[9 Janvier 1598] Retour vers le passé

Au réveil, ce matin-là, Lucinde n’avait pas échappé à un constat accablant : ils se levaient en retard. Si elle avait été prompte à rejeter la faute sur autrui, elle aurait volontiers plaidé l’influence néfaste que le curé avait sur elle. Seulement, refuser ses responsabilités était le premier pas vers la négligence, et l’ancienne sage-femme n’en était nullement adepte.

Toutefois, puisque le mal était fait, mieux valait que Thierry l’ignore. L’autorité qu’elle exerçait sur lui ne devait pas pâtir de cet accroc. Réfléchir dans l’ordre, et agir en conséquence. L’efficacité voulait que chaque imprévu soit tourné sous son jour le plus avantageux.

Elle prépara tout, consciencieuse. Elle remit dans leurs caches les documents compromettants pour ne pas être impliquée si fouille des lieux il y avait. Il s’en débarasserait bien dès qu’il les verrait. Elle dut s’excuser auprès d’une paroissienne qui déplorait que le prêtre reprenne ses mauvaises habitudes - elle qui était si soulagée que les choses soient rentrées dans l’ordre -, et la rassura.

Aux coups de neuf heures, elle se décida à réveiller le rat paresseux, comme si elle lui avait fait une faveur en le laissant faire la grasse matinée. Elle alla faire le lit que Thierry avait laissé à l’abandon alors qu’il commençait son déjeuner. En temps normal, elle lui aurait demandé de s’en charger, seulement… Il ne le faisait jamais correctement, et elle devait toujours le recommencer. Une excuse comme une autre pour s’assurer qu’il n’y dissimule rien, surtout. Elle alla ensuite redresser les bancs que certains balourds, dans leur élan, avait éloignés de leur alignement. Elle n’était généralement pas si rigide, mais mieux valait se raccrocher à la discipline la plus stricte que de laisser ses pensées vagabonder. Ce n’était vraiment pas le moment.

Evidemment, après la messe que l’autre loque avait consenti à dire, il fallut qu’elle les ré-aligne correctement parce qu’ils avaient de nouveau bougé. Ces gens ne savaient-ils donc pas s’asseoir dessus sans s’y jetter ?

Thierry sortit sans la prévenir. Sans chercher à se dissimuler non plus, d’ailleurs - heureusement pour lui. Lucinde jeta son manteau en travers de ses épaules pour le suivre.

— Il me semble que la politesse demande que vous ne disparaissiez pas ainsi, lui fit-elle remarquer en le rattrapant. Les deux gardes les filaient déjà.

Lucinde fronça les sourcils lorsqu’ils sortirent de la ville. Seigneur, mais qu’allait-il encore inventer ? Vu le chemin emprunté, ils n’allaient pas à Fromart, déjà… Elle se retourna pour interroger leur escorte du regard, mais ils ne semblaient pas en savoir bien d’avantage. Soit. Elle n’était pas aussi prudente qu’avait pu l’être sa mère. Rien n’indiquait de danger imminent, il n’y avait donc pas de raison de s’inquiéter.

— Vous pourriez tout de même me dire ou nous allons, demanda-t-elle après une dizaine de minutes seulement.

Préoccupé par la destination de son voyage et le trouble qui se renforçait à l'approche de celle-ci, Thierry avait occulté la présence de Lucinde. Pas même quand elle l'interpela une première fois. Quant aux gardes, il n'avait pas prêté une seconde d'attention à eux. Les chiens dociles qui traînaient dans les pattes, au bout d'un moment, l'esprit humain finissait par ne plus les voir. ll sursauta d'entendre une voix l'interpeler et se retourna, surpris. Qui l'appelait dans cette campagne déserte, recouverte par la neige ? Ses yeux s'écarquillèrent en découvrant la jeune femme.

"Ah oui... C'est vrai que mon fils vous demande de ne pas me lâcher."

Son regard remarqua les deux gardes qui se gelaient, légèrement en retrait. Il les avait oublié ces imbéciles. Comptaient-ils réellement le suivre au bout de la longue route qui les attendait ? Cela les changerait des patrouilles de routine dans Braktenn. Il ne leur prêta aucune attention et ne tourna la tête que vers Lucinde.

"Nous allons en pèlerinage. Il me semble que la chose sied bien pour un homme d'église, non ? "

Il s'apprêta à reprendre la route lorsque des rires lui parvinrent. Son regard vers vers les gardes et il préféra ne pas les interroger. Qui savait ce qui se passait dans la caboche d'idiots bas de plafond ? Il préféra les ignorer mais eux semblaient manifestement désireux de se faire entendre.

"Il fait quand même froid pour une balade entre amoureux !

Le prêtre roula des yeux. Le niveau intellectuel se trouvait manifestement plus bas qu'il ne le pensait. Il ne fallait jamais sous-estimer, en ou en mal, ils finissaient toujours pas surprendre. Surtout les idiots.

"C'est parce qu'ils baisent dans l'église depuis un moment, alors ils veulent changer d'endroit !"

Son collègue laissa échapper un rire gras qui contamina l'autre.

'"Ou alors c'est parce qu'elle est rousse ! Tu sais bien ce qui est dit : les rousses, ça a le feu au cul ! Alors il l'emmène la refroidir dans toute cette neige ! C'est y pas logique ?"

Quand ces crétins allaient-ils enfin se taire ? Ne comprenaient-ils pas qu'ils se vautraient dans une bêtise agaçante ? Thierry eut un regard compatissant pour Lucinde. Malgré leurs différents, elle ne méritait pas d'essuyer des affronts aussi pénibles et vexants. Il lâcha dans un commentaire cynique :

"Heureux les simples d'esprit, le Royaume de Cieux est à eux, dit-on. Lucinde, pensez-vous que le Paradis est un si bel endroit que l'on le prétend si l'on accueille tous les imbéciles dans le genre de ces deux-là "

Thierry semblait surpris de la voir à sa suite. Mais comme il le rappelait si bien, elle n’était pas censée le laisser vagabonder tout seul.

— A notre plus grand déplaisir, confirma-t-elle. Et donc ?

