[22 décembre 1597 au 19 janvier 1598] - Du courrier, monsieur le marquis! [Terminé]
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[22 décembre 1597 au 19 janvier 1598] - Du courrier, monsieur le marquis! [Terminé]
Layla, 25 ans
Cela faisait une bonne semaine que Bérénice et Adéis avaient rejoint Braktenn où se trouvait la demeure familiale des Fromart. Elle espérait que leur voyage se fut déroulé sans encombre. Ici à Aussevielle, les choses n’avaient guère changé. Le ciel était toujours d’azur, l’olivier secouait toujours son feuillage céladon et Démétrius l’admirait toujours consciencieusement. Pourtant, elle ne regrettait nullement d’être restée en sa compagnie. Dit comme ça, au premier venu cela aurait semblé des plus étranges, mais c’était ici qu’elle se sentait la plus utile, et ce, quand bien même elle était parfaitement démunie pour lui rendre le sourire.
Qu’importe qu’il l'ignore ou lui adresse la parole, elle venait toujours le déranger une à deux fois dans la journée simplement pour le ramener dans la réalité et s’assurer qu’il ne manquait de rien. Enfin de rien… si… ses jambes qui cavalaient autrefois dans les collines, sa femme, son fils, sa joie de vivre. Seulement pour les premières, elle ne pouvait faire aucun miracle et si l’emmener à Jérusalem avait suffi à le faire remarcher, elle l’aurait emmené là-bas sans la moindre hésitation. Les suivants, c’était lui-même qui les avait éloignés et elle n’avait fait que s’opposer à sa volonté en restant. Quant à la dernière, intrinsèquement liée aux précédentes, elle ne savait que faire pour remettre la main dessus exceptée patienter et prier.
Du temps, il fallait du temps. Cela ferait bientôt un an. Et non seulement elle n’avait pas vu d’amélioration mais en plus sa mélancolie semblait gagner du terrain comme une gangrène qu’elle ne parvenait pas à endiguer. Pas plus elle que Bérénice ou même ce fripon d’Adéis. Et plus que tout, c’était bien cette dégradation qui l’inquiétait.
Le campanile venait de sonner sexte lorsque l’intendant lui fit porter une missive fraichement reçue pour le marquis. Il ne se déplaçait plus pour lui apporter le courrier depuis des mois, son épouse se chargeant de traiter les affaires durant sa convalescence. En son absence, il avait préféré la remettre à celle qui avait le plus de chance d’obtenir son attention.
La lettre était scellée de manière neutre si bien qu’elle ne sut dire qui en était le destinataire avant de l’ouvrir. Elle n’avait pas le choix, Démétrius l’aurait sans doute laissé moisir sur la table avant de se décider à s’en préoccuper, or c’était peut-être important. Il ne lui en voudrait sans doute pas d’ouvrir son courrier. Une fois décachetée, elle s’arrêta immédiatement sur la signature et son visage se mit à rayonner alors qu’elle courait à travers les coursives et les multiples escaliers jusqu’au salon dans sa robe bleu pervenche. Dieu ce que ces escaliers pouvaient être nombreux et tortueux ! Et son pauvre frère qui ne pouvait plus traverser seul son propre château désormais. Comment était-il censé guérir en restant ici alors que tout lui rappelait son infirmité ?
Elle déboula dans le salon comme une bourrasque hivernale sur les crêtes venteuses d’Aussevielle.
— Dem! Dem! Du courrier de Bérénice ! Elle est arrivée ! s’exclama-t-elle tout en tentant de reprendre son souffle après sa course folle pour arriver le plus rapidement possible.
— Tu veux la lire ou tu préfères que je te fasse la lecture ?
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Il daignait à peine remarquer Layla lorsqu’elle passait. Au début, il s’était demandé s’il avait une chance de la faire changer d’avis en l’ignorant, mais il ne s’était jamais tout à fait résolu à mettre cette stratégie puérile en pratique. Ce qui ne voulait pas dire qu’il lui répondait pour autant : il n’avait jamais le temps de trouver quelque chose à dire qu’elle changeait déjà de sujet ou avait disparu sans qu’il ne s’en aperçoive. Ou bien, en réfléchissant, il oubliait sa présence.
Il se demandait bien de quoi son attitude pouvait avoir l’air, vue de l’extérieur, mais à bien y penser, il n’était pas certain de vouloir connaître la réponse. Beaucoup de questions de cet acabit lui tournaient en tête. Elles papillonaient, le distrayaient tant bien que mal de la contemplation de son olivier, puis il oubliait où il en était. Pour les plus désagréables d’entre elles, il les repoussait lâchement. Celle qui l’empêcha de remarquer le son des cloches portait sur son comportement et ce qu’il fallait en conclure. S’être montré relativement réactif deux fois en l’espace de quelques jours était-il un signe encourageant ou bien la preuve qu’il ne faisait preuve d’aucune bonne volonté ? Oh, si on lui avait dit qu’un jour il appellerait ses quelques maigres réponses “être réactif”...
Une bourrasque plus forte agita soudain les branches de l’olivier alors même qu’une tornade arrachait la porte derrière Démétrius qui frémit légèrement. C’était quand même curieux de voir l’agitation arriver en phase… D’ailleurs, à l’extérieur, tout semblait s’être calmé tandis qu’à l’intérieur, Layla reprenait son souffle après avoir dit… Avoir dit… Avoir dit… Non, en fait, ce devait plus se rapprocher d’une sorte de cri. Non, d’exclamation. De… Avait-elle courru ? Si elle avait assez parlé pour qu’il l’entende respirer si fort, il avait dû en louper, des choses… Et d’ailleurs, ça ne lui rappelait toujours pas ce qu’elle avait essayé de lui dire… Si, il croyais avoir entendu ses mots, mais de là à leur donner un sens…
Lire. Il s’accrocha à ce mot, toujours sans comprendre de quoi il retournait, et fit l’effort de tourner son regard vers elle, interrogateur, puis monta dans son esprit une phrase demandant à la jeune femme de reprendre depuis le début parce qu’il n’avait pas entendu… Phrase qui ne semblait pas pressée de se prononcer, tout à propos.
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Layla, 25 ans
Comme prévu, ce n’était pas son entrée qui le tira du tortueux dédale de pensées dans lequel il semblait s’être enfoncé. Ou peut-être si. En fait, elle n’en savait rien. Il lui fallut un certain temps avant de se tourner dans sa direction tandis qu’elle en avait toujours le souffle court de sa course.
En guise de réponse à son interrogation muette elle agita la lettre qu’elle tenait toujours fermement dans sa main droite. Layla avisa ensuite un fauteuil qu’elle poussa péniblement jusqu’à la fenêtre pour lui faire face. Non, vraiment quelle idée de les poser sur des tapis ! C’était infernal ! Elle songea avec nostalgie à l’époque pas si lointaine où il se serait empressé de l’aider. Tout cela était terminé désormais, aussi n’en montra-t-elle rien alors qu’elle poussait telle une lionne l’assise capitonnée. Puis elle se laissa finalement tomber dessus dans un soupir. Et encore, ce n’était pas l’été et ses chaleurs étouffantes.
— Du courrier de Bérénice. Je vais te le lire répéta-t-elle enfin enfin sauf si tu préfères le faire toi-même ?
Elle le questionna à son tour du regard et se décida à entamer sa lecture.
