[9 Janvier 1598] Retour vers le passé

Thierry semblait reconnaissant de sa discrétion. Il déclara avoir terminé. Bien. Elle acquiesça simplement… puis arqua un sourcil pour accueillir la proposition suivante.

Pas le temps de trouver à y redire que le prêtre s’inquiétait de son état. Cette fois-ci, elle les fronça carrément. Oui, évidemment que ça allait. Non, le lieu ne la perturbait pas outre mesure, mais...

— Thierry ! laissa-t-elle échapper d’un ton réprobateur lorsqu’il agrippa son bras pour l’entrainer à l’extérieur.

Toutefois, il fallait bien avouer qu’elle n’avait pas plus envie que cela de s’éterniser dans ce tombeau, et elle le suivit avant même de penser à se dégager - au moins, s’il la tenait, il ne risquait pas de s’encourir.

A sa question, elle haussa les sourcils. Oui, sans doute. Mais elle ne se portait pas spécialement mal à l’intérieur non plus. Et le voilà qui revenait avec sa proposition.

— Et… Vous comptez jeûner, peut-être ?

Elle, elle aimait autant pouvoir manger ce soir. Plus encore s’il risquait de se retrouver arrêté d’un jour à l’autre, et elle de nouveau dans une situation précaire.

Il y avait aussi le problème des gardes - quoiqu’ils ne seraient probablement pas malheureux qu’on leur épargne la surveillance du curé -, et le fait que les imprévus puissent très bien survenir dans la journée du lendemain ou du surlendemain. Et peut-être en profiterait-il même pour disparaitre. Elle aurait l’air bien maligne s’il ne se trouvait plus à Saint-Eustache pour son arrestation… En ce qui la concernait, Lucinde ne doutait pas de pouvoir atteindre Braktenn avant la nuit, si tôt qu’elle puisse tomber.

Le froid lui mordait les joues mais il référait cela à l'oppression étouffante du tombeau sinistre. Le manteau blanc recouvrait tout autour d'eux et le renvoyait aux souvenirs de son enfance. Autrefois, Beckie et lui venaient ici s'amuser l'hiver et se poursuivaient pendant plusieurs heures. Ils passaient aussi un moment dans le bâtiment des communs, au moins le temps d'apporter une soupe chaude et des couvertures à leur petit frère et leur oncle. L'âme de sa sœur le voyait-elle en cet instant ? Le suivait-elle depuis son décès ? Que pensait-elle à son sujet ? N'avait-elle pas été horrifiée et catastrophée de le découvrir agresser Lavinia.

Il sut instinctivement que non.
Des conversations de leur adolescence, quand Beckie avait été fière d'annoncer qu'elle était enfin une femme, lui revenait. Il se rappelait de sa défiance à cette idée et essayait de lui expliquer que ce n'était pas une si bonne chose. Elle ne voulait pas entendre ses arguments. Elle proclamait attendre avec impatience de se marier avec un époux digne du rang de leur famille et qui l'élèverait dans les plus hautes couches sociales. Il avait essayé de lui remettre en mémoire leur déchéance mais son entêtement était bien trop enraciné. Il avait essayé d'évoquer, avec difficulté ce qu'elle devrait faire une fois mariée, mais Beckie lui répliquait, austère que c'était le devoir d'une femme de soumettre à un homme.

Elle avait tort.
Elle avait eu tort jusqu'au dernier jour de sa vie.
Les femmes qu'il aimait étaient celles assez fortes pour lui résister. Comme Irène. Comme Eléonore. Comme Lucinde. Ou même sa fille Claire. Il revoyait Rosina se glisser à lui et le séduire. Quand avait-il changé ? Il n'arrivait pas à le savoir.

Il se tourna vers Lucinde alors que celle-ci réagissait à son idée de rester au château pour la nuit. sa réponse était logique. Oui, contrairement à ses habitudes, il avait ressenti le besoin viscéral de venir ici, sans se préparer. Ils ne possédaient aucunes vivres. Pas même de l'eau.

"Effectivement, vous avez raison. Dépêchons de rentrer alors."

Un sourire joueur se dessina. Il éprouvait l'envie de traverser pour la dernière fois ce champ de neige comme toutes ces fois il l'avait fait avec Beckie.

"Et si on jouait à chat ? Même pas capable de m'attraper, Lucinde !"

Il lui toucha l'épaule, tel un gamin espiègle, et s'élança en courant dans la plaine.

"Alors, tu viens ? Ou t'as peur peut-être ?"

Evidemment qu’elle avait raison. Elle n’avait pas eu besoin de sa confirmation pour le savoir. Heureusement que quelqu’un ici réfléchissait un peu, sinon ils se seraient sentis bien bête ce soir, quand leurs estomacs auraient commencé à se manifester. Elle savait sauter un repas, mais n’en voyait fichtrement pas l’intérêt. En outre, elle n’avait aucune envie de l’écouter se plaindre d’un ventre vide toute la nuit !

Par tous les Saints, mais qu’était-ce encore que ce sourire qui apparaissait sur son visage ? Par pitié, ne pouvait-il pas cesser ses âneries ? Juste quelques jours ? Enfin, soit : si elle pouvait le réprimander, elle n’avait pas à s’en plaindre. C’était précisément pour cela qu’on l’avait engagée.

— Et si on jouait à chat ?

— Non, répondit-elle assez abruptement.

N’importe qui aurait pu comprendre cette réponse rien qu’en regardant son visage, mais avec ce numéro-là, mieux valait l’exprimer clairement.

— Même pas capable de m’attraper, Lucinde !

Elle soupira, le regard sévère. Sérieusement ? Et le voilà qui s’encourait après une pichenette sur l’épaule. Mais quel âge avait-il ? Cinq ans et demi ?

— Alors, tu viens ? Ou t’as peur peut-être ?

— Thierry, arrêtez ça tout de suite ! commanda-t-elle.

Peine perdue. Peut-être que si elle acceptait de le poursuivre, il rentrerait sagement ensuite… De toute manière, il ne semblait absolument pas décidé à rebrousser chemin et obéir, alors il faudrait bien qu’elle le suive. Par pure conscience professionnelle.

Lucinde aurait pu se précipiter pour mettre plus vite fin à ces enfantillages. Elle l’envisagea, d’ailleurs, mais se ravisa : autant laisser Thierry courir un peu : il serait fatigué ensuite et probablement plus docile.

Il s’arrêta, elle ralentit à peine - il fallait au moins faire croire qu’elle jouait vraiment. Elle s’attendait à entendre beaucoup d’âneries lorsque le prêtre ouvrit la bouche, mais la question la laissa coîte.

— Je vous demande pardon ?

En réalité, elle n’en savait fichtrement rien : cela dépendait sans doute de l’enfant. Certains, comme elle, l’étaient naturellement. Elbore, relativement. Léandra avait davantage tendance à trépigner, mais elle comprenait vite que cela n’avait pas beaucoup d’intérêt, alors elle avait appris à attendre, voilà tout.

Pour ce qui était des colères, c’était encore une autre histoire. Piquer une crise ou faire des caprices ne lui serait jamais venu à l’esprit à l’époque de son enfance. D’abord parce que cela ne servait à rien. Si cette raison-là ne suffisait pas, la perspective de finir en sang ou d’entendre Maman gémir de douleur le compensait. Même élevées dans l’amour, ses Renardes n’avaient pas été particulièrement capricieuses non plus. Et lorsque cela les prenait, n’obtenant jamais ce qu’elles désiraient par ce biais, elles avaient appris ô combien c’était vain. La clef de la discipline était de toujours rester égale à soi-même, et de ne jamais rien céder au désordre.

— Ce n’est normal à aucun âge, mais je suppose que cela doit arriver.

Si le sujet avait un défaut inné - auquel il était délicat de remédier -, ou si, précisément, on l’avait mal éduqué.

