[24 décembre 1597] Un matin désenchanté [RP sensible][Terminé]

Alexandre constata quand le sujet rebondit vers la théologie que Coldris se montrait moins ouvert sur le sujet que l'était Alduis. Aux arguments énoncés, il comprenait. Les prêtres avaient fait n'importe quoi de la foi chrétien, au point de déformer les messages originaux. Il songea que dans les tourments de son enfance, lui avait reçu l'amour de sa mère pour éclairer les ténèbres qui tentaient d'obscurcir son chemin.

Si Alduis était une chandelle, lui serait une phare.

"Je crois comprendre. Il y a des choses pénibles qui me sont me arrivées, depuis ma naissance, mais dans mon malheur, il y a eu une figure qui m'a toujours gardé vers la lumière. Vers le bon côté des choses. Je ne serais jamais assez reconnaissant envers ma mère, pour tout ce qu'elle a consenti à faire pour me protéger. Certes, son éducation, pour me garder dans une foi pure, sans que je m'écarte du chemin tracé, m'a empêché de connaître bien des tourments. c'est grâce à elle que je suis croyant, que je ne saurais me départir de cette foi et de mes espérances, et c'est pour elle que je souhaiterais que certaines choses changent dans cette société."

Ces paroles allaient dans le sens de leur discussion. La sentence du ministre qui tomba sur son interrogation était limpide. Alexandre l'étudia, puis hocha de la tête.

"Incontestablement. La filiation par la mère est, elle, indubitable. Dans ce cas, s'agirait-il de changer ce que nous avons l'habitude de connaître depuis... toujours ? La parole de la femme deviendrait autorité de la loi et obligerait l'homme qu'elle déclare être le père de son enfant à le reconnaître, ce serait ainsi ? Cela éviterait des drames. Comme mon père qui chassa violemment ma mère quand elle lui apprit sa grossesse. Et cette histoire se répète tant de fois. C'est bien cela qui cause les avortements et les infanticides dont nous parlions tantôt mais que les esprits obscurs, comme le cardinal Cassain, se refusent à voir.

Il poussa un long soupir.

"Il n'y a pire aveugle que celui qui refuse de voir. Au moins, sur ce point, mon père est tolérant et moderne. De temps en temps, il lui arrive de couvrir deux accoucheuses, deux vieilles femmes, qu'il estime sûres et efficaces. L'une d'elle est d'ailleurs celle qui m'a mise au monde et sauvé ma mère. Je l'ai accompagné une fois, par curiosité, il y a quelques années, s'occuper d'une jeune fille qui venait d'être abandonné par un garçon qui lui avait pourtant promis le mariage."

Une histoire classique. Alexandre se souvint avec tristesse des sanglots de la malheureuse tout le long du processus, mais plus encore de la douceur de la vieille Maria pour l'accompagner et la réconforter. Ce n'était décidément pas un crime qu'un avortement et aucune femme n'y avait recours de bon gré, mais uniquement poussées par des conditions précaires, décidées par des hommes cruels et sans honneur.

"D'ailleurs.. Maître, si vous entendiez une certaine Maria Carré qui échouerait un jour à la prévôté, pourriez-vous... Elle ne mérite pas d'être pendue."

Coldris semblait apprécier sa proposition de se servir de la moralité du Premier Conseiller. Il affirmait que celui-ci se trouvait à ce poste pour cette raison. Mais pas que. Lui disposait d'autres éléments. Il se doutait bien que cette nomination au surlendemain de la rencontre avec la fameuse sorcière qu'il devait pourtant rechercher ne pouvait être innocente. Le ministre connaissait-l ces informations ? Probablement. Son père avait dû tout raconter au moins une fois. Aussi...

"Maître... Il y a le moyen aussi d'utiliser sa mauvaise conscience à notre avantage ? Il a envers moi certaines dispositions qui sont susceptibles de le rendre vulnérables."

Manipuler les volontés pour obtenir ce que l'on désirait était un exercice que tous pratiquaient et Alexandre acceptait à présent cette règle du jeu. Comme il l'avait fait quelques jours plus tôt face à l'architecte pour lui imposer, au soi-disant nom du cardinal Cassain, son autorité pour diriger le chantier du presbytère. Qui cela faisait-il souffrir ? Personne. Au contraire, cette idée de la rampe constituerait un changement énorme pour tous les infirmes qui viendraient se recueillir. Elle ferait peut-être école et d'autres bâtiments suivaient cet exemple. Il avait agi de manière détournée, certes, mais pour le plus grand bien. Un léger sourire se peignit sur son visage.