Hôtel Saint Eloi, le 18 décembre 1597. Mon tendre ami. Avant toute chose, laisse-moi te présenter mes sincères excuses pour avoir laissé Layla à Aussevielle. Je sais que ce n’était pas ce que tu voulais, mais c’était la seule solution. J’espère que tu ne m’en tiendras pas grief. Je ne pouvais pas te laisser seul c’eut été trop lourd à porter. Nous nous étions mises d’accord avant que je ne vienne t’en parler. Je savais déjà que tu refuserais si je te soumettais l’idée. Je reste persuadée qu’au fond tu te réjouis de cette compagnie, même si tu n’en diras rien. Ne sois pas trop dur avec elle, elle n’y est pour rien. Si tu dois en vouloir en quelqu’un, c’est uniquement à moi. Je te dirai également qu’elle est restée de bon cœur. Elle se plait plus à tes côtés que nulle part ailleurs, car tu es sa famille. Quant à moi, elle ne me manquera jamais autant que sa présence t’aurait manqué alors tu n’as pas à t’en faire.
Bérénice était adorable, comme toujours. Elle n’avait pas à s’en faire, tout s’était rapidement arrangé. Désormais, il ne faisait que l’ignorer et avait même à défaut, accepter sa présence. Layla s’en voulait toujours un peu de lui avoir joué ce mauvais tour, mais qui lui aurait son courrier en son absence ? Il n’aurait sans doute pas eu un regard pour l’intendant… Elle reprit finalement.
Si tu n’as pas encore froissé ma lettre, tu seras sans doute rassuré d’apprendre que nous avons fait bon voyage et que nous sommes arrivés à Braktenn dans la matinée. Je vais passer quelques jours à Saint Éloi afin de remettre les choses en ordre puis nous gagnerons Fromart.
Il est vrai que cela faisait fort longtemps qu’ils n’étaient pas remontés à la capitale. Elle avait donc jugé bon de s’occuper avant tout des affaires de sa famille d’adoption avant de rejoindre sa famille de naissance. La jeune femme aurait bien voulu retrouver Saint Éloi également. C’était là où elle avait grandi après tout et si elle était née à Aussevielle, c’était à Braktenn qu’avait réellement débuté sa vie.
Tu dois être rassuré qu’ils soient arrivés sains et saufs. Bien si vous n’avez pas d’objection monsieur le marquis je vais reprendre la lecture.
À peine arrivé, Adéis était pressé de découvrir la capitale. Il était trop jeune précédemment pour en garder un profond souvenir. Je lui ai acheté un beau bateau, il était très fier, sur le retour nous sommes tombés sur une étrange procession : on venait de faire arrêter un présumé sorcier infirme. La foule se pressait de toute part, certains disaient que ce n’était qu’un simple guérisseur quand d’autres clamaient « Au bucher !».
Quelle drôle d’affaire ! Elle osa un regard à son frère de cœur : pourvu qu’il ne s’en inquiète pas. Si elle écrivait c’est que tout allait bien après tout. L’une de ses mains se détacha de la fine feuille noircie et vint se poser délicatement sur sa main afin de le rassurer. Elle attendit qu’il soit prêt pour poursuivre.
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La métisse tenta de déplacer un fauteuil. En temps normal, il s’en serait chargé mais... Mais cela non plus, il ne pouvait plus faire. Perdu dans cette réflexion, ses yeux retombèrent vers ses genoux et il ne réalisa que trop tard qu’à défaut de pouvoir l’aider à pousser ce siège-là, il aurait simplement pu faire rouler le sien jusqu’à elle. Le faire rouler alors qu’un an plus tôt, il aurait pu se lever et marcher. Et traverser seul le chateau. Et ne dépendre d’aucune assistance pour ces déplacements si simples qu’on le faisait effectuer chaque jour. Pendant toute son enfance, il avait rêvé de pouvoir s’installer ici à plein temps - enfin, quand il n’était pas en campagne. Ce n’était vraiment cela qu’il avait eu à l’esprit.
Courrier. Bérénice. Lire. Donc Layla avait effectivement ouvert son courrier. Enfin… A quoi fallait-il s’attendre d’autre lorsque l’on ne parvenait plus à rien accomplir ? Depuis mars passé, la seule chose qui rappelait sa présence devait être les repas qu’on lui servait et trajets qu’on lui faisait faire entre son lit et ce salon. Pour le reste, c’était exactement comme s’il n’existait pas.
Il adressa à sa soeur de coeur un regard indifférent. A vrai dire, il n’avait pas entendu la question, mais ce devait concerner la lettre et… Sa lecture, manifestement, puisqu’elle l’entamait.
— Hôtel Saint Eloi, le 18 décembre 1597. Mon tendre ami. Avant toute chose, laisse-moi te présenter mes sincères excuses pour avoir laissé Layla à Aussevielle. Je sais que ce n’était pas ce que tu voulais, mais c’était la seule solution. J’espère que tu ne m’en tiendras pas grief. Je ne pouvais pas te laisser seul c’eut été trop lourd à porter.
Et à la place, elle avait laissé Layla avec lui… Son regard glissa sur les traits de la jeune femme, sur ses lèvres qui parlaient sans plus qu’il n’entende. Pourquoi demeurait-elle donc ici ? C’était idiot… Elle n’était pas comme lui, elle avait toujours préféré vivre à Braktenn. Alors pourquoi ne pas profiter de l’occasion pour y retourner ? Elle avait beau dire qu’elle préférait demeurer auprès de lui, quelque part, il était persuadé qu’elle eut été plus heureuse là-bas...
— Tu dois être rassuré qu’ils soient arrivés sains et saufs. Bien si vous n’avez pas d’objection monsieur le marquis je vais reprendre la lecture.
Il cilla pour confirmer la première affirmation, et entendit à peine la seconde, trop occupé à chercher le moyen de dire qu’il était effectivement soulagé. Ses lèvres recommencèrent à bouger, et sa voix à retentir, sans qu’il ne pense à donner du sens aux paroles qu’il entendait. Il prit sur lui de se concentrer, pour entendre “au bûcher” et à défaut de trouver une question à poser, il fronça les sourcils.
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Layla, 25 ans
Elle ne reçut pas réellement de réponse à sa question. L’avait-il seulement entendue ou comprise ? Qui savait ce qu’il pouvait bien se dérouler en ce moment même dans son esprit ? Alors elle entama la lecture. Si cela ne lui plaisait pas parce qu’il préférait la lire lui-même ou tout autre chose, il saurait lui faire savoir d’une façon ou d’une autre. Elle ne savait même pas s’il était en train de l’écouter ou non. En tout cas, il ne prononça pas le moindre mot, c’était sans doute qu’il n’était pas foncièrement contre, non ? Elle ne s’arrêta que pour commenter brièvement ce qu’il approuva à sa manière désormais si personnelle. Layla ne pouvait pas le voir lorsqu’elle parlait trop concentrée sur sa lecture, ce n’est que lorsqu’elle s’arrêta qu’elle nota ses sourcils froncés sévèrement.
— C’est le bucher c’est ça? Tu n’as pas compris ? L’inquisition a capturé un présumé sorcier infirme. C’est ce qu’elle dit.
Elle s’arrêta un instant, pensive. Peut-être qu’elle lisait trop vite et qu’il n’arrivait pas à suivre. Il était vrai qu’elle était d’un naturel enjoué et que cela se ressentait dans son débit de parole plutôt allegro qu’adagio. Elle soupira et se tassa dans son fauteuil. Elle devait avoir l’air d’une poupée chiffon comme cela. Déjà qu’elle n’était pas bien grande. Layla secoua la tête et se redressa finalement.
