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[9 décembre 1597] Pour que ressuscitent des murs [Terminé]

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Message par Le Cent-Visages Jeu 24 Déc - 19:18

[9 décembre 1597] Pour que ressuscitent des murs [Terminé] Jzorzo11

Jérémie Torrès, esclave, 19 ans

Comme cela avait été promis à la taverne, une dizaine de loqueteux travaillait depuis la veille au chantier autour de ce qu'il restait du presbytère. Carcasses d'arcades de Quasimodo. Pierres et bois en charogne désarticulée, vertèbres visibles à implorer le ciel. L'esprit de la sorcière semblait encore souffler par ici, alors que nulle flamme ni cendre ne hantait les lieux depuis septembre. L'endroit restait craint. Mais bientôt, grâce aux bonnes œuvres du sieur Carpentier, un asile pour le prêtre de Saint-Eustache allait renaître de ses cendres.
C'était dans ce curieux spectacle que les yeux caverneux de Jérémie se perdaient sans qu'il ne s'en rendît compte. Son esprit désossait, analysait, comptait, jouait à se composer une partition en calculant les distances entre deux piliers, en devinant la logique numéraire d'une suite de charpentes comme on écoute une suite rythmique. Il n'en entendait qu'à peine les ordres donnés autour de lui - du moins juste ce qu'il fallait pour obéir tel un automate. Le corps se mettait en branle, à charrier des gravats, à aller de ci, de là, à porter - quand la pensée demeurait sur ce qu'il lui plaisait d'analyser. Derrière certains débris, on pouvait encore deviner les formes des statues - et la grande ombre se plut à se les re-figurer dans sa fantaisie. Le balancier de ses bras travaillait à bon rythme. Autour, les autres journaliers étaient à l'ouvrage, après que tous se furent enregistrés la veille auprès du surveillant. Jérémie avait tenu sa promesse : le maître bâtisseur disposait de ses gars, moissonnés par cette haute perche aux airs de faucheuse, enveloppé qu'il était dans son long manteau usé.

Le noiraud ignorait où se trouvait exactement le patron au milieu du terrain en foutoir. Et il ne s'en préoccupa guère, à vrai dire. Augustin était sans doute affairé un peu plus loin avec ses plans ou que savait-il d'autre. Jérémie aurait bien l'occasion de le recroiser rapidement et de se faire une idée plus précise de son nouvel employeur.
Le travail s'engageait bien. Grand et sec, le jeune homme sentait parfois passer l'effort dans ses muscles, néanmoins il menait correctement ses transbahutages. Et comme souvent avec lui, l'esprit et le corps paraissaient volontiers séparés. La mécanique s'actionnait. La pensée observait la carcasse du bâtiment, établissant des associations d'idées avec des gravures anatomiques observées jadis en secret, dans la bibliothèque de ses maîtres. Squelettes humains, mécanismes d'ailes d'oiseaux, défragmentation de la course d'un cheval, tout cela revenait avec précision sous le crâne de Jérémie entre deux coups d'yeux vers l'anatomie du bâtiment à débarrasser. Il ne voyait bien évidemment rien, pour l'instant, du changement d'attitude d'Augustin par rapport à ce qu'il avait découvert à la taverne. Ni même regards effarés qu'autour on adressait au noiraud lui-même : quelle était cette corneille muette à l'air perdu ? Pour ne bas dire benêt parfois. Et qui œuvrait en silence, ne posait nulle questions, devait planer dans de drôles de sphères...

Il arrivait tout de même parfois que Jérémie redescende un peu, l'oreille attirée par quelques mots plus forts aux alentours. En l'occurrence, on venait derrière lui d'amener une charrette débordante d'un premier lot de planches qui allaient servir à élever appareils de démolition, puis échafaudages. Commande expresse de Thierry la veille au matin, à la réserve de bois la plus proche dans Braktenn. Et deux types se chamaillaient autour du convoi. Jérémie écouta sans ralentir son mouvement :

-- Foutu couillon, comment que j'vais ajouter le prix d'ces coupes à la note du chantier si t'as pas le compte du détail ?!
-- Désolé, oui... désolé... J'ai... oublié le document... Le temps que je r'tourne le chercher, vous... l'aurez au plus tard demain matin promis !
-- Ouais y a intérêt, mais en attendant j'ai même pas le nombre précis de ces coupes que vous m'amenez, comment que je suis censé calculer la répartition des pièces pour monter c'qu'y faut ? Le père Thierry, y m'a dit qu'il s'occupait de tout et que j'aurai qu'à vous demander pour le détail du nombre.
-- Pas... Pas de problème M'sieur, on... on va tout décharger pour recompter et puis c'est tout.
-- Je sais bien, ça, merci ! N'empêche qu'on va perdre du temps avec ces conneries...
-- Je... Oui, pardon c'est...

L'un et l'autre cessèrent net quand leurs yeux arrondis suivirent de concert les trois tours que fit lentement Jérémie auprès du véhicule de la discorde. La grande ombre avait quitté son poste, pour venir dessiner tel un rapace un cercle, puis un autre, puis un dernier, menton en avant, yeux vissés aux piles - plus ou moins ordonnées - des nombreuses planches. Dans l'exercice de calcul, des plis lui striaient le front. Ses sourcils se haussaient, retombaient - parfois les deux, parfois un seul. Il bougeait les lèvres dans quelques paroles indéchiffrables à quelqu'un d'autre que lui. Cessant enfin de tourner, il résolut :

-- Non c'est bon. Il y en a 304.

Mots prononcés sans regarder le duo, ni avoir aperçu l'approche du sieur Carpentier venu faire un tour d'inspection du chantier. Les billes noires de Jérémie demeuraient vissée au véhicule : il revérifiait. Une fois sûr de lui, il tourna les talons et allait s'apprêter à rejoindre son poste comme si la chose la plus banale du monde venait de se produire et qu'il n'y avait guère de paroles inutiles à s'échanger maintenant. Pragmatique. Ils l'avaient, leur nombre. Ils pouvaient commencer leurs répartitions sans "perdre du temps".
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Message par Augustin Carpentier Ven 25 Déc - 22:02

Le chantier de déconstruction allait être l'occasion de tester les pauvres hères ramenés à Augustin, et de former les meilleurs pour la phase de construction. Il ne pourrait pas faire du bon travail avec tout le monde, mais tant qu'il s'agissait d'abattre des murs détruits et de desceller des pavés, de transporter des débris et de les vider ailleurs, ils étaient joliment motivés ; à croire que ça leur plaisait, d'une certaine façon.

Augustin, qui avait peur aisément, avait peur en ce moment de ce que signifiait cette motivation. Ils aimaient donc abattre les murs de ce qui avait représenté le pouvoir d'une autorité religieuse ? Aimaient-ils simplement le spectacle incongru d'un colosse à terre, ou cela allait-il plus loin ? Et il avait surtout peur de ressentir, en lui-même, quelque chose qui réagissait à cette idée. Une mince et discrète fibre de révolte qui vibrait dans le vent, comme une unique fleur au coeur d'un champ dévasté. Il aurait préféré ne rien éprouver du tout.

Il se plaça au loin, perché sur la branche d'un arbre mort, pour observer les hommes ; ce n'était pas la même chose que de marcher au milieu d'eux. Ils formaient une fourmilière aux mouvements propres, un grand organisme qui rayonnait et irriguait l'espace du chantier en formant et en rétractant des tentacules qui étaient des lignes de travailleurs. Il ne guettait pas les individus – et surtout pas leur plastique, à Dieu ne plaise – mais le comportement de leur foule.

Tant qu'il s'agissait de décortiquer, ils étaient habiles et fervents à la tâche ; comme les fourmis. Il en avait observé, vidant de sa substance avec une célérité terrifiante un oeuf tombé du nid. C'était ce qu'il voyait en ce moment. Mais il ne fallait pas se laisser impressionner par cet appétit de destruction ; les fourmis savaient aussi construire, et les humains n'étaient pas plus bêtes.

