[23 Décembre 1597] Rencontre dans les livres [Terminé]

Après les épreuves terribles de la prison, Alexandre était heureux de se trouver en sécurité à Fromart, libre de voir son amant quand il le souhaitait, sans avoir trop se cacher. En tous les cas moins qu'en ville. Et surtout il pouvait s'endormir chaque nuit, dans les bras de son bel amant. Ils discutaient tranquillement, entre les baisers et les caresses, puis se réveillaient la lendemain l'un contre l'autre. Le jeune homme songeait encore aux joies de ce matin, quand il avait ouvert pour la seconde fois les yeux pour découvrir Alduis qui le contemplait avec une douceur merveilleuse dans le regard. i

Alexandre ne s'était jamais senti heureux de sa vie.
Après ces mois de souffrance, à se savoir asservi, dépendant d'un maître cruel, soumis à un avenir incertain, il se voyait récompensé pour sa patience et sa résilience par un bonheur immense.

En ce moment, Alduis était sorti pour rencontrer Eldred. Avant de le laisser quitter sa chambre, Alexandre li avait rappelé l'importance de vêtir avant même que le jeune homme ne sorte du lit. Il s'était levé en premier, sans ses béquilles, pour se diriger promptement vers l'armoire et sortir les vêtements convenables pour affronter le froid et la neige à l'extérieur. Son amant n'avait pas heureusement pas débattu. Il ne lui aurait laissé aucun choix. Puis, une fois celui-ci bien habillé, Alexandre avait perdu aussitôt son air sévère pour l'embrasser et lui souhaiter une bonne sortie, tout n précisant, légèrement narquois, de saluer la brochette zarkotienne de sa part.

Alexandre avait finalement pris le chemin de la bibliothèque pour s'installer à une table avec un cahier pour noter ses observations et un livre. Depuis hier, il avait repéré les nombreux ouvrages de culture latine dans les rayonnages, des titres qui échappaient encore à sa connaissance, et sa curiosité le pressait pour les découvrir. Il lisait depuis un peu plus d'une heure lorsqu'un bruit sourd brisa le silence apaisant de la pièce tranquille et le fit sursauter.

D'abord intrigué, Alexandre releva la tête et découvrit une jeune femme, proche de l'entrée, qui venait de renverser un livre posée sur la seconde table de la pièce. Le malheureux ouvrage, ouvert en deux, gisait sur le plancher, et risquait de s'abîmer. Immédiatement, le jeune homme bondit, oubliant de prendre ses béquilles, qui tombèrent dans un grand fracas suite à son mouvement brusque, pour se précipiter pour ramasser le livre.

Malgré l'infirmité, sur ces trois mètres, Alexandre savait se déplacer sans grande difficulté et l'élan causé par l'émotion lui faisait oublier ses difficultés. Il s'agenouilla pour prendre l'ouvrage entre ses mains toucher la couverture, puis la tranche. Rien ne semblait endommagé. Quel bonheur ! Les gens s'imaginaient-ils à quel point cela pouvait être complexe de réparer un livre ? De sa position de fils de libraire, le jeune homme connaissait cet art subtil mais préférait ne pas y avoir recours.

Aigri, le livre entre ses bras, il releva la tête vers la fautive :

"Madame, ne vous a t-on jamais appris à prendre soin de vos entrées et à veiller aux affaires qui se trouvent dans les maisons des gens qui vous invitent ? Sachez qu'un livre est un trésor, qui coute une belle fortune, avec des heures de labeur pour le confectionner. Votre ou votre époux auraient été bien importuné si mon maître leur aurait demandé réparation si celui-ci avait été endommagé."

La jeune femme qui se tenait devant lui paraissait au moins confuse de sa maladresse. Alexandre commença à se radoucir, surtout que par bonheur l'ouvrage entre ses mains étaient sain et sauf. Par ailleurs, les méprises et les accidents lui étaient si souvent arrivés. Cela n'empêchait toutefois de faire un minimum attention.