— Je suis désolée… Tu n’arrives pas à suivre, pas vrai ? Je vais parler plus doucement… et puis tu pourras la relire tout à l'heure, si tu veux.
Elle attendit d’avoir son attention (ou ce qu’elle pensait l’être) et reprit sa lecture plus posément, en prenant le temps de bien séparer chaque phrase.
— Adéis était interloqué, il ne comprenait pas pourquoi l’homme était la cible de l’opprobre. Je lui ai expliqué qu’ils avaient peur de sa différence. Tu le sais, je ne crois pas à la sorcellerie.
Après trois phrases, elle releva les yeux pour voir s’il suivait toujours et patienta jusqu’à un signe de sa part puis reprit tout aussi calmement.
— Pas de cet ordre du moins et encore moins à cette pratique barbare du bucher. Je n’ai pas eu le temps de le retenir qu’il m’a échappé en se faufilant entre les jambes jusqu’au convoi.
De nouveau elle s’arrêta. Pourvu qu’il ne soit pas inquiet. Elle n’osait même pas imaginer… Le voir disparaitre dans la foule. Elle avait dû avoir si peur… Surtout qu’elle connaissait ce genre de rassemblement et il n’avait sans doute pas fait que palabrer. Elle masqua sa crainte et continua.
— Il a commencé à discuter avec le prisonnier lorsqu’un autre homme difforme, lui, est arrivé et l’a effrayé le poussant à grimper sur la cage.
Elle s’arrêta spontanément cette fois-ci. Sur… la cage ? Sur la cage du sorcier ? Quelle horreur. Le convoi avait sans doute dû s’arrêter pour qu’il en soit ainsi. C’était tellement curieux. Oh elle le savait espiègle mais tout de même, elle se demandait ce qui avait pu lui passer par la tête. Cela aurait pu être si dangereux…
— Lorsque je suis arrivée, il était allongé contre les barreaux et lui demandait s’il pouvait te guérir. Hyriel -c’est son nom- lui a dit qu’il ne pourrait peut-être rien faire pour tes jambes, mais qu’il pourrait te parler et essayer de te redonner de la joie pour que vous puissiez à nouveau jouer ensemble.
Alors c’était pour cela ? Pour son père ? C’était si adorable. Elle le reconnaissait bien là ce petit fripon. Elle esquissa finalement un sourire. Au moins cet Hyriel était honnête et ne lui avait pas vendu du rêve. C’était difficile de croire qu’un tel homme puisse être réellement malfaisant et justement la suite de courrier y faisait écho lorsqu’elle reposa ses yeux dessus.
— Je ne peux pas croire que cet homme soit malfaisant. Et l’homme qu’Adéis avait surnommé « Gargouille sans ailes » a essayé de le rassurer en lui disant qu’un jour tu trouverais comment avoir des ailes dans ton nouveau corps. C’était si adorable de leur part.
Layla pouffa de rire en lisant le surnom attribué à l’homme difforme. Elle imaginait parfaitement la scène. Quelle drôle de convoi. Enfin, elle craignait tout de même pour ce pauvre Hyriel, à discuter ainsi avec ses amis, on finirait par dire qu’il commandait à toutes les bizarreries soi-disant démoniaques qui venaient se prosterner à ses pieds. Ça ne sentait pas très bon tout ça tout de même… Cependant elle se rangeait à l’avis de Bérénice. C’était fort charitable de leur part d’avoir pris le temps de répondre à un petit garçon sorti de nulle part.
— Je sais que cela parait étrange dit comme cela, mais accepterais-tu de les rencontrer lorsque toute cette affaire sera terminée ? Au moins pour faire plaisir à Adéis, si ce n’est pas pour toi. Il semble réellement y tenir et… cela ne coute rien d’essayer n’est-ce pas ? interloquée, elle s’interrompit subitement.
Elle aurait bien ajouté « à condition qu’il s’en sorte », ce qui était loin d’être gagné, mais en réalité elle était totalement désarçonnée par cette idée. Un côté d’elle la trouvait complètement insensée et l’autre la trouvait parfaitement géniale. Après tout c’est vrai, qui d’autres que des personnes dans sa situation aurait pu l’aider à apprivoiser son nouveau corps ? Trouver des ailes… Oui c’était cela.
— Tu devrais accepter, suggéra-t-elle.
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Tant pis. Avec un peu de chance, cela s’expliquerait par la suite. Il ramena son regard distrait vers la jeune femme qui s’excusait. Ce n’était pas nécessaire, mais il n’eut pas le temps de le préciser. Elle mit le doigt sur le problème, et son regard retomba, presque honteux, sur ses genoux. Comment dire… Il se sentait pitoyable ainsi. Il n’avait jamais été si lent d’esprit ni de parole… Il s’était laissé empêtrer dans une apathie dont il ne parvenait même plus à sortir. Rien que lorsqu’il avait tenté de plaisanter l’autre jour… Il ne se sentait plus lui-même.
Se demandant si sa soeur n’avait pas fini par s’en aller - il avait cru l’entendre continuer de parler, mais il ne savait pas ce qu’elle avait dit - il releva les yeux. Elle était toujours là, à l’observer depuis le creux de son fauteuil, et reprit sa lecture avec un débit plus lent. Il ne savait pas s’il devait la remercier où s’en sentir encore plus mal…
— Je lui ai expliqué qu’ils avaient peur de sa différence.
A qui ? Si même à ce rythme-là il ne parvenait pas à suivre, il ne s’en sortirait jamais… On avait conservé sa vie, était-ce vraiment ce qu’il trouvait de mieux à en faire ? Se laisser engloutir par ce vide infâme ? Non, ce n’était pas le moment. Il fallait écouter.
— ... ne crois pas à la sorcellerie.
Lui non plus, à vrai dire. Il releva les yeux égarés vers Layla. Ils avaient la même éducation, elle le savait déjà ce qu’il en pensait. Mais… Il devait bien y avoir une chose à dire, un souvenir à rappeler, quelque chose… Pour donner signe de vie, pour essayer, pour qu’elle n’ait pas l’impression de parler à un mur. Puisque de toute façon elle était là…
Pour ce qui était du bûcher aussi, Layla connaissait son avis. Et il lui semblait que Bérénice aussi. Retenir qui ? Le prisonnier ? Son regard se perdit de nouveau. Tout cela n’avait pas de sens. Et ce n’était pas cohérent avec la suite… Dans le silence, la réponse vint. Adéis, évidemment. Son coeur se serra un instant. Adéis ? Tout seul dans la foule ? Au milieu d’une telle procession ? Il savait fort bien comment se comportaient les gens dans cette situation et cette révélation ne le rassurait nullement… Mais s’il y avait eu un problème, Bérénice aurait commencé par là, non ? A moins qu’il n’ait manqué cette partie ?
Démétrius interrogea Layla du regard, et la lecture reprit… Il aurait sans doute dû préciser que semer sa mère n’était pas une bonne idée lorsqu’il avait rappelé à son fils l’importance de la tolérance. Ses yeux retombèrent sur ses jambes mortes. Curieusement, il était beaucoup plus simple de l’accepter sans être concerné… Mais il s’accrocha, et son regard remonta d’un coup à la mention de cette nouvelle acrobatie. Avait-il bien entendu ? Mais enfin !