Quant à associer colères absurdes et féminité… C’était faire de grossières généralités, qui n’étaient qu’une excuse pour se voiler la face et refuser de progresser. Preuve que ce n’était nullement lié : la personne la plus emportée et dangereuse que Lucinde n’avait jamais rencontrée était son père. Leur nature de femme, comme Thierry le disait si bien, rendait plus irritables en certaines circonstances, mais ce n’était ni une excuse, ni une fatalité.

— Notez qu’une prétendante sans argent, si en plus elle est désagréable, n’a pas beaucoup d’intérêt.

Car tout en ce monde se résumait à cela : ce qui avait de l’intérêt et ce qui n’en avait pas. Les réflexions syntaxiques du curé avaient d’ailleurs cela d’agaçant que leur hypothèse de départ était erronée : on ne disait pas “prendre un homme”, mais il n’était pas rare dire dire “prendre époux”. Et s’il voulait tout savoir, le reste n’était vrai que lorsqu’on s’y résignait.

Et quand bien même, elle n’avait pas besoin de sa pitié. On entendait l’avis de ceux qui savaient le faire entendre, voilà tout. S’il savait combien d’épouses menaient le mari par le bout du nez, il laisserait sa pitié de côté. Chaque sexe avait ses propres pouvoirs de prédilection, voilà tout. Il n’y avait pas de quoi jacasser. Il y avait certes des dérives, qu’il aurait fallu éviter, mais cela ne remettait aucunement le reste en question : chaque place - même la plus ingrate - était essentielle au bon fonctionnement de cette société. Chaque place avait des avantages comme des inconvénients. C’était certes imparfait, mais cela valait mieux que l’anarchie.

— C’est vraiment pitoyable une vie humaine.

Lucinde secoua la tête :

— Ce qui est pitoyable, c’est la propension que certains ont à se plaindre quand ils pourraient agir. Ce qui est pitoyable, c’est cette tendance que les gens comme vous à ne voir que les inconvénients de leur situation alors qu’ils pourraient mettre à profit ses avantages.

Et sachant fort bien comment il exploitait les siens, elle précisa avant qu’il n’ait pu dire quoi que ce fut :

— Sans abus et à des fins productives. Honnêtement, Thierry, pourquoi pensez-vous que je me plains beaucoup moins que vous ?

Sans chercher à prétendre que ses tourments étaient plus conséquents, elle n’en démordrait pas : ils n’avaient rien à envier à ceux de Thierry. La différence majeure entre eux résidait ici : elle qui aurait pu se contenter de très peu continuait de se battre pour avancer, et lui à qui rien ne semblait vraiment convenir restait là à se lameter et à prétendre que le monde était injuste.

Thierry observait Lucinde, bras croisé et attendait une réponse à ses nombreuses questions existentielles. Elle ne semblait pas en avoir sur le caractère sa sœur. Elle n'avait peut-être jamais connu un enfant aussi têtue et emportée.

"Beckie était ainsi. Lors des leçons, il lui arrivait de se fâcher quand elle ne comprenait un exercice ou qu'une lecture l'énervait? Elle jetait un livre sur notre mère. Puis, elle criait. J'essayais de la retenir. Ou alors, bien souvent quand je la voyais commencer à s'emporter, je faisais une bêtise. Pour que ce soit moi qui prenne et pas elle."

Il baissa la tête en repensant que c'était sûrement de sa faute Une fois de plus.

"C'est ma faute, n'est-ce pas ? Mais quand nous étions pris à mal nous comporter, nous étions battus. Et je ne voulais pas la voir battu. Je ne ne pouvais pas les supporter."

Mais en l'empêchant d'être punie, il lui avait ôté la possibilité de corriger son caractère. Aurait-elle pu oublier ces colères et ces emportements ? Il se rappela de cette crise de folie furieuse. Elle croyait pouvoir rendre un rang à Alexandre et le rétablir dans ce que celle-ci estimait les droits du sang. Il aurait dû mieux l'éduquer la chercher. c'était sa faute. Tout était de sa faute.

Le prêtre baissa la tête tout en étudiant l'évolution de son point de vue sur les femmes et le maigre rôle qu'n faisait jouer dans ce mot. Elles étaient réduite au minimum, censées n'être que belles, pour régler les accords entre deux familles. A cette pensée survint le souvenir de la malheureuse princesse. Comptait-elle un jour fuir dans al forêt et vivre avec le gentil brigand ? Elle le méritait. Bien plus que de devoir supporter les stupidités du goret qui lui avaient été assignées comme époux. Ses réflexions finirent à le pousser à déclarer que la vie humaine était pitoyable. Lucinde ne semblait pas partager cette opinion et en profitait pour le critiquer

"Il est humain de réfléchir aux situations et de chercher à les comprendre. Et c'est aussi humain que de râler devant l'injustice et le désespoir. dans ma situation, Lucinde, il n'y a jamais eu que des inconvénients. Vous ne pouvez pas comprendre. Vous pouvez comprendre le déchirement à choisir entre son rôle de curé et la femme que l'on aime. Puis, entre ce même rôle et son fils. je me suis perdu entre ses écueils. Le poids de la religion est si écrasant qu'il vous ravage. Vous ne pouvez le comprendre. On ne peut que le ressentir."

Il s'avança de quelques pas et fixa le ciel bas.

"Pourtant... Elle me manque. Chaque jour."

Lucinde posa une question, destinée à lui faire prendre conscience de ses égarements, ce qu'i savait depuis longtemps. Thierry resta un moment à fixer les nuages puisse décida à se tourner pour répondre d'un air provocateur.

"Pour éviter les souris non ?"

Son sourire s'élargit. Il retrouvait l'envie de jouer.

"Si je n'étais pas certain de retrouver la cellule remplie de rongeurs, vous pouvez être sure que je m'amuserais de vous défier sans cesse, ma chère !"

Il jeta un regard au ciel et au soleil.

"Mais nous ne devrons y aller ou nous serons surpris par la nuit. Je connais d'ici un raccourci pour aller en ville. Vous me suivez ?"

Si Lucinde n’en avait pas entendu de bien pires dans sa vie, elle eut été sidérée par un tel manque de discipline. Elle ne comprenait décidément pas qu’on puisse se comporter si futilement et irrespectueusement… Et même si elle avait toute sa vie su que ce genre de personnes existaient, même si elle côtoyait un sacré spécimen depuis bientôt deux semaines, elle ne concevait pas qu’on puisse avoir une telle attitude.

Elle voulut faire des remarques sur son sens du sacrifice mal placé, mais secoua fermement la tête à ses inquiétudes suivantes.

— Ce n’est pas par la violence que l’on apprend à un enfant à bien se comporter, Thierry, mais en inspirant respect et autorité.

Ce n’était pas la crainte de la sanction qui devait prévenir un dérapage, mais le refus du dérapage en lui-même. La volonté de se conduire correctemment, l’autodiscipline, la satisfaction personnelle… Toutes des choses que chacun aurait dû apprendre pour que ce monde tourne comme il le fallait.

— Lorsqu’il faut systématiquement user de menaces et recourir à la sanction, c’est que le problème est déjà là. (soupir) Mais lui montrer qu’elle échappait systématiquement à toutes règles n’aura rien arrangé.

Marie-Laurence l’avait giflée une fois. Lucinde s’en souvenait bien. Un véritable dérapage de sa part avaient nécessité qu’elle la secoue un peu. Lucinde se souvenait fort bien du claquement contre sa joue, à la fois si ferme et si léger, mais elle ne se rappelait d’aucune douleur, sinon celle de son coeur qui se serrait et de sa gorge nouée qui ne savait plus rien laisser passer que des excuses et des “Oui, Madame”. Pas parce qu’elle peur, pas parce qu’elle avait mal. Juste parce qu’elle savait qu’elle était en tort, et que la ramener à la réalité avait suffit à le lui prouver. On ne négociait pas quand on était en tort et qu’une personne comme Madame de Coutrenielle vous le rappelait. On ne pleurnichait pas non plus, ni ne se plaignait, ni ne se cherchait des excuses. On ne promettait même pas que cela n’arriverait pas : on se ressaisissait, voilà tout. On apprenait humblement de ses erreurs, et on ne les reproduisait plus.