Elle s'emporta brusquement quand il eut mentionné son époux et Alexandre éprouva une peine sincère pour elle, si jeune, d'être prochainement bientôt veuve. Quoique... Pour une femme de la noblesse, sans doute mariée plus par intérêts entre les deux familles, sans affection entre les époux, ce pourrait être une délivrance. Il se reprit d'un ton plus doux.

"Je vous demande pardon et j'espère que votre époux saura bientôt se porter. Je regrette de vous avoir rappelé son souvenir, qui semble être pénible, mais malheureusement dans cette société les femmes sont liées aux hommes, comme si elles se devaient de ne pas pouvoir posséder leur existence propre."

Alexandre repensait au regard de Kalisha de Monthoux, un an plus tôt, qui se tenait devant l'autel, agenouillée aux côtés de celui appelé à être son mari. Certes, cela avait permis une alliance entre deux pays, dans un espoir de favoriser la paix entre leurs peuples. Cela constituait un sacrifice utile, similaire à celui de Iphigénie, heureuse de mourir pour permettre à la flotte de son père de partir en guerre contre la terrible Troie. Il se rappelait cependant du regard perdu de la jeune femme, hésitante, tremblante, devant l'archevêque. Elle comprenait à peine ce qui lui arrivait, ce qui allait se passer, surtout durant la fameuse de nuit de noces. Les mariages politiques et d'intérêts revêtaient d'une utilité. Il ne les remettait pas en question. Par contre, ils devaient s'établir de manière égale entre les deux partis et la fiancée, qui se voyait en prime arrachée à son pays natal, devait être bien informée des conséquences de ce en quoi elle s'engageait. Certes, elle n'avait pas le moindre choix, cela était triste mais naturel, mais il importait que celle-ci sache justement tout de la chose pour être en mesure de l'accepter avec lucidité et résilience.

Se perdant dans ces réflexions profondes, Alexandre tressaillit quand la jeune femme lui arracha un peu trop violemment le livre entre ses mains. il fronça les sourcils, irrité du geste. Ne prenait-il décidément aucun respect pour les ouvrages de la connaissance ? Il n'eut le temps de la reprendre que son interlocutrice s'empourpra à feuilleter quelques pages. Elle paniqua même, mortifiée, et lui rendit l'objet en le plaquant contre son torse. Le choc lui fit perdre le peu d'équilibre précaire que son corps était capable de conserver, surtout sans béquilles. Ses jambes tremblèrent. Il sentait la chute approcher mais, habitué à ces farces pendables es citadins incultes, qui considéraient cela drôle de faire tomber le gamin boiteux, sa main se rattrapa à la table.

"Excusez-moi, madame, mais pouvez-vous, je vous prie, m'apporter mes béquilles restées là-bas ?"

Alexandre tira avec prudence la chaise proche et s'assit. Il reprit alors en main l'ouvrage, curieux de connaître ce qui avait pu troublé la jeune femme. Il ouvrit une page au hasard et rougit d'apercevoir une illustration équivoque. Néanmoins, malgré sa gêne première, son regard revint vers l'image, admirant la virtuosité avec laquelle l'artiste avait réalisé l'anatomie humaine de cet homme qui chevauchait cette femme dans une position qui n'avait rien de classique. Il tourna la page, désireux d'apercevoir une autre de ces illustrations.

Il releva la tête et s'amusa de la gêne de la jeune femme, se revoyant à sa place, quand c'était Eldred qui lui parlait de sexualité. Cela se révélait bien plus drôle de se tenir du côté de celui qui savait que du puceau naïf. il répondit, amusé, dans un haussement des épaules.

"Faites donc. Le maître de cette demeure n'y verra certainement aucun mal, j'en suis sûr. Par ailleurs, pourquoi rougissez-vous ? Ces choses-là, madame, sont tout ce qui se trouve être naturelles : les hommes et les femmes aiment se donner du plaisir. Certains le pratiquent un peu partout : dans les granges, les prés ou parfois même les églises."

