[20-26 janvier 1598]- Le manoir du moulin vous ouvre ses portes, prenez garde!

Matthias était chargé de l’intendance du Manoir du Moulin jusqu’à nouvel ordre. Ordre de son père et du vicomte. Il fallait une personne de confiance pour mener cette mission à bien. Le seigneur de Fromart ayant en effet eu l’idée de recueillir ce malheureux curé désœuvré dans son immense générosité. Celui-là même qui n’avait eu de cesse d’asticoter, Père, bien trop laxiste pour ne jamais lui en faire la remarque. Cette souillure de bordel allait donc s’installer ici, dans la merveilleuse demeure de feu la Comtesse d’Ovant. Qu’il ne compte pas y mettre le moindre de grain de sable, ramener la moindre catin syphilisée ou répandre ses abjects fluides corporels. Car le gardien des lieux se montrerait intransigeant. D’autant plus qu’il avait reçu les pleins pouvoirs pour effectuer tout ce que bon lui semblerait afin que l’ordre demeure, ainsi que deux présents des plus utiles. Du vicomte, il avait reçu une muselière de la Prévôté, de son père le secret de sa phobie des rongeurs. Il ne lui avait pas fallu bien longtemps pour ordonner au palefrenier de lui capturé quelques spécimens. « Pour appât » avait-il répondu à ses interrogations.

Conformément aux instructions du Sieur, plusieurs pièces avaient été verrouillées afin de les rendre inaccessibles à ce curé déchu. Certaines chambres ainsi que les dépendances. Les domestiques avaient ordre de verrouiller à chacun de leur passage et  de n’offrir de l’alcool qu’à son expresse autorisation. Tous obéiraient. Ils ne se souvenaient que trop bien de ce pauvre bougre dont la confiance avait été abusée et qui avait eu le malheur de servir le champagne du maitre. Il fallait ce qu’il fallait. Quand on n’avait pas de cerveau, on avait un dos.

Dernière inspection des lieux. Tout était en ordre, ne restait plus qu’à accueillir ce faiseur de cocus. Sur le perron, Matthias surveillait l’entrée. Enfin il l’aperçut, trainant ses savates dans l’allée gravillonnée, contournant la fontaine toujours gelée, jusqu’à gravir les marches d’où l’intendant patientait, imperturbable. Cela devait une sacrée trotte pour venir jusqu’ici ! Quel dommage qu’il ne puisse guère louer les services d’une voiture ! Il réprima un rictus moqueur.

— Bienvenue au manoir du moulin, Monsieur d’Anjou. Je suis Matthias, l’intendant du domaine et maitre de ces lieux en l’absence du Seigneur. Le vicomte espère que votre séjour vous sera profitable. répondit-il en s’inclinant.

Profitable et bref aurait-il été ravi d’ajouter.

— J’imagine que vos bagages arriveront plus tard ?

Il n’avait pas pu s’empêcher d’ajouter cette discrète pique d’une insolente politesse avant de l’inviter à le suivre à l'intérieur.

Ce fut réjouissant de voir cette mine de fierté s’évaporer soudainement lorsqu’il réalisa qui se trouvait sur ses marches. Il ne s’était tout de même pas imaginé que le vicomte lui laisserait sa demeure sans aucune surveillance, non ? C’était drôle comme tout pouvait sonner aussi faux qu’une cloche fêlée dans sa bouche. Écouter cette vieille éponge de comptoir mielleuse c’était comme observer son reflet dans le miroir : tout était fait à l’envers.

Un homme nouveau. Le sourire de Matthias s’étira drôlement haut vers ses oreilles. Ce qui aurait été follement amusant c’eut été de voir ce morpion faire pénitence à genoux de la Prévôté au manoir. Et le pire c’est qu’il en aurait même léché la fange des rues si son bon ami Coldris de Fromart le lui avait ordonné. Il ne se retint pas de placer une petite pique et se félicita de voir brièvement son masque voler en éclats.

— Bien entendu, Monsieur d’Anjou. Vous êtes un nouvel homme puisque vous n’êtes plus prêtre. C’est une nouvelle vie qui s’offre à vous et tout ceci est derrière vous. il inclina doucement son buste. Jusqu’à ce que ce véloce naturel ne vous double en plein galop effréné.

Il entra dans le manoir et traversa le magnifique hall de marbre pour pousser aussitôt les deux larges portes de bois qui donnaient sur l’imposante salle à manger.

— C’est ici que vos repas seront servis, Monsieur d’Anjou. Oh et puisque nous laissons nos rancunes de côté, laissez-moi vous signaler immédiatement que le cellier ne peut-être ouvert que sur mon ordre. Je m’en serai voulu de vous avoir laissé demeurer avec de fausses espérances.