En pèlerinage, donc. D’accord, s’il le disait… Cela ne lui indiquait tout de même pas où. Elle s’asbtint de faire remarquer qu’il n’était pas une référence quant à ce qui seyait aux hommes d’église. Ils le savaient tous deux, c’eut été puéril.

Elle fronça les sourcils en entendant les rires derrière eux. Elle n’y prêta pas attention : pourquoi se serait-elle souciée de ce qui pouvait bien amuser ces deux balourds ?

Elle se fichait bien de le savoir mais… mais ils se sentirent tout de même forcées d’y aller de leur partager leurs digressions. Elle n’y prêta nulle attention. Honnêtement, elle ne s’ennuyait pas encore assez pour commenter leurs théories saugrenues.

Réfléchir dans l’ordre, agir en conséquences. Elle avait était devenue irritable, depuis son arrivée à Braktenn, mais il fallait que cela cesse. Elle haussa les sourcils en interceptant le regard compatissant de Thierry - qui semblait, en outre, bien plus affecté qu’elle.

— Il suffit de savoir en faire abstraction, répondit-elle distraitement. Parfois, certaines personnes sont profondément exaspérantes et on ne peut rien y faire, alors pourquoi s’appesantir sur leur existence ?

Parfois, les circonstances nécéssitaient une certaine attention. Comme avec lui. Etant payée pour le surveiller, elle ne pouvait pas décemment le laisser faire n’importe quoi.

Thierry se doutait bien que sa réponse mystérieuse donnerait envie à Lucinde de l'interroger davantage sur leur destination. Il n'avait cependant aucune envie de le révéler. Pas devant des gardes balourds et sans cervelle. Les premiers rires qui parvenaient à ses oreilles l'agaçaient d'ailleurs. Et ces imbéciles se distinguaient particulièrement par une bêtise profondément crasse. Quand avait-on entendu une seule parole intelligente sortir de leur bouche ? Probablement, quand, ils commençaient à apprendre à parler. Il roula de plus en plus des yeux, surtout quand l'un de ces idiots fit ce commentaire plus que déplacé en rapport avec la couleur des cheveux et la sexualité.

Lucinde, à son étonnement, ne réagissait pas, comme si ces attaques ne la touchaient. Comment parvenait-elle à s'extraire de ces insultes et de ce manque de respect ? Cela le dépassait. Il entendit sa réponse. Elle était logique. Ramasser les étrons puants collés au fond d'un caniveau, sauf si on était payé pour cette corvée, n'attirait personne. On passait son chemin sans y prêter attention,. Pourtant, cette situation, face à des êtres humains, une chose le retenait.

"Je comprends ce point de vue, Lucinde, mais il se révèle aussi dangereux. Ignorer la bêtise des gens, les laisser continuer à penser de cette manière, c'est courir le risque qu'ils poursuivent et deviennent pires. puis, qu'ils transmettent cela à leurs enfants. La société ne peut évoluer favorablement si on permet les mauvaises conduites se faire, sans au minimum les sermonner."

En son for intérieur, le prêtre se remémora de cette conversation à Fromart, quand son ami Coldris l'avait étranglé pour lui apprendre la notion. Si quelqu'un était venu plus tôt lui enseigner comment mieux se comporter, pourquoi il ne fallait agir ainsi, plutôt que de lui reprocher ses travers, comme Alexandre le faisait constamment, peut-être aurait-il mieux tourné ? Il se rappela d'Irène, si douce, qui prenait le temps pour que la petite Grâce comprenne quand elle lui demandait quelque chose. Cela semblait si simple. Pourtant, personne ne le faisait. Les gens préféraient fermer les yeux.

Il tourna la tête vers les gardes et entendit l'un d'eux émettre un énième jugement pénible.

"Vous voulez un peu d'intimité peut-être ? Il y a une cabane, pas loin, je crois ! On vous laisse y aller si vous voulez !"

Son collègue pouffa, plié en deux.

Thierry soupira et, s'avança vers eux, l'air sévère :

"Pourriez-vous cesser comme deux garçons de douze ans qui découvre les choses de la vie ? A moins que la prévôté n'aient de graves soucis pécuniaires et soit réduite à recruter désormais des enfants. Dans un premier temps, je vous demanderai de présenter vos excuses à cette dame dont vous bafouez l'honneur depuis tout à l'heure."

Les deux hommes échappaient cependant à toute raison et éclatèrent d'un rire encore plus bruyant que les précédents.

"C'est que le curé protège sa maitresse !"

Le prêtre poussa un long soupir, levant les yeux vers le ciel.

"Pardonne-leur, Seigneur, car ils ne savent pas ce qu'ils font, dit-on."

S’offusquer de toutes les bêtises que l’on pouvait entendre était seulement le meilleur moyen de se parasiter l’existence. Il fallait reprendre les choses importantes, et ignorer les idioties proférées pour se faire remarquer. Parce que c’était précisément parce qu’on leur donnait de l’importance qu’ils continuaient. Dans certains cas, il fallait juste montrer que cela n’avait rien d’intéressant, et ils finissaient par se sentir sots tous seuls.

— Si vous le dites, soupira-t-elle. Au fond, elle n’avait pas non plus envie de discuter avec lui.

Surtout quand cette conversation montrait aux deux lourdeaux qu’elle les entendait. Ce que Thierry ne comprenait pas, c’était que ce n’était pas par lâcheté ni par fainéantise qu’elle les laissait parler. Si la situation avait nécéssité une réaction de sa part, elle aurait réagi. En attendant, ce n’était pas le cas.  

Elle haussa encore une fois les sourcils au commentaire suivant. Mais ce fut la réaction du prêtre qui l’agaça le plus. Parce que contrairement aux deux autres, lui, elle s’en souciait un peu. C’était sa mission, après tout. Et donc, puisqu’elle était obligée de s’impliquer un minimum, il était déplaisant de constater qu’il était incapable d’écouter. Si elle avait eu besoin qu’on lui présente des excuses, elle les aurait demandées.

Et voilà ce que ça donnait ! Il les avait relancé dans leurs sottises, l’abruti ! Ne pouvait-il donc pas se taire ? Elle s’arrêta à une dizaine de mètre des hommes qui s’étaient arrêtés, et se retourna en les attendant pour les surveiller. Il ne manquerait plus que cela dérape !