Non, on ne se plaignait pas. Ni ne rejetait la faute sur l’injustice du monde. Lucinde eut soudain l’impression très désagréable de… de se comporter puérilement depuis le drame. Elle crut avoir mis le doigt sur le problème Ce fut fugace, et entendre Thierry en rajouter mit fin au débat qui n’avait actuellement pas sa place.

— Non, je ne peux pas comprendre, trancha-t-elle, agacée.

Elle ne pouvait pas comprendre comment on pouvait autant se plaindre au lieu d’assumer ses erreurs. Cela la dépassait. Elle ne pouvait pas comprendre comment on se retrouvait trouver autant de difficultés là où il n’y en avait pas au lieu de prendre ses responsabilités et de faire ses choix.

— J’ai eu une vie beaucoup trop simple, beaucoup trop belle, et beaucoup trop joyeuse pour savoir qu’il existait des choses difficile, cracha-t-elle, amère.

Et comprenait-il, lui, d’être une petite fille qui se demandait tous les jours si son Papa allait frapper sa Maman assez fort pour la tuer, aujourd’hui ? Et de devoir faire semblant que tout allait bien. D’avoir trois ans et de déjà contrôler le moindre de ses gestes pour ne pas provoquer de déchainement de colère ? De savoir que les bébés mourraient dans le ventre de Maman parce qu’on frappait trop fort dessus, et de faire un câlin à Maman en lui essayant de lui dire que ce n’était pas grave et qu’elle ne devait pas avoir peur ? De s’entendre répéter chaque jour des choses horribles sans jamais avoir le droit d’en paraître affectée ?

Et comprenait-il ce que c’était, enfin libre, de savoir que sa mère ne s’en remettrait jamais ? De s’endurcir, mais de la voir toujours terrorisée dès qu’une porte s’ouvrait des années plus tard ? De ne plus jamais pouvoir l’appeler Maman ni avoir l’air trop proche d’elle parce qu’elle était terrorisée à l’idée que ça puisse les trahir ?

Comprenait-il enfin ce que cela pouvait être de subir une véritable injustice ? De retrouver son époux - un ami proche -, sa belle-mère - une femme qu’elle avait plus que respecté et à qui elle devait tant - et ses filles - ses filles, nom de Dieu, ses adorables petites renardes qu’elle chérissait plus que tout au monde - baignant dans leur sang pour rien ?! Comprenait-il combien il pouvait être déchirant de savoir que la seule option que ne menait pas à la condamnation - gratuite mais inévitable après ce qui avait commencé à se dire - était la fuite ? Comprenait-il vraiment ? Non, il n’aurait pas compris. Il ne pouvait pas comprendre.

Elle reconnaissait volontiers que la vie de curé n’avait pas été toute rose non plus. Elle savait que certains avaient subi bien pire qu’elle - bien pire qu’eux - et qu’au fond, elle ne s’en était pas si mal tirée. Elle n’avait pas la prétentions de croire qu’elle seule aurait pu s’en sortir, loin de là. D’ailleurs, elle n’avait même pas l’arrogance de prétendre qu’elle ne devait ses opportunités qu’à elle-même. Mais honnêtement, elle trouvait cela gonflé de lui parler comme à une petite princesse gâtée à souhait dont le plus grand drame avait été de recevoir une robe mal ajustée.

Les gens qui vous manquaient, cela faisait mal, elle ne le niait pas. Croyait-il que cela aussi, elle ignorait ce que c’était ? Après tout, il n’était plus à cette erreur près ! Qu’importe !

Ce qui amena Lucinde à lui demander s’il savait pourquoi lui se plaignait en permanence et pas elle. Et la réponse qu’il avait à apporter était une pitoyable ânerie. Ce qu’elle savait, c’est qu’il n’y échapperait pas, à ses souris. Sentence prononcée serait tenue, il verrait bien.

— Vous voyez : vous cherchez le conflit au lieu de chercher une relation cordiale, et vous ne pensez qu’à des sanctions quand vous pourriez chercher mon aide pour avancer. Qu’est-ce que cela vous apporte vraiment ?

Pour le reste, en effet, il était franchement temps de se mettre en route. Alors, elle acquiesça.

— J’aime autant vous prévenir tout de suite que les raccourcis qui allongent le trajet ou nous mènent à la mauvaise destination vous dérageraient plus que moi, le mit-elle tout de même en garde.

En réalité, il n’y avait pas grand chose à expliquer. Les règles étaient les règles, qu’on s’y accorde ou non. Toutefois, les comprendre donnait du crédit, alors, les expliquer pouvait être productif. Quant à ce qu’il fallait attendre d’un enfant… S’il estimait ne pas avoir été habilité à réagir, pourquoi en culpabilisait-il aujourd’hui ? C’était absurde.

Un enfant pouvait-il seulement espérer se construire sainement sans tuteur ? Lucinde avait l’impression que non, mais après tout, il devait y avoir des exception. Elle le laissa parler. En réalité, elle n’avait pas envie de s’encombrer l’esprit avec ses digressions.

Elle ne put toutefois retenir - sans doute par manque d’effort - une remarque un peu aigre. Il pouvait bien s’excuser et parler des choses que seul un prêtre pouvait comprendre. Son discours n’avait pas de sens, s’il affirmait avoir suivi cette voie par dépit. Il était fatigant.

— Et je ne suis pas encore prêtre, alors n’essayez pas de m’expliquer, trancha-t-elle.

Après tout, à quoi bon chercher à expliquer une chose à un individu qui n’aurait de toute façon pas été capable de la saisir ? C’était un peu comme expliquer à Thierry l’utilité de conserver une relation cordiale : peine perdue. Alors pourquoi ne put-elle s’empêcher d’essayer ?

— Mais voyez-vous, c’est précisément ce qui m’échappe ? Pourquoi vous obstinez-vous à vous mettre des épines dans le pied tout seul ? Jouer au plus malin comme un enfant de cinq ans, c’est un stade par lequel presque tout le monde passe, mais se rendre la vie plus compliquée qu’elle ne l’est et créer des conflits gratuits lorsqu’une relation pourrait être productive, c’est parfaitement idiot.

Certes, tout le monde passait par cette phase où l’on testait l’autorité, c’était naturel. Mais de là à refuser toute forme de bonne entente pour le seul plaisir de se comporter bêtement était une aberration de l’humanité.

Pour reprendre ses exemples, elle précisa :

— Le chien comme le chat s’adapte à ce qu’il lui est utile de faire pour survivre. Vous voyez, c’est cela qui est naturel.

Alors, il était franchement l’heure de rentrer. Voulait-il dormir à la belle étoile ? Après tout, puisqu’il aimait s’handicaper tout seul, comment savoir ?

— Je n’en sais rien, admit-elle tandis que Thierry se jetait dans une pente.

Evidemment, il fallut le suivre. Rien ne servait de maugréer sur un raccourci idiot auquel elle ne s’était de prime abord pas opposée. Elle n’aimait pas ce genre de glissades, c’était puéril et dangereux. Soit, elle pouvait faire cette effort.

Elle le rejoignit en bas. Après tout, c’était bien lui qui devait connaître le chemin.

— Evitez de vous tuer avec vos cascades. J’aimerais mieux ne pas avoir à le justifier.