C’était beau l’espoir. Mais il fallait être un benêt aveugle pour prendre ces vessies pour des lanternes. Par contre il voulait bien parier avec son père et même le vicomte qu’il ne tiendrait pas une semaine sans faire des siennes. Et encore. C’était optimiste vu l’énergumène qu’il avait en face de lui. Bah, il pouvait bien penser ce qu’il voulait, il le connaissait suffisamment contrairement à ce qu’il prétendait. Cela ne l’empêcha pas de s’incliner et de répondre du même ton doucereux que le sien :

— Bien entendu, Monsieur d’Anjou.

Et il passa à la visite de la salle à manger. Il en profita pour lui signaler que le cellier ne lui était pas accessible pour des raisons qu’il n’était évidemment nul besoin d’expliquer tant celles-ci étaient évidentes. Ce vieux de fond de cuve avait visiblement le cerveau trop vermoulu pour réaliser qu’il fallait être suicidaire pour oser prononcer le nom de champagne sur les terres du vicomte. Mais puisqu’il voulait jouer…

— Tout ce que vous souhaiterez, Monsieur d’Anjou. Les ordres du vicomte  sont formels, j’ai carte blanche. Permettez-moi donc de vous servir une souris en guise d’accompagnement. déclara Matthias avec professionnalisme.

Il garda un visage impassible, se délectant de sa réaction avant de corriger ses propos :

— Une souris d’agneau. Mais je vous conseille plutôt un bon vin rouge pour l’accompagner.

Il lui laissa tout juste quelques secondes de répit et conclut d’un ton sarcastique à souhait :
— Vous voyez, je pense qu’au contraire, je vous connais déjà fort bien, Monsieur d’Anjou.

C’était amusant de voir combien son sens de l’humour pouvait disparaitre subitement lorsqu’il prononçait le mot « souris ». Peut-être pourrait-il s’amuser à le placer dans d’autres contextes à l’avenir pour lui rappeler de se tenir à carreau ? On aurait pu jurer qu’il venait de voir passer le fantôme de cette bonne vieille Solange vu son teint désormais livide. Pourtant Matthias ne fit aucun commentaire jusqu’à sa remarque qui lui arracha un petit amusé quasi fier. Il croisa ses bras et affirma avec morgue :

— Vous savez pourtant ce que l’on dit entre ces murs. La morale ? C’est pour les faibles.

La fin justifiait les moyens et il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour faire respecter l’ordre dans cette demeure qui était sous sa pleine et entière responsabilité. Il fallait bien que son gamin braillard d’invité n’en doute pas une seule seconde. Autant enfoncer le clou immédiatement. Il devait surement être en train de chercher de qui il tenait cette information. Mais de votre cher fils, pardi ! Si vous saviez tout ce qu’il fut ravi de narrer à mon cher père vous en tomberiez le cul par terre.

Pour le plaisir du jeu, il rectifia sa proposition gastronomique. Simplement pour remettre un peu de sel gracieusement offert par la maison. De quoi préparer la note de ce mauvais joueur notoire. Ici, il n’y aurait guère d’ardoise comme à la taverne. Il paierait chacun de ses méfaits avec les intérêts. Qu’il n’en doute pas.

— J’en prends bonne note. En ce cas je vous ferai servir une tête de veau, sans la langue. répliqua-t-il aussitôt.

Et il n’avait décidément le sens de l’humour que lorsqu’il était à l’origine de ses calembours. Matthias tourna les talons et corrigea immédiatement son sarcasme d’un ton professionnel :

— Il s’agit du domaine du vicomte de Fromart et de nul autre. Bien suivez-moi.

Il lui présenta la bibliothèque puis le petit salon avant de rebrousser chemin dans l’autre direction. Le bureau étant fermé, il passa à la salle de réception avec ses immenses lustres puis au grand salon avec ses arcades donnant sur le salon de lecture en alcôve. Ils montèrent à l’étage. Le vicomte lui avait demandé de ne laisser que les deux chambres face au bureau d’ouvertes. Le bureau et son salon étaient accessibles, mais pas son antichambre.

— Vous logerez ici, Monsieur d’Anjou. Ou bien dans celle voisine s’il vous sied plus.

L’intendant ignora royalement la pique qui lui était adressée, comme si celle-ci n’avait jamais eu la mauvaise idée de glisser hors de sa vile langue persifleuse. À ses grotesques idées absurdes, Matthias opta pour cet agaçant professionnalisme qui était le sien.

— Comme il vous siéra, Monsieur d’Anjou.