Alexandre la regardait d'une expression rieuse avant de baissr à nouveau la tête pour admirer l'illustration sous ses yeux.

Pendant que la jeune femme partait rechercher ses béquilles, Alexandre examinait longuement ces illustrations de cet ouvrage pour s'émerveiller dans un premiers temps des représentations si réalistes de l'anatomie humaine. Pourrait-il un jour dessiner aussi bien ? Son regard s'attardait cependant plus particulièrement sur les silhouettes masculines, dénudées, pourvues de musculatures saillantes. Il en ressentit bien vite un certain bienfait à un endroit prévu pour réagir à des stimulations de ce type.

Il releva la tête vers son interlocutrice quand celle-ci revint pour lui rapporter ses béquilles. Ce n'était guère le moment pour étudier cette littérature. Un peu plus tard, quand il ne risquerait pas de se faire surprendre par un visiteur. Pour les occupants de la maisonnée, Alexandre se sentirait bien moins honteux que l'un d'eux le découvre en train de consulter ces illustrations. Même Bérénice, la sœur de Alduis, nr pouvait être prude en ayant vécu dans cette famille.

"Merci, madame. Oh, d'ailleurs, puis-je connaître vote nom ? Le mien est Alexandre."

Alexandre la vit forte mal à l'aise par ses paroles et soupira. Les femmes, qui ne recevaient que peu d'informations sur la sexualité, ne pouvaient qu'être troublées par ce sujet, surtout après le mariage si leur époux se montraient peu doux. Au moins, lui avait toujours si. Mais sa mère s'était arrangée, sous couvert de religion, à lui expliquer que la chose serait honteuse. Il lui adressa un sourire doux mais répondit d'une voix ferme.

"Non, vous n'avez pas à être l'objet des hommes si vous ne le voulez pas. Même avec votre époux. La sexualité entre les individus doit passer par le consentement des deux personnes. Si vous ne sentez pas l'envie, dites non, criez ou partez. Bien sûr, dans le cadre du mariage, la femme se doit de donner au moins un héritier. C'est un impératif. Mais son époux se doit de le faire avec son consentement et en la respectant. Aucun enfant ne devrait jamais naître dans la violence, l'agression et la peur. Autrement, comment sa mère pourrait l'aimer ?"

Il l'observa un bref instant, espérant ne pas l'avoir trop choquée, puis lui tendit à nouveau l'album pour montrer un couple qui s'éprenait avec tendresse dans un lit.

"Observez cela. Ne trouvez-vous pas cette scène belle ? C'est là une chose où le couple doit à tendre. Une complicité, au minimum charnelle, dans laquelle les amants peuvent tirer tous deux du plaisir des caresses et des baisers qu'ils peuvent échanger."

Il la fixa d'un regard triste, songeant à ces cris quand elle évoquait son époux avec dégoût.

"Votre époux n'agit pas de même, n'est-ce pas Peut-être... Il est souffrant, vous avez évoqué, non ? Peut-être..."

Une idée lui venait à l'esprit. Ce serait une manipulation terrible d'un homme qui souffrait, peut-être à l'agonie, mais si celui-ci se remettait, il pourrait peut-être devenir meilleur. Par ailleurs, si son interlocutrice acceptait l'idée, ce serait au contraire pour accomplir un bonne action et cela contrastait avec la manière dont son père et son ancien maître utilisaient la religion à leur avantage, sans se soucier de ceux qu'ils blessaient de leurs paroles malheureuses. Lui œuvrait pour le bien.

"Si votre époux est malade, aux portes de la mort, il pourrait certainement se montrer réceptif à tout signe qui lui donnerait un quelconque espoir de guérison. Or, la religion, dans ce cas, peut s'avérer bien pratique."

Lavinia se présenta alors à Alexandre sans oublier de justifier sa présence.