Elle lança un regard sévère à Thierry. Qu’il se taise, par pitié ! Il y avait une règle pour être pris au sérieux : ne menacer que lorsque l’on était en position d’exécuter, et qu’on était certain de le faire.

— Réagissez encore une fois et nous faisons demi-tour directement, lui souffla-t-elle lorsqu’il fut arrivé à sa hauteur. Au plus vous les relancez, au plus ils continueront. Taisez-vous, et ils finiront par se lasser.

Ou bien ils seraient suivi par des dindons pendant toute la durée du trajet, et à vrai dire elle s’en moquait éperdument. Et s’il se passait quelque chose de plus conséquent, elle aviserait en temps voulu.

C’était prévisible : ses messes basses déclenchèrent une nouvelle salve de gloussement.

— Essayez d’être plus intelligent qu’eux, ajouta-t-elle.

Lucinde se désintéressait du jugement de ces deux crétins qui ricanaient comme deux baleines trop grasses, fiers de leurs bêtises. Pas lui. La présence quotidienne de gardes l'exaspérait et si en plus ils se montraient à ce point si peu respectueux et insolents, cela lui tapait sur le système. Au moins, sa gardienne possédait de l'esprit. Il l'entendit implorer de cesser d'intervenir. Ne rien dire et laisser ces imbéciles continuer ? Non, sa fierté ne supporterait d'endurer pareil supplice. Un sourire narquois se dessina sur son visage qui s'assombrit.

"Ma chère Lucinde, il y a des avantages à porter la soutane, voyez-vous."

Son sourire devint un rictus inquiétant.

"Ma chère Lucinde, je suis effectivement bien plus intelligent qu'eux."

Le prêtre se tourna vers les deux imbéciles et les domina de toute sa condescendance, le regard appuyé sur leur petite personne.

"Messieurs, je vous invite à vous retirer prestement et à nous attendre à l'entrée de la ville. Autrement, demain matin, première heure, vos noms seront cités en chaire. Si ma mémoire ne me fait défaut, vous êtes Albert Sicoret, demeurant à la rue du moulin, et vous Gontran Goudric, résidant à la rue des écrevisses, n'est-ce pas ? Que diriez-vous que la ville sache que vous dépensez vos soldes dans les bordels ou jeux d'argent ? Dois-je continuer ?"

L'intonation glaciale du curé avait fait taire les deux soldats. La suite les rendit livides. Ils connaissaient la réputation du triste personnage et devinaient que celui-ci n'aurait aucun mal à les dénoncer en chaire pour se venger de leurs moqueries. Quitte à se parjurer en inventant de faux péchés. ils échangèrent un regard puis l'eux lança à Lucinde :

"Euh, ben, on vous le confie m'dame Lucinde !"

Thierry laissa éclater un rire sinistre en les apercevant détaler comme deux lapereaux épeurés. Quels idiots ! Il se tourna vers Lucinde, satisfait, et s'exclama :

"Et voilà, problème réglé !"

Des avantages à porter la soutane... Lucinde le toisa, sévère. Inquisitrice quant à ce qu'il allait encore inventer. Le ton sur lequel il se targua d'une intelligence supérieure ne faisait que prouver qu'il n'était qu'un petit gamin stupidement tyrannique. 

Les traits de Lucinde se durcirent en le voyant se retourner vers les soldats. Sale petit tyran, créateur d'injustices gratuites pour sa satisfaction personnelle... Agir égoïstement dans son intérêt propre était une chose, mais là, cela n'avait pas lieu d'être.

C'était comme... Comme... Elle se laissa distraire un instant par cette pensée traîtresse. Elle la chassa aussitôt. Réfléchir dans l'ordre. L'eau trouble allait s'éclaircir si elle cessait de la remuer. 

La lâcheté et le manque flagrant de professionnalisme de leur escorte ne parvint même pas à la surprendre – chacun pour soi, le monde fonctionnait ainsi. Elle se demanda un instant si elle-même prendrait le risque dans le cas où il la menacerait aussi... Il fallait toujours savoir évaluer ses priorités, et elle, elle ne devait pas attirer l'attention. Quoiqu'avec ce genre de limaces répugnantes, il suffisait de montrer qui avait l'ascendant. 

Heureusement – ou pas – il n'avait pas l'intention de la renvoyer aussi. Il se tourna vers elle, arborant pour son chantage minable une satisfaction malsaine. Elle baissa lentement les paupières, et secoua presque imperceptiblement la tête. Non, ce n'était pas ainsi que cela fonctionnait. 

— Nous n'avons plus qu'à rentrer, décréta-t-elle.

Le départ hâtif de ces imbéciles qui couraient ventre à terre pour retourner envie apaisa Thierry. Il se sentait libéré de leur présence malsaine et aurait du mal à se concentrer sur les souvenirs partagés avec sa sœur s'il le savait su à proximité. Son esprit envisageait de reprendre enfin la route lorsque la voix austère de Lucinde résonna et indiqua de nouvelles contrariétés. pourquoi tout dans la vie devait-il poser problème ? N'existait pas une seule chose qui soit simple ? Il soupira.

"Lucinde..."

Il allait être devoir persuasif pour réussir à la convaincre de le laisser continuer. Quoique... Il pouvait toujours courir et sans doute la semer. Et elle ne serait pas capable de physiquement de le retenir. Quelle femme entravait un homme solide et en pleine santé ? Aucun ! Il restait la menace des rats au retour. Il balaya l'argument. Il avait besoin de voir Beckie. De se recueillir. Aujourd'hui, sa peur s'effaçait.

"J'ai besoin de voir ma sœur, Lucinde."

Le prêtre baissa la tête, improvisant un air coupable.

"Dans quelques jours, je serai arrêté. Condamné. Je ne la reverrai peut-être plus avant... longtemps. Je veux y aller. Une dernière fois. Vous comprenez ?"

Si elle savait ce que Coldris lui avait promis, elle ne marcherait pas dans ce piège grossier. Mais il avait pris soin de rien lui révéler de leur conversation, surtout sur cette partie confidentielle. Quel dommage ! Pour elle...

Il releva la tête et la fixa d'un air suppliant.