Puis la visite reprit son cours au travers des diverses pièces encore accessibles du manoir. Il ne manqua bien sûr pas une occasion de se plaindre comme ce pathétique geignard de parasite qu’il était. À cela, le domestique répondit d’une inclinaison polie pleine de repentance avant de reprendre sa visite comme si de rien n’était. Il venait de traverser la ville à pied, il pouvait bien marcher encore cinq minutes de plus. Enfin, s’il préférait ramper comme ce misérable idiot de vers de vase qu’il était, qu’il se sente libre de le faire.

Ils arrivèrent finalement aux chambres. Les deux seules ouvertes par le vicomte. Les plus simples. Il ne fallait pas l’endormir dans un trop-plein de luxe et le seigneur de Fromart avait insisté pour préserver les lieux hérités de sa tante d’adoption. Il esquissa un sourire en le voyant se réjouir de si peu. De toute évidence, ni le vœu de chasteté ni le vœu de pauvreté n’était fait pour lui. S’il n’avait pas été une si grosse larve, il aurait pu devenir cardinal et jouir du luxe et de ses maitresses. Dommage, il resterait désormais dans le caniveau.

— Avant que je n’oublie. Le vicomte vous interdit toute présence féminine dans son manoir.


Quant au bain, il acquiesça et donna les ordres nécessaires. Au dernier moment il substitua un seau d’eau chaude par un autre glacial en provenance du puits extérieur. La prochaine fois, il n’oublierait pas la politesse élémentaire requise pour s’adresser à lui. Avant de se prendre pour un seigneur, il allait devoir réapprendre les règles de base. Tant pis pour lui ! Satisfait, il retourna à sa place.

La visite avait duré un temps infini à supporter l'attitude pénible de ce diable de Matthias. Il n'avait même pas eu la courtoisie de l'attendre et l'avait forcé à marcher rapidement en dépit de sa fatigue Quel homme épouvantable ! Il médita en se rendant dans la salle de bains à l'interdiction faite par le vicomte de ne pas inviter de femme en cette demeure. Serait-ce là une nouvelle punition pour sa frasque de trop ? Peut-être... Il devrait alors sagement obéir pour mieux revenir dans ses bonnes grâces. Il croisa alors sur le chemin une jolie servante qui portait du linge et la salua poliment.

"Bonjour madame !"

La jeune femme, au fait de sa réputation, s'écarta, et répondit prudemment.

"Bonjour monsieur d'Anjou."

"Vous me semblez fatiguée. Allez vous reposer, je vous donne permission."

"Non, je ne crois pas..."

"Regardez, votre cheville. Vous vous l'êtes tordue, non ? Allons, accordez-vous du repos ou ça sera pire. Vous avez peur des conséquences ? Eh bien, reposez-vous dans ma chambre, qu'en dites-vous ? Vous expliquerez que j'ai demandé que vous changiez mes draps. Allez, faites !"

La servante hésite puis jugea l'offre trop belle pour être refusée. Sa cheville foulée lui faisait effectivement bien mal à force de monter à l'étage. Et l'intendant, en restant dans cette chambre, ne le saurait pas.

]"Je vous remercie, monsieur."

Thierry répondit par un sourire et s'éloigna. Finalement, l'interdiction sera facile à contourner puisque son ami avait oublié que des femmes se trouvaient déjà dans la demeure. Avec un peu de chance, cette jolie domestique accepterait d'être sa nouvelle maîtresse. Sur cette pensée agréable, il poussa la porte de la salle de la salle de bain et sourit devant la baignoire remplie. Quel bonheur ! Enfin, un bain bien chaud ! Il se déshabilla vite et entra dans l'eau pour en ressortir aussitôt. Il sortit ensuite, furieux, oubliant sa nudité, et cria :


"Matthias ! J'ai demandé un bain chaud ! Vous êtes à ce point incompétent ?"

Matthias remonta à l’étage, suivant la procession de seau d’eau qui devait remplir la baignoire de Thierry. Il n’y avait que le dernier qui était quelque peu différent des précédents. Simplement de quoi lui rafraichir les idées…
En passant devant la seconde chambre, il remarqua que la porte était entrouverte. Il soupira et s’apprêtait à la refermer lorsqu’il remarqua une silhouette allongée sur le lit. Silhouette féminine à en juger par la corolle de jupons étalés. Mais… qu’est-ce que… Il ouvrit la porte à la volée et la jeune femme couina comme une souris en se redressant.

— Je peux savoir ce que vous faites là, Marie ? La literie n’a guère besoin d’être testée et vous m’avez habituez à mieux que cela !
—Pardonnez-moi Monsieur fit-elle penaude en sautant hors du lit avant de s’incliner aussi profondément que sa souplesse le lui permettait.