Ça ira, fiston, murmura-t-il entre ses dents avant de sauter de son perchoir.

Sa marche le porta dans la direction d'une silhouette immobile, qui faisait tache au milieu du remue-ménage général. En approcha, il constata que c'était ce garçon qui accompagnait le prêtre, lors de leur rencontre haute en couleur. Cette grande bringue aux discours étrangement philosophiques. Déjà par ce trait, l'architecte se sentait ridiculement menacé. Mais en ce moment la perplexité surpassait l'inquiétude : ils étaient en situation de travail manuel, après tout ; la philosophie n'y avait heureusement plus sa place, à moins qu'on en vienne à débattre de l'éthique de ses méthodes de gestion. Il se demandait un peu sur quoi il était tombé, avec ce bonhomme-là.

Un paresseux, qui tirait au flanc tandis que les autres s'affairaient ? Non, ça avait l'air plus compliqué. Un fou ? Il ne ressemblait pas à Sylvère d'Aiguemorte, mais il existait des fous de toutes sortes sur cette terre, et parfois il se demandait si ce n'était pas simplement un produit normal de la condition humaine, une façon de se figer un jour dans cette évolution amorcée à l'âge d'enfance, et d'y rester enfermé comme dans une folie personnelle. Enfin, il n'aimait pas du tout se poser cette question, elle lui donnait le vertige.

En s'approchant, il réalisa avec stupeur que l'immobilité de l'individu avait une explication toute simple : il comptait. Il venait de compter les planches, les trois cents planches, d'un seul long coup d'oeil. Il devait avoir un truc, comme les magiciens. Augustin les avait vus faire ça et mieux sur les foires. Mais néanmoins, il faisait la grimace. C'était humiliant. Le bonhomme était une sorte de génie, décidément, et lui à côté n'était qu'un paysan, à peine assez rusé pour tenir son masque sur sa figure... et encore, il se posait la question. Ce maudit ouvrier trop observateur avait-il déjà calculé qu'il était un imposteur ? Ou n'était-ce qu'une question de temps avant que cela arrive, inévitablement ? Et ensuite, qu'arriverait-il ? Le dénoncerait-il ? Lui ferait-il du chantage ? Y resterait-il indifférent ? Ce serait encore le pire. Augustin n'avait pas coutume d'être protégé, et il s'était senti assez mal, à table, à la taverne, lorsqu'il avait eu l'impression que le gueux orientait la conversation avec l'homme d'Eglise pour ne pas le laisser à l'écart.

Il ne faisait pas la manche. On ne lui faisait pas l'aumône. Il n'était pas un mendiant ; il était un domestique dans l'âme, qu'on ne le rabaisse pas plus bas que terre. Voilà quel effet cela lui avait fait, même sous une forme fugace, oubliée en un instant. Cette fibre de révolte qu'il éteignait au mieux, mais qui réapparaissait de loin en loin, tenace comme une mauvaise herbe. Il finirait bien par l'extirper.

"Allons ! Assez bavassé ! Déchargez-moi ça, prestement !"

Haussant la voix, avec cette cassure caractéristique des voix qui ne se haussent jamais et qui se brisent dans l'effort, il entreprit de crier sur les ouvriers présents pour les mettre en mouvement à sa guise. Ils grognaient et il était forcé de passer auprès de chacun, et de lui adresser une rebuffade personnelle. C'est qu'ils pouvaient toujours choisir de repartir sur les routes, et trouver leur pain ailleurs ; rien ne les obligeait à le respecter.

"Faites-moi cinq piles de soixante. Je vous dirai lesquelles réserver pour quoi." Il marchait autour du chariot en désignant les emplacements du chantier où s'élèveraient les engins. Ils partiraient de zéro ou presque, et la bâtisse méritait que l'on y emploie toute la panoplie imaginable. Il n'aurait pas aimé que le prêtre passe sur place, et que le génie, qui avait son oreille, se mette à lui raconter qu'on négligeait quoi que ce soit. "Ici, on montera la cage ! Le treuil à tambour," corrigea-t-il en sentant un regard peser sur lui. "Ici, une nacelle. Ici un lève colonnes, ici une roue à échelons. Bouge ta couenne, le borgne ! Et toi -"

Il s'arrêta soudain, arrivé face à Achille. Celui-là, il ne savait pas de quoi le traiter. Ce n'était clairement pas un abruti. Et il était aussi grand que lui ; leurs regards s'étaient croisés en face. Grande asperge ou grande sauterelle lui irait bien, mais autant s'apostropher soi même, et le but n'était pas de faire rire l'équipe à ses dépens, mais de les cravacher d'un fouet imaginaire, en leur faisant oublier l'exploit mathématique de leur camarade.

Augustin resta sans voix, et passa à côté d'Achille en regardant avec lui, hélant le quidam qui bayait aux corneilles au delà ; comme s'il ne l'avait pas vu.
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Message par Le Cent-Visages Mer 6 Jan - 10:28

[9 décembre 1597] Pour que ressuscitent des murs [Terminé] Jzorzo11

Jérémie Torrès, esclave, 19 ans

Jérémie avait bien sûr noté la présence lointaine du patron, mais peu de maîtres de chantier devaient prendre plaisir à observer leurs ouvriers perché depuis le haut d'un arbre mort. L'image l'amusa. Lui plut. Il ressemblait, ainsi, à ces brigands de la forêt, notamment ce roi d'Aiguemorte aimant scruter le monde vivre à ses pieds pour contrôler son territoire. Depuis la hauteur, l'on devait avoir quelque chose de l'œil de Dieu, sans corps, plus-que-voyant. L'impression de flotter aussi et d'embrasser la vie dans un vaste panorama, réduisant chaque être à un plus petit format comme sur une carte qui se mettait à s'animer : il était arrivé à l'esclave de s'offrir des moments semblables, quand lui aussi avait grimpé aux arbres ou s'était fiché aux toits de bâtiments durant sa fuite. Varier les optiques et changer les proportionnalités lui plaisait.
Mais ici, il restait enraciné dans la terre, et les mains dans la poussière pierreuse. Il vit le sieur Carpentier finir par descendre, et se mêler aux employés pour une surveillance plus à proximité de leur travail. Le noiraud n'eut cependant pas le temps de s'appesantir sur l'observation du patron dans ce nouvel environnement... que l'engueulade des deux livreurs et du gestionnaire des réserves avait attiré son attention, généré son approche, déclenché sa machine à calculer. Et à peine son "304" lâché comme une incantation - à en croire les regards médusés des bougres autour alors que Jérémie ne voyait pas ce qu'il y avait là de non-naturel - qu'un silence se fit autour de lui.