"Je vous prie, Lucinde."

Toute dérive avait ses conséquences. C’était indiscutable. Il avait désobéi, il était donc hors de question qu’elle n’applique pas la sanction : retour immédiat. Mais il n’avait pas encore dû suffisament intégrer ce principe, malheureusement, parce qu’il tenta de protester.

D’abord, il répéta son prénom d’un air hébété qui n’avait que peu d’autres mérites que celui d’être agaçant. Ensuite, il insista sur le fait qu’il devait voir sa soeur. Lucinde fronça légèrement les sourcils avant de comprendre ce dont il relevait exactement, mais ne se laissa pas attendrir pour si peu.

— Il fallait y penser avant, rejeta-t-elle sans égards.

Ce n’était pas en s’apitoyant sur son sort qu’il aurait pu la convaincre : elle ne reconnaissait que le mérite. Son argument suivant n’eut qu’un bien maigre effet : il y avait des tas de choses qu’elle aurait aimé pouvoir faire une dernière fois mais qui lui seraient à jamais inaccessible, à elle aussi.

— Si votre arrestation est pour dans quelques jours, il nous suffit d’y aller demain. Si vous cessez immédiatement vos simagrées.

Imperturbable. Sèche et glaciale. Elle détestait qu’on essaye de la duper en jouant sur les sentiments. Particulièrement lorsque c’était un homme qui cherchait à l’attendrir. C’était bien trop similaire à l’attitude de l’un d’eux en particulier. D’ailleurs, quelque chose la perturbait toujours autant dans cette histoire de condamnation : pour quelqu’un qui clamait craindre la mort, Thierry semblait toujours beaucoup trop détendu.

— Je vous en prie, Lucinde.

— Vous êtes agaçant, répondit-elle. Sans montrer plus d’agacement que cela d’ailleurs. Mais je n’ai pas changé d’avis.

Parce que, franchement, elle n’avait pas la moindre envie de devoir se résoudre à le trainer par l'oreille jusqu'aux portes de la ville.

Elle était agaçante à rester campée dans ses positions. Savoir rester ferme dans ses idées, c'était une bonne chose mais parfois il fallait également savoir improviser. Autrement, on devenait lassant et agaçant. Elle voulait rentrer ? Pas lui ! Il n'obérait pas. Un sourire narquois se peignit sur son visage insolent.

"Vous comptez me ramener comment ? Avec vos petits bras malingres  ? En claquant des talons peut-être ?"

Sans lui donner le temps de réagir, le prêtre détala au pas de course et reprit le chemin, espérant ne pas se faire distancer.



Par prudence, après deux kilomètres parcouru en courant, Thierry avait ensuite quitté le sentier pour se perdre dans la forêt. Lucinde ne le retrouverait jamais. Lui connaissait par coeur ces chemins de traverse pour les avoir parcouru toute son enfance. il serpentait facilement dans les bois, malgré la neige, et atteignit finalement la vieille bâtisse abandonnée. Elle ne payait pas bonne mine et des pierres se descellaient. Tente années sans voir personne... Seuls les fantômes habitaient ces ruines. Il s'avança, hanté par les souvenirs du début de ce automne quand Coldris l'accompagnait pour le soutenir et l'aidait à mettre sa petite sœur en terre.

Son corps tremblait. Pas du froid extérieur. D'un froid intérieur et mordant.

"Beckie...."

Il s'avança vers l'entrée et s'arrêta à mi-chemin. Depuis les fenêtres cassées apparaissaient des ombres. Des illusions. Pourtant, lui croyait distinguer la silhouette austère de sa mère ou celle efflanquée de son frère aîné.

"Beckie... tu es heureuse de retour ici ?"

Thierry fila. Sans un mot. Et avant qu’elle n’ait le temps de réagir, il n’était déjà plus à sa portée. Peste !

Elle s’élança à sa poursuite, mais pas dans l’espoir de le rattraper. Il finirait bien par s’arrêter, et là, elle le retrouverait. Elle était endurante, tout était dans la tête. Il suffisait de le suivre. Même après l’avoir perdu de vue, il ne fut pas bien compliqué de le pister. C’était qu’il en laissait, des traces dans la neige !

Elle finit par ralentir un peu, peu rassurée par le trajet qu’il leur faisait prendre. Puis, lorsqu’une petite heure plus tard, elle vit le chateau et Thierry qui s’en approchait, elle repris une allure normale. Une marche calme et posée, pour le rejoindre aussi fraiche que si elle était tout simplement apparue là.

Elle refit son strict chignon echevelé par sa course, prit quelques gorgées dans l’outre accrochée à sa ceinture, essuya son visage… Elle arriverait dignement, c’était essentiel.

Arrivée à quelques mètres du prêtre, elle s’éclaircit la voix d’un toussotement réprobateur.

— Vous n'avez manifestement pas bien compris ce que j'entendais par "rentrer".

Des ombres se mouvaient par les fenêtres brisées et se déplaçaient. Sa mère se déplaçait dans le couloir, remontant légèrement sa robe, soucieuse de se donner de l'importance. Elle se dirigeait vers leurs chambre pour les appeler pour leurs leçons. Beckie la fixerait de mauvaise humeur et refuserait de la suivre. Thierry lui prendrait discrètement la main et l'obligerait à se taire. Ils marcheraient en silence derrière leur mère. Elle ne supportait pas d'entendre parler. sauf si elle l'autorisait. Ils remonteraient ce couloir, déboucheraient dans l'escalier pour parvenir au hall et se rendraient finalement dans la petite salle d'étude. En premier, elle leur ferait réciter leur généalogie. Thierry échouerait. Il devrait la recopier. Beckie, rayonnante de fierté, saurait citer chaque nom et les hauts faits qui les caractérisaient. Ils travailleraient ensuite l'arithmétique, puis ferait de la lecture. Beckie s'énerverait à ne pas bien savoir lire les mots compliqués et finirait par lancer le livre au travers de la pièce.

Perdu dans les limbes du passé, indifférent au froid, Thierry tremblait, piégé par ses souvenirs et la peur. Ses poings se serrèrent.

"Beckie, non. Ne fais pas ça."