Elle hésita puis avoua sans se relever

— C’est Monsieur d’Anjou qui m’a dit de m’allonger… Pour ma cheville. Il m’a donné sa permission et…
— Quand il vous dira d’écarter les cuisses vous le ferez aussi? Ne venez pas vous plaindre lorsqu’il vous aura engrossée d’un de ses bâtards non réclamés. Allez voir Martine, elle vous assignera aux cuisines de ma part le temps que votre cheville se porte mieux.

La jeune femme déguerpit sans demander son reste, le rouge aux joues. Il venait de relâcher le poisson dans l’océan. Il avait pourtant été clair quant aux inclinations de l’homme qu’il recevait. Il roula des yeux, excédé. Et dire que cela ne faisait qu’une heure qu’il était arrivé ! Non décidément demeurer une semaine s’avérait sans doute proche d’une utopie. Il n’eut pas le temps de développer ses pronostiques que l’horripilante voix du curé déchu retenti dans le couloir. Comme ça il n’appréciait pas ses services ? Il sortit paisiblement, faussement surpris.

— Toutes mes excuses, Monsieur d’Anjou, voilà qui est fort regrettable.

Matthias se dirigea nonchalamment vers la baignoire sans prêter attention à son invité en tenue d’Adam puis trempa la main d’un air expert dans l’eau.

— En effet… C'est fâcheux. il se redressa et se tourna vers le sac à vices, il semblerait que la chaleur se soit évaporée en même temps que votre politesse.

Il fit quelques pas dans sa direction, un petit sourire madré flottant sur ses lèvres.

— Cependant si mes services vous déplaisent tant que cela vous êtes libre de loger ailleurs. Je ne vous retiendrai pas. Oh et en passant, je tiens à vous rappeler que cette demeure n’est ni un bordel ni votre Sodome d’église. Suis-je bien clair ?

Et il continuait de se plaindre encore et toujours. Il fallait croire les mots « s’il vous plait » et « merci » étaient trop doux et délicats pour sa vile langue.

— Je vous en prie, faites donc, il semblerait que cela soit aussi naturel chez vous que de respirer, aussi je doute sérieusement qu’il n’y accorde le moindre crédit.

Tous les enfants connaissaient la fameuse histoire du loup, non ? À force de crier « Au loup ! », il n’y avait plus personne pour prendre au sérieux vos considérations. Quel dommage. Matthias ordonna d’un geste que l’on apporta un seau d’eau bouillante pour compenser celui bien froid qu’il avait fait mettre.

— Mais le vicomte fait preuve de politesse à son égard, à l’inverse de vous-même. Comme vous le dites si bien : vous êtes son invité. Et vous n’êtes rien de plus que cela.

Thierry esquissa un sourire mauvais et l’intendant se prépara à réceptionner sa prochaine attaque qui lui fit lâcher un rire détendu.

— Je l’ignorais. Vous pourriez sans doute me conter cela lors du diner, qu’en dites-vous ? En revanche, je sais que vous volez les évêques, que vous rampez mieux qu’un vers et que vous vous êtes quasiment pissé dessus face aux remontrances de feu le marquis d’Aussevielle.

Et si son dernier avertissement eut le don de le faire sourire et presque rire, Matthias n’avait pas dit son dernier mot à ce sujet. Il se fichait pas mal que Marie se fasse prendre ce soir ou tout à l’heure, elle en assumerait les conséquences seule dans neuf mois. D’ailleurs, il fallait constater qu’il y avait tout de même énormément de femmes. C’était son père qui avait établi la liste des domestiques, alors il devait sans doute avoir une idée derrière la tête, c’était certain. Il croisa les bras nonchalamment.

— En effet, des servantes et non des putes. Ne soyez pas naïf Monsieur d’Anjou. Nous parlons du vicomte de Fromart, après tout. Ne vous êtes-vous donc pas dit qu’il faisait cela uniquement dans le but de vous tester ?

Ce qui était parfaitement crédible. Son père lui avait raconté les premières années à son service. Les feuillets laissés sur le bureau, les paroles échappées, les faux invités et tant d’autres choses encore. Méthode qu’il avait ensuite appliquée au domaine lorsqu’il avait dû s’assurer de leur extrême loyauté. L’échec n’était pas une option. Matthias souriait avec satisfaction puis ajouta soudainement comme s’il venait de s’en souvenir :

— Oh en parlant d’abricots ! Votre fils doit se préparer pour accompagner le vicomte au lupanar à cette heure-ci. Vous devez en être tout ému.

Il comprenait bien le jeune artiste et sa volonté de se dépuceler puis de se marier. C’était tout à son honneur, il lui souhaitait bien du courage pour vaincre son appréhension. Lui-même était marié et père de quatre enfants, de quoi dissimuler aux yeux de tous qu’il préférait les Apollon aux Aphrodite et qu’il n’y avait que cet élégant mélange de force et de douceur dans les traits masculins pour le faire frémir.