Enfin, un des hommes allait ouvrir la bouche... mais ce fut la voix du sieur Augustin qui s'éleva au milieu du petit groupe. Il fit claquer son ordre de ne pas traîner un instant de plus. De décharger en vitesse. Le grand sec venait donc de les rejoindre et Jérémie ne sut trop comment réagir à avoir ainsi attiré son attention. Son regard un peu confus en pianota au hasard à gauche, à droite, mais ailleurs que sur le visage du maître bâtisseur : cela aurait été très impoli. Jérémie craignait d'avoir fait quelque chose de mal. Interrompre les lascars dans leur conversation ? Avoir résolu un problème alors que ce n'était pas son rôle et être impoliment sorti de sa place ? Pourtant, il avait cette capacité et une situation où il aurait été dommage de la laisser inusitée...
Et le maître Carpentier cria encore. Ses ordres suivants. Décharger. Faire les piles mathématiquement bien réparties - à quatre planches près indivisibles. Le long visage du noiraud se tendit : Augusin était en ce jour bien différent de celui qu'il avait rencontré l'avant-veille à la taverne. Celui qui ne savait presque pas où se mettre. Que la conversation très gênante entre Jérémie et le prêtre avait manqué de laissé sur le bord du chemin... Le fugitif se souvenait d'avoir voulu éviter cela, d'être resté à sa place d'employé mais le mal avait été fait. Comment l'avait pris le sieur Carpentier ? Jérémie ne le saurait sans doute jamais. Mais pour l'heure, l'homme sortait de lui toute son autorité. Il n'était plus égaré, il commandait, il grondait. Il ruait contre ses ouvriers.
L'esclave fronça les sourcils : le patron avait donc plusieurs visages particulièrement prononcés et celui qui se révélait en position de force était déplaisant. Oh, Jérémie en avait vu d'autres au contact de ses maîtres. Néanmoins, se frotter à ceux qui ne perdent pas une occasion ni une méthode pour se donner de l'importance lui laissait toujours un sentiment rance. Sur le dos déjà bien abîmé de l'esclave évadé, cela glissait... toutefois certains autres employés ne casseraient-ils pas vite sous cette pression accentuée ? Et Augustin... fallait-il qu'il soit en réalité incertain de ce qu'il était sous cette armure hérissée ? Ou simplement imbu de lui-même ? Non. La seconde hypothèse n'allait pas : Jérémie avait vu un homme fragilisé à la taverne.

Il en était là de ses réflexions quand le patron se mit à détailler les instruments à construire, d'un ton toujours aussi déplaisant avec lequel ensuite il héla les gaillards les uns après les autres, non sans piquer où cela grattait physiquement. Le borgne ici, la couenne là... Jérémie s'en prépara à en recevoir aussi pour son grade... Mais rien ne vint. Ce "Et toi" qui se voulait agressif, mais qui aussitôt s'effilocha sous ses yeux et à ses oreilles... laissa voir de nouveau une étrange fêlure dans le personnage que jouait en face de lui le patron.
Pourquoi ? Pourquoi le maître bâtisseur si prompt à appuyer tout son pouvoir sur ses petites mains restait-il sans voix devant lui ? Jérémie bien entendu ne dit rien, regard baissa, immobile, mais bouche légèrement entrouvertes d'étonnement. Il comprit alors. Et d'instinct eut un sourire très étrange, de proximité avec quelque chose de naïf dans son ourlet. Comme pour dire "Je comprends. Vous ne pouvez pas. Parce qu'on se ressemble." Physiquement. Et peut-être davantage. Jérémie en était sûr à présent : plusieurs rôles et états d'esprit se contrariant sous la tête et dans la voix d'Augustin. Et si lui aussi dans son genre fuyait quelque chose ?
Mais déjà, le supérieur s'éloignait. Et les autres aussi, sans avoir pris le temps de complimenter ni remercier Jérémie pour son calcul impromptu mais le noiraud n'attendait même pas ces manifestations-là. Il n'était pas intervenu dans ce but et ce genre d'expressions ne lui faisaient pas défaut. Ni une ni deux, la grande ombre rejoignit en vitesse son travail manuel. Il était là pour cela. Malgré tout, une autre idée germait déjà dans l'esprit de Jérémie.

oOo

Le lendemain, profitant de la pause-repas, il avala en vitesse la miche de pain avec laquelle il était venu, attendant au fond de sa besace pendant la matinée de labeur. Le souffle court, Jérémie reprenait des efforts soutenus des quatre heures de transbahutage déjà écoulées. Entre deux bouchées, il se massait les épaules et s'enroulait, se déroulait le dos comme une carapace rouillée. Une fois la ration avalée, Jérémie se leva. Il prit son courage à deux mains. Et trouva le bureau du sieur Carpentier qu'il rejoignit sans hésitation avec le plan dans sa tête et son pas-métronome. Pourvu qu'il ne se fasse pas envoyer sur les ronces...
Une fois en face du maître bâtisseur, mains croisées devant lui, tête légèrement baissée, Jérémie engagea de ton ron éternellement monocorde aux R roulés :

-- Pardonnez-moi de vous déranger Monsieur, mais je souhaitais vous soumettre... une idée.

Il fallait tenter. Proposer ses services comme calculateur-éclair pour établir les aires, les hauteurs, les exactes bonnes distances à avoir entre tant de colonnes pour une surface donnée. Jérémie n'aimait pas le gaspillage et les capacités inusitées. Il ferait gagner beaucoup de temps, songea-t-il en jetant un très bref regard sur les feilles noircies d'opérations manuelles en colonnes. Et bien entendu, il prévoyait de dire que cela ne le dispenserait pas de son travail manuel ; qu'on ne croit pas là que c'était une tactique pour s'en décharger. Quelques secondes de mathématiques perdues, mais le reste de son ouvrage ne varierait pas. La grande ombre préparait ses mots, tout en guettant non sans anxiété l'autorisation à parler de la part du patron hérissé.
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[9 décembre 1597] Pour que ressuscitent des murs [Terminé] Empty Re: [9 décembre 1597] Pour que ressuscitent des murs [Terminé]

Message par Augustin Carpentier Ven 19 Fév - 12:49

Le presbytère était vivant, quoique encore inexistant en tant que tel. C’était une grande carcasse qui s’élevait peu à peu. Les fibres de son être étaient de bois, de pierre, de métal et de corde. D’abord une base bien stable, puis un squelette de poutres, articulées sur des tendons de clous ; puis des muscles de pierre, soudés de tendons de mortier. Enfin, les enduits qui compléteraient les murs feraient office de peau nue, et le reste, les artifices, les cheveux d’ardoise, les paupières de volets, les ongles de barrières… Et il ne manquerait plus que de faire battre un cœur de feu dans cette cheminée.

Une étrange conversation avait eu lieu, peu après le démarrage du chantier. Une sorte de petit secrétaire mal bâti avait commenté avec la verve acerbe d’un fils déçu – ce qu’il était, au grand dam de l’architecte – les agissements du curé. Eh bien, Augustin n’en démordait pas, il était heureux de travailler sur ce chantier et il se réjouissait d’imaginer le bon père vivre sa petite vie entre ces murs. D’accord, c’était un débauché, mais on pouvait aussi appeler ça un bon vivant, auquel cas il n’y avait pas meilleur occupant pour une maison vide. Quelque chose chez le curé le rassurait – quand il n’avait pas à jongler avec sa complexe compagnie. Au moins, ce type-là ne s’entraînerait jamais de problèmes à flirter avec la mauvaise équipe. Il aimait trop les femmes, à ce qu’Augustin avait compris. Inutile de craindre le bûcher pour lui. Mais une vilaine amende par-ci par-là, certes. Ce n’était pas difficile à imaginer.

L’architecte était également content de l’avancement de ses travaux, même si il était loin d’avoir assis l’autorité souhaitée sur les travailleurs, qu’il devait tenir d’une main quelque peu mesquine pour éloigner la crainte d’une mutinerie. Il ne leur faisait pas de cadeaux et il le savait, bien que ce soient de pauvres gens dont il comprenait parfaitement les difficultés et les épreuves. Lorsque l’un d’eux arrivait sur le chantier tardivement et en étouffant une toux caverneuse, Augustin baissait le regard pour que l’on n’y lise pas de compassion, et tournait le dos en lui indiquant où rejoindre la tâche, notant de le payer moins ce jour-là et de le traiter de tire au flanc s’il lui adressait la parole. Il fallait bien que

Il mangeait sous la tente qu’il avait fait dresser pour pouvoir travailler tranquille à deux pas de son ouvrage, y compris en cas de pluie ou de grand froid. Machinalement, mécaniquement, il avait découpé son pain en tranches fines, au maximum. Il avait fait la grimace, en voyant sa lame déraper,  et rater le bord espéré, entraîné par les aspérités de la miche. Monsieur ne serait pas content. Puis il avait ri de ces pièges que son propre esprit lui tendait : Monsieur, ici, c’était lui, et dans cette tente, personne ne le voyait faire.