Layla reprit. Alors oui, il avait bien entendu… Il aurait tout de même mieux aimé qu’il s’abstienne de ce genre de bêtises. Soit, il n’était pas là pour le réprimander quoi qu’il en soit, et d’ici, il ne pouvait qu’être touché par ce qu’il entendait. Touché et blessé par l’idée que son état les poursuive jusqu’à Braktenn. Et pourtant, paradoxalement, presque rassuré par l’idée qu’il ait recommencé ses bêtises. Son grand garçon…
Et que devait-on en penser ? Il manquait à tous ses devoirs… Il était… dans une situation délicate, mais il était père. Il avait beau savoir que sa présence n’apportait rien, quelque chose en lui se reprochait son absence. Ce n’était pas comme lorsqu’il partait en campagne, cette fois, c’était différent.
Enfin, heureusement, ce fameux Hyriel n’avait pas été prétendre qu’il retrouverait l’usage de ses jambes. Ils avaient déjà eu assez de faux espoirs à ce sujet. Assez de prières vaines et égoïstes. C’était terminé, désormais. Terminé. Il n’osait pourtant toujours pas mettre de mot ce qu’il était désormais. C’était plus fort que lui, il n’y parvenait pas. Il n’aurait pas dû s’en plaindre, pourtant, il le savait…
La suite lui fit encore froncer légèrement les sourcils. Des ailes, rien que cela. Alors que Layla semblait trouver tout cela très amusant, il commenta à part lui que des jambes fonctionnelles lui auraient suffi… Mais il ravala ce cynisme dans lequel il ne se reconnaissait pas pour s’efforcer d’écouter encore… et décrocher immédiatemment en songeant qu’en effet, si elle parlait ainsi, il ne devait rien être arrivé à Adéis… D’ailleurs, à Braktenn, il devait faire horriblement froid… Il tourna les yeux vers la fenêtre. Il aurait aimé le voir jouer dans la neige.
— Tu devrais accepter.
Il prit une nouvelle fois la peine de ramener son regard vers elle - loin de s’enorgueillir de ce maigre progrès. Que devait-il accepter ? Il entrouvrit les lèvres pour poser la question.
— J...
Non, ce n’était pas ce qu’il voulait dire…
— Accepter ?
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Layla, 25 ans
Elle connaissait bien son avis sur la sorcellerie. Elle s’était doutée qu’il grincerait des dents à cette évocation. Après tout, ils avaient été élevés ensemble. Comme elle crut qu’il allait dire quelque chose, elle s’arrêta et patienta, mais rien ne vint. Elle reprit donc sa lecture. Layla osa un regard en coin lorsqu’elle évoqua Adéis. Elle sentait l’inquiétude le gagner. En même temps, il y avait de quoi. Dans une foule telle que celle-là un accident était si vite arrivé, pourtant elle avait confiance en Bérénice : elle n’aurait jamais laissé cela arriver. Tout s’était certainement bien terminé et puis elle aurait commencé par là et sa lettre aurait été bien plus courte. Non, tout cela n’avait pas pu mal finir.
Elle eut un signe encourageant de la tête et reprit sa lecture jusqu’à ce que le petit fripon ne montât sur la cage et ne demanda au sorcier de guérir son père. Son regard croisa le sien sans qu’il ne la vît : à quoi pouvait-il penser ? Elle aurait bien voulu savoir car elle n’arrivait pas à discerner quoi que ce soit dans son attitude qui put l’aider à le déduire. Cependant il semblait réussir à suivre ce qu’elle racontait, ce qui la rassura et l’incita à poursuivre avec ce rythme plus lent. Ce n’était pas facile et cela lui demandait un effort de concentration et de maitrise important, mais c’était la moindre des choses qu’elle pouvait faire pour lui. De nouveau, elle aperçut son regard fuir vers la fenêtre. Que cherchait-il là-haut dans le ciel d’azur immaculé et vers l’horizon ? Elle soupira doucement. Si elle avait eu un vœu la concernant, elle et personne d’autre, elle aurait demandé à accéder à ses pensées pour pouvoir le comprendre sans qu’il n’ait besoin de faire le moindre effort. Elle aurait voulu percer les murailles qu’il avait érigées tout autour de lui et qui l’empêchaient de voir au-delà. Savoir que faire pour l’aider à le sortir de là… Elle était toujours persuadée que cela était possible. Certains vivaient bien malgré ce handicap non ? Cela devait bien exister quelque part même si elle n’en connaissait aucun. N’était-ce pas ce qu’essayait de dire Bérénice dans sa lettre au fond ? Que cela était possible et qu’il devait garder espoir ? Ce message que les deux hommes souhaitaient lui transmettre… il devait absolument l’entendre, elle en était persuadée.
— Accepter ?
Elle acquiesça lentement accordant ses gestes à son débit de parole.
— Tu dois accepter de les rencontrer. S’il te plait, Dem.
Elle aurait pu se justifier en long et en travers, mais elle savait qu’elle le noierait dans les arguments, alors elle s’efforça de planter dans ses yeux le regard le plus convaincu et le plus implorant à la fois qu’elle pouvait faire. Elle lui laissa le temps nécessaire pour lui fournir une réponse puis proposa :
— Je termine ? puis une fois un signe obtenu de sa part, elle reprit :
— Je sais que tu n’auras sans doute pas le cœur à me répondre et sache que je ne t’en tiendrai pas rigueur. Je continuerai de t’apporter régulièrement des nouvelles de la capitale.
Au moins il n’aurait pas à culpabiliser de n’avoir rien à lui dire. Bien sûr elle aurait aimé une réponse, elle le savait tout comme Démétrius en était conscient. Tous deux l’avaient entendue évoquer l’absence de réponse de son frère en campagne, après tout. Mais ici, il était en sécurité. Elle n’avait pas à craindre la funeste visite d’un homme en uniforme porteur de noires nouvelles. Layla frotta le bras de son frère, comme pour lui dire « elle a raison, fait lui confiance ».
— Je t’embrasse, et quoi que tu imagines, je pense également à toi. Je ne pourrais pas m’en empêcher. Embrasse aussi Layla de ma part. Adéis vient de passer, il dit qu’il t’aime grand « comme ça » - tu n’auras qu’à imaginer la taille de ses petits bras s’étirer à l’infini-.
Je t’écrirai prochainement, prends soin de toi.
Bérénice.
Puisse le Seigneur nous aider à le ramener et vous avoir en sa sainte garde.
Lorsqu’il eut digéré la lettre, elle déposa sur la petite table face à lui où était déposé en permanence de quoi boire et se restaurer.
— Tu pourras la relire au calme sans mes piètres talents de conteuse.
Elle marqua une pause, hésitant à formuler sa demande, mais qui ne tentait rien n’avait rien. Si elle échouait, elle recommencerait demain, après-demain et les jours suivants.
— Que dirais-tu de venir prendre le thé dehors avec moi demain ? Le vent s’est couché et le jardin en est de toute façon abrité. puis après un temps elle ajouta : s’il te plait. Cela te ferait du bien de profiter de l’extérieur, ne serait-ce qu’un peu, tu verras.
Re: [22 décembre 1597 au 19 janvier 1598] - Du courrier, monsieur le marquis! [Terminé]
Mais qu’avait-il encore manqué ? Qu’avait-elle bien pu dire alors qu’il n’écoutait plus ? Où en étaient-ils, déjà ? Que disait Layla avant qu’il ne s’égare encore une fois ?