Thierry réalisait qu'il n'aurait pas dû se laisser aller à émettre de pareilles pensés sortir de sa bouche. Seul un prêtre pouvait comprendre le déchirement entre les vœux prononcés et l'attachement à la vie civile. Son esprit se remémorait de ses conversations avec Irène sur le sujet. Elle, elle comprenait si bien son point de vue et ses doutes. Quel être pouvait célébrer baptêmes et mariages sans éprouver à un moment un lourd regret de ne jamais rien connaître de ces joies ? Tout coeur humain ne pouvait que se gonfler d'aigreur et d'amertume. Il avait renié sa propre paternité, tourné le dos à la femme qu'il aimait, dans le souci de respecter finalement ses vœux et de se conformer à ses devoirs de prêtre. Cela n'avait fait que le rendre détestable.

Il garda le silence jusqu'au moment de répondre à a la question. Un avis qui ne plaisait pas du tout à Lucinde. D'une certaine manière, elle avait raison mais il n'éprouvait aucune envie de lui dire. Au contraire, Thierry préférait continuer à jouer avec elle. Un sourire moqueur se peignait sur son visage.

"Quel dommage ! Il faudra pourtant me supporter encore, ma pauvre Lucinde !"

Par ailleurs, avoir cinq ans, ce n'était pas si mal. Au moins, on pouvait tout faire sans trop subir de conséquences et on conservait un regard idéaliste sur le monde. Lucinde commenta son exemple sur le chient et le chat et il secoua les épaules.

"Qui vous dit qu'en dépit de ma peur de la mort, je ne veuille pas mourir au fond ?"

Sur cette réplique, Thierry jugea bon de retourner en ville. La nuit en pleine cambrousse, dans un temps aussi glacial, n'aurait rien de réjouissant. Il ne tint pas compte des remarques de Lucinde avant la glissade puisse tourna vers elle quand elle le rejoignit. Son visage se montrait joueur et provocateur.

"Il est vrai que les soldats qui me suivaient pourraient penser que vous m'avez assassiné ! Quel terrible quipropo ! Comment justifieriez-vous ma mort sans le moindre témoin ?"

Sur ce, il éclata derrière, très fier de cet effet.

Le prêtre s'engagea sans se retourner vers Lucinde sur le chemin et marcha le long de l'étang gelé. Autrefois, Beckie et lui y venaient attraper des grenouilles l'été et les cachaient dans les placards du château. Cela se révélait si drôle quand leur mère finissait par tomber dessus et à pousser de hauts cris. La retenue d'eau avait été façonnée par un de leurs ancêtres, plusieurs siècles plus tôt, et alimentait un faubourg de Braktenn en eau via un canal.

"Ne marchez pas trop à droite. C'est de la glace sous la couche de neige. Et elle n'est peut-être pas solide."

Leur progression poursuivit un long moment, jusqu'à ce Thierry repère une grosse pierre. C'était le début du raccourci. Enfant, il enfonçait parfois une épée dedans, dans un recoin de la roche, et s'amusait ensuite à la récupérer et à la brandir, comme s'il était le fameux Roi Arthur. Sauf qu'il proclamait être l'enfant des d'Anjou qui rétablirait sa famille dans l'honneur et la digité de leur rang. Après cette pierre, deux chemins existaient, mais aujourd'hui entièrement recouvert de neige. L'un menait à la forêt d'Appendo, l'autre à la ville. Il n'eut aucune hésitation. C'était la route de droite. Il connaissait cet itinéraire par coeur.

"Dans trente minutes, nous serons en ville ! Et pour vous dédommager du voyage, je vous inviterais à une bonne auberge où vous pourrez commander tout ce qui vous fera plaisir !"

D’accord. Il était définitivement abruti. Soit, tant pis. Quant à savoir s’il voulait mourir… Vu l’imprudence dont il fit preuve peu après, cela ne l’aurait même pas étonnée. Elle se serait même permis de penser “bon débarras” si cela n’avait pas relevé d’un manque flagrant de professionalisme.

Ainsi, une fois cet imbécile de prêtre rejoint, elle ne manqua pas de lui faire remarquer, d’un ton détaché se rapprochait curieusement d’une note d’humour, sur lequel il rebondit. Elle fut la première surprise de se laisser prendre au jeu :

— Ils seront sûrement trop heureux de ne plus avoir à vous supporter pour m’accuser de quoi que ce soit, répliqua-t-elle.

Il y avait là un étang qu’il fallait longer. D’un signe de tête qu’il ne vit même pas, elle le remercia de sa on conseil. A vrai dire, c’était plutôt à l’attitude du curé que la jeune femme se fiait, redoutant des paroles trompeuses. Elle s’assura également - et ce plutôt discrètement - de toujours maintenir un mètre ou deux entre eux afin d’éviter toute mauvaise plaisanterie. Avec un tel numéro, on n’était jamais trop prudent… Toutefois, elle évita aussi soigneusement de se laisser distancer.

Elle le suivait toujours, jusqu’à cet embranchement où il choisit si assurément son chemin. Lucinde avait toujours souffert d’un sens de l’orientation assez médiocre. Elle le compensait tant bien que mal, mais en ces lieux où elle ne s’était jamais aventurée, elle ne sentit pas que la route avait un tour qui ne les amenait pas où il fallait.

La demi-heure de marche passa assez vite. La rouquine estimait mieux le temps que la route. Elle aurait pu marcher beaucoup plus longtemps si c’avait été nécéssaire, elle ne se plaignait pas. Peut-être avait-il seulement mal estimé la durée du trajet… Ou bien se payait-il sa tête et les avait-il tout de même perdus pour le plaisir ! Mais à le voir hésiter un peu, elle ne pu s’empêcher de l’interpeler :

— Thierry, arrêtez-vous une minute. Situation ? Et n’essayez pas de me prendre pour une cruche.

Thierry ne ressentait plus l'envie de discuter avec Lucinde. Surtout que celle-ci ne ferait plus que râler sur leur route ou la longueur que cela prenait s'il tentait de poursuivre une conversation. De quoi se plaignait-elle ? C'était un raccourci. Dans une trentaine de minutes, ils distingueraient les murailles et les premières habitations de la capitale. Et elle osait le critiquer ensuite. Elle n'était assurément pas mieux que lui. Elle était agaçante au possible, rigide et rien ne semblait la faire fléchir de ses positions. Comme ces personnes pouvaient être ennuyeuses ! Pourquoi ne postulait-elle pas dans un couvent ? Ou mieux ; geôlière à la prévôté ? Cela conviendrait parfaitement à ses aptitudes.

Peu à peu, ses pensées changèrent, après le croisement de la grosse pierre. Il ne reconnaissait pas le chemin vers Braktenn. Se trompait-il ? Non, il n'avait jamais eu l'habitude d'aller en ville durant l'hiver. Ceci expliquait cela. Il se raccrocha à cette hypothèse mais une forêt proche, qui apparaissait dans son champ de vision, le douter. Serait-ce le boisd4appendo ? Non, il avait pris la fourche droite, celle qui rejoignait le canal. Quoique... et si ce n'était pas la bonne grosse pierre ? Il avait cru descendre la pente qui amenait à l'étang mais il n'avait pas aperçu véritablement l'étang. Il avait cru le voir.

Sa gorge se serrait.
Il n'osait pas se retourner et annoncer la nouvelle à Lucinde.
Elle ne le croirait jamais.
Jamais !

Lucinde intervenait à ce moment. Elle avait compté les fameuses trente minute et réclamait des comptes.

Elle ne le croirait jamais.

Alors, perdu pour perdu, autant rien un peu.

Il se retourna, le sourire moqueur, et s'exclama :

"Je l'avais effectivement remarqué, Lucinde. Autrement, je vous aurais utilisé lors des baptêmes !"

Sa gorge se serra un peu plus. Elle allait être en colère. Mais de toute manière, elle le serait tout autant avec l'information.

"Il est possible que je me sois trompé en croyant descendre à l'étang. Avec la neige, nous ne pouvions voir la neige."