Puis, il vit apparaître Achille. Il ne lui fallut qu’un instant pour savoir de qui il s’agissait. C’était l’oiseau rare du chantier, et le premier qu’il avait rencontré, mettant encore plus en valeur sa bizarrerie, son accent, ses manies. Sa posture était trop apprêtée, on aurait dit qu’il était piloté par un faiseur d’automates caché dans le ciel, au long de fils d’acier si fins qu’ils en étaient invisibles.

« Entre, l’ami. »

Augustin avait terminé de manger, de toute façon ; il en était à cueillir les petites graines détachées du dos du pain, pour éviter de perdre cet apport nutritif. Il les cueillait entre ses doigts et les portait à ses lèvres comme un oiseau picore, en dévisageant le nouveau venu. Il ne lui portait pas d’hostilité particulière, plutôt une méfiance prudente. Ce type avait l’air de réfléchir, plus que les autres. Et Augustin n’aimait guère qu’on réfléchisse en le regardant. Enfin, s’il y avait un rapport à présenter, autant que ça soit un ouvrier capable de parler qui s’en charge...

« Il n’y a pas de dérangement. Tant que tu fais ça à l’écart des autres. Tu es ami avec notre commanditaire, mais on ne voudrait pas que l’équipe te mette à part pour autant. »

Comme si elle ne le faisait pas déjà.

Machinalement, ses mains à son tour se joignirent devant lui, mais il s’en aperçut ; ils avaient l’air de se faire face comme un homme et son reflet dans un miroir particulièrement limpide. Il décroisa aussitôt les mains, et les recroisa dans son dos. Sans doute, cela changeait tout. Sa taille se redressa, son menton se releva et il toisa son visiteur d’un air hautain, dénué de patience, encore marqué par la légère nervosité qu’avait déclenchée l’approche d’un semblable, et le recalibrage de son attitude en conséquence.

« Je t’écoute, Achille. »
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Message par Le Cent-Visages Ven 12 Mar - 23:18

[9 décembre 1597] Pour que ressuscitent des murs [Terminé] Jzorzo11

Jérémie Torrès, esclave, 19 ans

Jérémie passa l'entrée de la tente aussitôt qu'il en reçut l'autorisation. Il ne savait comment interpréter ce "l'ami" - simple formule coutumière ? véritable marque de sympathie... ou au contraire léger mépris comme d'autres disaient "mon brave" ? Il se sentit en droit de se poser la question après les scènes auxquelles il avait assisté : le sieur Carpentier ne se privait pas de rappeler qui était le patron ici, ni d'adresser ses rudesses aux employés croisant sa route. Bon. Il essaierait de le prendre comme il était et d'adapter sa formule à la sienne - un peu comme en physique afin de gérer l'équilibre des forces.
Il hocha la tête pour le saluer et le remercier à la fois de l'écouter. Du coin des yeux, il suivit un drôle de petit son d'oiseau dont il vit l'origine : les doigts d'Augustin grapillant un lot de miettes à la crête d'un pain. Il se revit faire ce genre de choses, enfant, avant que ses gestes ne se fassent plus contrits, plus renfermés voire inexistants par la force des choses. Un esclave ne devait avoir que le mouvement utile et nécessaire. Oh même sans cela, en grandissant il était devenu de nature à ne pas bouger. Des années durant la combinaison avait donné au grand spectre quelque chose d'effrayant.

-- Je vois. Je vous remercie, dit-il, alors que le patron semblait - en apparence du moins - s'inquiéter pour lui : qu'on ne l'isole pas s'il "faisait son intéressant" ainsi que d'aucuns le diraient. C'était ce qu'on avait eu de cesse de dire de lui d'ailleurs, naguère, alors qu'il ne faisait même pas exprès d'être différent. Mais en vérité, s'il s'agissait de le protéger des regards torves, c'était déjà trop tard. Le sieur Carpentier savait-il ? Jérémie ne jugea pas opportun de signaler la chose et en resta à la formule reconnaissante pour la bienveillance protectrice à laquelle il voulut croire.

La grande ombre s'étonna des changements de posture de son interlocuteur. Pour finalement en adopter une quasi en reflet, après avoir tâtonné. Cherchait-il comment habiter au mieux son corps ? Pourquoi ? Il y avait quelque chose d'étrange à le voir en quête de la meilleure posture comme on essaie plusieurs habits. Différents costumes en fonction des présences - individuelles ou collectives - avec lesquelles on se trouvait. Jouer la partition sociale. S'accorder à un tel ou à telle caste.
Il adressa un coup d'œil éloquent aux plans, ainsi qu'aux colonnes de chiffres et aux tableaux de calculs, additions, multiplications, divisions qui éclaboussaient des dizaines de feuillets à côté d'Augustin, sur la table voisine. Puis "Achille" s'expliqua - un peu de but en blanc mais les circonvolutions et belles formes n'étaient pas son fort :

-- Tout cela, je pense que je saurais en faire les calculs. Avec ma tête. (Sa très maladroite formulation pour exprimer qu'il économiserait du papier) Estimer les aires, les hauteurs, diviser pour avoir les bonnes distances exactes entre les colonnes, compter combien il faudra de blocs ou poutres ici ou là, d'après vos dessins. Je peux faire cela. Et très vite... (se travaillant ici tout de même à un peu de politesse : ) si bien sûr vous jugez cela intéressant car je ne voudrais pas déranger une organisation qui vous convient déjà ?

Le bout de son pied se mit malgré lui à se frotter un peu d'avant en arrière alors qu'il ajouta la dernière précaution :

-- Ce n'est pas pour me dispenser du reste du travail. Seulement, si cette autre partie pouvait également trouver ici son utilité, j'en serais... (Hm. Chercher le mot. La vérité était que cela le sortirait de l'ennui, le stimulerait, lui ferait même simplement et naïvement plaisir de mettre ses vraies compétences au service d'autrui et d'un projet architectural.) heureux.

Ses prunelles, qui étaient restés très fixes au cours de son intervention, vissées à un point imaginaire juste au-dessus de la tête de son interlocuteur - dans ses yeux, c'eut été peut-être impoli - bougèrent enfin un peu. Légèrement à gauche, légèrement un droite, puis clignant. Manière à lui d'attendre, non sans un fond d'appréhension, ce que le patron dirait.
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[9 décembre 1597] Pour que ressuscitent des murs [Terminé] Empty Re: [9 décembre 1597] Pour que ressuscitent des murs [Terminé]

Message par Augustin Carpentier Ven 2 Avr - 23:48


« Tu t’ennuies, c’est ça ? Y a pas de curé pour te faire la conversation sur des questions de philosophie... »

Le ton légèrement sarcastique de sa voix disparut comme il était venu ; Augustin n’aurait jamais prétendu être capable de se substituer à un tel interlocuteur. Il était pragmatique, dans la mesure du possible. C’était ce qu’il y avait de plus prudent, en général, même si une vision plus poétique aurait été agréable à développer, elle aurait aussi pu s’avérer dangereuse. Et puis, ça lui donnait un air professionnel. Selon lui, un artisan se devait d’avoir les pieds sur terre, comme un paysan se devait d’avoir les mains dans la boue. Il construisait des maisons, il fallait que lui-même soit posé sur des bases solides et planes. Enfin, il voyait bien que l’approche abstraite qui lui était proposée avait aussi ses avantages.