— Ren... commença-t-il à interroger avant de comprendre à quoi elle avait faire référence par lui-même.
Rencontrer cet Hyriel ? Mais pourquoi faire ? Il se mit à chercher une réponse. Etait-elle dehors ? Non, mais il aperçut un bateau qui rentrait au port. Le marquis se rappela bien vite la présence de sa soeur de coeur, et s’efforça de ramener son attention sur elle. Continuer… Il acquiesça presque imperceptiblement. Il voulut dire quelque chose, seulement il ignorait bien ce qu’ils auraient pu mettre en place pour qu’il ne décroche plus, alors il se tut.
Répondre… Qu’est-ce qui l’en empêchait, au juste ? Enfin, s’il oublait déjà ce qu’il voulait dire dès qu’il ouvrait la bouche, il n’osait même pas imaginer ce que ce serait s’il devait tracer toute une phrase… Elle avait beau affirmer qu’elle ne lui en voudrait pas, il craignait que son silence ne l’affecte. Il sentit le contact d’une main à travers ses manches. Il aurait peut-être dû demander à Layla de lui répondre… Mais pour dire quoi ? Oh, et puis tant pis, elle lui écrirait bien si elle s’en sentait le besoin.
— Adéis vient de passer, il dit qu’il t’aime grand « comme ça » - tu n’auras qu’à imaginer la taille de ses petits bras s’étirer à l’infini.
Quelques part dans son esprit, il ne put s’empêcher de sourire. Un sourire attendri, triste et coupable. Son fils lui manquait aussi. Il voulut demander à la lectrice dont il venait encore de perdre le fil du discours s’ils croyaient qu’il leur imposait volontairement son silence, mais il y renonça. Il ne comptait plus les fois où il l’avait ajournée, ne sachant trop comment l’expliquer. Leur dire qu’ils n’y étaient pour rien, et qu’il n’y parvenait simplement plus. Il ne savait plus exactement comment il avait commencé à se taire, ce qu’il savait, c’était qu’il ignorait aujourd’hui comment on en sortait.
Pourtant, il fallait qu’il dise quelque chose. Ses conversations avaient beau se compter sur les doigts d’une main ces derniers mois, il savait qu’il était capable de s’exprimer. C’était presque venu naturellement, quand Bérénice lui avait annoncé son départ...
La jeune femme déposa la lettre. La relire… Oui, il devrait. Il le ferait. Il essayerait.
— Je suis sûr...
Sûr qu’actuellement, elle était bien meilleure conteuse que lui. Mais pour le coup, ce n’était peut-être pas une comparaison très judicieuse étant donné qu’il savait à peine aligné deux phrases quand il trouvait quelque chose à dire. Il ne se rendit d’ailleurs même pas compte qu’il n’avait pas achevée celle-ci.
Layla semblait hésitante, et il se demanda si elle ne s’était pas décidée à rejoindre Bérénice à la capitale. Il ne le lui aurait pas reprocher, elle pouvait parler sans crainte… Même si quelque part, il devait avouer que sa présence avait quelque chose d’égoïstement rassurant. Mais elle ne demandait pas à aller si loin, juste dans le jardin… avec lui.
Il ne savait pas exactement combien de fois Bérénice et elle avaient essayé de le convaincre de sortir. Au tout début, il voulait, c’était idiot, attendre de pouvoir descendre jusque là par lui-même. Comme une promesse qui rendrait son rétablissement encore plus agréable… Et ensuite, il n’avait simplement plus osé le vouloir… Il avait refusé une fois ou deux, car il n’y avait pas le cœur. Aujourd’hui, il ne savait même plus s’il en avait envie, même si quelque chose en lui savait que s'enfermer ne pouvait lui être bénéfique. Son regard glissa lentement vers l’olivier qu’il passait tant de temps à contempler. C’était toujours ainsi que cela se passait : il se taisait, réfléchissait, oubliait la question et elles avaient dû finir par prendre cela comme un refus. Il n'osait jamais revenir dessus. L'écoutait-on encore seulement ?
Re: [22 décembre 1597 au 19 janvier 1598] - Du courrier, monsieur le marquis! [Terminé]
Layla, 25 ans
Bon il n’avait pas vraiment accepté ni refusé. Et peut-être même qu’il n’avait pas vraiment saisi le pourquoi du comment… Enfin il aurait tout le loisir de relire son courrier au calme, en prenant tout le temps qu’il souhaiterait pour chaque phrase qu’il comportait. D’ailleurs lui aussi en était sûr… De quoi, elle en revanche n’en fut pas certaine. Sans doute qu’elle était piètre lectrice et beaucoup trop hâtive dans son débit de parole. Layla eut un sourire désolé, tout en se promettant de faire mieux la prochaine fois, si tant est qu’il accepte d’avoir sa lecture.
A défaut, elle lui proposa de venir prendre le thé à l’extérieur. Elle avait conscience qu’elle demandait pour ainsi dire la lune. Toutes ces innombrables fois où Bérénice et elle, lui avaient proposé avant de finalement se résigner. Du simple « plus tard peut-être » au mutisme, elle avait eu le droit à toutes les réponses possibles et inimaginables. Cette fois-ci, elle était pourtant plus motivée que jamais à parvenir à ses fins. C’était sans doute l’absence de Bérénice et d’Adéis qui l’avait de nouveau poussée à lui faire cette proposition. La simple idée d’imaginer leurs visages, si à leur retour ils pouvaient l’apercevoir dehors dans les jardins suffisait à maintenir sa résolution.
Si ce n’était pas aujourd’hui, ce serait demain. Ou après-demain…
Une semaine entière. Une semaine entière qu’elle essayait de l’inviter à sortir et qu’il n’avait toujours pas daigné accepter son offre. Ce n’était que partie remise. Elle devait avouer pour sa défense que le vent de terre s’était de nouveau levé ces derniers jours, glacial et piquant. Enfin, Aussevielle avait été bâti pour faire face à ce genre de désagrément météorologique et à défaut de jardin, il était toujours possible de sortir sur la terrasse du fameux olivier qui était elle abritée des bourrasques grâce à l’immense bâtisse.
Elle achevait tout juste de déjeuner -seule- lorsque l’intendant lui fit porter le courrier. Parmi les rares missives, elle repéra aussitôt l’écriture de Bérénice ainsi que le sceau de Fromart. Elle s’essuya les mains, se tamponna la bouche et repoussa sa chaise dans un grincent strident avant de sortir avec empressement de la salle à manger. Plutôt que de courir, elle tenta de se contenir en marchant rapidement. Cependant c’était parfois trop pour elle et sur quelques pas, la voilà qui se mettait à sautiller comme un petit cabri heureux de découvrir la rosée pour la première fois.
— Dem ! Dem ! La nouvelle lettre est arrivée !
Elle rayonnait aussi surement que le soleil à l’extérieur du château, quasi aussi heureuse que si Bérénice et Adéis étaient rentrés, mais pas aussi heureuse que si Démétrius s’était remis à marche ou bien même qu’il eut simplement retrouvé sa joie de vivre. Elle lui tendit la lettre -toujours cachetée cette fois-ci-
— Tu préfères sans doute la lire seul.