Alea jacta est ! Si César avait survécu à toutes ses conquêtes, lui aussi devrait supporter une furie.

— J’avais effectivement remarqué, Lucinde. Autrement je vous aurais utilisée lors des baptêmes.

Hilarant. Vraiment hilarant… Irritable comme elle l’était ces derniers temps, le trait d’esprit lui arracha un soupir lourd de reproches et un regard noir.

— Situation ? répéta-t-elle d’une voix autoritaire, cinglante, désormais persuadée qu’il y avait un problème.

Et ce fut en effet ce qu’il lui confirma, avec une certaine honnêteté qui lui rendit ses bonnes dispositions. Elle le jaugea un instant, sévère. Il semblait véritablement embêté.

— Donc, vous nous avez perdus ? demanda-t-elle confirmation d’une voix plus glaciale que les bourrasques qui s’engouffraient dans son col.

Manifestement, oui. Quant à savoir si c’était volontaire… Pour l’heure, elle lui accordait le bénéfice du doute - il n’aurait tout de même pas cherché à les égarer à la tombée de la nuit en plein hiver, si ? C’allait un peu loin. Mais elle se sentait malgré tout bouilloner.

Voilà pourquoi elle détestait les raccourcis. Etape par étape. Chaque chose en son temps. Se précipiter de menait jamais à rien et la preuve, si elle était encore nécessaire, en était de nouveau faite !

Elle cogna dans un amas de poudreuse. Non, cela ne servait à rien, mais il l’agaçait ! Elle en avait marre, de lui. Marre, marre, véritablement marre. Elle n’avait jamais été confronté à un être aussi exaspérant ! Et stupide ! Et inutile ! Jamais si longtemps alors qu’elle était déjà à fleur de peau ces derniers temps.

Elle prit une profonde inspiration. Il ne méritait pas sa colère, la colère ne menait à rien. Cela ne faisait que nuire à l’efficacité. Ils étaient dans le même bateau, et elle avait aussi ses tort - elle avait accepté son idée de raccourci, après tout.

Elle dévissa sa gourde pour y prélever une gorgée d’eau fraiche. C’était qu’elle était bientôt vide, en plus ! Ce n’était pas grave. Elle avait passé des jours et des jours - avec leurs nuits - seule dans la cambrousse. Ce n’était pas cela qui allait l’abbattre.

— Asseyons-nous, commanda-t-elle en désignant un tronc couché à un mètre à peine du chemin.

Elle avait besoin de se poser et de réfléchir. Maintenant, ils allaient faire les choses à sa manière. Réfléchir dans l'ordre, agir correctement. Plus de raccourci, plus d’extravagances, et plus d’actes spontanément stupides.

— Donc, si je comprends bien, il se peut que nous fassions fausse route depuis le début, c’est cela ?

Lucinde n'eut aucune grande réaction suite à cette magistrale répartie. Quelle déception ! Quitte à mourir, autant partir sur un ultime bon mot. Quel dommage que son cousin ne l'aurait cependant pas entendu ! Il se permit de sourire, d'un air parfaitement détendu, face au soupir et au regard noir. Ne fallait-il pas accepter la réalité et les conséquences de ses actions ? Tant qu'à subir le pire, autant tenter d'y trouver un certain plaisir.

Sans se départir de ce sourire, Thierry lui résuma la situation.

"Je pensais sincèrement être dans la bonne direction. Je vous le jure. Je vous le jure sur la tête d'Alex !"

Elle semblait le croire. C'était une femme intelligente. Elle ne pouvait que valider cette idée que personne n'aurait l'idée de s'égarer en plein hiver sur des chemins de campagne. Son geste, à frapper du pied, un amas de poudreuse, l'amusa. N'avait-elle pas dit que les élans de la colère se maitrisaient. Il laissa échapper un rire moqueur.

"Je croyais que tout adulte devait savoir canaliser ses émotions. Vous devriez apprendre vous contrôler Lucinde."

Il jouait avec sa vie. Néanmoins, la répartie se révélait si drôle et si tentante que ne pas la dire lui aurait valu des regrets Or, son expérience lui avait appris qu'on vivait mal lorsque l'on accumulait des regrets.

Elle prenait un peu d'eau de sa gorge, puis l'invita à s'asseoir sur un tronc mort. Il obéit mais prit le temps de retirer la couche de neige. C'était bien trop froid pour apprécier de poser ses fesses dessus autrement. Lucinde résuma la situation et Thierry la confirma.

"En effet. Avec le paysage enneigé, il pourrait être possible que j'ai cru être plus près de l'étang que celui-ci n'était en réalité. Que faisons-nous ? Les arbres qui se dressent là-bas, c'est l'orée du bois d'Appendo. Si nous y entrons, nous finirons par rejoindre Braktenn. Ou alors nous longeons cette forêt ? mais je ne sais pas à partir d'où elle rejoint Braktenn. Ou alors nous faisons demi-tour pour retourner à l'entrée du domaine d'Anjou ? De là, nous retrouverons la route de l'aller. Que décidez-vous, Lucinde ?"

Désormais, il préférait lui laisser tout pouvoir du choix. De cette sorte, si quelque chose clochait, elle ne pourrait pas l'accuser.

Il jurait. Sur la tête de son fils. Elle ne donnait absolument aucun crédit à sa parole, mais pour l’heure, trouver le chemin était plus important que de trouver un coupable.

Cette situation avait tout de même quelque chose de franchement incommodant. En temps normal, elle aurait seulement pris sur elle, mais la pression accumulée lui arracha un geste puéril.

Thierry se mit à ricaner. C’était de bonne guerre : on ne se laissait jamais aller à de tels caprices, et surtout pas lorsque l’on devait incarner l’autorité. Il fallait tout de même lui signaler que si elle n’avait vraiment pas eu de maitrise sur sa personne, ce ne serait pas dans un tas de neige qu’elle aurait frappé.

Dieu, ce qu’elle pouvait être irritable, en ce moment ! Depuis quand se laissait-elle perturber par de si menus détails ?

L’important n’était pas de ne jamais commettre d’erreur, mais bien de ne pas s’y enfoncer bêtement. Quand on se trompait, on l’acceptait et on rectifiait le tir avant que la situation ne s’aggrave.

Assis sur ce tronc que Thierry s’était amusé à déneiger pour son fessier délicat, elle en vint à se demander depuis combien de temps il savait s’être trompé de chemin, et depuis combien de temps cet orgueil mal placé les avait éloignés de l’arrivée.

Elle écouta ses explications, passablement agacée par ses formules d’atténuation absolument pathétiques. Non, il ne “pouvais pas être possible qu’il ait cru”, il avait cru, voilà tout. Et il s’était trompé. Ce qui arrivait, d’ailleurs. Elle ne s’amusait pas à chercher des failles, elle, il aurait pu le lui dire simplement.

Elle l’écouta énumérer leurs options. Il fallait dire qu’elle ne connaissait toujours pas les environs, et que le sens de l’orientation absolu ne lui était pas tombé dessus comme par magie.

— Si vous ne connaissez pas de chemin sûr par le bois ou autour, mieux vaut rebrousser chemin, ne pensez-vous pas ?

La question étant : connaissez-vous un chemin sûr qui ne nous demande pas de revenir sur nos pas ? Quoique… Non, en fait, le laisser les mener n’importe où était une fort mauvaise idée.

— Vous êtes prêt à reprendre la route ? s’enquit-elle une fois la décision prise.

Elle se leva, puis, soudain inquiète, lui tendit une gourde. La moins pleine des deux, au cas où il se mettait en tête de cracher dedans pour se l’approprier.

— Vous devriez vous hydrater, se justifia-t-elle. Vous n’avez rien bu depuis ce matin.