Il cherchait comment l’accepter sans perdre la face. Tournant en rond autour de sa table, il finit par s’arrêter en face de son visiteur et par lui montrer les papiers répandus sur la table. Comment lui dire que le papier, c’était juste pour rassurer les clients et les ouvriers ? Qu’il avait une vision brute et claire dans sa tête, autour de laquelle il brodait du tac au tac, sur le tas, au fur et à mesure que les problèmes se posaient ? L’instinct. Etait-ce défendable, face à l’abstraction ?

« Je fais les choses parce qu’elles ont l’air logiques. Ça fera beau, je me dis, ça plaira aux maîtres… aux clients. Et ça sera pratique. Enfin, logique, quoi, tu me comprends. On ne va pas mettre le plafond au sol et le sol au plafond, pas vrai ? »

A propos de plafond… Non, il n’allait pas lui poser cette question-là. Il haussa les épaules et rangea ses pouces dans sa ceinture à outils, en se détournant légèrement. C’était une danse particulière qu’ils exécutaient là. Chacun fuyant l’autre et revenant à la charge, chacun curieux et prudent, perplexe et désabusé d’avance. Mais une question précise réclamait une réponse précise. Un oui ou un non, fût-ce un « oui à condition que ».

« Donc, si tu peux te charger de la partie… comment le faire, quoi ! Ça m’arrange bien. Mais je vais te l’ordonner devant les autres, au fur et à mesure. Qu’ils ne croient pas que c’est toi l’architecte et moi… un qui fait semblant de travailler. »

Après avoir hésité un peu, il finit par poser la question, parce que ça le mettait mal à l’aise. On aurait dit qu’il y avait un fantôme au-dessus de lui, qu’il n’était pas capable de voir, mais que le bizarre ouvrier distinguait.

« Pourquoi tu regardes toujours au-dessus de ma tête ? Y a pas d’araignée. »
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Message par Le Cent-Visages Jeu 22 Avr - 22:45

[9 décembre 1597] Pour que ressuscitent des murs [Terminé] Jzorzo11

Jérémie Torrès, esclave, 19 ans

Il sentit bien, au ton de la remarque du sieur Carpentier, que la situation s'était crispée - même un court instant. Oh. Le maître bâtisseur avait-il le sentiment que Jérémie méprisait les travaux d'ici ? Ce n'était pourtant pas cela, simplement il n'aimait pas le gaspillage et se voulait utile par toutes ses cordes. Et puis... en réalité, si, il devait se l'avouer : Augustin avait raison quant au fait que "Achille" s'ennuyait. Son corps travaillait mais son esprit se répandait dans tous les sens sans sollicitation, et cela lui manquait. Le grand spectre vit par ailleurs confirmées ses craintes de l'autre soir : malgré ses tentatives, le patron de chantier s'était senti lâché sur le bord de la route tandis que Thierry avait lancé son protégé sur tous ces sujets philosophiques. Jérémie se rassura tout de même en ayant l'impression que le ton sarcastique d'Augustin partait comme il était venu. Bon. Cela ne l'aurait donc pas tant heurté que cela ? Si oui, tant mieux. Et autant ne pas instaurer de mauvaises relations avec celui à qui il devait en ce moment une place assez confortable et un petit pécule.

-- Oh, un curé ou quelqu'un d'autre, répondit-il maladroitement, d'un début de sourire ayant quelque chose d'égaré. Il croyait sincèrement qu'une conversation intéressante se pouvait trouver n'importe où, auprès de n'importe qui et même souvent des personnes desquelles on l'attendrait le moins - lui-même n'était-il pas esclave, paysan en son enfance à Iswyliz, que ses maîtres croyaient bête ? Jérémie se reprit : C'est simplement que j'ai d'autres compétences en bagage. Autant les proposer aussi. Surtout qu'elles ne prendront que très peu de temps sur le reste.

Il vit le bâtisseur faire l'oiseau de proie autour de la table noyée de documents, de ses cercles en série comme les ailes dans le ciel autour du soleil. Que cherchait-il à attraper dans ce mouvement ? Ou devait-il - comme lui parfois - se canaliser par cet actionnement de son corps ? Cela aidait à tenir l'esprit. Le terme de "maître" entendu dans la bouche du patron lui fit hausser un sourcil, juste avant que le sieur Carpentier ne se reprenne pour préférer "clients". Surprenant. Peut-être avait-il par le passé travaillé pour de très grands seigneurs, et l'appellation de maître lui serait restée ? Le terme n'en demeurait pas moins agressif à l'échine de l'esclave en fuite, qui sut n'en rien montrer outre cette brève grimace de curiosité. Le reste le détendit et le fit même esquisser un sourire, notamment à l'image cocasse du sol au plafond et réciproquement.

-- Ce qui est logique est beau... On dit parfois des mathématiques qu'elles sont élégantes. Et de la musique ou de la poésie qu'elles sont belles parce que sous-tendue par un échafaudage logique... Oui, je comprends l'idée et elle me plaît. Surtout dans ses applications concrètes comme vous le faites.

Ce dernier mot n'avait rien d'une tentative de flatterie empruntée que d'autres auraient jouée. Jérémie le pensait, ainsi était-ce sorti tel quel sur le même timbre roulant que le reste. Il songea à ses lectures clandestines quant au nombre d'Or, qui, disait-on, régirait la nature et serait présent en chaque œil même inconsciemment. Présent à peu de choses près dès que s'initiait une œuvre. Il se rappela aussi de cette définition du Sublime, voulant que ce soit un maximum d'efficacité et de brièveté des signes qui créé un maximum d'intensité desdits signes. Tendre à être fonctionnel et beau.

Le bâtisseur changea encore les angles de sa stature, cessant à présent de tourner et ramenant mains à sa ceinture. Quelque chose tout de même avait sonné atypique dans son discours. "Avoir l'air" logique. Comme si cela n'était pas certain et qu'il tâtonnait à la recherche de ladite logique - ou au moins, à en donner l'impression pour que cela tienne. Curieux discours pour ce professionnel. Voulait-il dire - autre possibilité - qu'il aimait improviser et tenter de nouvelles expériences à mesure qu'il élaborait ? Qu'il serait toujours en recherche de nouvelles manières de faire pour que cela reste logique ? Ce serait intéressant, comme angle de travail. Tenter d'autres chemins sous les apparences.

-- Vous êtes l'architecte. Je suis sûr que vous savez bien mieux que moi le comment. Mais je vous propose seulement un outil : avoir le résultat d'un calcul, l'évaluation d'un angle ou d'un écartement qu'il vous faut, ce genre de chose en seulement... (il chercha. Comment signifier le temps extrêmement rapide qu'il expérimentait dans sa tête ? Surtout quand les meilleures machines ne mesuraient encore que les heures - et c'était déjà pointu.) Comme cela, dit-il en clignant des yeux - les gardant fermés deux secondes. Je ferai comme vous le commandez devant les autres.

Des conditions de démonstration acceptées naturellement : la reconnaissance "des autres" n'importait pas à Jérémie. Il ne voulait qu'être actif. Mais si cela était mieux pour l'autorité du maître bâtisseur, alors oui, il avait raison. Recevoir ses ordres à l'extérieur n'incommoderait en rien "Achille" : il avait essuyé infiniment pire en tant qu'esclave. Il fut soudain surpris au vol par la question du sieur Carpentier et se mordilla la lèvre. Ses pouces tournèrent deux fois l'un autour de l'autre dans une brève de tension. Puis il ramena les bras le long du corps.

-- Oh. Pardon, je ne m'étais pas rendu compte. C'est une habitude que j'ai prise parce que trouver un point fixe, cela m'empêche de... de... (balancier de pupilles alors qu'il cherche comment décrire) me disperser. (Toujours avec la naïveté de l'honnêteté comme elle sortait) Et cela aurait été malvenu - en tout cas je crois ? - que le point soit droit dans vos yeux ou au milieu du front.