Et il continuait encore. Et encore. Et encore. Les droits cela se respectaient lorsque les devoirs étaient accomplis et non l’inverse. C’était pour simple non ? Sans doute encore trop compliqué pour cette tête de pioche. Quand on voulait jouer la comédie, il ne suffisait pas de porter un masque. Il fallait le jeu qui allait avec. À quoi rimaient donc ce visage imperturbable et ses poings colériques qui se contredisaient ? C’était tout bonnement ridicule. Aussi ridicule que sa mémoire défaillante. Visiblement les souvenirs ne se conservaient pas dans le vin. Ou alors, il avait une mémoire des plus sélectives, car les colères du marquis ne s’oubliaient pas. Quant aux évêques, il ne savait guère s’il devait rire du qui pro quo ou si au contraire il aurait du pousser un long soupir en roulant des yeux.

— Que diriez-vous d’aller vous rafraichir les idées dans votre bain chaud, Monsieur d’Anjou ? Nous pourrons discuter de tout cela au repas ou vous risquez encore de critiquer mes services.

Qui plus est, il était toujours nu face à lui, ce qui n’était pas pour lui déplaire quand bien même on ne pouvait pas dire qu’il était son genre. D’ailleurs, il se serait certainement empressé de se rhabiller s’il avait su qu’il partageait les mêmes amours que son fils. L’idée avait de quoi le faire rire et il lui passa donc ses écarts. En revanche, s’il apprenait par malheur que l’une d’entre elles s’était sentie obligée de lui obéir de quelque façon que ce soit il se plairait à tout rapporter à son père et au vicomte.

— Vous ne sembliez pas particulièrement suffoquer ces dernières années.

Le père d’Anjou passa par toutes les couleurs lorsqu’il lui indiqua que son fils se rendait au lupanar. C’était pourtant bel et bien la vérité. Il n’avait rien inventé. Et en plus il y allait de son plein gré. Il l’observa s’avachir sur une chaise proche. Ce n’était que le lupanar. Pas la peine d’en faire tout un plat non plus. Il nota cependant cette faille dans un coin de son esprit.

— Votre bain va refroidir et je n’y serai pour rien. Je vous attendrai dans la salle à manger lorsque vous serez prêt. fit-il en s’inclinant puis en tournant les talons.

Bien évidemment qu’il avait raison ! Lui avait-il fallu tant de temps pour s’en apercevoir ? C’en était franchement désespérant ! Au moins, il n’avait pas la bêtise de nier ses manquements à ses vœux. Il préféra le laisser à ses pensées (et son bain) puis descendit s’assurer que le diner soit en bonne voie. C’est qu’il fallait toujours s’assurer que ces tire-au-flanc n’en profitent pas pour bavarder. Était-ce si compliqué de comprendre que l’on pouvait travailler et parler en même temps ? Pour certains il fallait croire que oui.

Matthias avait passé la dernière heure à gérer la mise en place de la salle à manger et le diner qui devait être servi. C’était également le moment qu’il avait choisi afin de se restaurer avant le repas. Qu’il n’ait qu’un unique invité ne changeait rien à la chose. Il se devait d’effectuer un service irréprochable. Thierry venait tout juste de s’attabler lorsqu’il le rejoint dans cette pièce décidément bien trop grande pour un seul homme. Il se positionna non loin de lui, bras croisés dans son dos, dans une posture marmoréenne.

— Alors dites-moi, Monsieur d’Anjou : votre mémoire se porte-t-elle mieux après ce bain ?

En passant, il fit signe à l’un des serviteurs de remplir son verre de vin rouge. Le seul dont il disposerait pour le restant de la soirée. Puis l’on fit porter le potage de courge au curry. S’il y avait bien une chose qu’il n’avait pas oublié c’est qu’il lui devait quelques éclaircissements sur les évêques et le marquis.

Lorsque Julie se pencha pour lui servir du potage, les yeux de son invité semblèrent plus intéressés par les deux potimarrons exposés par la servante que par ceux se trouvant dans son assiette. Il était de toute évidence affamé, mais d’une tout autre chose. Il observa son petit manège sans dire le moindre mot cette fois-ci. Au fond, il suffisait de balancer à un molosse un os à ronger pour avoir la paix et il y en aurait bien une assez sotte pour s’imaginer qu’elle était plus qu’un vulgaire vase pour lui.

Thierry lui confirma ne pas avoir récupéré sa mémoire – quel dommage ! – et se permit finalement un ridicule commentaire à l’intention de la domestique qui s’éloignait.

— En même temps lorsque l’on n’a rien mangé depuis des jours, on s’extasie de bien peu de choses.