— Enchanté Alexandre. Je suis Lavinia de Kergemont. J'étais venue rendre visite à Madame Bérénice et Monsieur son frère, mais je me suis perdue dans les couloirs en repartant…

Le consentement...un bien grand mot. Dire non, crier, partir, lorsque l'on était face à Antoine c'était impensable. Il aurait si tôt fait de la frapper jusqu'à ce que sang ne tache le sol.

— Bien sûr, dans le cadre du mariage, la femme se doit de donner au moins un héritier. C'est un impératif.

Comme à chaque fois que le sujet était abordé, Lavinia posa sa main sur son ventre. Si seulement un enfant aurait pu naître, même dans la violence, l'agression et la peur. Elle, elle l'aurait aimé, elle aurait tout donné pour le protéger. Jusqu'à sa vue si il le fallait. Les larmes lui montèrent aux yeux en repensant aux paroles de son époux. Elle n'avait pas de chance aujourd'hui, cela faisait la deuxième fois qu'on lui parlait de descendance et cela la peinait.
Alexandre lui tendit de nouveau l'ouvrage, elle put y observer une scène d'amour tendre. Ce dont elle avait toujours rêvé, ce dont elle n'aurait jamais droit… Des baisers, des caresses. Elle se surprit à repenser à Eldred et elle quasi dans les bras l'un de l'autre dans le salon de lecture. Avant que leurs identités soient révélées… Mais d'après Alduis, ils pourraient…

— Votre époux n'agit pas de même, n'est-ce pas Peut-être... Il est souffrant, vous avez évoqué, non ? Peut-être…

Peut-être que la prochaine fois qu'il la verrait son humiliation sera trop forte. Peut-être qu'il ne s'arrêtrait pas cette fois-ci.

— Si votre époux est malade, aux portes de la mort, il pourrait certainement se montrer réceptif à tout signe qui lui donnerait un quelconque espoir de guérison. Or, la religion, dans ce cas, peut s'avérer bien pratique.

— J'ai foie en notre Seigneur et en sa capacité de nous libérer du mal qui nous habite. Je prie chaque jour en ce sens

Mais pour qui et quelle délivrance priait-elle vraiment ?

Alexandre eut un léger sursaut en entendant le nom de al jeune femme. Lavinia de Kergemont. La fille du seigneur de Frenn. Décidément, il y avait toujours moyen de se retrouver lié à lui à un moment ou l'autre. Les voies de Dieu s'avéraient décidément bien impénétrables.

"Il est vari que le château est un peu grand quand on y est pas habitué..."

Il développa ensuite sa pensée sur la sexualité mais constata que ses paroles la mettaient de plus en plus mal à l'aise. Ses mains touchaient son ventre, le symbole même de là où jaillissait la vie, sans véritable explication. Comment d'une simple semence masculine un bébé grandissait ensuite dans la matrice maternelle ? Cette question restait sans réponse. Il médita un instant, pensif, à contempler son interlocutrice caresser cette partie spéciale de son anatomie et se demanda si un jour une femme pourrait accepter de concevoir une descendance avec lui en dépit de ses particularités. Il aimerait tant fonder une famille, voir pousser lentement ses enfants qui s'épanouiraient au gré des jours grâce à ses conseils et ses expériences? Transmettre. Il souhaitait transmettre à son tour cet héritage qui était le sien pour les observer ensuite essayer de prendre une place dans ce vaste monde complexe. Mais n'était-ce pas un rêve ?

Alexandre finit par lui montrer une illustration belle, où des amants prenaient un plaisir simple, ensemble. Elle paraissait se détendre et souriait. Pourtant, en lui s'éveillait une impression dérangeante. Il revoyait sa mère qui lui assurait que tout allait bien au matin, que les cris entendus, qui venaient de la chambre de ses parents, n'étaient dus qu'à un mauvais cauchemar. Il ne disait rien mais savait que sa mère cachait ses sentiments, croyant ne pas l'inquiéter, mais il avait compris de bonne heure que la nuit papa tapait sur maman. Et ces nuits-là, il s'endormissait mal. heureusement, parfois Ysengrin passait pour l'égayer et lui apporter un délicieux dessert.