Mais Augustin avait raison : même ainsi, cela n'avait pas été franchement adroit. Être aussi grand du reste n'aidait pas. Alors Jérémie baissa quelque peu les yeux et trouva un autre point. Moins gênant, sur le côté. Ses idées remontèrent le fil de la toile telle une petite araignée pour revenir à ce qu'il avait plus tôt à l'esprit. Et il s'engagea à tâtons :

-- Mais dites, est-ce que je peux vous demander : "comment faire"... vous avez dit cela comme si vous n'en étiez pas certain ? Est-ce seulement qu'il y a une grande part d'improvisation sur le vif dans votre travail ? Ou que c'est votre façon de faire bien à vous... Je ne sais pas, je ne connaissais pas d'architecte avant vous, et j'ignore comment vous vous formez... je suis curieux. (Il préfère s'interrompre et s'assurer tout de même) Enfin... si vous voulez bien. Peut-être avez-vous d'autres choses à faire ?

...Et lui aussi, en théorie. Comme - au hasard - retourner à ses matériaux à charrier et empiler. Mais trop intéressé par ce qu'il venait d'entendre, Jérémie en avait perdu la notion.
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Message par Augustin Carpentier Sam 24 Avr - 15:42

« Tu veux être un outil. Comme un compas, ou… un fil à plomb… en mieux. Je comprends, ça me convient. »

Dans un sens, Augustin avait autre chose à faire, mais il avait le sentiment de vivre quelque chose de particulièrement crucial ; de l’opinion qu’il laisserait à cet ouvrier curieux, dépendrait peut-être sa capacité à influencer par la suite le jugement d’autrui, ce qui était capital. Et puis, une personne rassurée sur son compte, c’était le point de départ de jugements positifs qui circuleraient parmi la petite communauté. On dit qu’il faut toujours soigner la première impression. Le curé était satisfait de son cas, cet homme qui en était un proche devait l’être aussi. Il n’avait pas encore clairement situé son interlocuteur dans le camp des maîtres ou des servants ; il oscillait. Dieu, que c’était donc inconfortable.

« Moi aussi, j’aimerais autant ça, certains jours. Si je devais choisir, j’aimerais être un couteau. » Une remarque possiblement inquiétante, qui réclamait une petite explication. C’était cela, quand on commençait à se livrer. On donnait une bribe, le bout d’un fil, et l’autre tirait, jusqu’à détricoter d’amples pans d’étoffe et vous laisser à nu, même en ne faisant rien, juste en écoutant. « On peut faire plein de choses avec un couteau. On peut tout faire. Tailler, sculpter, manger… chasser… cautériser sa plaie… voir son reflet... »

Tout en expliquant, il était allé se servir à boire, et aligna deux gobelets sur la table, proposant tout naturellement au jeune homme de partager le repas frugal qu’il tenait debout. Ces jeunes gens fins comme des baguettes et toujours à la tâche, ça ne prétendait jamais n’avoir pas faim ; de vrais loups faméliques, qui auraient dévoré le monde.

« Bref. Tes habitudes ne me dérangent pas. La seule chose qui me dérangerait, ce serait que tu me fasses passer pour un mauvais travailleur. Quelqu’un qui ne sait pas tenir ses hommes, dans mon cas. Je n’ai pas connu beaucoup d’architectes non plus, et je... »

L’aveu s’arrêtait dans sa gorge. Il trinqua et but avant de terminer :

« Ne le dis pas, parce que j’ai peur qu’on me prenne moins au sérieux, mais je ne fais pas ce métier depuis longtemps. J’y suis venu pour aider un ami, ce n’était pas ma première vocation. »

Aider un ami, on pouvait le dire de cette façon. Ou remplacer un camarade. Ou voler la place d’un mort. Quoi qu’il en soit, le sort en était jeté et vocation ou non, il se découvrait de l’intérêt pour la construction ; le hasard n’était donc peut-être pas le seul responsable. Mieux valait ne pas trop se poser cette question ; le vertige n'en était pas très agréable.

« Ce qui est logique est beau parce que ça sauve la vie. Ce n’est pas juste beau, comme ça, dans l’absolu. C’est beau pour nous, » expliqua Augustin en frappant contre sa poitrine, « ça résonne en nous. C’est fait pour nous. Enfin, je crois. »

Ses yeux s’enfuirent à nouveau. Il avait coutume de ne jamais regarder les gens trop intensément en face. Ils étaient parfois des lecteurs assidus, qui tournaient des pages de son être qu’il aurait préféré laisser fermées. Voire, qu’il n’arrivait pas à déchiffrer tout seul, ce qui était encore plus inquiétant. Il appréciait de détailler un peu son sentiment par rapport à son artisanat, surtout avec un interlocuteur qui alliait une certaine acuité mentale à la capacité de communiquer simplement ; mais il n’était pas question de devenir trop expansif. Mieux valait peut-être rediriger le débat en direction de l’étrange proposition qui venait de lui être faite.

« Toi, tu ne cherches pas un meilleur métier ? Le curé emploie un gamin pour calculer ses affaires. Tu pourrais faire ça pour un grand seigneur. Te faire admirer et récompenser pour tes dons naturels. C’est mieux que de passer pour un sorcier auprès d’une bande de vauriens. »

Augustin, pour sa part, sans forcément les mépriser réellement, affichait une bien basse opinion de la troupe qui conduisait ses travaux. Et il n’aurait pas eu besoin de s’en montrer si distant, si tyrannique presque dans les moments de tension, s’il n’en avait pas eu peur ; mais c’était le cas, ils étaient nombreux, omniprésents, très physiques, peu hésitants, très entiers dans leurs réactions… et il en avait peur, pour tout cela, que cependant il ne condamnait pas en soi. Enfin, les nuances de son attitude étaient sans doute plus complexes à compter que les pierres d’une façade.
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Message par Le Cent-Visages Mar 18 Mai - 16:57

[9 décembre 1597] Pour que ressuscitent des murs [Terminé] Jzorzo11

Jérémie Torrès, esclave, 19 ans

Un compas ou un fil à plomb, Jérémie reconnut d'un hochement de tête que cela lui allait bien. Tout comme il ne voyait nul inconvénient à apparaître comme un outil - au moins dans les formes : cela n'attirait guère d'ennuis, même si en son for intérieur il se voulait un peu davantage. Et plus la conversation allait, plus l'esclave fugitif se rassura quant à l'homme en face de lui : si les choses se déroulaient bien entre eux, ce serait à entretenir tant une place à l'abri pouvait être éphémère. Adjugé, donc, pour une confiance mutuelle.

-- Un couteau ? En effet c'est ingénieusement pensé, dit Achille alors qu'Augustin détaillait les vertus d'un si banal objet. Par un tel choix, il devina l'idéal d'adaptabilité de son interlocuteur : être capable, comme la lame qu'il mentionnait, de bon secours en bien des situations. Manger, tailler de l'utile aussi bien que du beau, s'entretenir le corps... Blesser, jouer, s'amusa à ajouter le jeune homme en écartant ses longs doigts osseux aux airs de pattes d'araignée - et de l'autre main mimant les coups de couteaux allant de plus en plus vite entre les phalanges : il avait vu des marins s'adonner à ce genre de divertissements. Être beau aussi, sourit-il : On parle en ville d'un jeune infirme qui fait des danses hypnotiques avec des couteaux sur la Grand' Place.

Petite anecdote en passant et qu'il chassa d'un plissement de paupières. Surtout lorsqu'il vit le sieur Carpentier l'inviter à boire avec lui. Jérémie avança, d'abord surpris puis reconnaissant, avant de sourire en guise de remerciement puis de saisir son verre. Il attendra que le patron ait lui-même avalé ses premières gorgées pour à son tour profiter de la boisson - qui n'était pas de refus. Cela faisait grand bien au milieu des efforts déjà fournis depuis le début du jour. Son poignet fit un court instant va-et-vient, tandis que ses billes noires se perdaient à la surface du liquide en balancier... mais se reprit vite en percutant la voix d'Augustin lui parlant de nouveau. Achille se redressa.

