elle avait vaguement conscience que la comtesse était présente elle aussi, et se demanda ce qu'elle pensait de tout ça.

Kalisha resta silencieuse. Elle savait qu’elle était sa place : décorer le fauteuil du Comte ou son bras suivant qu’ils étaient assis ou debout. Ne parler que le juste minimum et sans trop faire d’ombrage à son époux. Sourire et se montrer séduisante avec leurs invités mais point trop non plus. Un juste milieu pour les faire envier la place du porcelet de soie.

Elle était étonnée de voir l’Ambassadeur si peu sûr de lui. Ce n’était pas l’idée qu’elle se faisait de l’homme. Elle avait imaginé quelqu’un comme le ministre des affaires étrangères, puissant, fier et par bien des égards, charismatique. Une personne qui en imposait où qu’elle soit. Si l'espagnol était des plus charmant, ce n’était pas l’impression qu’elle avait de lui, mais il fallait parfois se méfier des apparences fort trompeuses des gens de la Cour et de la politique.

Elle se contenta d’un petit sourire à l’évocation de la Reine Alma et d’un vague :

- Ce sera un honneur de recevoir sa Majesté en notre domaine

Kalisha ne disait rien mais écoutait tout et observait chaque réaction. Une ribambelle de domestiques entra avec les différents présents. De tous, son préféré était cette splendide horloge qui avait le don de l’hypnotiser par la multitudes de ses engrenages qui tournaient dans un sens ou dans l’autre. Un vrai mystère. Un bijou de mécanique et de technologie absolument fascinant. Parmi tous les cadeaux, il y en avait un qu’il n’était nul besoin de porter : Phaidée, magnifique dans cette robe bleue ciel qui faisait ressortir sa peau miellée. Elle lui adressa un sourire d’encouragement et tenta de cacher le voile de tristesse et de honte qui passa dans son regard.
Comme les poupées d’enfants, on l’avait déguisée pour qu’elle se montre sous son meilleur jour. Comme les autres présents, on l’avait lustrée pour qu’elle brille. Il était commun d’offrir des animaux comme cadeaux y compris diplomatique mais des humains ? Sa respiration se bloqua un court instant dans sa gorge. Était-ce ainsi que Monbrina se voyait ? Aux côtés des pierreries, des étoffes et de l’horlogerie, les esclaves étaient donc leur joyau ? Qu’en penserait l’Ambassadeur ? Après tout l’Espagne partageait ces pratiques. Elle se tourna discrètement dans sa direction pour apercevoir sa réaction.

Juan continua de sourire, même si le silence de la princesse l'interrogea. Intérieurement, il pensa que ce devait être sa faute. Peut-être s'était-il montré trop chaleureux, peut-être n'était-ce pas là les moeurs de Monbrina ou de Drejdan. Il tâcha alors de se concentrer sur le comte et sur sa mission en espérant ne plus faire de bêtises. Il sourit quand le comte le rassura sur son accent.

- Je vous remercie, vous êtes sans doute bien indulgent.

Il hocha ensuite la tête. Naturellement, nul n'ignorait à quel point Monbrina grossissait, de jour en jour. Peut-être même un peu trop. Il se garda cependant d'avancer son avis. Après tout, eux aussi allait bien à l'ouest chercher de nouvelles terres. Même s'il n'avait pas l'impression qu'ils imposent autant leur domination... Enfin, ce n'était pas à lui d'en juger. Il devait avant tout maintenir de bonnes relations entre leur pays, tout comme le faisait leur bien-aimée reine et cela s'arrêtait là.

Juan goûta le thé, bien plus à son goût que les gâteaux. Au moins, il ferait honneur à ce met-ci. L'orange lui rappelait agréablement sa maison, ses orangers qu'il lui plairait de retrouver dans quelques mois. Il sourit au comte puis à la comtesse, espérant qu'elle développe et qu'ils puissent avoir un sujet de conversation. Malheureusement, elle répondit à peine. Juan fronça un peu les sourcils. Ne prendrait-elle donc aucune part à la conversation ? Certes c'était une femme mais cela n'empêchait rien... Ou... si ? Cela le refroidit quelque peu.

Cependant, il remarqua l'air préoccupé du comte. Que se passait-il ? Il sauta cependant bien trop vite sur autre chose pour qu'il puisse s'en soucier outre mesure. Il laissa cela de côté mais songea qu'on ne lui disait peut-être pas tout... Il rangea cela dans un coin de son esprit puis sourit de nouveau quand le comte lui présenta des cadeaux. Il haussa des sourcils impressionnés.

- Tout cela, pour moi ? C'est un grand honneur, monsieur.