"Madame..."

Il n'osait pas lui en parler, ne sachant ce qu'elle vivait réellement. Mais il percevait sa souffrance et elle lui faisait mal. Comme par ricochets. Il ne pouvait se taire. Il ne pouvait la laisser seule avec ses tourments, Surtout avec sa réponse pieuse, basée sur les paroles creuses rituelles.

"Madame... Je ne sais pas de quoi il est question, mais sachez que... Ma mère est battue. Par mon père. Le jour. La nuit. Souvent, il se servait de moi et affirmait la corriger devant moi, sous prétexte d'une bêtise que j'aurais faite, histoire de nous faire souffrir tous les deux. Elle endurait cela avec patience, pensant devoir se soumettre à lui en sa qualité d'épouse. Ce sont... des absurdités ! Un homme qui ose violenter une autre personne, que ce soit un autre homme, une femme ou un enfant cesse d'être un humain. Ce n'est qu'un monstre, incapable de réfréner cette violence qui l'habite, et l'épouse qui se retrouverait coincée avec un pareil homme n'a pas à se sentir coupable. Car c'est lui le coupable et personne d'autre."

Tout en prononçant ce discours aux mots particulièrement durs, la voix plus forte qu'à l'accoutumée, les images de son enfant venaient assaillir son esprit. Il songeait aussi à sa mère, recluse à présent dans un couvent pour échapper à son mari, ne pouvant légalement rien contre lui. Sa gorge se serra. Il observa avec tristesse avec Lavinia, priant pour que celle-ci ne vive pas ces tourments endurés vingt années durant par sa mère, quand une bouffée d'émotion se saisit. Il se releva et vint enlacer la jeune femme.

"Vous n'êtes pas seule, madame."

Sa voix tremblait en prononçant ces mots. Des larmes perlaient.

"Vous avez votre père... Vous êtes amie avec Bérénice de Fromart... Ils.. ils ne vous laisseront pas seuls."

Lavinia fut rassurée à l'énoncé de la facilité où l'on pouvait se perdre dans le domaine. Ainsi, elle ne passerait pas pour une imbécile si on s'aperçevait de sa déambulation dans les lieux.

Lorsque Alexandre lui présenta cette illustration. Elle se perdit un instant dans sa contemplation. Elle compara l'amour bienveillant qui émanait de cette peinture avec l'horreur de son propre couple. La jeune femme ne remarqua pas l'Alexandre scruteur. Non, elle n'imagina pas une seconde que ce jeune homme ai pu lire à travers son masque.

— Madame…

Lavinia releva la tête pour écouter son interlocuteur. Allait-il encore la fustiger pour sa maladresse ? Ou bien, déserté sur ces illustrations qui la mettaient mal à l'aise.

— Ma mère est battue. Par mon père. Le jour. La nuit.

Mais... comment avait-il deviner ? Son masque était pourtant solide, il avait tenu toutes ces années. Alors, pourquoi maintenant ? Devant un inconnu rencontré il y a à peine quelques minutes ?


— Ce n'est qu'un monstre, incapable de réfréner cette violence qui l'habite, et l'épouse qui se retrouverait coincée avec un pareil homme n'a pas à se sentir coupable. Car c'est lui le coupable et personne d'autre.

Antoine. Antoine. Antoine. La nausée la saisie. Pourquoi maintenant alors qu'elle faisait tout pour l'effacer de son esprit. Un monstre. Oui, s'en était un, mais il l'avait modelé à son image. Son ventre et sa cuisse pouvaient en témoigner. Absente, elle ne réagit pas lorsque Alexandre l'enlaça.

— Vous n'êtes pas seule, madame.