Les bons sentiment, le partage, l’altruisme, toutes ces conneries ne menaient nulle part. Mais… Il était sous sa responsabilité et il fallait qu’il boive. Pour le reste, elle n’avait pas besoin de reconnaissance et n’en attendait pas. Ni de félicitations pour avoir tout de même anticipé cela. A vrai dire, elle le pensait même capable de lui reprocher de ne pas avoir emporté de provisions, mais elle se fichait bien de ce qu’il pouvait penser, et sa profonde bêtise ne suffirait pas à l’affecter.

Lucinde haussa les épaules.

— J’aimerais autant ne pas avoir besoin de me reposer sur des peut-être, répondit-elle.

A comprendre : elle aimait autant passer la nuit à Saint-Eustache, sans avoir à se demander si elle trouverait un refuge. En attendant, il fallait admettre que c’était peut-être préférable à une nuit passée dehors par ce froid.

Alors que Thierry affirmait être prêt à reprendre la route, sa gardienne lui proposa - et se serait montrée plus ferme s’il avait eu la bêtise de refuser - de boire. Heureuse surprise : il le fit sans rechigner, en la remerciant, et ne prit que quelques gorgées - il se montrait assez responsable pour préférer économiser que de l’agacer.

Le prêtre et l’ancienne sage-femme se mirent donc en route. Il imposa un rythme soutenu, que la fugitive suivit sans difficutés. Il ne faisait pas chaud, mais l’exercice le compensait bien. Et de toute façon, se plaindre ne les ferait pas rentrer plus vite.

Pas plus que de répéter qu’il était désolé. Il l’avait dit une fois, elle l’avait compris. Elle retint néanmoins son sarcasme, et renonça au silence pour une réponse plus pédagogique :

— Je l’ai entendu la première fois. Continuer de vous excuser est inutile, l’affaire est close. Vous vous êtes trompé et cela qui arrive. Maintenant, le plus important est de rentrer et de passer à autre chose. D’apprendre de cette erreur et d’avancer.

S’appesantir sur chaque accroc n’était qu’une perte de temps et d’énergie. Un poids moral parfaitement inutile qui finissait par vous ronger et qui menait encore plus sûrement au désastre que l’abus de bons sentiments.

Ils marchaient toujours à bonne allure au milieu des bourrasques insolentes lorsque soudain, Lucinde entendit un craquement. Pas le temps de réagir que déjà, elle entendait Thierry s’exclamer et la propulser au sol. Et qu’il s’écrasait lourdement sur elle.

Il se bougea heureusement très vite - bien plus gêné que la situation ne le requerrait -, et, loin de se formaliser de cet incident, la jeune femme le remercia d’un acquiescement entendu. Déjà, elle était debout. Déjà, elle pouvait constater les dégats. Un arbre mort - mais encore fort volumineux - avait chuté en plein milieu de leur passage.

En digne disciple de la baronne de Coutrenielle - ce qu’elle craignait de ne plus tout à fait être ces derniers temps -, elle ne pesta pas contre les circonstances. Elle ne s’encombra pas de “si seulement il était tombé après notre passage” ou de “c’est vraiment trop injuste”. Elle gardait ses accusations d’injustice pour des évènements plus importants.

Mais même sans se lamenter, force était de constater que la route leur était définitivement barrée. Le terrain escarpé ne permettrait pas de contourner aisément obstacle, quand à la possibilité de passer par dessus, elle promettait surtout de se laisser emporter dans une chute et de finir soit mort, soit assez amoché. La solution la plus raisonnable était de rebrousser chemin de nouveau, au moins jusqu’au dernier embranchement, et d’aviser ensuite.

— Ce n’est pas grave, soupira la rouquine, davantage pour s’en convaincre qu’à l’attention de son compagnon de route. Il suffit de revenir sur nos pas, et nous trouverons bien une route qui mène quelque part.

A Braktenn, ou bien dans n’importe quel hameau… De toute façon, ils finiraient bien par trouver, il n’y avait pas à s’inquiéter.

Ne pas se reposer sur des peut-être ? Pour une fois, Lucinde parlait de manière inutile. Les hypothèses et les incertitudes, dans cette partie de leur voyage, devenaient une réalité. Par ailleurs, l'imprévu donnait du sel à l'existence et chassait l'ennui. Qui y avait-il de pire que d'avaler autrement chaque la même soupe, sans jamais changer le moindre légume ? Il préféra cependant éviter de partager ce point de vue. Sa compagne d'infortune n'apprécierait pas.

Ils retournèrent en arrière, dans un silence relatif, que seul Thierry brisa pour présenter à nouveau ses excuses mais Lucinde ne se montra pas d'humeur à les entendre. Comme toujours. Elle ne savait décidément pas supporter le son de sa voix. Il choisit finalement de se taire. Cela ne servait à rien de provoquer une colère non nécessaire. Il était peut-être stupide, mais pas suicidaire.

Ils se rapprochaient de la grosse pierre lorsqu'une bourrasque de vent violente poussa un arbre et coupa toute progression. Dans un instinct impulsif, il poussa Lucinde en arrière et prit même soin à poser ses mains le plus loin possible du corps de la jeune femme. Tous deux étaient tombés dans la neige, face à face, et le prêtre rougissait de la proximité. Et si elle interprété cela comme une tentative de séduction ? Les explications de Coldris lui revenaient en mémoire. Ses menaces aussi. Non, il ne pensait à rien de mal. Il ne souhaitait que la protéger. L'empêcher d'être blessée. Mais pouvait-il être cru ? Il portait en lui une telle réputation. Même son cousin refuserait certainement de se fier à sa parole.

"Non ! Je... Je ne voulais pas... Je ne pensais pas..."

Il s'empressa de se retirer rapidement, cramoisi, et se recula de plusieurs pas. Lucinde se remit debout à son tour et ne sembla pas perturbée par leur proximité. Ne se posait-elle aucune question ? Elle connaissait pourtant les faits qui lui étaient reprochés. Rien ne lui était venu à l'esprit, elle, pourtant si pragmatique ? Ou attendait-elle le retour en ville pour s'en plaindre ?

"Je vous jure. Sur la tête d'Alex. Je ne voulais que vous protéger. Rien de plus."

Lucinde ne paraissait pas s'intéresser à lui et préférait étudier leur situation. Cela n'avait pourtant rien de difficile : ils n'avaient plus qu'à retourner vers Appendo. Il soupira en entendant sa conclusion.

"Ce n'est pas comme si on avait le choix..."

Leur marche reprit ainsi dans le sens inverse qu'ils venaient de parcourir. La neige qu'ils foulaient pour la quatrième fois avait perdu toute apparence immaculée. Ce n'était plus qu'une surface souillée et creusée, déformée par leurs pas répétés. Thierry s'imposa de continuer d'avancer à un rythme rapide. Le soleil tournait et la nuit tomberait bientôt. Après une demi-heure, le bois devint à portée de vue. Ils s'en approchèrent mais restèrent malgré tout à distance.

"On raconte qu'une sorcière vivrait là. Une sorcière géante. C'est une fable ridicule. Mais il doit y avoir cependant quelques brigands pour couper les gorges et les bourses. Sans compter les loups."

Ils longeaient la forêt sans savoir où celle-ci les mènerait Thierry se questionnait s'il s'agissait bien du bois d'Appendo. Et s'il se trompait encore ? Il ne se faisait désormais plus confiance. Le chemin se poursuivit, éloigné de toute route. Pas même un panneau pour les renseigner.

Une fumée s'éleva soudain dans le ciel. Thierry releva la tête et observa au loin. Si on apercevait de la fumée, cela signifiait qu'une habitation se trouvait proche.

"Lucinde ! Par là !"

Il se mit à courir et découvrit, quelques mètres plus loin, une petite maison en bois.

"Nous sommes sauvés !"