Il inclina la tête en remerciement puis observa les présents. L'horloge en particulier était mangifique, sans doute ce qui se faisait de plus beau et de plus moderne. Sans doute pourrait-il contrer sa fâcheuse tendance à être en retard aux réceptions de Cour grâce à cela ! Il sourit lui même avant de se tourner vers le comte et la comtesse.

- Maravilloso ! Je vous remercie infiniment, tout cela est splendide !

Il se permit de se lever pour observer tout cela. Après tout, c'était à lui s'il avait bien compris... C'était bien plus qu'il n'en avait jamais reçu... Peut-être un peu trop. tout ça sonnait bien cliquant à trébuchant à son goût. Il pencha la tête mais sourit malgré tout tout en observant avant de s'arrêter -de se figer - devant une jeune fille, entre la soie et l'horloge.

Les paroles du comte le renseignèrent bien vite sur sa nature. Une servante ? Était-ce une coutume de Monbrina ? Il se pinça les lèvres, aussi discrètement que possible. Il ne s'attendait pas du tout à cela... Et elle qui gardait les yeux au sol. Comme si elle était invisible. Un automate qui attendait de se mettre en marche sous son ordre. Il se sentit soudain complétement glacé. Malgré tout, il ne devait rien en montrer. Serrant un peu le poing, il se mit bien face à la jeune fille après avoir hoché la tête vers le comte en remerciement. Il tâcha de lui sourire et, débord hésitant, lui prit le menton pour relever ses yeux vers lui. Il croisa alors ses grands yeux qui le firent déglutir. En effet, elle était belle, il ne pouvait le nier. Mais que faisait donc une jeune fille telle qu'elle les fers aux chevilles ? Elle semblait bien apprêter mais si elle était de ses esclaves dont les Monbriniens faisaient tant usage à ce qu'on disait, elle avait dû en passer par des chaînes et des haillons. Il se présenta avec un visage rassurant et baissa le ton, pour que le son ne parvienne presque qu'à elle.

- Quel est ton nom ?

L'esclave restait immobile, les yeux baissés, attendant simplement que l'ambassadeur s'approche d'elle. Kalisha pour sa part semblait se contenter d'un sourire formel et d'une politesse quand il fut question de la venue de Sa Majesté Alma à Monthoux. Il était vrai que la perspective de cette visite était quelque peu stressante et Prosper avait cru comprendre que son épouse préférait rester évasive sur le sujet. Bon. Du moment que nulle bévue diplomatique n'en sortait et qu'aucune rigueur ne pouvait être faite à la famille du comte. Mais en attendant, Don Juan se trouvait là aujourd'hui. Il fallait se concentrer sur lui.
Le seigneur de la Vega, justement, restait tout sourire et enthousiaste à l'arrivée des présents choisis spécialement pour lui... mais plus encore pour se faire la vitrine de ce que l'Empire avait de mieux à mettre en valeur sur le plan politique. Du coin de l'œil, le comte scruta évidemment chaque réaction de l'homme devant tous ces prestigieux cadeaux. Fier. Mais aussi soucieux qu'aucun ne lui déplaise. Gérald Der Ragascoen serait mécontent s'il apprenait que le seigneur de Monthoux avait heurté son hôte.

-- Mais c'est tout naturel ! rebondit Prosper en avalant rapidement un dernier bout de gâteau. Quand on traite avec un Empire aussi important que l'Espagne, la moindre des choses et de lui faire honneur - par l'intermédiaire du représentant que vous êtes.

A lé révérence de l'ambassadeur, le comte inclina lui aussi la tête en retour. Il se réjouit de le voir s'extasier devant l'horloge, les draperies, les mets de luxe. Mais soudain... l'ambiance se crispa quand le jeune homme arriva en face de l'esclave. Un silence de profond malaise s'installa. Le comte se pencha sur son fauteuil pour essayer de voir ce que Don Juan faisait en face de l'Iswylanne. Il semblait qu'il lui relevait le visage, la jaugeait, cueillait son regard. Prosper fronça les sourcils : il ne comprit pas ce que l'ambassadeur était en train de dire tout bas à la servante. Le comte devait rattraper le coup, raccrocher les voitures de la conversation :

-- Elle... Elle se nomme Phaïdée. Une excellente servante qui j'espère saura trouver bonne place en votre demeure. (Un temps, et puisqu'il en était à parler de demeure) A ce propos de quelle place de l'Espagne venez-vous exactement ? On dit que les palais de Charles Quint et de ses successeurs sont des merveilles, et que les villes et demeures qui poussent partout même au Nouveau Monde témoignent eux aussi de la finesse de votre style.