"Il y a quelques mois, je n'aurais pas dit cela mais aujourd'hui, je sais comment les jeux en ce monde fonctionnent. Et je les accepte."

Coldris s'en alla à présent à développer sur la crise zarkotienne dans laquelle s'enlisait leur pays. Il mesurait finalement en savoir bien peu sur ce sujet et hocha la tête, humblement, à ces idées.

"Je crains effectivement, maître, ne pas en savoir beaucoup au sujet de Zarkos et ses habitants et qu'il serait souhaitable que je me forme là aussi entièrement sur cette culture bien singulière par rapport à la nôtre. Quant à savoir qui est mon informateur, il s'agit d'une brochette zarkotienne."

Alexandre ne put résister à cette pique , à laquelle suivit un éclat de rire.

"Pardon. Une petite taquinerie entre nous depuis que je lui ait sauvé la vie face à mon père. Je ne sais si celui-ci possède un nom de famille. Mais vous allez apprécier, je crois, qui suit : il est esclave au service du seigneur de Frenn."

Tout ceci se poursuivit par un tournant inattendu : Coldris lui demandait, quand il aurait perfectionné ses connaissances, de devenir son secrétaire. Pendant un instant, il crut à une plaisanterie. L'offre était si énorme. Après un rire suite à sa réponse dubitative, le ministre dévoila tout le sérieux de sa proposition et de l'ambition que son esprit semblait nourrir à son sujet. Alexandre resta un petit temps sous le choc, ébranlé. Comment lui, un simple esclave, condamné par la justice, à la filiation reniée, pouvait prétendre à un destin aussi incroyable ? Mais il fit taire l'humilité qui le caractérisait habituellement. Les opportunités ne se manquaient. Surtout celles aussi inespérées. Il ne savait pas où cela le mènerait mais en tous les cas bien plus loin que de nettoyer des étagères ou de récurer un confessionnel.

Il allait être associé aux affaires de l'Etat.
Il pourrait injecter, sans doute, injecter quelques une de ses idées dans les débats.
Comment pourrait-il rater une pareille opportunité ?

Se remettant de sa surprise, Alexandre prononça ces paroles d'une voix fébrile.

"Je... J'accepte."

En son for intérieur, il s'imaginait déjà une fois secrétaire du ministre des affaires étrangères écrire une lettre à sa mère pour lui annoncer cette heureuse nouvelle. Dans son couvent, recluse, oubliée de tous, elle rayonnerait de fierté.

Des figures pour le guider, il en avait rencontré à Braktenn depuis son arrivée, mais toutes avaient désormais disparus. Il était seul, sans garde-fou pour le freiner dans ses passions et ses excès. Sans personne à qui se confier excepté ses vélins et ses carnets qui s’entassaient plus que jamais dans son bureau. Il écrivait parfois des lettres à Aurélia, Solange ou Virgil. Des lettres qu’il n’enverrait jamais, mais qu’il écrivait avec l’espoir d’obtenir une quelconque réponse. Parfois il leur parlait. Dans son esprit, sur leur tombe ou devant leur portrait. Parfois même, il les apercevait, au détour d’un regard, d’un verre ambré ou d’un mot bien placé qui faisait écho au passé.

- Et comment feras-tu lorsqu’une mère désignera faussement un homme comme étant le père de son enfant ? il lui laissa quelques secondes de réflexion et commenta tu vois, il faut toujours bien analyser chaque facette d’un problème avant d’opter pour la meilleure solution. Ou la moins pire.

C’était comme la question de l’avortement. Un sujet sensible qu’il fallait bien triturer dans tous les sens afin d’en découvrir tous les tenants et aboutissants avant d’effectuer la moindre proposition. Une simple décision pouvait parfois enchainer une cascade                                                                                                                             d’évènements tumultueux. L’anecdote qu’il relatait était malheureuse fort commune, et si lui avait toujours assumé les enfants nés de ses ébats, il n’en allait pas de même pour tous. Et ce notamment lorsque l’on ne disposait pas d’une bourse aussi confortable que la sienne.