Aussitôt tombé, Thierry multiplia les justifications. Lucinde hocha doucement la tête, sourcils froncés. Oui, elle l’avait bien vu. Elle connaître l’attitude qu’il avait avec les femmes, elle ne douta pas un instant qu’il n’y eut aucune tentative déplacée dans ce geste.

Elle le remercia en espérant qu’il comprendrait. Mais c’était qu’il se sentait désormais obligé de le jurer, toujours persuadé qu’elle ne le croyait pas. A vrai dire, elle n’avait aucune foi en sa parole, seulement en ce qu’elle avait vu.

— Thierry, je l’ai bien vu. Merci.

Elle eut un léger sourir. La gratitude, ça ne menait nulle-part, mais elle préférait sincèrement éviter de se ramasser un arbre sur la tête.

— Et je ne vous accuse pas non plus d’avoir soufflé sur ce maudit arbre pour le faire tomber, si vous voulez tout savoir, tenta-t-elle de plaisanter pour dédramatiser.

En attendant, cette chose ne leur en barrait pas moins la route. Et d’un commun accord, l’ancienne sage-femme et le curé décidèrent de rebrousser chemin une nouvelle fois. Elle lui proposa une nouvelle gorgée d’eau avant de repartir.

La marche se fit relativement silencieuse jusqu’à apercevoir le bois d’Appendo. Lucinde fronça les sourcils aux rumeurs qu’évoquait son compagnon de route. Couper les gorges. L’idée la fit frissonner tandis qu’un vilain souvenir revenait danser à la lisière de son esprit. Ses renardes… Mais elle prit sur elle - hors de question de faiblir - et répondit simplement :

— Je penses que souvent, les fables ridicules ont un fondement concret.

Ou bien de gens qui voulaient vous nuire, ce qui ne manquait jamais. Mais même ceux-là, lorsqu’ils étaient malins, utilisaient des éléments réels pour étayer leurs mensonges.

Ils poursuivirent leur progression. Un pas. Deux pas. Trois pas. Dix pas. Un seul a la fois. Ils finiraient bien par retrouver leur chemin. Certitude qui se fortifia aux exclamations du prêtre. Lucinde tourna la tête pour apercevoir une chaumière vers laquelle ce dernier s’élançait déjà.

Elle se refusa à courir bêtement. Elle prit néanmoins cette même direction.

Un homme accueillit Thierry à la porte. De forte stature et aux cheveux sombres. La quarantaine, à vue de nez.

— C’pour quoi ? gronda-t-il, mâchant presque ses mots.

Alors que Lucinde atteignait l’habitation, une petite femme un peu voûtée apparut. Elle avait un visage accueillant, bien que strié de rides, et de grands yeux rieurs d’un curieux opale.

— Quel mal elevé ! morigéna-t-elle l’autre. Que pt’on faire pour vous, mon père ? M’dame ?

Face à Lucinde qui demeurait imperturbable, Thierry ne cessait de s'étaler dans les justifications de la situation tout en réalisant qu'il s'enfonçait de plus en plus. Il ferait mieux de se taire. Le silence n'était toutefois pas la discipline pour laquelle il présentait le plus d'aptitudes. Lucinde se montrait même gentille avec lui. Elle lui souriait. Il l'observait, circonspect, cherchant le piège quelque part avant de se souvenir que parfois il n'en y avait pas. Parfois, des actes désintéressés se produisaient. Il décida de se reprendre et s'amusa de la répartie qui suivit.

"Cela serait conférer un bien grand pouvoir. Quoique.. Peut-être que mes soupirs en sont capables ?"

Ils reprirent finalement la route, pour la seconde fois, vers le bois d'Appendo. Il appréciait la gorgée d'eau que Lucinde lui proposa avant de repartir et l'en remercia. Devant la forêt, il exposa ses quelques connaissances et remarqua un léger palissement à l'évocation de ces rumeurs. Rien qui ne soit pas naturel. Dans leur situation, à la merci de la moindre mauvaise rencontre, qui n'aurait pas peur à la mention de brigands sanguinaires ? Lui-même ne se trouvait pas plus rassurés.

"Je suis d'accord. Mais souvent la base d'une fable ne repose que sur une vérité bien légère par rapport à ce qui a été construit dessus. Par exemple, cette fameuse géante, ce pourrait être une banale femme, un peu grande, mais qu'on aurait aperçu de loin. Rien de bien extraordinaire. L'imagination brode ensuite, surtout si elles associe avec la peur."

Sur cette exposition, ils commencèrent à longer la forêt lorsque Thierry aperçut de la fumée aux alentours. Il s'empressa de la suivre, sans observer si Lucinde adoptait ou non son rythme. Devant la maisonnette, le prêtre frappa à la porte, espérant que les gens à l'intérieur accepteraient de les aider. Un homme dans la force de l'âge, assez rude, ouvrit et l'accueillit de manière expéditive.

"Bonjour, mon brave."

Lucinde arriva au moment où une vieille femme les rejoignit au seuil de la porte. Elle se montrait bien plus aimable que l'homme. Thierry la salua poliment en s'inclinant.

"Bonjour madame. Je suis le curé Thierry d'Anjou. Nous étions partis pour un pèlerinage mais un incident nous a éloigné de notre route. Serait-il possible de nous indiquer la route vers Braktenn ?"

La femme sourit et les invita à entrer.

"Bien sûr, mon père. Mais venez vous réchauffer et vous restaurer. Mon fils vous indiquera la route pendant le repas."

"Merci, madame. Votre gentillesse vous honore."

Ils pénétrèrent dans la maison, qui se résumait à une seule pièce. Les deux lits se trouvaient près de la cheminée, là où brûlait un feu revigorant. La femme, tout en servant la soupe aux légumes, annonça se nommer Michèle Barnier et son fils Albert. Ils vivaient ici, à l'écart des villes, en paix, car selon eux la vie urbaine n'apportait que des ennuis avec la suspicion des voisins ou des rumeurs dérangeants. Ils menaient ici une existence simple confortable, se contentant des produits de leur potager ou de ceux des cueillettes. Le prêtre écouta poliment ces explications tout en savourant la délicieuse soupe que l'on lui avait servi. Quelle merveilleux plat ! Il n'avait encore jamais rien avalé d'aussi bon !

"Sinon, madame, monsieur, comment retourne-ton en ville ?"

Le fils répondit dans un grognement.

"Je peux vous mener. C'est à trois kilomètres. Faut juste savoir par où passer."

— Quoique… Peut-être que mes soupirs en sont capables

Oh, ceux qu’il lâchait n’avaient certainement pas cette force, mais sa gardienne avait fini persuadée que les soupirs d’exaspérations qu’il causait aux autres avait de quoi abattre plus d’un arbre. Peut-être un jour quelqu’un en ferait-il une légende. Une légende avec un prêtre tellement pénible que les soupirs combinés de tous ceux qu’il avait poussés à bout avaient assez de puissance pour que l’église s’écroule sur le malheureux. Cela aussi aurait u fondement réel.

Alors oui, vu ainsi, cette fameuse sorcière n’était peut-être qu’une ermite. Et sachant ce qu’étaient les rumeurs, tout pouvait flamber très vite. Pas de quoi s’affoler, ni entraver leur progression qui les mena jusque dans une habitation isolée où ils furent invités à entrer.

Une femme très aimable leur servit une soupe, tandis que son fils maugréait à côté. Exception faite de l’âge des acteurs et de la présence encombrante d’un curé défroqué, Lucinde se serait crue projetée dix ans en arrière, à son arrivée chez Aniète.

Manifestement, le repas faisait taire Thierry, qui laissait leur hôtesse raconter la vie que son fils et elle menaient ici. La fugitive restait sur ses gardes, par habitude. On ne savait jamais ce que pouvait cacher la bonté des gens dans ce monde corrompu.