Mais elle le ferait. Elle lancerait ce livre et sa mère la giflerait. Alors, pour l'empêcher d'être battu Thierry se lèverait et annoncerait avoir donné l'ordre à sa sœur de jeter l'ouvrage. Ils seraient amenés dans le hall et Thierry, le torse nu, serait flagellé, pendant que leur mère obligerait Beckie à contempler avec effroi à cette scène cruelle.

"Beckie... Ferme les yeux."

Mais elle elle ne ferait pas. Elle regarderait jusqu'au bout. Puis, ils remonteraient dans une de leurs chambres et elle soignerait ses plaies. Elle s'excuserait et Thierry la prendrait dans ses bras pour la réconforter et assurer ne pas avoir mal.

"Beckie..."

Ses poings se serraient contre sa soutane. Son corps tremblait de plus en plus.

"Beckie..."

Son esprit avait fui vers le passé et ne percevait plus rien de la réalité.

Thierry n’eut pas la moindre réaction. Lucinde réprima un soupire, pensant d’abord qu’il l’ignorait volontairement. Ce qui eut été fort culotté de sa part. Mais au bout de quelques instants, elle se rendit compte qu’il était surtout complètement perdu. Il marmonnait, et ses paroles montraient bien qu’il n’était plus tout à fait conscient de la réalité.

Lucinde nota : ne pas laisser son esprit s’égarer si d’aventure elle devait affronter ses démons dans la maison de son enfance.

— Thierry ? tenta-t-elle sans obtenir de réponse.

Thierry était un homme exaspérant et détestable par bien des aspects. Seulement, la femme n’avait aucun intérêt à le laisser dans cet état. Elle était chargé de s’occuper de lui : sa mission. Ce n’étaient pas des bons sentiments. Et ce n’était pas non plus parce que ses tremblements lui rappelaient les années qui avaient suivi son arrivée à Coutrenielle. Non, pas de compassion, rien de ce genre. Encore moins d’attachement ou de sympathie à l’égard de cet infâme débauché. Si elle ne le laissait pas se débrouiller seul avec ses fantômes, c’étaient pour des raisons pûrement pratiques.

Elle le contourna, elle agrippa fermement ses épaules, et appliqua une petite secousse.

— Thierry ! l’interpella-t-elle d’une voix ferme, mais sans mépris ni agressivité.

La même voix que celle dont Marie-Laurence usait pour la rappeler à l’ordre quand elle paniquait. Ce ton qu’elle avait imité de nombreuses fois, quand une femme en train d’accoucher avait la mauvaise idée de s’affoler. Pas un ton inquiet ou émotif, juste ferme et assuré. En général, cela fonctionnait.

— Oh ! Thierry ! Tout va bien. Revenez à vous, c’est ici que ça se passe.

Une branche craquait et Thierry tourna la tête vers la silhouette solide d'un vieux chêne, planté dans la cour du château, dénudé en cette saison glaciale. Un corbeau se reposait sur une branche. Son esprit se revit escalader l'arbre pour atteindre la fenêtre qui permettait de rentrer dans la chambre de sa mère. Le garçon s'amusait tant à fouiner dans son armoire et à mélanger l'ordre de ses robes ou à désordonner les documents sur son secrétaire. Il lisait naturellement les lettres et parfois, quand il savait sa mère occupée, il répondait à une de ses amies ou cousines en imitant son écriture mais en lui décrivant la réalité de son oncle et de son petit frère infirmes. Puis, Thierry repartait avec ses missives, par le même chemin, et allait les envoyer. Quelques semaines plus tard, sa mère découvrait une réponse et tombait des nues. Thierry se souvenait des conversations surprises entre ses parents où tous deux déploraient que leur secret honteux soit connu. Sans pouvoir comprendre comment.

Le corbeau s'envolait. Quelque chose semblait l'avoir dérangé. Il y avait quelqu'un ?

"Beckie ?"

Quel imbécile ! Sa sœur... Sa sœur était... Non, il ne pouvait toujours dire ce mot. Pas même dans son esprit. Il préféra contempler le corbeau qui partait se poser sur une cheminée après un vol sublime. En dessous, plusieurs étages plus bas se trouvaient les cuisines. Elles seraient vides. Ou presque. Il n'y aurait qu'une vieille domestique, qu'on ne payait, trop heureuse d'avoir un toit sur la tête pour oser chercher une meilleure place. Il la détestait. Elle plaçait des pièges dans les réserves de nourriture et riait ouvertement quand le petit garçon venait s'y pincer les doigts.

Quelque chose vint le secouer. Il soupira. Son imbécile de grand frère venait pour se moquer. Il se retourna et riposta :

"T'as rien de mieux à faire que de m'embêter; Bertrand ?"

Il découvrit, confus une femme rousse, devant lui. après la confusion, le passé s'effaça et la réalité revint.

"Lucinde...."

Combien de temps était-il resté dans ses souvenirs ? Il se sentait bien. Sans grande douleur. Il aurait peut-être dû s'y perdre plus longtemps, s'oublier, et se laisser haper par le froid.

— T’as rien de mieux à faire que de m’embêter, Bertrand ? se plaignit le prêtre dans un nouveau marmonnement.

— Ce n’est pas tout à fait comme ça que je m’appelle, commenta Lucinde d’un ton blasé. Elle reprit une voix ferme : ce n’était pas le moment de plaisanter. Thierry ! C’est ici que ça se passe !

— Lucinde...

— C’est moi, confirma-t-elle.

Il fallait avouer que son état l’inquiétait un peu. Elle avait beau de pas l’apprécier, quelque chose en elle s’en souciait. Il fallait qu’elle s’en débarrasse - de ces stupides reflux d’altruisme, pas du prêtre, même si sa vie en aurait été tout autant simplifiée.

— Tout va bien ? s’enquit-elle, professionnelle.

Thierry observait, légèrement confus Lucinde, puis secoua la tête.

"Oui, ça va."

Autant que cela pouvait aller que de contempler son passé.

"Allons-y."

Il se retourna pour contourner le château, marchant cette fois à allure normale, soucieux de ne pas distancer Lucinde. Peu après avoir dépassé le corps principal du domaine, ils commencèrent à traverser une longue plaine enneigée. Intacte de toute empreinte de pas. Dans le fond se dressaient les formes d'un bâtiment sinistre qui attrista Thierry.