Pourvu que la conversation se renoue, que l'atmosphère s'apaise... Prosper ne comprenait pas ce qu'il venait de se passer avec la présentation de cette esclave. Après tout, les Espagnols n'étaient pas en reste dans les vastes trafics d'esclaves et l'exhibition des autochtones dans les cours d'Europe. Ce sieur de la Vega ne partageait-il pas ces penchants ?

On avait demandé à Hyriel d’aller fleurir un salon, une chambre ou il ne savait trop quoi. Comme les trois autres étaient occupés et que lui n’avait rien à faire, il s’en était chargé, motivé par la pensé de croiser Phaïdée au détour d’un couloir.
 
Il avait déposé ses fleurs mais n’avait pas encore croisé son amie. Dommage… Il rebroussait chemin quand il entendit des voix venir d’un salon. Il les reconnut sans peine. Il allait passer son chemin quand il s’arrêta.
 
Elle se nomme Phaïdée.
 
Non…
 
Une excellente servante…
 
Non, non…
 
… qui j'espère saura trouver bonne place en votre demeure.
 
Non ! Pas déjà…
 
En s’efforçant de se faire discret, il béquilla jusqu’à un mur contre lequel il s’appuya pour entendre ce qui se dirait. Dans l’entrebâillement de la porte, il distinguait la silhouette de Phaïdée, si belle, si élégante, comme toujours. Son cœur se serra. Il savait qu’elle devrait être donnée à un autre noble, comme cadeau, mais celui-ci n’aurait pas pu se perdre en mer ? Elle serait restée à Monthoux… avec lui… Il ne voulait pas la perdre une seconde fois, plus définitive… Il l’aimait trop…

L'ambassadeur espagnol avait observé les cadeaux avec un grand sourire. Tandis que le compte tatassait, il s'intéressait particulièrement à l'horloge... Cet homme avait-il une prédilection particulière pour ce genre d'objet ? pour leur clinquant ? leur utilité ? leur symbolique peut-être ?

Il en vint à elle. Moins brillante que l'horloge, mais vivante. Moins chère qu'un coffre plein d'objets de valeur, car esclave. Les yeux baissés, elle ne vit pas son visage. Mais elle voyait ses mains. De grandes mains qui tressaillirent légèrement face à elle, et dont les poings se serrèrent brièvement. C'était un homme d'extérieur sans doute, jugea-t-elle, au hâle de son épiderme. Ses longs doigts fins portaient des cals typique des hommes d'armes, il savait donc probablement manier l'épée. En soi ce n'était pas surprenant, n'importe quel gentilhomme digne de ce nom, elle l'avait appris à Braktenn, s'exerçait aux armes. Rares étaient ceux qui gardaient des mains blanches et lisses. Ceux-là étaient des érudits, des malades ou des paresseux. Apparemment, l'Espagnol n'en faisait pas partie, du moins, pas des deux dernières catégories. Car Phaïdée avait aussi appris qu'on pouvait avoir un cerveau et des muscles.

Tout cela lui apprenait des choses sur l'homme. Pas sur ses pensées. Le poing serré indiquait un vague mécontentement. Vis-à-vis de quoi ? est-ce qu'elle n'était pas à son goût ? avait-elle une attitude déplacée ? est-ce qu'il jugeait inapproprié d'offrir un être humain en cadeau ? était-ce quelque chose de complètement différent et qui n'avait rien à voir avec elle qui le contrariait ?

Elle vit ce même poing s'ouvrir et la main monter jusqu'à son visage pour lui relever la tête. Le moment de l'inspection était venu. Il allait lui examiner la bouche, comme sur les marchés aux esclaves. Elle croisa son regard. Mettant dans le sien une farouche détermination, les dents serrées. Il aurait du mal à lui faire desserrer les lèvres. Le comte de Monthoux en serait confondu assurément. Phaïdée se réjouissait presque du scandale qu'elle pouvait provoquer rien qu'en refusant d'ouvrir la bouche. Mais rien dans le regard de l'ambassadeur ne lui indiquait l'indifférence marchande à laquelle elle était souvent confrontée.

Il eut l'air surpris. De quoi ? elle ne le saurait probablement jamais. Et puis il se composa une autre expression. Celle qu'on aborde lorsqu'on veut apprivoiser un animal sauvage. Et sa voix allait avec cette attitude, lorsqu'il lui demanda son nom. Phaïdée se mit sur la défensive. Légèrement. Elle n'était pas un animal sauvage et n'était pas idiote. S'il était en train de la jauger, elle aussi l'évaluait. Elle ouvrit les lèvres pour répondre, ayant oublié sa détermination à garder les mâchoires serrées. Mais avant qu'elle ait pu prononcer le moindre son, ce fut Monthoux qui intervint.