Si, elle l'était. Oui, elle était seule face à son mari lorsqu'il la traînait dans ses appartements pour se défouler. Elle était seule face au Seigneur pour quémander de l'aide qui n'était jamais venue.
Son père ne pouvait rien faire. Il avait une réputation à tenir, un poste important. Il lui avait choisi son époux, elle ne pouvait pas lui avouer la vérité. Quant à Bérénice, on ne pouvait tout bonnement pas avouer une telle faiblesse à une femme si forte au risque de voir de la pitié remplir ses pupilles.

— N'ayez crainte. Chacun doit porter son fardeau comme le Christ porte sa croix. Le Seigneur nous soumets à des épreuves qui j'espère ouvrira des portes plus clémentes dans l'au-delà. Je ne suis pas à plaindre. Chacun doit faire face à son destin seul, n'est-ce pas ? Et surtout en silence...

Après son discours, la gorge serrée par l'émotion, les souvenirs douloureux de son enfance en tête, Alexandre étreignit longuement Lavinia. Ses bras tentaient de lui apporter l'amour et l'affection que celle-ci semblait ne pas recevoir. Ses yeux pleuraient et ses larmes mouillaient le tissu de sa robe. Il avait mal. Infiniment mal pour elle. Pour tout ce que lui percevait de ses gestes et du dessous de ses mots. Sans explications, sans histoire précise, il avait instinctivement compris.

Les paroles qui résonnèrent brusquement le firent sursauter. Il l'observa, d'abord confus, puis plus peiné encre que le jeune home ne l'était. Porter son fardeau comme le Christ avait porté sa croix... Il avait cru longtemps en cette idée. Mais le véritable message du Seigneur, malgré la beauté de son sacrifice, résidait dans l'amour qu'il proposait aux hommes. Mais ceux-ci s'en détournaient pour préférer se morfondre dans la culpabilité.

Son esprit songea avec honte à ces quinze coups de tisonnier.
Il avait été plus que stupide ce jour-là.

"Le Christ aimait la vie et la chérissait. Il n'a porté sa croix que pour protéger la population juive de Jérusalem. Pour empêcher des massacres s'il avait accepté de se reconnaître le Messie comme on le lui demandait. Il n'est pas mort pour racheter nos péchés, comme le catholicisme nous l'enseigne, mais pour épargner les souffrances à une population innocente. Votre souffrance à vous, madame, est-elle utile ? Grâce à elle, protégez-vous au moins quelqu'un ?"

Sa voix était lasse. Il finit par ajouter en soupirant :

"Sinon... Si vous souhaitez persister sur cette voie pour une de vos prochaines pénitences, demandez à votre père de vous faire corriger de quinze coups de tisonnier pour expier vos fautes."

Si elle le faisait, le seigneur de Frenn penserait aussitôt à lui, Alexandre en était certain, et s'il venait l'interroger, il se ferait un devoir de lui apprendre ce que son intuition venait de comprendre.

Alexandre espérait que le maigre réconfort apporté à Lavinia et que ses paroles l'aideraient à mieux voir dans les nuages qui assombrissaient son existence. Ce n'était pas certain. Mais savait-on jamais ? Il se rassit pour reposer ses jambes fragiles et reprit le fameux ouvrage qui venait de causer tant de malaises. Sa main tourna la page et son regard découvrit à présent un couple qui s'enlaçaient dans un verger, leurs parties intimes plus visibles. Le teint du jeune homme rosit un peu. La nudité le laissait encore chose, surtout celle d'une femme. Il n'avait jamais même vu sa mère dévêtu. La nuit, quand elle venait le réconforter dans son lit, elle s'appliquait toujours à apparaître présentable et vertueuse. Sa curiosité lui fit oublier son embarras. Il était plus qu'intéressé de savoir comment le corps d'une femme était formé et il s'était plus d'une fois posé la question, cherché à imaginer, sans jamais trouver encore de réponse.