"Ceci, Lucinde, c'étaient là les communs, où on logeaient domestiques et esclaves. Quand on en avait encore. Et c'est là que les enfants infirmes étaient remisés. Dans une pièce infâme. Jusqu'à la mort. Et ensuite..."

Sa voix résumait ces faits avec tristesse.

"Ils étaient brûlés. Comme des chiens. Ils n'ont jamais eu de tombe. Et encore moins de pierre tombale. Ni d'enterrement."

Il poussa un soupir tout en continuant de marcher.

"Beaucoup sont morts de leur maladie, de désespoir, de solitude... D'autres... D'autres ont été tués. Pour économiser de l'argent."

Cela allait. Notion toute relative, mais pas la peine de s’appesantir : il tenait le coup, c’était ce qu’il fallait. Que ses fantômes le titillent était son problème et tant que ça ne dégénérait pas, autant le laisser les chasser tout seul comme un grand, puisqu’il avait tant tenu à venir.

Poursuivre. Maintenant qu’ils étaient là, autant que ce soit le cas, oui. Ils règleraient leurs comptes ce soir, de retour à Saint-Eustache. Cela éviterait d’avoir à courser Thierry une nouvelle fois, ou de gaspiller du temps en rendant leur voyage inutile.

De l’autre côté du château se trouvait une batisse peu accueillante. Moins encore après que le prêtre eu décrit son usage. Lucinde cilla, affligée. Pas de tombe. Pour qui se prenaient-il pour prendre le droit de les brûler ?

Qu’était-ce que cette visite, en fait ? Un pélerinage pour lui montrer les dérives du “chacun pour soi” ? Pour la pousser à s’indigner et à revoir ses positions ? Oui, c’était absolument infâmes. Non, elle n’aurait pas fait ça… La simple idée que le sort veuille la faire changer d’avis la rembrunit : oui, elle l’aurait fait. Si c’avait été nécéssaire, elle l’aurait fait. Voilà. Parce que ce qui était nécessaire était nécessaire, qu’importe que cette attitude fut absolument écoeurante. Voilà ! Quand on ne pouvait pas tout sauver, on priorisait ce qui comptait, et c’était comme ça.

De toute manière, le monde était ignoble, on n’y changerait rien. Il fallait se renforcer pour tenir. Oublier tout ce qui pouvait ressembler à des scrupules ou à de bons sentiments. Être seulement efficace. Dieu, ce qu’elle aurait aimé pouvoir être seulement efficace : ne plus jamais se retrouver tiraillée par le moindre conflit de valeur, juste avancer. Juste réfléchir froidement, sans conflit, et agir en conséquence. Agir de la seule manière qui était vraiment utile.

Ressentir, ça ne servait à rien. Ressentir, c’était douloureux et envahissant. Ressentir nuisait à la discipline et à l’efficacité. En général, cela donnait juste du relief à la vie, une texture qui lui donnait de la valeur, mais ces derniers temps, cela la transformait en un champs d’anguilles qui vous transperçait les pieds et vous entravait. Oui : ce dernier mois, elle aurait beaucoup mieux avancé si elle avait juste pu cesser de ressentir. Alors, les mots du prêtres auraient simplement glissé sur sa carapace et elle aurait simplement haussé les sourcils.

— Et vous, vous jouiez au chevalier, soupira-t-elle en s’efforçant d’oublier les débordements de son esprit. Fabuleux. Et ensuite ?

Thierry soutenait la vision du bâtiment des communs et s'approcha pour toucher la pierre. Il s'inclina avec respect et bénit dans un murmure le nom de tous ces infirmes, réduits au silence, les corps condamnés au néant. leurs âmes pouvaient-elles être sauvés après des années, des siècles ? Il ne perdrait rien à essayer. Il voulait y croire.

La main appuyée sur la pierre, il continua à réciter sa bénédiction et pria pour que toutes ces âmes perdues trouvent leur place au Paradis. Qu'elles soient accueillies quelques part, dans un monde meilleur, là où celles-ci n'avaient pas eu la chance d'être à leur naissance.

Vers la fin du rite, le prêtre se tourna vers Lucinde, légèrement tremblant, ému par le geste qu'il venait de poser, et se souvint d son intervention. Ses épaules se haussèrent.

"Souvent, ma sœur et moi-même venions en cachette égayer les journées de notre oncle et de notre petit frère."

Parfois, quand Alexandre était enfant, il cherchait à reconnaître des traits d'Arthur, mais sans jamais y parvenir.  Le visage de son fils était un mélange subtil du sien et de celui de Rosina. Il ne distinguait aucun autre élément qui ne venait pas d'eux.

"Poursuivons."


Lorsqu'ils eurent terminé de traverser la plaine, le duo atteignit un grand bâtiment entièrement blanc à l'architecture épuré. Thierry l'observa en s'approcher. Nul besoin de chercher à comprendre où la fortune des d'Anjou avait disparu : dans le goût du luxe et de la représentation. I monta lentement les escaliers e posa la main sur la porte avant de se tourner vers Lucinde.

"Souhaitez-vous me suivre ? ce ne sera pas.. joyeux."

Thierry semblait ému, presque dépassé, mais Lucinde, elle, s’était reprise. Elle était là pour le surveiller, non pour se laisser emporter dans des pensées absurdes. Alors, elle le suivait, détachée. Elle le laissa prononcer ses bénédictions. Silencieuse. Ne pas agiter la vase, pour que l’eau redevienne claire.

Lorsqu’il se tourna vers elle, il tremblait. Curieusement, il faisait moins le fier que tout à l’heure, face aux gardes. C’était bien pratique d’abuser d’une autorité non-méritée, mais cela ne permettait pas de garder la maîtrise de soi.

C’était curieux. Ce n’était pas la première fois qu’elle le remarquait, mais il y avait une véritable douceur dans ses paroles lorsqu’il évoquait certaines personnes. La jeune femme étira un léger sourire et hocha doucement la tête, mais cela se passait de commentaires.