Sur ce et tandis que l’ancien curé se décidait à gouter le potage à défaut d’éplucher sa carotte, Matthias entreprit lui, de lui rafraîchir la mémoire.

— Pour être exact, cela fera bientôt neuf ans seulement que vous ne l’avez pas vu. Vous ne vous rappelez donc pas ? Ce funeste jour où il a débarqué juste après la messe pour vous fustiger de votre conduite déplorable au sein de l’Eglise et de vos innombrables manquements à vos vœux ? Qu’avait-il dit déjà ? Quelque chose comme « Si je veux des nouvelles de Sodome, je vais chez mon meilleur ami et non à l’église ! ». Ou quelque chose de cet ordre. D’ailleurs c’est très exactement depuis ce jour que vous ne l’avez plus revu.

Sa mémoire allait-elle revenir désormais ? Peut-être pas. Après tout, elle était si sélective et il était si lâche qu’il en avait peut-être même oublié ce qui s’était passé. Son fils en revanche s’en souvenait parfaitement.

Thierry porta une nouvelle cuillérée à sa bouche, savourant avec délice le potage. Cette cuisine se révélait de loin meilleure que tout ce qu'on lui préparait quand il était encore prêtre. Le pénible Matthias se permit de lui adresser l'ne de ses remarques désagréables.

"La faim serait peut-être plus supportable que la mauvaise nourriture. Si vous saviez la cuisine que l'on ose servir en prison ! C'est une abomination m! Je n'avais jamais mangé de plats aussi infects !"

Tout en consommant le potage, l'ancien prêtre entendit cette fameuse histoire mais rien ne remontait à sa mémoire. Même cette fameuse réplique, digne de l'esprit acéré du maquis, ne lui revenait pas. Comment avait-il pu oublier une scène qui avait dû être terrifiante et imposante ? Il continuait à chercher en avalant les dernières cuillères du breuvage. En vain.

"Non, cela ne me rappelle rien du tout."

Il y avait presque neuf ans. Son fils en avait alors sûrement douze ou treize ans lorsqu'une vision remonta finalement.



Dans la sacristie, Thierry terminait les préparatifs de la prochaine et s'étonnait de ne pas avoir encore vu son fils. Il ne manquait jamais un service quand il y était inscrit. Quelques minutes plus tard, Alexandre entra et commença à revêtir sa robe d'enfant de chœur.


Il se montrait étonnamment peu bavard. Cela ne lui ressemblait. Il posa la main sur son épaule, inquiet.

"Alex, quelque chose ne va pas ?"

L'enfant se figea et l'observa d'un air agressif.

"Qu'est-ce que vous avez fait, mon père ?"

"De quoi ? Que veux-tu dire ?"

"Le marquis d'Aussevieille est venu il y a quinze jours ! Il a dit... des choses affreuses ! Comment... Comment vous pouvez faire... ça ?"

Thierry le contempla, perplexe, et se demanda de quoi son fils caché pouvait bien parler. Le marquis n'était pas venu à l'église depuis un bon mois. Aurait-il passé lors de l'une de ses visites ? Cela n'expliquerait pas pourquoi il aurait raconté des histoires absurdes à un enfant, lui qui ne mentait jamais. Cela devait être une incompréhension.

"Je ne vois pas de quoi il est question, Alex. Absolument pas. Mais les gens peuvent être méchants et ils aiment raconter de mauvaises rumeurs. Comme ceux qui se moquent de ton infirmité, Le marquis a dû entendre une histoire sur mon compte et a dans sa grande intégrité l'a cru. Tu comprends ? Je pense que c'est la seule explication plausible."

"Alors... Alors, vous n'êtes pas un méchant ?"

Thierry s'accroupit et le serra dans ses bras en embrassant.

"Bien sûr que non, mon garçon."


La cuillère suspendue dans les airs, proche de sa bouche, Thierry venait de se figer, horrifié par ce souvenir qui avait remonté grâce au récit de l'intendant. Alex, son petit Alex, avait su pour cette histoire. Il avait peut-être même assisté à la scène. Son teint pâlissait plus son esprit comprenait ce que tout ceci impliquait. Il se rappelait que peu à peu ses relations avec son fils avaient commencé à se dégrader à partir de ce moment. Il supposait que le garçon s'éloignait à cause du fait de grandir, d'essayer de paraître indépendant, comme tant de jeunes gens, mais prenait aujourd'hui conscience que leur dissension était né ce jour-là, sans que lui n'en sache jamais rien.

Il avait fui. Une fois plus.

"Je... Matthias, c'est Alex qui vous a raconté cette histoire."

C'était bien plus une affirmation qu'une interrogation. Ila avait mal. terriblement mal. Il réalisait que depuis longtemps il ne faisait que blesser son fils sans même le comprendre.