Son regard scruta ainsi la silhouette féminine pour en étudier le moindre détail, même si l'anatomie de son compagnon lui procurait un bien plus vif plaisir. Ses yeux revenaient régulièrement dessus. Alexandre s'étonna de voir Lavinia s'intéresser à nouveau au livre et même tourner les pages. Il ne veut retenir un sourire d'amusement. Tout espoir ne semblait pas vain.

"Je n'avais pas vu ce livre avant que vous le fassiez tomber. Je suppose que Sarkaris aura dû l'étudier avec soin, en oubliant de le ranger. Et il serait dommage de ne pas en profiter."

Son regard se tourna vers les rayonnages, saturés d'ouvrages. Son intuition lui soufflait que le maître devait en posséder une grand quantité sur ce thème. Il releva la tête vers Lavinia, malicieux :

"Mais si cela vous intéresse, madame, fouillez un peu ces étagères. Il y en a pour tous les goûts possibles."

Lavinia éprouvait de la gêne et s'excusait de l'importuner. Elle lui donnait l'impression de se revoir quelques mois plus tard. Cela semblait remonter à une ancienne vie. Pourtant... Quand avait-il commencé à changer ? Il fouilla sa mémoire et songea que cela s'était produit dans ce château, lorsque Alduis et lui commençaient à s'accorder. Cette vulnérabilité sentie en son amant, son désespoir même, lui avait inspiré de le protéger. Il était devenu fort pour Alduis. Pour prendre soin de lui.

L'amour était une bénédiction.
L'amour était une force.

Alexandre répondit d'un sourire doux.

"Vous ne me déranger nullement, mademoiselle. Je suis là pour un inventaire de cette bibliothèque et causer littérature est toujours pour moi un vif plaisir."

Pendant que Lavinia s'éloignait pour parcourir les premiers rayonnages, Alexandre parcourut deux pages de plus de l'ouvrage érotique et constata à quel point les positions devenaient de plus osées et complexes. Pouvait-il être réellement possible de les accomplir ou s'agissait-il de fantasmes pour l'illustrateur ? Il aurait voulu prendre le temps de l'étudier plus en détail mais il songea que ce ne serait pas poli pour son interlocutrice. Le jeune homme glissa le livre dans son sac, bien résolu à l'emporter pour le consulter plus tard tout son soûl.

Son regard s'attacha à suivre la silhouette de Lavinia, puis sourit de l'entendre évoquer ses goûts. Sur ce point, ils se ressemblaient.

"Est-ce que vous dessineriez? Ou vous écrivez peut-être même ? Je peux comprendre ce sentiment. Le dessin est une chose qui m'apaise et qui me coupe du monde extérieur et ses problèmes. L'écriture, elle, est une maitresse plus exigeante mais aussi captivante. Il faut lui donner tout pour récolter satisfaction. Pour ce qui est de mes ouvrages favoris, ma curiosité me force à tout lire. Mais j'ai une prédilection pour les fresques sociales ou historiques."

Elle lui demanda l'adresse d'une bonne librairie en ville. La meilleure était incontestablement celle de la lignée Bellanger. Mais il ne n'en ferait pas la publicité. Jamais. Que son père adoptif crève dans la misère ! Qu'il voit son commerce s'effondrer ! Une idée cruelle lui vint et pour laquelle il n'eut aucune honte.

"Je vous recommande la librairie Gilbert ou la librairie Doumas, madame, elles sont petites mais méritent de travailler."

Il ne savait que peu de choses à leur sujet mais Alexandre se réjouissait intérieurement de favoriser l'ascension de petites librairies, toutes modestes, au détriment de celle qui avait cru depuis un siècle et dont son père adoptif se glorifiait de posséder. Désormais, les ennuis viendraient. Il s'arrangerait pour en saper habilement la réputation et le conduire lentement à la ruine. Eldred ne lui avait-il pas dit de le tuer pour se débarrasser du problème ? Il se trompait. La mort serait bien trop douce pour un pareil homme. Sans compter que lui se refusait à avoir du sang sur les mains. Même indirectement. En revanche, tout commerce subissait la loi de l'offre et de la demande. Il ne faisait que mettre en application ses études en matière d'économie.