Par quelque miracle, il avait entendu la question de l'Espagnol et répondait à sa place. Elle s'appelait Phaïdée effectivement. Quand à être une bonne servante, si l'esclave avait pu franchement éclater de rire, elle l'aurait fait, Monthoux ne savait pas de quoi il parlait, et Marthe ne devait pas être tout à fait du même avis que lui. Elle se contenta d'un amusement silencieux en refermant les lèvres.

Elle avait toujours la tête levée vers son nouveau maître, le menton toujours maintenu haut par le contact léger de ses doigts. Elle eut l'audace de lever un sourcil avec un petit air narquois : "Alors, Phaïdée la servante vous convient ?" disait ce sourcil insolent.

Kalisha observait la remise des présents en retenant sa respiration. Qu’allait donc penser l’Ambassadeur du choix pour le moins douteux de son époux ? Elle n’osait croiser trop longtemps de regard Phaïdée. Quelle affreuse épreuve ce devait être que de se trouver comparer à une horloge et des étoffes. Elle reprit un petit gâteau au miel pour faire passer sa gêne.

Pour l’heure -c’était le cas de le dire !-, il semblait plutôt enthousiasmé par ce qui lui était présenté, mais arrivé face à l’esclave, un silence commença à s’étirer: silence lourd et pesant qu’elle imaginait non sans mal être dû à cette épouvantable faute de goût de son mari. Elle se pinça les lèvres avant de se rabattre sur une gorgée de thé. Ses yeux se posèrent successivement sur l’espagnol puis sur Phaïdée, puis sur son mari qu’elle enjoignit muettement de corriger sa bévue diplomatique, ce qu’il fit… Maladroitement. Kalisha soupira silencieusement en roulant des yeux.

Elle tenait là une occasion en or de l’enfoncer une bonne fois pour toutes et de se mettre en avant, pourtant elle demeurait toujours bien trop douce pour être animée de telles intentions. Un léger souffle s’expulsa de ses narines et elle se leva pour s’approcher de sa gracieuse démarche vers leur invité. Un glissement de soierie plus tard, elle était à ses côtés et avouait avec sa bienveillance habituelle :

- J’espère que ce… présent ne vous offense pas, je m’en voudrais terriblement si tel était le cas. Phaïdée était à mon service précédemment. J’ai apprécié autant ses talents de maquilleuse et de coiffeuse que nos longues discussions. C’est un immense honneur couplé d’une profonde tristesse que de vous la céder, mais je suis certaine que vous saurez apprécier sa compagnie rafraichissante autant que moi-même.

Elle inclina légèrement la tête puis se tourna vers la jeune esclave qu’elle enlaça -qu’importe le protocole-.

- Vous allez me manquer. dit-elle à haute voix avant d’ajouter pour sa seule oreille je suis tellement désolée...

Elle s’en retourna à sa place non sans un regard équivoque à son mari qui disait « vous voyez que c’était une piètre idée ! ». La prochaine fois, elle le laisserait se noyer seul. Malgré tous les sentiments qui l’assaillaient, elle conserva son masque d’hôte parfaitement joviale et accueillante.

- N’avez-vous point trop froid, Messire ? J’ai pour ma part beaucoup de mal à m’accommoder des températures si glaciales. Et il parait que le pire est encore à venir ! commenta-t-elle avec un petit sourire.

Avant de voir Phaïdée, Juan demeurait souriant et hocha la tête avec reconnaissance vers le comte. Lorsqu'il commença à la voir et à l'examiner, ce fut une autre histoire. Juan se trouva confus. Il ne pouvait refuser... Mais pourtant, il en mourrait d'envie. Il n'avait d'ailleurs pas toujours été très à l'aise avec le concept de serviteur. Antoine, lui, faisait toujours tout seule, sauf la cuisine, tout comme Irène et c'était quelque chose qu'il admirait et qu'il avait tenté d'imiter. Autant dire que la jeune femme risquait de se sentir bien seule, surtout qu'il n'avait pour seule compagnie à Monbrina qu'un page qui prenait parfois la casquette de secrétaire et un cuisinier qu'il n'oubliait jamais dans ses bagages pour satisfaire ses goûts très salés. Ce ne serait sans doute pas très drôle pour elle... Et que pourrait-elle bien faire ? Il ne voulait pas non plus la laisser sans emploi à la rue. Non... par devoir diplomatique et éthique, il devait accepter, qui sait ce qui arriverait sinon ? Il essayerait de demander à Irène ce qu'une servante était censée faire dans une maison...