Alors, elle le suivit, droite et arborant un visage neutre, à travers cette plaine enneigée. Réfléchir dans l’ordre, agir dans l’ordre. Mais surtout : ne pas s’encombrer l’esprit. Elle ne se laisserait plus troubler. Elle ne devait pas. Elle pris une grande inspiration dans l’air frais, et monta sans glisser sur le perron verglassé d’un nouveau bâtiment… bien plus riche que le précédent, bien que son entretient laisse manifestement à désirer.

Allait-elle le suivre ? Assurément.

— J’aimerais autant être là pour vous rattraper si vous perdez connaissance, tenta-t-elle de plaisanter pour dédramatiser. Vous laisser mourir d’une mauvaise chute, ce ne serait pas professionnel.

Honnêtement, elle ne l’avait pas accompagné jusqu’ici en espérant se divertir. Elle se fichait bien que se soit peu joyeux ou même franchement sordide. Cela ne l’atteindrait pas.

Lucinde semblait déterminée à le suivre et depuis le temps le prêtre avait compris que rien ne saurait la retenir. Il avait posé la question par pure politesse. Le prêtre continua son chemin et s'arrêta devant la porte. Son bras se retint de la pousser. Son esprit se souvenait de l'atmosphère étouffante du tombeau. il ne souhaitait pas y aller mais c'était là où sa petite sœur demeurait pour l'éternité. Il devait franchir ce seuil maudit.

La porte bougea timidement en produisant un richement sinistre. Un autel de pierre se dressait au centre d'une salle circulaire sombre. La lumière passait par la galerie qui s'ouvrait devant eux alors que le froid disparaissait. L'assemblage des pierres bloquait le vent et les intempéries. Thierry contempla le fleurs séchées, figées dans le produit utilisé pour les conserver, et soupira. Le temps figeait tout dans ce tombeau sinistre.



Il s'avança vers la galerie et la traversa sans prêter attention aux loges qui d'organisaient autour. A gauche, les hommes, face à eux, sur la droite, leurs épouses. Sur chaque tombe s'élevait une statue blanche qui rappelait les traits du défunt. Une manière de se souvenir d'eux pour l'éternité et de ruiner leurs descendants. L'allée se terminait quand le prêtre arriva aux tombe des ses grands-parents. Elles étaient ordinaires. De simples plaques, sans ornementations. La suivante, celle de son père, y ressemblait? Thierry s'arrêta devant et flanqua un grand coup de pied dedans.

"Je croirais à la vengeance divine, vous savez, père, quand je sais à présent que des brigands vont ont massacré le lendemain où vous êtes reparti du monastère. J'ose espérer l'Enfer comme un lieu horrible, digne de vos bassesses."

Sur ces paroles aigries, il cracha sur la tombe et poursuivit son chemin.

Pendant plusieurs mètres, il n'y avait plus. Il arriva tout au fond de la galerie, là où se dressait une simple croix, marqué du nom de Rebecca d'Anjou. Sa main se posa dessus avec tendresse et il se pencha pour embrasser le bois.

"Bonjour Beckie."

Il s'agenouilla avec respect devant la croix et commença à prier avec une humilité ont il faisait rarement preuve.

Ils entrèrent. Ce ne fut qu’une fois à l’intérieur que Lucinde se rendit compte qu’elle n’avait jamais mis les pieds dans un tel endroit. Soit, ce n’était pas très important.

Elle remarqua que manifestement, rien n’avait été trop beau pour ces défunts. Distraite un court instant, elle se rappella le portrait de Marie-Laurence jeune. La prestance et l’autorité de la baronne de Coutrenielle l’avaient un instant émerveillée lorsqu’elle avait vu le tableau pour la première fois. Sans faste démesuré ni effets trompeurs, l’artiste avait rendu à merveille cette magnificience sévère qu’elle dégageait, et qui faisait d’elle cet idéal innaccessible que l’on eut donné n’importe quoi pour atteindre. Si cette femme-là avait cherché la gloire, le monde entier eut été à ses pieds. D’une droiture incomparable - aider Hortense et Lucinde à échapper à leur foyer avait été son unique écart -, d’une volonté à toute épreuve… et capable de tirer n’importe qui vers le haut. Cette femme était tout bonnement exceptionnelle.

Ce furent les mots amers du curé qui arrachèrent l’ancienne sage-femme à ses pensées. Elle lâcha un soupir en le voyant cracher sur la tombe.

— Etait-ce vraiment nécessaire ? demanda-t-elle sévèrement, optant clairement pour un non.

Il y avait des moyens moins sales de manifester sa rancoeur. D’ailleurs, il était parfaitement stupide de conserver de la rancoeur après tant d’années. Cela ne blessait que lui, et même si c’avait dû le satisfaire, il n’y avait plus personne pour payer. S’il considérait les comptes comme réglés par cette fameuse vengeance divine, pourquoi s’acharner ? Songeant à cela, elle ne fit pas le moindre rapprochement avec sa situation personnelle, ni avait cette résolution qui lui avait permis d’atteindre Braktenn.

Il atteignait la tombe de sa soeur, et l’affection qui perçait dans sa voix avait quelque chose de touchant. Son attitude avait changé. Etrangement changé. Lucinde attendit, droite, dans un silence respectueux. Elle ne put s’empêcher de penser aux corps qu’elle avait dû abandonner à peine après les avoir trouvés. Gontran, Aniète… et surtout ses petites renardes adorées qui lui manquaient tellement.

Maman ne vous oublie pas, mes trésors. Maman ne vous oubliera jamais. C’est pour vous que je me bats. Ils ne nous auront pas, mes chéries. Je ne les laisserai pas gagner. Personne. Ils ont voulu nous briser, mais nous n’en serons que plus fortes. Je vous aime.

Et l’on vit perler quelques larmes à la lisière de ses paupières. La douleur était là, toujours là. Mais c’était comme tout le reste : il suffisait d’arrêter d’avoir mal et d’avancer. Ils ne l’abattraient jamais.

Il haïssait ce mausolée plus encore que tout le reste dans ce château maudit. Redécouvrir toutes ces statues glorifiantes onéreuses lui rappelaient pourquoi ses ancêtres s'étaient peu à peu ruinés. Car ils préféraient envoyer leurs flatulences par la bouche plutôt que les expulser comme le commun des mortels ! Car il fallait paraître et plaire ! Cela les avançait bien maintenant que tout avait été détruit à jamais.