Il n'était décidément pas mieux que son propre père.

Oui, bon en même temps, si la prison était une auberge cela se saurait et tous les mendiants se presseraient l’hiver venu pour se faire emporter par les agents du guet dans leur geôle tout confort. Il se contenta donc de rouler des yeux pour une énième fois de la journée quand bien même il aurait pu lui faire remarquer que personne ne l’avait obligé à avaler sa pitance et qu’il aurait très bien pu jeûner si cela était plus supportable. Enfin. De toute façon, il ne savait faire que râler. Il plaignait sincèrement celle qui avait été sa gardienne ses dernières semaines. Tandis qu’il avalait goulument les cuillérées de son potage, Matthias lui fit le récit de la colère du marquis d’Aussevielle. Il ne se s’en souvenait pas ? Il avait sans doute dû noyer sa honte dans le sang du Christ.

La cuillère faisait toujours des allers-retours entre l’assiette et ses lèvres dans un silence quasi monastique lorsqu’elle s’arrêta subitement en plein vol, manquant de renverser son contenu. Le regard hagard, il sembla réaliser quelque chose ou tout du moins connecter certains éléments entre eux. Se souvenait-il enfin ?

— En effet, je tiens ce récit d’Alexandre. confirma-t-il

Bon pour être exact, il le tenait de son père qui avait donné un cours au jeune homme sur l’art de bien boire en société et de ne pas finir comme sa lavette de père, à ronfler piteusement dans sa flaque de vomi.

— C’est également de lui que je tiens ce vol d’évêques ainsi que d’autres anecdotes passionnantes sur votre personne. Comme les souris par exemple.

Était-il vraiment en train de réaliser maintenant les conséquences de son comportement pathétique toutes ces années ? Matthias oscillait entre la pitié et l’exaspération la plus profonde. Comment pouvait-on être à ce point aveugle et stupide ? Et c’était aujourd’hui qu’il se préoccupait de ce que pensait son fils. C’était tellement ridicule qu’il en pinça les lèvres de dépit.

— Il ne m’appartient pas de répondre à une telle question. Je ne peux que vous suggérer d’utiliser vos bourses à bon escient pour une fois et d’aller le lui demander.

Et puis quoi encore ? Il ne savait décidément rien faire d’autre que de se plaindre. Dès qu’il fallait agir, il n’y avait plus personne. Et ça se disait homme. Et l’on oserait le traiter lui de femme parce qu’il préférait les corps d’hommes à ceux des femmes? Matthias quitta le vers de vices des yeux pour observer stoïquement le tableau face à lui mettant en scène le sublime Ganymède. Cet artiste avait décidément le trait sûr et le pinceau délicat. Toute la force se trouvait dans cet aigle entouré de foudre qui laissait supposer à une métamorphose de Zeus selon la vision de Lucien de Samosate.

Apprenez-moi tout ce qu'il vous a appris.

À regret, il délaissa son analyse pour le père en pleine repentance (jusqu’à son prochain méfait. Il ne fallait pas être naïf). Il arqua un sourcil. Tout lui dire?

— Je pourrais bien vous raconter les innombrables fois où il vous a retrouvé ivre mort -y compris celle où vous avez fini enterré au cimetière-, mais je pense que ce n’est pas à moi de le faire. Lorsque l’on est un laboureur zélé comme vous, il faut assumer d’en faucher les blés ensuite. Si vous l’aimez vraiment alors c’est la moindre des choses que vous puissiez faire que d’endosser vos responsabilités face à lui. Intégralement.

Alexandre ne méritait pas de se coltiner un tel déchet pour père. C’était un charmant garçon. Doux, intelligent, cultivé et déterminé. Et excepté leur bavardise commune, il ne voyait pas bien ce qu’il avait pu prendre de cet homme. Si ce n’était quelques traits communs, il aurait volontiers douté de leur parenté. Avait-on idée d’être d’une telle bassesse et de répandre sa semence aux quatre vents ?

Matthias s’est levé aux aurores comme à son habitude après une belle et longue nuit de sommeil. Quelque chose lui disait -allez savoir quoi- qu’elle ne serait pas de trop pour affronter cette nouvelle journée qui s’annonçait. Sa tranche de lard tout juste englouti, il quitta les cuisines pour le hall où Marie l’accueillit courant comme lapin et glapissant comme un chiot.

— Eh bien Marie, il semblerait que votre pied aille nettement mieux.

Virer Berthe parce qu’elle avait passé la nuit avec le d’Anjou ? Avec un peu de chance, il serait moins à cran ses bourses désormais vides.