Il cru la voir serrer les dents. Il fronça un peu plus les sourcils. Cela lui semblait trahir quelque chose mais il n'aurait su dire quoi. Alors qu'elle allait lui répondre, le comte le fit avant elle. Juan esquissa un sourire gêné et ne put pour toute réponse qu'acquiescer.

- Hem... yé suis né en Andalousia. Et en effet, les palais de Leurs Majestés sont splendides...

Il se recentra cependant vide sur les grands yeux noirs de Phaïdée. Cette dernière avait haussé un sourcil, de manière joueuse. Cela fit presque aussitôt naitre un demi-sourire sur les lèvres de Juan. Elle avait l'air d'avoir du caractère cette jeune fille ! Il ne saisit pas tout de sa question silencieuse mais lâcha son menton et fit un pas en arrière. Les mains croisées dans le dos, il chercha les mots les plus adéquats avant que la comtesse ne vienne d'une certaine façon à son secours. Il fut d'ailleurs charmé d'entendre plus d'une phrase de sa bouche.

- Oh non, je... je suis simplement un peu surpris, je ne m'attendais pas à un tel présent...

Il espérait que le comte pourrait entendre "important" dans ce "tel" plutôt qu"inhabituel" voire "dérangeant". Si c'était une coutume monbrinienne, il fallait lui faire honneur. Il se passa une main maladroite dans les cheveux lorsqu'elle évoqua ses talents de coiffeuse.

- En ce cas, je suis navrée de ne pas avoir pris épouse pour qu'elle puisse profiter de tels talents et je doute que mes cheveux soient plaisants à coiffer...

Il ne savait si ces propos étaient maladroits ou non. Il n'espérait pas... Il fit d'ailleurs de nouveau un pas en arrière pour laisser la comtesse dire adieu à sa servante. Tout cela le laissait perplexe. Si elle était si qualifiée et si sa maîtresse lui était tant attachée pourquoi la lui donner ? Elle ne serait sans doute pas heureuse dans son domaine... A moins que la perspective de voyager ensuite - car elle le suivrait certainement en Espagne - la tentait ?

Il se détourna un peu d'elle pour revenir un peu vers les fauteuils et vers ses hôtes. Il sourit alors à la comtesse qui, une fois sa langue déliée, comme il le pensait, était tout à fait charmante.

- Ah, j'ai pris l'habitude. Mais je vous avoue que j'emporte deux fois plus de vêtements quand je sais que je dois voyager en dehors de l'Espagne ! Mais j'aime la neige. C'est une sensation curieuse mais cela a quelque chose de magnifique.

Il ne put s'empêcher de glisser un oeil vers la mystérieuse Phaïdée. Que faisait-elle, elle, pendant qu'ils discutaient ? A quoi pensait-elle ?

Ce qui pouvait bien se passer dans la maigre embrasure de la porte échappait autant à Prosper que les subtils échanges muets entre l'ambassadeur et l'esclave. Le comte n'avait l'œil que lors de ses parties de chasse, quand il s'agissait de débusquer les petites perles noires terrifiées d'un animal au milieu des fourrées. Dans son salon, il peinait à déceler ce qui pouvait relever d'une mise en joue, d'une menace prête à être décochée. Du moins, pas de la part de la servante.
Don Juan confirma être davantage surpris que blessé des cadeaux qu'il recevait. Voilà qui participa à éponger le trouble du comte de Monthoux - qui du reste eut la bonne surprise d'être soutenu par sa femme. Dans un premier temps il reçut sa petite lorgnade l'invitant à tenter de se corriger, et s'y était employé de son mieux. Elle même s'immisça dans la conversation d'une intervention habile : Kalisha présentait ce don de Phaïdée comme une marque de confiance - celle de qui souffrait de la séparation d'avec une bonne employée, mais estimait que ses talents seraient un grand bienfait pour son hôte. Oui, bien joué. Le comte hocha la tête.

Surpris, il laissa sa femme se lever pour aller enlacer sa servante et lui dire son au-revoir. Prosper força un petit sourire mais sans bouger. Quand elle revint s'asseoir, il prit au cœur son regard décoché telle une petite flèche dont le sens ne lui échappa guère. Il se pinça la lèvre - façon muette de reconnaître qu'en effet, il avait manqué de discernement au sujet de son invité... Lui qui pensait que ce Don Juan serait comme beaucoup d'autres Grands d'Espagne fiers d'amener ici et là leurs captifs. Mal lui en avait pris, il aurait dû se renseigner davantage sur ce personnage en particulier, plus que sur son pays. Discrètement, Prosper eut au moins l'honnêteté de remercier son épouse d'un sourire, entre deux mâchouillis d'un gâteau.
Il reprit à la suite de Kalisha le petit masque jovial de la bonne conversation et écouta le dialogue consensuel entre les deux au sujet du temps qu'il faisait. Hm... Quant on en était réduit à ce genre de sujet, c'était en effet que la situation avait mal tourné. Au moins aura-t-il ri de la réponse du jeune seigneur à l'esclave au sujet de sa chevelure.