Curieusement, dès que Michèle fit mine la conversation vers ses invités, le prêtre s’empressa de demander comment l’on pouvait retourner en ville. Admettre que l’on avait besoin d’une nourrice à son âge ne devait pas être dans ses intentions.

Albert - c’était son nom - proposa alors de les guider.

— Ce serait bien aimable à vous.

Ainsi les ramena-t-il jusqu’au murailles de Braktenn, alors qu’à cause de la saison, le soleil était déjà tombé. Et que cet imbécile de curé ne tente pas un crochet par la taverne : il en avait fait assez pour aujourd’hui.

Quel bonheur de revoir enfin Braktenn La dernière fois que Thierry avait connu ce sentiment, cela remontait à un mois, au retour de ces colonies ennuyeuses. Il admirait avec satisfaction les habitations ici et là, puis s'étonnait de ne pas apercevoir grand monde. Il releva la tête et remarqua la nuit qui tombait. Le crépuscule était largement dépassé et les gens se pressaient de retourner à la maison profiter de la chaleur du foyer. Le prêtre e tourna vers leur guide, le dénommé Albert, et lui glissa trois pièces dans la paume.

"Merci pour nous avoir ramené en ville."

Albert sourit, découvrant une dent jaunie, et s'exclama en rangeant l'argent.

"Bah, c'était un plaisir, mon père ! Et ben, je rentre ! Moman va s'inquiéter !"

Thierry le salua poliment alors que leur guide s'éloigna et se tourna vers Lucinde.

"Je vous avais promis un repas de retour en ville mais demain je vous paierai ce dû. Si nous rentrions à présent."

Ils s'engagèrent dans une rue avec la ferme intention de retourner à l'église. Ni l'un ni l'autre ne soupçonnèrent que les deux gardes, congédiés dans la matinée, buvaient dans une taverne proche, surveillant de temps en temps les allers-venues. Lorsque l'un aperçut le couple, il laissa éclater un rire jovial, puis entraîna son camarade. Ils parurent rapidement devant le prêtre et la jeune femme, la démarche manifestement ivre. Thiery soupira.

"Nous venons d'entrer dans le neuvième cercle, je présume."

"T'as vu ? T'as vu ? les amoureux sont de retour !"

"Alors, mon père elle est bonne la rousse ? On peut profiter nous aussi ?"

Le retour à Braktenn s’était fait espérer. Même si elle demeurait digne et se persuadait qu’elle pu tenir bien davantage, Lucinde n’était pas mécontente de voir cette mésaventure toucher à son terme. Celle-ci, au moins, avait une fin.

Elle remercia leur guide. La gratitude ne servait à rien, mais ce n’était qu’une bonne raison de s’en libérer. C’était le propre des dettes : il n’y avait qu’ainsi que l’on pouvait vraiment s’en débarrasser.

L’idée d’accompagner Thierry pour aller manger or de Saint-Eustache ne lui plaisait pas du tout. Les repas y étaient déjà tout à fait corrects, et elle ne tenait pas à devoir gérer le dérapage qui ne manquerait pas d’arriver s’il se faisait servir un verre.

Dérapage sans doute aussi pitoyable que l’irruption des gardes. Par sûreté, Lucinde ne releva pas la référence du curé. En revanche, aux commentaires parfaitement déplacés de ces ivrognes, elle décida qu’elle ne ferait rien pour leur sauver la mise. Ils avaient été avertis, et elle avait mieux à faire que les défendre. Qu’ils assument seul leur manque de professionalisme, elle n’était pas là pour dépenser de bons sentiments.

— Vous avez champs libre pour régler cette affaire, dit-elle à l’attention de Thierry.

Thierry n'aspirait qu'à retourner à l'église Saint-Eustache et à se coucher après cette longue série de mésaventures. Il était exténué. Son corps était courbaturé de partout et ses pieds devaient avoir une bonne dizaine d'ampoules. Le lit lui manquait. Atrocement. Il ne rêvait qu'à tomber dedans et à dormir jusqu'au lendemain. Malheureusement, le périple ne semblait pas terminé : les deux soldats idiots qui le suivaient ce matin venaient de les apostropher. Ils avaient manifestement passés cette longue journée à les attendre dans cette taverne d'où ils sortaient à l'instant et avaient dû beaucoup consommer.

"Quels idiots !"

Il entendit alors Lucinde lui accorder sa bénédiction pour régler leur compte à ses idiots. Sérieusement ? Il pouvait librement user de sa position pour les corriger. Un sourire carnassier transcenda son visage fourbu. Il était temps de s'amuser.

"Messieurs, je vous demanderais de vous retirer ou les conséquences de vos actions seront fâcheuses."

Tout de sa stature et de sa voix transpirait l'autorité. Une autorité écrasante. Les quelques badauds qui surprenaient la scène s'en détournaient. Seuls les deux idiots, le cerveau saturé par l'alcool, ne ressentaient pas la peur.

"'T'as vu ? il la défend bien sa nourrice !"

"Ouais ! Elle doit drôlement bien téter !"

Fiers de leurs âneries, ils pouffaient dans un rire gras, sans la moindre retenue. Thierry jugea que toute raison avait déserté leur esprit s'il n'y en avait eu un jour.  Il se rapprocha d'eux en les fusillant du regard.

"Pouvons-nous passer ? Ou dois-je appeler des collègues à vous qui seront sobres ?"

Il se tenait tout près d'eux et notait leur silhouettes vacillantes. Il n'en faudrait pas beaucoup pour les faire tomber et les voir s'écrouler sur le pavé, à ronfler. En cette saison, si une âme généreuse ne les ramasserait pas, c'était la mort assurée. Comme pour n'importe quel mendiant. Or, il avait plus de sympathie pour un mendiant, qui se trouvait dans cette situation contre son gré, que pour ces ivrognes. Une lueur sembla cependant s'allumer dans le regard. Le premier tourna la tête vers son collègue.

"On... On devrait rentrer. J'ai faim. Puis, l'heure du service est passée."

Thierry retint un sourire et se glissa dans la brèche.

"Tout à fait. Vous avez mérité le repos, soldats. 'ailleurs, vos collègues viennent d'arriver pour vous relayer."

"Ah oui... Ah, ils sont bien gentils. Ben, on va y aller."

"Et amusez-vous bien avec la nourrice, mon père !"

Le second éclata de rire en prononçant cette dernière réplique avant de suivre son collègue. Thierry les observa s'éloigner. Sa mémoire se rappela leurs noms mais surtout demain de toutes les informations à leur compte en sa possession. L'un d'eux, qui plus est, avait une maîtresse, en plus d'une épouse, et deux enfants avec elle. Son rictus s'étira. Il lui tardait de dire la messe demain.

"Bienheureux les pauvres d'esprits, le royaume des cieux est à eux."

Le prêtre cita la psaume d'un ton calme, donnant l'impression de pardonner à ses détracteurs. Dans son esprit, il en allait tout autrement. Il songeait au contraire que ces pauvres en esprits iraient prochainement en Enfer une fois que leurs noms et leurs fautes seraient sus de tous. Que le couperet divin s'abatte !

Sur cela, il se retourna vers Lucinde et reprit :

"Nous pouvons y aller."

Lucinde regrettait-elle déjà cette parole malheureuse ? Le changement de physionomie de Thierry la fit douter. Ne savait-il donc pas régler cette affaire sans démonstration de bêtise ? Prévenir, agir. Ou ne même pas rajouter d’avertissement puisqu’il avait déjà été donné. Enfin, ne pas se donner en spectacle, de préférence.

Manifestement, cela n’entrait pas dans les compétences de cet abruti de curé. Soit, elle le laissa congédier ces imbéciles enivrés qui auraient mieux fait de rentrer chez eux, et attendit en faisant déjà quelques pas. Elle soupira à ses commentaires et acquiesça simplement lorsque Thierry confirma qu’ils pouvaient rentrer. Ce n’était pas trop tôt.