— Avec notre invité ? Vraiment ? fit l’intendant outré tandis que Marie secouait la tête telle un pic vert.

c’est proprement… scandaleux. Quelle bassesse ! Je vous remercie Marie pour votre sollicitude. Oh et n’oubliez pas de confesser vos pêchés d’envie et de colère à son égard, vous savez que j’exige une moralité irréprochable entre ces murs. disait l’homme qui prenait plaisir que dans le lit d’autres hommes.

Mais c’était à ce prix-là que l’on restait hors de tout soupçon. D’autre part, Matthias n’avait rien contre Dieu. Seulement contre ceux qui pensaient savoir ce qu’Il voulait. Après tout, il n’avait jamais demandé à aimer les hommes plus que les femmes. C’était ainsi et il ne se considérait pas pour autant comme un mauvais chrétien pour autant. Il n’y avait que sur ce point qu’il devait se résigner à effectuer quelques écarts. Elle se renfrogna quelque peu avant de s’incliner poliment.

— Bien Monsieur Matthias, pardonnez-moi vous avez raison. J’aurais pas dû c’est juste que...
— Je comprends parfaitement. Vous pouvez profiter de votre matinée pour vous reposer, mais ne trainez plus dans ses pattes.

Auquel cas la sanction ne se ferait guère attendre. D’ailleurs il devait trouver Berthe tandis que Marie s’éloignait comme un canard boiteux -ah tiens donc elle avait finalement mal-. Il n’eut guère de mal à lui mettre le grappin dessus : encore débraillée, elle tentait de s’évader par l’escalier de service jusqu’à ses attributions.

— Berthe, vous voici ! Un peu de tenue morbleu! Que pensera notre invité ? Qu’il est au bordel ?

Honteuse, elle baissa les yeux sur sa chemise qu’elle n’avait pas pris soin de lacer convenablement. D’ailleurs son chignon était tout aussi épouvantable et le comparer à un nid d’oiseaux aurait été une insulte à l’encontre de ces architectes ornithologiques. Il se garda néanmoins de lui faire remarquer dans la seconde.

— Pardonnez-moi, Monsieur Matthias, je n’ai pas entendu sonner le carillon ce matin, j’étais en retard, j’ai pas pris le temps de bien me saper en quittant les dortoirs.

Les dortoirs bien sûr. Matthias esquissa un sourire.

— La plume c’est quand même plus confortable que la paille vous ne trouvez pas ?
— Excusez-moi, je...
— Non, non, non Berthe… Vous savez parfaitement de quoi je parle. Vous avez passé à la nuit avec cette homme. Sans doute prenez-vous ce manoir pour un hotel de passe où exhiber votre gorge ? il nota un blémissement soudain cependant si vous convoitez cette carrière, je serai ravi de vous indiquer quelques établissements de ma connaissance.
— Je… Non… C’est pas… bredouilla-t-elle
— Oh mes excuse Berthe! J’ai cru que… Dans ce cas vous n’avez plus qu’à aller à la cathédrale trouver un confesseur qui acceptera de vous laver de vos pêchés. Vous ne remettrez les pieds ici que lorsque vous serez parfaitement repenti et qu’un écrit signé me l’attestera.

Dans ce genre de moment, mieux valait faire profil bas. La menace de se faire licencier étant à peine voilée, cette petite confession était un moindre mal qu’elle accepte bien volontiers. Et puis franchement ça l’aurait fait suer de perdre sa place pour une partie de jambes en l’air qui n’avait finalement rien eu de si exceptionnel. Comme quoi c’était p’t-êt’ en forgeant qu’on devenait forgeron mais ça devait pas s’appliquer au lit. Quoi que c’était toujours mieux que son mari qui ronflait à peine son coup tiré.

— C’est moi qui m’excuse, j'aurais pas dû, je l'sais. J’étais curieuse de voir si les rumeurs étaient vraies. Y’en qui disent que l’ancien curé, il vous amène au septième ciel…
— Vous avez pourtant passé l’âge de ce genre de ragots non ? Bien, filez à la cathédrale. À votre retour, vous serez affectée à la souillarde puisque le linge de lit vous plait tant.

Berthe grimaça. Quelle idiote ! La souillarde… Elle avait pas envie d’avoir les mains toutes fripées de les tremper dans l’eau bouillante à longueur de journée ! Quelle idiote ! Elle expira violemment en serrant ses poings.

— Et n’oubliez pas de confesser votre colère en plus de votre luxure !
— Oui Monsieur Matthias. grogna-t-elle en prenant la direction de la sortie.

Satisfait de l’effet, l’intendant gravit l’escalier principal et frappa à la porte de Thierry.

— Monsieur d’Anjou, je vous souhaite une belle journée. Comment s’est déroulé votre nuit ? demanda-t-il innocemment.