-- Les hivers à Braktenn sont souvent assez rigoureux. Mais puisque vous vous dites équipé, j'espère que vous saurez profiter de ce que notre capitale a à offrir de toutes parts en matière de divertissements et de culture. Ma femme et ma fille apprécient le théâtre, l'opéra, les librairies. (Un temps) Oh mais je dis cela... alors que sans doute votre emploi du temps d'ambassadeur doit déjà être fort rempli ? Vous verra-t-on prochainement à la Cour du roi par exemple ?

De son discret coin de mur, Hyriel vit l’ambassadeur s’approcher de Phaïdée, la toucher, et elle, il la vit lui adresser un regard de défi. Il sourit, malgré tout. Les femmes de leur pays n’étaient pas réputées pour leur soumission…

Il suivit l’intervention de la comtesse, le cœur serré, en sachant qu’elle le défendait pas son mari de gaieté de cœur. Il baissa un instant les yeux quand elle l’enlaça, pour lui dire adieu. Lui aussi aurait voulu pouvoir le faire mais il savait qu’il n’en aurait pas le droit et qu’ils ne le devraient pas…

Et ils continuaient sur les banalités, les vaines banalités, pendant que lui sentait son cœur se briser en continuant de regarder son amie, le désespoir dans le regard. Pourquoi ne pouvait-il pas arrêter le temps, sauf pour eux-deux, afin d’aller l’enlacer, l’étreindre contre lui une dernière fois avant sans doute longtemps ?

L’homme réagit plutôt... positivement à son haussement de sourcil insolent. Il recula d’un ou deux pas, l’air de ne pas trop savoir quoi dire et c’est alors que du coin de l’œil, Phaïdée vit la comtesse approcher, et elle eut un petit pincement au cœur. La jeune femme avait été gentille avec elle, ainsi de mademoiselle Florentyna. Elle ne pouvait pas en dire autant de tout ceux qu’elle avait croisé depuis... Iswylan. Ça lui ferait de la peine de la quitter. Et les mots qu’elle adressa à l’ambassadeur la touchèrent beaucoup. Quoiqu’il se passe avec cet homme, elle serait toujours reconnaissante à Kalisha de Monthoux, princesse Djerdanne (et reine de la forêt), de lui avoir évité beaucoup de problèmes avec Marthe et d’avoir fait de son séjour à Monthoux une parenthèse pas complètement désagréable.

Quand la jeune femme l’enlaça elle lui rendit presque spontanément son étreinte.

- Vous aussi, vous me manquerez, madame. Et ne soyez pas désolée, vous n’y pouvez rien.

La comtesse retourna s’installer tandis que l’ambassadeur se répandait en excuses pour ne pas s’être marié. Voilà une informations intéressante, information qui fila se loger dans un coin du cerveau de Phaïdée, alors qu’elle laissait échapper un rire à l’évocation des chevaux. Après tout, les chevaux, elle pouvait bien s’y mettre aussi.

Il n’avait pas l’air méchant, c’était déjà ça. Et s’il avait un brin d’humour, ils pourraient s’entendre. Peut-être même qu’elle pourrait obtenir de lui son affranchissement... en voyant très loin. Alors qu’il se retournait vers elle après avoir échangé quelques mots avec ses hôtes, elle lui rendit un regard qui se voulait amical. Complice ?

Il ne lui restait plus qu’à rester sagement dans son coin, à laisser traîner ses oreilles, à observer son nouveau maître et à attendre son bon vouloir.

Prosper aura laissé son épouse faire ses au revoir à cette servante qu'elle et sa fille avaient appréciée. Florentyna d'ailleurs, il s'en doutait, serait fort désolée en revenant de son voyage de trois jours auprès d'une amie - lorsqu'il faudrait lui apprendre que l'ambassadeur était venu et que Phaïdée n'était plus là. Elle aussi aurait voulu lui faire ses adieux, se douta le comte en connaissant la cœur de Florentyna avec le personnel. Mais les choses avaient pris cette configuration : c'était ainsi et n'aurait pu se voir retardé. La finalité de cette esclave demeurait en outre prévue de longue date. Et sa fille le savait.
La conversation continuera encore, Prosper et Kalisha écoutant ce que Juan leur dirait de sa présence prochaine à la Cour. Sans doute seraient-ils amenés à se revoir. Lorsque le clocher du domaine sonnera Sexte, il faudra hélas prendre congé de l'ambassadeur à l'agréable compagnie. Hormis durant ce moment de gêne ressentie à l'offre des présents, l'Espagnol avait apporté ici enthousiasme et bons mots autant que ses agréables manières. Il serait sans doute apprécié à la Cour, se dit Prosper. Pourvu que "l'incident" relatif à l'esclave soit vite oublié : Kalisha avait sauvé les meubles, Prosper savait lui devoir une fière chandelle et il se promit de se renseigner mieux si, une prochaine fois, il devait à nouveau être chargé du bon accueil d'un diplomate.