-- D'accord, accepta-t-il, troublé tout de même par cette crainte lancinante qu'avait le sieur de passer pour un incompétent. Poser des questions serait déplacé. Il trinqua volontiers avec son vis-à-vis... non sans s'étonner de la suite. Pas depuis longtemps ? Pour aider un ami ? Mais cette profession ne réclamait-elle pas beaucoup d'études ou pouvait-elle donc s'apprendre ainsi sur le temps en dépannage ? Là encore, autant d'interrogations sur lesquelles la grande ombre resterait silencieuse, tout comme au sujet de cet ami auquel il devinait seulement qu'il avait dû arriver quelque événement fâcheux. Je vois. Et quelle est votre vocation première ?

Il aura posé la question avec une voix plus enthousiaste - un peu moins monocorde : signe de son fond d'admiration, pour quelqu'un capable apparemment de laisser une précédente vocation pour avoir ensuite été capable d'apprendre un second métier comme celui-ci. Cela ne devait pas être donné à tout le monde et Jérémie se dit, repensant au couteau, que ce parcours était marque d'une adaptabilité certaine. Le pendant moins positif de cette réflexion lui vint : appréciait-on une vie de changement perpétuel ? Ou Augustin aimerait-il tout de même au fond de lui finir par se poser sur une voie. Sa voie qu'il embrasserait pleinement.
Il but quelques gorgées, suivant des yeux le poing d'Augustin sur sa poitrine telle sur peau de tambour - à faire sonner ce qu'il avait au fond quand bien même cela demeurait mystérieux. L'esclave évadé ne put s'empêcher de se demander ce que, lui, il avait en lui à force de fuites et de faux noms. Et ce qu'il lui restait de matière entre la cage décharnée de ses côtes si marquées - cachées sous ses longs habits.

-- La beauté a cela, oui : elle a l'air d'une évidence quand elle nous frappe, là, pour nous, si bien qu'à la fois on veut la partager et à la fois c'est une des choses les plus difficiles qui soient.

Il ne prit pas garde aux regards fuyants d'Augustin - lui même étant souvent capable de délaisser un interlocuteur des yeux sans s'en rendre compte, pour aller se fixer sur quelque point obsessionnel du décor. La question que le sieur lui posa le recentra cependant sur ses réflexions, prunelles fichées dans un petit cercle au fond du verre qui se vidait. Un gamin ? Sûrement Alexandre, le fils du curé d'Anjou. Quant à son propre cas... Que dire ? Il était doublement empêché d'emprunter les voies prestigieuses qu'évoquait Augustin. Se faire admirer reviendrait à faire parler de lui. Et prendre le risque que l'on remonte sa piste d'esclave fugitif. Plus encore, il lui paraissait difficilement tenable d'être d'une part au service d'un Grand... et d'autre part, dans l'ombre, l'orchestrateur de révolte qui germait aux alentours. Il avait entamé certaines opérations. Écrit dans sa tête des démonstrations contre l'Empire qu'il ferait circuler tôt ou tard. Sans compter qu'aller chez un seigneur reviendrait à être la souris avançant la patte vers le piège : si ledit noble venait à savoir ce que Achille avait à l'épaule, et partout sur son corps. Ou bien lui faudrait-il vraiment faire la connaissance de la perle rare : un puissant mais de confiance. Qui jamais ne découvrirait qui il était - et le cas échéant jamais ne le trahirait. Voilà qui ne courait pas les rues. Jérémie opta donc pour l'autre partie de la vérité :

-- Cela ne m'a jamais rien fait d'être admiré. Je ne sais pas pourquoi. Et je sais que c'est triste et pas gentil. Mais ce que je fais me semble ordinaire à la longue. (Il ne se passait pas grand chose en lui aux compliments et il disait "Merci" par réflexe quand des voix l'entouraient de "C'est trop fort !", "Bravo !", "Incroyable !" Il comprenait pourtant que telles étaient des marques positives de la part des autres - et qu'il devrait en être content. Il aimerait savoir l'être. Jérémie souligna du reste quant à ses pairs de chantier) Oh vous savez, je crois qu'ils m'ignorent surtout. Ou m'évitent. Ou essaient de parler mais cela ne dure pas longtemps même si j'essaie de faire comme il faut. Quant à travailler pour un Grand, en trouvant le bon pourquoi pas. Et celui qui n'ait pas, précisément, ces drôles d'idées de magie ou pire.
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Message par Augustin Carpentier Ven 21 Mai - 19:19

Augustin se sentait placé sous le couteau. Il se sentait disséqué, découpé comme une créature placée sur l’étal du boucher, ou les autels des prêtres barbares d’antan. Il avait l’impression que son invité surprise voyait et classifiait les informations cachées, soigneusement, dans les bocaux bien rangés sur les étagères de son esprit. Là était l’écueil d’avoir affaire à un homme intelligent. Il lisait peut-être trop bien. Et difficile de se masquer vraiment. Il était un fuyard plutôt qu’un comédien ; du renard, on aperçoit toujours la queue, contrairement à ces êtres placides qui savent se camoufler parfaitement sur le lichen d’une pierre, ou l’écorce d’une branche.

Blesser. Jouer. Être beau.
Oui, il avait vu de loin cette silhouette qui dansait avec les lames, avec la mort. Il n’y avait pas prêté attention ; à vrai dire il avait cru que c’était une jeune fille. C’était elles qu’il se figurait effectuant des chorégraphies pour le plaisir des passants, plus ou moins acrobatiques et dangereuses, plus ou moins séductrices… et dangereuses. Sornettes, il savait que les hommes en étaient tout aussi capables, mais l’image était ainsi formée dans son crâne.

La façon dont l’ouvrier se laissait happer par un détail en mouvement, et y fixait soudain son regard et son attention, lui laissait craindre d’avoir affaire à un fou. Or, un fou intelligent pouvait se concevoir ; c’était un problème. Il ne saurait pas quand retenir sa langue. Un impulsif, aussi rapide à suivre les réflexions des autres qu’à se laisser aller à d’imprudentes révélations publiques. Augustin nota pour lui-même de ne plus parler de ces sujets glissants avec lui, comme la beauté. Concept philosophique si l’on veut, mais aussi, risque de torture et de mort pour celui ne partageait pas les canons d’attirance attendus de sa personne.

Un doute traversa furtivement son esprit. Ne venait-il pas de dire que ce jeune homme à la danse tranchante évoquait à ses yeux la beauté ? Ce pouvait être innocent, comme pas du tout. Une remarque en l’air, proférée par un esprit distrait, comme une perche de connivence tendue à un semblable que d’infimes signes avaient trahi. Si c’était le cas, Augustin devait prendre la fuite rapidement. Il puisait dans le goût de la boisson sur sa langue, revigorante et sucrée, pour apaiser le réflexe qui cherchait déjà à tendre les muscles de ses jambes.

« Être évité, c’est un confort… En effet, ça évite d’être gentil quand on n’en a pas envie spontanément. Pour en revenir à ce garçon qui danse sur la place. Ne serait-ce pas plus beau si c’était une femme ? »

L’architecte avait l’air de plaisanter, mais son regard était sérieux, presque sévère. Si vraiment il avait affaire à quelqu’un qui partageait son point de vue, alors c’était un sentiment qu’il ne fallait surtout pas partager. Mais quitte à être un fou, on ne s’en rendait pas forcément compte, n’est-ce pas. Toute l’intelligence du monde ne suffisait pas à deviner à quel point ses semblables pouvaient avoir des réactions stupides, et à quel point il convenait, parfois, de ménager cette stupidité, comme on aurait en d’autres cas encensé la sagesse.
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Message par Le Cent-Visages Dim 23 Mai - 22:59

[9 décembre 1597] Pour que ressuscitent des murs [Terminé] Jzorzo11

Jérémie Torrès, esclave, 19 ans

Le fond de la boisson disparut derrière sa bouche. Sa pomme d'Adam, saillante au milieu d'un cou aux tendons si marqués, cessa de s'agiter à son rythme régulier et sonore. Il donna un dernier coup d'œil au petit cercle qui, au creux du verre, l'avait un instant retenu, avant de le reposer sur la table. "Achille" observa Augustin laissé apparemment songeur et lui adressa, pour le coup à boire, un dernier :

-- Merci.