Re: [22 décembre 1597 au 19 janvier 1598] - Du courrier, monsieur le marquis! [Terminé]
Après de longues minutes à fixer bêtement la porte close, puis au moins autant de temps à penser qu’il devrait effectivement relire cette lettre, il se laissa perdre dans le méandres de son esprit.
Au cours de cette semaine, Layla avait encore tenté de le faire sortir à plusieurs reprises. A chaque fois, il perdait ses mots. Il aurait certainement pu compter sur ses doigts ceux qu’il avait prononcés quand Layla et lui avaient dîné ensemble pour le réveillon et, il fallait le dire, il n’avait jamais été si peu attentif pour une messe. Cela avait fait drôle de retourner à la chapelle après avoir fait déplacer le vicaire si longtemps - et pour pas grand chose, en plus, encore un aspect de sa vie qu’il n’assurait plus depuis trop longtemps.
Que faisait-il, au juste, à part observer semaine après semaine, jour après jour, heure après heure, minute après minute le même fichu olivier, écarter de son esprit les questions qu’il ne voulait pas se poser et s’accrocher à des prières qui perdaient leur sens.
Soudain, il entendit arriver Layla et sa voix si enthousiaste qui lui annonçait une nouvelle missive. Alors Bérénice avait réellement encore prit cette peine alors même qu’il n’avait rien répondu…
Il aurait sans doute dû tendre la main pour attraper ce courrier, mais en y pensant, il oublia de le faire. La lire seul ? Une part de lui le voulait, et une autre se rappelait que la lecture de la semaine précédente était le seul moment qu’il avait plus ou moins partagé avec elle. Elle qui ne s’était toujours pas décidée à s’en aller. Elle à qui il menait la vie dure même sans le vouloir par son attitude. Et puis, il lui avait tout de même fallu des heures pour arriver au bout de la première lettre lorsqu’il l’avait relue.
Le vétéran soutint le regard de sa petite soeur, sans trouver le moyend de lui dire qu’il ne souhaitait pas qu’elle parte.
— Non, lâcha-t-il.
Il n’était pas certain qu’elle comprenne le sens qu’il lui donnait. Il prit une profonde inspiration. Il ne voulait pas qu’elle se sente obligée de rester, mais tout ses propos se comprenaient de travers. Une fois - une fois - il avait tenté de plaisanter, et Bérénice s’était écroulée sous le poids du désespoir… Sa Bérénice…
— Si tu veux bien...
Il s’interrompit. Encore une fois, il y avait de forte chance que ce soit interprêter de travers… Enfin, mais pourquoi avait-il donc tant de mal à avouer qu’il préférait qu’elle reste ?
Re: [22 décembre 1597 au 19 janvier 1598] - Du courrier, monsieur le marquis! [Terminé]
Layla, 25 ans
Layla était si heureuse de recevoir une nouvelle lettre de Bérénice ! Enfin ce n’était pas vraiment pour elle, mais savoir que son frère aurait des nouvelles de son épouse suffisait à la réjouir. Le jour du départ de Bérénice et Adéis, elle s’était jurée de tout faire pour dégeler son cœur. La séparation et la réelle solitude – elle s’excluait d’office – l’aideraient sans doute à réaliser qu’il ne pouvait plus continuer ainsi et qu’il était temps d’accepter et d’avancer. C’était compliqué, elle en était consciente mais si le Seigneur l’avait sauvé ce n’était pas pour qu’il achève sa vie dans ce fauteuil à se morfondre devant un olivier qui refusait de lui retourner la moindre sagesse qui aurait pu l’aider.
Elle lui tendit la lettre, persuader qu’il voudrait cette fois-ci la lire seul, pour en profiter. Bon, dire qu’elle ne mourrait pas d’envie de connaitre les dernières nouvelles eût été mentir, mais au fond cela ne la regardait pas. Il avait droit à ce moment d’intimité. Elle comprenait parfaitement. Elle s’apprêtait à lui déposer sur les genoux et partir, lorsque…
Non.
Non ? Il ne voulait pas la lire seul ? Elle acquiesça silencieusement.
Si tu veux bien...
Oui, oui, avec plaisir ! Elle se retourna et avisa le fauteuil qui n’avait pas bougé depuis le dernier courrier. Aussi maniaque soit-il, l’intendant n’avait pas eu la bêtise de le faire ramener auprès des siens. Elle s’y laissa tomber et ouvrit délicatement la lettre. Avant de commencer, elle plongea son regard dans le sien :
— Tu me diras si je vais trop vite, n’est-ce pas ?
Elle ferait son possible pour lire lentement, mais elle ne se rendait pas forcément compte de son débit de parole. Tante Elena lui disait souvent qu’elle était un vrai moulin à paroles lorsqu’elle s’y mettait, alors…
— Domaine de Fromart. Le 26 décembre 1597. Mon bien aimé. J’espère que tu auras pu trouver un peu de réjouissance durant ces fêtes malgré notre absence. Laisse-moi te conter les dernières nouvelles de Braktenn. l y a eu tant de choses cette dernière semaine que je ne sais par où commencer de peur d’en oublier.
Le réveillon s’était déroulé aussi bien que possible. Démétrius avait accepté de diner avec elle. Elle avait fait la conversation, tout le long du repas, agrémentant de ses envies, d’anecdotes, de ragots, de points culturels ou de quelques espiègleries. Peu importe qu’il réponde ou non. Tout ce qui comptait c’est qu’ils puissent partager ce moment ensemble. Elle n’aurait jamais accepté de le laisser seul pour la nativité. Ils étaient ensuite allés à la messe, au cœur de la chapelle du domaine. Lorsqu’elle n’avait pas eu les doigts pieusement entrelacés, elle avait pris sa main dans la sienne. Ce n’était rien, mais elle était heureuse d’être là en sa compagnie comme auparavant et elle voulait qu'il le sache. Qu’importe s’il ne pouvait plus s’agenouiller pour prier, il le ferait toujours dans son cœur.
— Alduis va se fiancer à Florentyna de Monthoux le mois prochain. Tu imagines bien que c’était une idée de mon père.
Un long blanc s’étira quand soudain…
— Se fiancer ?! Alduis?!
Elle relut pour être sûre mais oui. Alduis. Fiancé. Il était bel homme même s’il avait cette cicatrice en travers. Au fond c’était peut-être même ce qui faisait son charme, mais comment dire, elle avait du mal à l’imaginer marier. Avec une femme. Des enfants. Cela semblait inconcevable. Et en même temps, c’était l’évidence même que cela arriverait un jour. Il était l’héritier du vicomte après tout.
— Pardon… fit-elle honteuse en baissant la tête puis elle reprit sa lecture, il n’était pas particulièrement enthousiaste mais je sais qu’il est plein de bonnes volontés. Il l’a rencontré pour la première fois le 24, un peu avant qu’elle ne vienne diner pour le réveillon. C’est une jeune femme charmante, douce et très ouverte.
Oui elle imaginait bien… Il n’était pas vraiment à l’aise et même à elle, il parlait assez peu au final. Alduis lui avait toujours fait l’effet d’un poisson hors de l’eau, mais c’était malgré tout un gentil garçon, sensible par ailleurs, ce qui était tout de même fort rare.
J’ai bon espoir que cela se passe bien, en tout cas, j’ai fait mon possible pour traduire les éventuels maladresses ou silences d’Alduis, tu le sais, ce n’est pas le plus bavard, et contrairement à ce que beaucoup pensent, ce n’est pas non plus le plus confiant d’entre nous.