On se leva. Le seigneur de Monthoux, toujours secondé de sa femme à qui il donnait le bras, raccompagna son hôte à travers le vestibule puis jusqu'au perron où attendaient sa voiture et le reste de sa suite. Il faudra bien en effet au moins deux autres véhicules pour repartir vers ses appartements avec les cadeaux. Ce dernier ne verra pas ce qui pouvait se dérouler dans son dos, entre Phaïdée en retrait et d'éventuels domestiques de passage... Des laquais s'occupèrent de remettre les présents de bienvenue à la suite de Juan, qui feront le nécessaire.

-- Nous avons été ravis de faire votre connaissance, Messire l'Ambassadeur. (D'un petit regard vers son épouse, il l'adjoignit à la politesse et la remercia encore d'avoir sauvé l'entretien.) Je vous souhaite un excellent retour, ainsi que de belles fêtes auprès de Sa Majesté car je ne doute pas que votre réception sera grandiose ! J'espère avoir le plaisir de vous revoir prochainement au palais.

Juan observa les adieux qui lui semblaient bien déchirants. Il se sentit coupable, bien qu'il ne soit en rien responsable, bien au contraire. Voilà quelque chose qui lui tombait dessus de façon bien impromptue... Il soupira légèrement. Il trouverait certainement bien quelque chose à lui faire faire. Il fallait juste qu'il cherche...

Avant qu'il ne soit de nouveau happé dans la conversation par le comte, il jeta un coup d’œil à Phaïdée. Elle lui adressa alors un regard étrangement complice. Il ne put s'empêcher de sourire. Peut-être pourrait-il au moins se faire une nouvelle amie. Ça, ce serait intéressant... Elle avait l'air d'avoir le sang chaud, elle aussi. Il pourrait très certainement s'entendre tous deux. Il y avait au moins cela de positif...

Il revint vers le comte et se rassit définitivement.

- Oh, je ne doute pas que vos divertissements n'aient rien à envier à la Cour d'Espagne !

Il secoua ensuite la tête.

- Je tâcherai surtout de faire mon possible pour honorer mon pays. Et je serais donc enchanter de découvrir toute la culture qu'a à offrir Braktenn. Je me rendrais très certainement à la Cour mais je ne saurais vous dire avec précision quand.

La conversation s'enchaina sur des banalités mais Juan y prit quelques plaisirs. C'était de bonnes gens, agréables et gentils. Cependant, l'heure tournait et il devait y aller.

Il s'en alla donc vers le hall, conduits par ses hôtes, toujours avec un sourire. Il jetait parfois des coups d'oeil à Phaïdée avant de sourire à ses hôtes. Il inclina la tête avec déférence.

- Moi de même, ce fut un réel plaisir ! Oui et j'espère que nous nous reverrons à la Cour !

Il les salua chacun puis observa les laquais s'affairer. Alors qu'il allait descendre, il en pris un gentiment par le bras.

- Pourriez-vous dire à Phaïdée de monter dans ma voiture ? C'est la première.

Phaïdée ne semblait pas trop malheureuse… mais n’était-ce pas là de la comédie ? Comment savoir ? Si elle se trouvait heureuse avec son nouveau maître, il en serait heureux pour elle, même si lui serait triste de ne plus la voir, mais si ce n’était que du jeu… Mais elle lui souriait, et il lui souriait… non…

On se leva. Hyriel se redressa aussitôt et clopina pour s’écarter de la porte, discrètement, pour que l’on pense seulement qu’il passait. Ils sortirent… Il ne devait pas se retourner… mais il ne pouvait pas partir sans un regard…
Et puis zut. Il devait lui dire au revoir, à défaut de pouvoir le faire dans les formes. Le cœur aussi serré que sa gorge, il tourna la tête vers le petit groupe qui sortait, ignorant les regards que l’homme adressait à son amie. Lui, il voulait seulement l’apercevoir, lui dire combien il l’encourageait dans cette nouvelle vie, au service de ce nouveau maître dont il ne savait presque rien…

Lui dire qu’il souhaitait la revoir et qu’il essayerait…

Lui dire qu’il l’aimait…

La réunion des grands de ce monde s'acheva sans plus de cérémonie. Du moins, il y eut bien quelques échanges de politesse creuses : "J'espère vous revoir, blablabla"... "oui, moi aussi... blablabla... oh nous pourrons peut-être nous croiser à tel endroit...". Hypocrisies d'aristo. Phaïdée s'en désintéressa rapidement. Mis à part apprendre avec surprise que le gros matou... Monthoux, se risquerait à faire des entrechats au charivari, la discussion ne lui apprit rien de plus sur sa nouvelle situation et son nouveau maître.