- Je n’ai pas le temps de m’amuser à sortir tous les innocents des geôles de la Prévôté. Ce n’est pas mon rôle. trancha-t-il sèchement.

Mais le fait était qu’il pourrait intercéder en sa faveur si jamais il se découvrait une utilité soudaine de cette accoucheuse pour une raison ou une autre. A sa remarque sur l’utilisation des faiblesses du Premier Conseiller à son encontre, Coldris se contenta d’un sourire en coin, regard étincelant. Bien évidemment qu’il n’allait pas se gêner pour s’en servir ! Surtout maintenant qu’Alexandre était en sa possession, lui le jeune garçon qu’il avait asservi… Puisqu’il acceptait de jouer les jeux sociaux selon les règles imposées, il commençait à entrevoir bon nombre de possibilités.

Le sujet passa à Zakros et ce fameux ami d’Alduis. « Brochette zakrotienne » ? Il arqua un sourcil devant ce qu’il devinait être un surnom moqueur au rire qui s’en suivit. Un esclave de Frenn ? Il pencha légèrement la tête, songeur. Voilà qui était en effet des plus intéressants. Il acquiesça silencieusement, indiquant qu’il avait pris en compte les informations puis passa à cette proposition qui s’était imposée d’elle-même au fil de la discussion : une place de secrétaire. Avec affranchissement à la clé bien entendu. Passé son étonnement, le jeune homme accepta la proposition.

Coldris posa son verre vide sur la petite table et entrelaça ses doigts.

- Parfait. J’attends de toi un comportement exemplaire. À commencer par une obéissance sans faille : on ne questionne pas mes ordres, on ne me contredit pas, quelle que soit ton opinion sur les décisions. Si tu veux en discuter, cela serait fait en privé. On ne fait rien non plus sans avoir obtenu mon avis au préalable. Bien évidemment, tu devras faire preuve de loyauté et de discrétion à l’égard des sujets dont tu auras pris connaissance, ce qui implique de garder un silence absolu. Personne d’autre que moi ne doit être au courant de ces affaires, suis-je clair ? Inutile de dire que toute trahison d’un secret d’État finit sur la potence. En attendant que tu finisses de combler tes manquements, tu m’accompagneras de temps à autre afin de débuter ta formation.

Alexandre écouta cette réponse à cette hypothèse. Naturellement, la possibilité qu'une mère abuse et prétende une fausse paternité, pour espérer de meilleurs revenus, ne serait pas à exclure. Néanmoins, pour toute loi, il y aurait toujours des contrevenants et des escrocs. Il s'agissait d'une loi universelle. Mais les femmes, elles, sans défense, se retrouvaient à assumer seules un enfant si l'homme choisissait de se retirer. Devaient-elles toutes payer pour la malveillance de quelques unes ? Sa tête hocha à la conclusion de Coldris. Les meilleures solutions consistaient à choisir le moindre mal.

La conversation se poursuivit jusqu'au grand moment de cette proposition extraordinaire. Une fois l'étonnement passé, Alexandre donna son approbation, ce qui ne lui causa pas une longue réflexion. Qui aurait hésité ? Il aurait fallu être fou ! Coldris exposa ses exigences et le jeune homme les entendit toutes, concentré, le visage plus grave que jamais. Il ne pouvait le décevoir. Cette chance serait jamais unique. Elle pouvait le mener loin ou le perdre. Mais il parierait sur la première. Pas question de retourner une nouvelle fois dans les geôles de la prévôté.

"Je vous jure de respecter tous ces engagements, maitre."

Alexandre prononça avec solennité ce serment qui le liait à présent à vie au ministre. Il en avait conscience. Une fois cela fait, il se releva, reprenant ses béquilles.

"Permettez-moi, à présent, de me retirer pour m'en aller étudier toutes ces nouvelles connaissances qui me font actuellement défaut. "

Alors qu'il commençait à s'éloigner, Alexandre se retourna et ajouta dans un léger rire, sans moquerie.

"Si vous cherchiez par hasard les livres qui jouxtent votre bureau, je crains, maître, qu'il vous faudra venir me les demander à la bibliothèque."

Là-dessus, Alexandre sortit du salon, d'un pas plus que pressé.