Evidemment c’était elle qui avait joué les chaperonnes autant que les interprètes. Si quelqu’un pouvait traduire et présenter l’ainé sous son meilleur jour c’était indubitablement, elle ! Elle adorait Alduis et d’aussi longtemps qu’elle s’en souvienne, elle l’avait toujours épaulé… Comme une grande sœur. Ou la mère qu’il n’avait plus.
— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda-t-elle spontanément, oubliant qu’il risquait de ne rien répondre.
Oh et puis, il fallait bien commencer quelque part pour réapprendre à parler non ? Elle aurait bien dit que c’était comme à apprendre à marcher, mais la parabole était franchement mal choisie, il fallait se rendre à l’évidence. Toujours est-il que c’était en forgeant que l’on devenait forgeron et qu’il fallait oser récolter quelques cloques pour espérer briser ses chaines. Alors… Elle patienta.
Re: [22 décembre 1597 au 19 janvier 1598] - Du courrier, monsieur le marquis! [Terminé]
L’introduction - qu’il rattrapa à “fêtes” - lui fit penser que Layla n’avait pas dû en connaître de plus sinistre de toute sa vie. Cela ne l’avait pourtant pas empêchée de monologuer gaiement pendant tout le repas, ce qui, mine de rien, avait légèrement compensé son manque d’enthousiasme.
La première révélation, en revanche, lui fit froncer les sourcils. La précision ne l’étonna guère, en effet. Alduis n’avait jamais semblé très pressé. Prêter attention à son attitude lors des campagnes avait pu fournir au marquis certains quelques éléments de réponses plutôt… fâcheux et absolument incompréhensibles.
Il secoua la tête quand sa lectrice s’excusa. Non, voyons, il n’y avait pas de mal. Elle avait encore le droit de s’étonner… Oh, mais Démétrius espérait que cette union serait bénéfique à son beau-frère… Au fond, il le plaignait plus qu’il ne le blâmait, et, comme son père avait dû le faire avant lui, priait pour eux, qui étaient presque sa famille. Pour que cette union ne soit pas un désastre, aussi. Oui, Alduis ferait des efforts, il voulait y croire aussi. Et qu’ils seraient suffisants.
Avec tout cela, il avait de nouveau perdu le fil de la lecture qui lui était faite. Il fronça les sourcils lorsque Layla l’interrogea directement. Tout d’un coup, il ne savait plus vraiment ce qu’il en pensait. Que voulait-elle l’entendre dire ? Ses mâchoires bougèrent quelques fois, comme s’il s’apprêtait à dire quelque chose… Rien ne lui venait. Layla semblait attendre une réponse. Il ouvrit les mains comme pour signifier qu’il ne savait plus trop ce qu’il était censé dire - il aurait eu l’air bien malin de mener ses troupes ainsi ; et il s’étonnait encore qu’on ne l’écoute plus.
Il prit une grande inspiration.
— Je ne sais pas, je...
Sur quoi était-il censé donner son opinion, d’abord ?
— Je...
Allons, il devait bien y avoir quelque chose à dire, qu’importe que ce ne soit pas très intéressant.
— Je… Coldris a dû peser son choix, il le connait. Il n’y a pas de raison pour...
Pathétique.
— Il ne peut pas s’être trompé deux fois;
Re: [22 décembre 1597 au 19 janvier 1598] - Du courrier, monsieur le marquis! [Terminé]
Layla, 25 ans
Layla débuta sa lecture de la lettre aussi posément que possible. En fait, il ne le savait pas, mais régulièrement, le soir avant de se coucher elle s’entrainait à parler lentement devant son miroir. A priori, elle avait dû faire des progrès car il semblait suivre ce qu’elle racontait. Il fronça même les sourcils, sans doute un peu étonné, enfin non, il n’était pas surpris… Il était circonspect. Comment ne pas l’être ? C’était à peu près aussi crédible que d’entendre que le vicomte se rendait à la messe ou se serait lui-même marié.
Elle avait toujours du mal à y croire… Tellement qu’elle lui demanda son avis. Et puis il fallait le faire parler son grand frère adoré. Ce n’était pas ainsi qu’il allait guérir son âme meurtrie. Alors elle patienta. Ce n’était pas comme si elle avait autre chose d’important ou d’urgent à faire de toute façon. Plusieurs fois il s’apprêta à parler mais ses lèvres restèrent obstinément closes. Elle l’encouragea d’un signe de la tête. Il pouvait le faire, il allait le faire, elle en était persuadée.
— Je ne sais pas, je...
Mais si tu sais ! voulait-elle lui dire. Il avait certainement un avis. Il avait dû penser à un tas de choses avant cette question, n’est-ce pas ? Puis il répondit enfin. Oh oui Coldris avait dû y réfléchir plus d’une fois. Pour ce qui était de le connaitre, elle n’était pas trop sûre. Elle ne les avait jamais vus très proches alors… Non elle devait lui faire confiance, il ne pourrait pas lui vouloir de mal tout de même…
— Il ne peut pas s’être trompé deux fois;
Deux… Deux ? Deux fois ? Mais… mais… mais… Comment ça deux fois ? Elle avait raté un épisode ? Et c’était lui qui passait son temps devant la fenêtre ? Qu’est-ce que c’était que cette histoire.
— Deux fois? Mais de quoi parles-tu, Dem ? C’est la première fois qu’il est fiancé. Je suis passée à côté de quelque chose ?
Elle le fixait, clignant de ses longs cils bruns plein d’incompréhension.
Re: [22 décembre 1597 au 19 janvier 1598] - Du courrier, monsieur le marquis! [Terminé]
Oui, en tant que père, il devait savoir ce qu’il faisait même s’il fallait avouer qu’actuellement, son projet de mariage précédent accablait assez son enfant. Du moins, l’infirme de guerre le craignait. C’était presque par autodérision qu’il l’avait laissé échapper, mais le coeur n’y était pas et la crainte que ce ne soit vrai, trop envahissante. Voilà sans doute pourquoi il valait mieux qu’il se taise.
L’incompréhension de Layla le rassura presque : ils n’auraient pas à en débattre. Il hocha faiblement la tête. Oui, au temps pour lui, Alduis ne s’était effectivement jamais fiancé, qu’allait-il raconter. Puis, d’un regard fatigué, il désigna la lettre que la jeune femme avait oubliée sur ses genoux. Mieux valait qu’elle continue et ne s’attarde pas sur cette remarque malheureuse.
Re: [22 décembre 1597 au 19 janvier 1598] - Du courrier, monsieur le marquis! [Terminé]
Layla, 25 ans
Deux fois ? Qu’est-ce qu’il racontait ? Elle l’interrogea tant des mots que du regard. Et tout ce qu’elle reçut fut un timide hochement de tête. Non… Elle le connaissait trop bien pour ne pas voir que ce n’était qu’une esquive. Ce n’était pas une erreur. Elle fronça légèrement ses fins sourcils au-dessus de ses yeux trop clairs pour son teint, soutenant son regard. Qu’est-ce qu’il cachait à la fin ? Lui avait-on caché quelque chose sur Alduis ? Au fond c’était quand même peu probable. Elle se repassa la phrase en tête. « Il ne peut pas s’être trompé deux fois ». Et si… Non… Il ne pouvait tout de même pas imaginer cela… C’était son parrain, le meilleur ami de son père… Jamais cela ne lui viendrait à l’esprit. Elle posa la lettre sur laquelle ses yeux aux reflets d’acier s’étaient posés et se leva pour le prendre dans ses bras. Cela lui faisait toujours bizarre de pouvoir atteindre ses épaules et son cou si facilement. Elle serra contre elle.