Elle préféra évaluer de nouveau son importance à l'aune des présents qui lui formaient un écrin tout à fait asymétrique et détestable. Si Monthoux avait jugé de bon ton de dépenser son argent pas si précieux pour impressionner un ambassadeur étranger, qu'est-ce que cela signifiait ? Et d'abord, quel imbécile avait chargé Monthoux de cette tâche. Sans doute quelqu'un qui rêvait de s'en débarrasser politiquement. A moins que l'encombrant comte n'ait fait trop de zèle, et ait lassé l'objet de ses flatteries au point de récolter une tâche qui ne lui seyait clairement pas. Soit on avait voulu mettre l'ambassadeur dans une situation embarrassante, soit on n'avait pas de jugeote.

Vint le moment du départ. Une véritable caravane de serviteurs se chargea de déplacer coffres et meubles. Heureusement, bien que considérée comme "meuble", il ne vint à l'esprit de personne de la transporter comme le reste des marchandises. Bien sûr, on lui fit comprendre qu'il fallait bien qu'elle avance aussi, à la suite des présents, mais elle ne se fit pas prier longtemps. Rien ne la retenait plus ici. Ou presque.

Et ce presque, elle le vit juste avant de sortir. Caché dans un coin d'ombre. Faisant mine de s'écarter pour laisser passer la grosse horloge, elle en profita pour lui adresser un regard et baiser, qu'elle lui envoya d'un geste de la main. Elle restait à Braktenn pour l'instant. Ils auraient certainement l'occasion de se voir. Elle espérait.

Un domestique de Monthoux lui colla son coude dans les côtes, la rappelant à l'ordre.

- Dans la voiture, la miss... Non, pas celle-là. L'autre.

Il indiquait la première. Dans laquelle l'ambassadeur venait de monter. Elle hésita. Ce serait un pied de nez à Monthoux. Mais c'était aussi la toute première fois qu'elle montait dans une voiture. C'est en voyant Marthe, qui surveillant le tout d'un œil sévère qu'elle se décida. Avec une démarche digne d'une reine (d'Espagne), elle passa devant la contremaître revêche à laquelle elle adressa un discret clin d'œil effronté, avant de gravir le marchepied et de s'engouffrer dans le véhicule.

Et fouette cocher.

Les adieux à Phaïdée furent déchirants. Ce n’était pas comme si elle partait de gaieté cœur et encore moins en tant que personne libre. Enfin libre… Il fallait s’entendre, les femmes n’étaient jamais réellement libres, au mieux en avaient-elles l’illusion. Elle avait acquiescé en silence, espérant secrètement la revoir. Et Hyriel alors ? Qu’allait-il devenir lorsqu’il apprendrait son départ ? Elle préférait ne pas y songer.

Elle s’en retourna à sa place, poursuivant la discussion autant que faire se pouvait pour éviter les écueils dans lesquels Prosper aimait à mener sa barque. Mieux valait lui enfourner un gros beignet dans la bouche que de l’entendre déblatérer des platitudes sans nom. D’ailleurs la prochaine fois, en tant que maitresse de maison, elle imposerait à ce que les gâteaux soient réalisés dans un format supérieur afin de mieux sied à la gourmandise de son mari (et surtout à la paix de ses oreilles). Puis vint l’heure de se séparer. Kalisha passa un bras autour de celui potelé du comte et raccompagna  l’Ambassadeur.

— Je ne puis qu’appuyer mon époux, Messire, et vous souhaitez de nouveau la bienvenue dans notre merveilleux pays.

Elle inclina la tête et les observa s’éloigner, ravie de constater que Phaïdée était invitée à siéger à ses côtés pour le trajet. Il n’avait pas l’air méchant, c’était déjà ça. Peut-être pourraient-ils devenir amis ? C’était tout le malheur qu’elle lui souhaitait.

Pauvre Florentyna qui n’avait même pas pu lui faire ses adieux, elle serait si triste à son retour lorsqu’elle constaterait son absence.