Lavinia posa une question sur des ouvrages sur les colonies. Il se rappela de ceux lus autrefois aux renseignements si sommaires.

"Je ne connais pas encore bien le contenu, madame, de cette bibliothèque, mais comme celle-ci appartient au ministre des affaires étrangères, elle me semble pouvoir contenir toutes ces informations qui lui sont plus qu'indispensable pour l'exercice de ses fonctions. Autrement, dans les librairies, on trouve surtout des ouvrages qui ne font qu'effleurer al surface des peuples et minimiser les cultures."

Alexandre contempla la jeune femme qui semblait se perdre dans ses pensées avant de lui répondre. A quoi sa question avait-elle fait écho ? Il sentait une telle vulnéraire en elle, comme une grande tristesse. Si seulement il pouvait l'apaiser...

"Le dessin s'exerce, madame, et si si vous continuez à pratiquer, vous vous améliorez. Je ne pense pas qu'on ne puise employer l'expression véritable dessin. Chaque dessin est réalisé par une personne, avec ses sentiments, son vécu, sa vision du monde.. L'art est avant toute chose une chose personnel qui peut ou non rencontrer son public. Pour ma part, j'aime à réaliser des portraits ou des paysages. Je n'ai pas de prédilection précise. Du moment que j'ai un fusain en main et du temps, je dessinerai n'importe quel sujet."

Parfois, il lui semblerait que sa main dessinait seule. Son esprit calculait naturellement les proportions grâce à l'observation que son regard réussissait à capter. Mais était-ce un don ? Il ne pensait pas. C'était seulement qu'il dessinait depuis l'enfance. Il avait assimilé facilement ces notions complexes.

Au fil de leur conversation, Lavinai ressentit le besoin d'expliquer son errance. Alexandre opina la tête, comprenant cela, et songea que ce désir de parler, pour s'expliquer, elle lui ressemblait.

"Je comprends parfaitement, madame. J'ai encore du mal à m'orienter dans ces couloirs, vous savez. Il ne faut pas vous blâmer pour si peu. Tout le monde peut se perdre !"

Alexandre s'étonna à constater que sa révélation qui sache réaliser des portraits retienne à ce point la fascination de son interlocutrice. Il n'avait eu que si peu l'occasion de s'adonner à un pareil exercice sous une demande. Hormis celle de ses chères amies Florentyna et Kalisha de Monthoux. Comme il aimerait les revoir. Peut-être, en vivant ici à Fromart, réussirait-il à les rencontrer de nouveau ? Quel bonheur cela serait !

"Je serais enchanté de réaliser cela en effet !"

Il s'exprima d'une voix enjouée, ravi de cette proposition merveilleuse. Néanmoins, la suite de al proposition le gêna un peu mais il s'obligea à masquer son embarras. L'idée de retourner à Frenn, de risquer de croiser le seigneur de ces lieux, Eldred ou cette jeune fille qu'il avait blessé dans l'égarement de sa colère l'embêtait. Comment refuser ? Lavinia avait une idée et n'en démordrait pas. Elle ajouta cependant un élément qui pourrait le sauver. Assurément, son maître devait être consulter. Il y penserait sûrement. ou une fois la jeune femme partie, il l'avertirait des risques de froisser le Premier Conseiller. Pour l'heure, il convenait d'être aimable. Les tractations et les arrangements viendraient ensuite.

"Effectivement, madame, je ne suis ici qu'un simple esclave, certes bien plus libres que beaucoup d'autres, mais je dépend entièrement des volontés et des décisions de son Excellence."

Il opina de la tête suite à sa requête et reprit ses béquilles pour se lever et s'avancer vers la porte. Ce n'était pas poli pour un homme de devancer une femme mais dans son cas, avec son allure imposée par l'infirmité, cela se révélait plus convenable que de la faire attendre sur le seuil.

"Si vous voulez bien mec suivre, madame."