Lorsqu'il flanqua ce coup de pied contre la tombe de son père, Lucinde intervint et demanda si l'acte était réellement nécessaire. Il se retourna et lui jeta un regard mauvais.

"Si j'allais au bout de mon ressentiment, j'ouvrirais cette tombe, je la viderais de ses os et j'irais les disperser dans la forêt."

Son pied cogna à nouveau contre la tombe.

"C'est tout ce qui tu mériterais, chien !"

Le prêtre se décida à abandonner t poursuivit le chemin tout songeant aux dépouilles de sa mère et de son frère. Om avaient-elles amenées ? Ils s'étaient tués au moment où les créanciers venaient saisir leurs biens. Sa mère avait sauté de la fenêtre alors qu'ils s'apprêtaient à entrer alors que Bertrand s'était enfoncé son épée favorite dans le ventre dans la salle d'armes. Aux yeux de l'Eglise, c'était incontestablement un suicide. Ils ne pouvaient être enterrés en terre chrétienne. Pas même dans une fosse commune. Les avait-on laissé pourrir là ou le avait enfoui quelque part, dans une tombe anonyme ? Un jour, pendant l'été, il reviendrait chercher. Pour être certain de ne pas passer à côté.

Finalement, il arriva devant la tombe de sa chère petite sœur et se recueillit longtemps devant elle, humblement agenouillé devant la croix dresse.


Des larmes coulaient le long de ses joues alors que Thoerry s'adressa longtemps à sa soeur ,comme si son esprit espérait une réponse. Un miracle impossible. A moins que Dieu n'ait soudainement pitié et arrête son coeur pour élever ensuite son âme pour lui faire retrouver enfin Beckie.

Il finit par se redresser, à bout de forces, et posa avec tendresse la main sur la croix.

"Je t'aime, Beckie. Tu es la meilleure des petites sœurs qu'u grand frère peut espérer avoir. Je suis fier de t'avoir connu. Fier d'être ton grand frère."

Son esprit avait entièrement occulté la présence de Lucinde.

Oui. Manifestement, Thierry trouvait cela nécessaire. Et même insuffisant. Ce maudit curé était désespérant à un point qu’elle avait rarement imaginé. Et pourtant, des idiots qui faisaient des simagrées, elle en avait souvent rencontrés. Deuxième coup dans cette pauvre tombe qui n’avait rien demandé.

— C’est parfaitement ridicule.

Soit. Maintenant, il priait auprès de sa soeur. Et sa gardienne, qui n’avait pu réprimer quelques sanglants souvenirs, laissa échapper quelques larmes. Ce devait faire environ un mois, maintenant… C’aurait déjà dû passer. Pleurnicher ne l’avancerait à rien. Surtout quand on voyait quel genre de loque difforme on devenait en se lamentant sur son sort…

Elle sécha ses yeux humides. Elle s’efforçait de maintenir sa vigilance : non qu’elle craigne que Thierry profite d’un relâchement pour s’encourir - ce ne serait probablement pas le cas dans son état - mais pour chasser les pensées pernicieuses.

Pour le reste, elle se fit discrète. Si c’avait été elle qui se recueillait, qu’on lui pépie bêtement dans les oreilles l’aurait agacé ; elle s’en abstenait donc. Quand Thierry déciderait de sortir, elle le suivrait. S’il avait besoin de lui parler - à moins que ce ne fut pour déballer des âneries -, elle répondrait. En attendant, elle se tenait tranquille et silencieuse. Témoin invisible et strictement professionnel, sans curiosité ni lassitude. Et les larmes importunes ne furent bientôt plus qu’une mauvais souvenir.

après un long moment de recueillement, Thierry se sentait à la fois apaisé et insatisfait. Prier et parler à sa sœur défunte, comme si celle-ci se trouvait encore devant lui lui apportait beaucoup de bienfaits mais il en ressortait pourtant avec une frustration dérangeante. Son corps se releva difficilement et mit un petit temps avant que ses articulations et ses muscles ne se détendent. Quelle vieille carcasse ! Pourtant, il n'était pas si âgé. Il venait à peine d'entrer dans la quarantaine. Ce n'était pas si vieux. Qu'est-ce que ce serait dans dix ans, quand il aurait l'âge de son cousin ?

Thierry fit quelques pas et s'apprêta à repartir. Quelle heure pourrait-il être ? La nuit ne risquait-elle pas de tomber ? Ils avaient parcouru un long chemin pour arriver jusqu'à château, puis à ce mausolée. S'aventurer sur les sentiers alors que la nuit allait peut-être bientôt tomber ne serait pas une idée fameuse. Ils risqueraient de croiser des brigands ou des loups. Ou une tempête de neige pouvait toujours se lever. Il serait sûrement plus raisonnable de dormir dans la bâtisse abandonnée, au chaud, et repartir au petit avec le soleil protecteur.

Il fit quelques pas pour revenir vers Lucinde et esquissa un bref sourire en découvrant que celle-ci avait fait preuve de pudeur en se tenant à l'écart pour lui laisser de l'intimité avec sa sœur.

"Nous pouvons rentrer.  Mais je me demandais, Lucinde, si cela ne serait pas plus sage de dormir au château. La nuit va sûrement tomber et nous serions beaux à tomber dans des imprévus."

Le prêtre l'observa tout en développant ses arguments et finit par remarquer quelque chose de suspect à ses yeux. Elle avait essayé de le dissimuler mais il percevait un succinct rougissement. Aurait-elle pleuré ? Sa main se posa respectueusement sur son épaule.

"Lucinde, allez-vous bien ? C'est cet endroit qui vous met mal à l'aise ? Sortons."

Sans attendre son avis, le prêtre lui saisit le bras d'autorité et lui fit traverser la galerie pour retourner à l'extérieur. Passé les portes, sa main la lâcha et il poussa un soupir.

"On se sent mieux loin de ce lieu clos et horrible, non ?"

Son regard se leva vers le soleil dans le ciel qui commençait à descendre.

"Nous devrions dormir cette nuit au château