Il s'étonna de l'interrogation au sujet du danseur en chariote. Jérémie y avait pensé dans le fil d'une bête association d'idée - couteau, faire quelque chose de beau, comme par exemple danser avec, comme le fait ce jeunot. Il haussa d'abord les épaules, acceptant volontiers par ce geste l'idée qu'être évité pouvait effectivement relever parfois du confort : cela dispensait de politesses dont on n'avait pas envie, ou pas la capacité quand lesdits codes vous échappent. Quant à l'invalide aux dagues, "Achille" étira un début de sourire à ce qu'il croyait deviner dans la question d'Augustin : que sa danse devait lui sembler jolie, mais que faite par une jolie femme, là, ça l'intéresserait vraiment ? Oh, il n'insistera pas. Ce genre de discussions lui échappaient de beaucoup et quand il se trouvait au milieu de l'une d'entre elles, en taverne ou sur le chantier, il restait penaud voire distant. Parce que cela ne le percutait pas.

-- Je ne sais pas. Pour vous, si vous le dites. Pour moi, c'étaient surtout sa danse et son usage des lames qui m'ont plu. Sur le moment je ne m'étais même pas demandé si c'était un homme ou une femme, j'ai eu la réponse plus tard en entendant des badauds parler de lui. (Un temps) Mais il n'est pas impossible que le fait qu'il y ait le doute sur sa nature participe à son succès. Le beau couplé au mystère.

Cela changerait-il profondément ce qu'il était, s'il s'agissait d'une femme ? Lever l'ambiguïté pour tout le monde lui ôterait-il quelque chose ? Jérémie y réfléchit un instant puis trouva en fin de comptes ces questions simplement impossibles à répondre : Tristan était Tristan. Muter un paramètre - en l'occurrence son sexe - et il serait un autre être avec une autre essence, un autre passé construit avec ce paramètre, et dès lors il lui parut impossible de spéculer sur un être alternatif. Car modifier une variable pouvait avoir tant de causes et d'effets difficilement prévisibles. Alors si cet autre Tristan aurait été beau pleinement femme, il ne saurait le dire.
Il fut ressaisi au vol de ses élucubrations par le bruit du dehors. Des pas. Des cordes qui crissaient. Des pierres qui claquent quand on les empilait. Le groupe reprenait le travail. On donnait des ordres en tous sens. Hm... Lui-même ferait mieux d'y retourner également, s'il ne voulait pas s'attirer de question de la part d'un sous-chef aux ordres d'Augustin, voire attirer des attentions curieuses sur Augustin lui-même. Apparemment, de ce qu'il entendait, l'on avait du reste particulièrement besoin de bras à une poulie. "Achille" jugea bon calcul d'y aller.

-- Je ne voudrais pas vous déranger plus longtemps. (Coup d'œil en arrière, vers la fente de la tente qui laissait vaguement apparaître les allers et retours) Je ferais peut-être bien d'y retourner ? Et ils ont l'air d'avoir besoin de monde.

Léger haussement de menton, attendant l'avis et les directives du sieur Carpentier. Jérémie se retirerait sur son accord seulement. Il ferait demi-tour le cœur content de cette nouvelle responsabilité qu'il pourrait occuper, et non moins content d'avoir la sensation d'une confiance et estime réciproques possibles avec le maître bâtisseur. L'homme-charpente ne voyait nul inconvénient à être un des outils physiques mais aussi mathématiques de ce chantier. Offrant du reste l'avantage de son silence sur ce qui avait pu se dire et se promettre.

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[9 décembre 1597] Pour que ressuscitent des murs [Terminé] Empty Re: [9 décembre 1597] Pour que ressuscitent des murs [Terminé]

Message par Augustin Carpentier Jeu 10 Juin - 22:08

"Pas de dérangement à proprement parler. Je me reposais. On peut aussi bien se reposer en parlant."

Augustin fit signe à son interlocuteur qu'il pouvait disposer. Il l'avait vu faire souvent, ce geste, un peu celui duquel on chasse une mouche, adressé à sa domestique personne. Il l'imitait sans grande difficulté. Mais une fois seul, l'entrevue resta gravée dans son cerveau, présente comme si l'ouvrier aux étranges remarques n'avait pas quitté sa tente.

C'était une menace, cet intellect mécanique qui coupait comme un diamant. Il voyait mal cet homme lui mentir, d'un autre côté il pouvait difficilement lui demander de mentir pour lui. Certains outils étaient si spécialisés qu'ils étaient pratiques pour une tâche et problématiques pour toutes les autres ; il avait l'impression de voir un tel outil fait homme. Il ramassa le fil à plomb sur son bureau pour jouer avec. C'était un bel objet, il aimait le garder sur lui quand il quittait le chantier, comme un superstitieux emmène son pendule en cas de choix draconien à faire. Ça ressemblait à un pendule. Mais c'était plus rationnel.

Ce qu'il avait dit au sujet du danseur aux couteaux, voilà qui était rationnel. Intelligent et réfléchi, et tout à fait dépassionné. La tentative d'Augustin pour instaurer une sorte de familiarité entre bonhommes, faite de coups de coude et de clins d'oeil entendus, était tombée à l'eau. Et honnêtement, il en était très soulagé. Il n'aurait pas été à l'aise du tout dans un pareil échange. D'un autre côté... C'était tout juste si cet inconscient n'avait pas dit franchement : je ne vois pas ce que vous trouvez de si intéressant aux femmes, mais grand bien vous fasse. Ou est-ce qu'il lisait en lui assez précisément pour savoir qu'il ne risquait pas d'être jugé ?

Mieux valait sans doute ne pas avoir la réponse tout de suite. Oh, et puis, songea l'architecte en se rasseyanta à sa table, dans l'ombre, sans doute qu'Achille était juste quelqu'un de dépassionné de façon générale, dans ce domaine comme dans les autres. Ça se rencontrait, de temps en temps. Ils faisaient plus souvent carrière dans l'église, mais ce n'était pas forcément facile pour eux d'être acceptés là où ils souhaitaient se rendre, étant donné leurs bizarreries. Et puis ça ne le regardait pas.

Peut-être qu'à force de prières, il aurait pu arriver à cet état. Celui d'une fougère, à peu près... Un état où il ne désirerait personne, où personne ne l'intéresserait.
O Dieu tout puissant, faites-moi le don sacré de votre foudre céleste, et transpercez de votre lame de feu ce coeur trop sensible, afin qu'il ne batte plus dans la mauvaise direction.


Un rire étira ses lèvres, mais c'était ce rire caverneux qui remplace les larmes chez ceux qui craignent d'avoir la vision brouillée, dans le cas où ils seraient attaqués à l'improviste. Il n'était pas si loin d'atteindre la pétrification. Il n'avait jamais réfléchi à cette direction qu'il suivait. Et maintenant qu'il y pensait... C'était trop facile. Dieu s'en tirait trop facilement, surtout. Il n'était pas sûr de vouloir lui donner ce plaisir. Mais il n'était pas sûr de pouvoir transformer son destin par le seul pouvoir de sa volonté, non plus. Il réfléchissait trop, dernièrement, et il n'était plus sûr de rien.
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