— Dem… Tu n’étais pas sérieux n’est-ce pas ?
Il avait toujours été une montagne pour elle. Haute, impressionnante et infaillible. Sa main passa dans ses cheveux automnaux.
— Il ne dirait jamais cela. Tu es presque un fils pour lui. Au contraire…
Elle embrassa le sommet de son crâne. Elle aurait voulu dire qu’ils seraient toujours tous là pour lui, mais faute d’arriver à formuler cela convenablement, elle retourna s’asseoir et reprit sa lecture.
— Lors du réveillon, il y avait également mon frère, Sarkeris. Demi-frère, mais cela n’a guère d’importance. S’il était présent c’est que d’une façon ou d’une autre il était suffisant important aux yeux de mon père pour qu’il n’assiste à cette fête de famille.
Un bâtard de Coldris ? Au réveillon ? Elle interrogea Démétrius du regard. Comment cela se faisait-il ? Était-il tombé dans les escaliers ?
— Tu ne peux pas nier que nous n’entendons jamais parler de ses bâtards. Or je ne suis pas assez naïve pour imaginer qu’il est le seul. Je me contente donc de cette explication.
Bérénice avait raison. Comme toujours. Qui que ce soit, ce n’était pas le fils d’une catin qu’il avait prise entre deux coussins de soies. Il n’avait jamais étalé les résultats de ses conquêtes aux yeux de tous et encore moins de ses enfants. Qui était cet homme ?
— Tu… C’est étrange, non ?
Elle allait lui demander s’il savait quelque chose à ce sujet, mais c’était idiot au fond. Comment aurait-il pu avoir vent de quoi que ce soit ?
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— Ce… n’était pas drôle, je le reconnais.
Et il n’avait pas besoin qu’on le cajole ainsi juste pour ce qui s’apparentait à une plaisanterie de mauvais goût. Curieusement, il était persuadé que s’il avait dit la même sottise un an plus tôt, il aurait récolté une toute autre réaction. Beaucoup moins… alarmée. Et aujourd’hui, dès qu’il disait quelque chose son interlocutrice se retrouvait dévastée.
Layla passa la main dans ses cheveux. Non, Coldris n’aurait sans doute pas pensé une chose pareille. Quoique… Quoiqu’il fallait bien avouer qu’en ce moment, son filleul ne faisait absolument rien de ce qu’il était censé faire. Il secoua la tête. Pas besoin d’en faire un drame.
Il fut bien rassuré lorsqu’elle se décida à reprendre la lecture, espérant qu’elle oublie cet accroc.
Son… frère Sarkeris ? La correction le rassura : il n’avait pas manqué d’information capitale jusqu’ici. Le marquis soutint un instant le regard de sa petite soeur. Il n’en savait pas plus qu’elle, pour le coup. Oui, il fallait bien que ce bâtard ait un statut particulier pour qu’il soit présenté à sa famille mais…
Alors que Bérénice, par la voix de Layla, dévellopait sa pensée, Démétrius mit le doigt sur une hypothèse. Il songea à ce souvenir lointain qu’il lui avait fallu resituer, des années plus tôt. A la réponse pour le moins surprenante qu’il en avait récoltée. Si… Si cette femme-là - celle des portraits, celle qu’il avait connue étant tout petit, celle… - avait eu un enfant, il serait certainement sorti du lot…
Ou bien il se faisait juste des idées et il y avait une autre explication. Après tout, il n’avait jamais entendu dire que cette Sophie ait eu un enfant…
Le regard du marquis était retombé sur ses genoux. Etrange… Oui, sans doute. Quoiqu’il n’y avait aucune raison pour qu’on le lui dise. Non, ça ne pouvait pas être ça, c’était absurde : pourquoi ne l’auraient-ils appris qu’aujourd’hui ?
Re: [22 décembre 1597 au 19 janvier 1598] - Du courrier, monsieur le marquis! [Terminé]
Layla, 25 ans
Ce n’était pas drôle de lui faire peur ainsi, ça non. Dans d’autres circonstances elle n’aurait pas douté une seule seconde de l’ironie d’ailleurs, mais là… Il y avait comme une pointe de vérité qui dardait, timide, mais malgré tout présente. Elle avait toujours peur que la situation bascule d’un côté plus que de l’autre. Il fallait dire pour sa défense qu’elle avait vu l’état de son patient se dégrader ces dernières semaines. Layla s’attendait donc à tout y compris au pire.
Elle reprit sa lecture, découvrant en même temps que lui que Bérénice et Alduis avaient un demi-frère répondant au nom de Sarkeris. Elle n’en revenait pas de cette nouvelle. Visiblement lui non plus puisqu’il se perdit dans ses pensées pendant plusieurs minutes. Il avait l’air de chercher quelque chose, comme si cela pouvait lui évoquer un vieux souvenir. Ses yeux dans le vague, elle vit ses sourcils se froncer à de multiples reprises. Plusieurs fois elle crut qu’il allait lui dire quelque chose. C’était sans doute vain, pourtant elle ne pouvait s’empêcher de se raccrocher à ses lèvres. Jusqu’à ce que son regard se repose comme un petit oiseau sur ses genoux. Elle sut dès lors qu’il était arrivé au bout de sa pelote de pensées. Bien qu’elle mourait d’en savoir plus, elle n’insista pas. Au fond cela ne la regardait pas.
— Dem, je te lis la suite ? demanda-t-elle en penchant la tête pour tenter de capter son regard.
Elle posa alors sa main sur son avant-bras et le frotta légèrement pour capter son attention.
— Je vais lire la suite, d’accord?
Une fois sa validation reçue, ses yeux se posèrent à nouveau sur l’élégante écriture de Bérénice.
— Quelques jours avant ce fameux réveillon, je me suis rendue sur le port, simplement pour profiter du grincement des gréements. Trois hommes se sont mis en tête de me suivre - sans doute de l’idée me dépouiller-, mais j’ai fini par en avoir assez et les ai sommés d’aller voir ailleurs. Ils sont partis sans demander leur reste. Sauf un, qui réclamait des intérêts qu’un mystérieux sauveur s’est empressé de régler.
Elle leva un regard inquiet vers Démétrius. Qu’allait-il penser de cette histoire ? Qu’elle n’aurait pas dû s’aventurer sur les docks seule ? Certainement. Il n’aurait pas tort qui plus est. Ces lieux étaient dangereux, à plus forte raison pour une femme. Braktenn n’était pas le port d’Aussevielle où l’on se prosternait devant son passage la gratifiant de bienveillants « Madame la Marquise ». Elle imaginait assez bien ce que sa quasi-belle-sœur pouvait entendre par « sommer d’aller voir ailleurs. » Incorrigible Bérénice qui avait dû sortir une arme de sa manche…
— C’était surement le destin, car lorsque je me suis retournée pour découvrir son visage, il était le portrait craché de mon père en plus jeune (et avec un œil en moins). Je me suis immédiatement douté que c’était là mon fameux demi-frère invité au réveillon, ce dont j’ai eu confirmation quelques jours plus tard à Fromart.
Quelle drôle de rencontre ! Il fallait croire que la capitale était plus petite que l’on pouvait le penser. Quelle chance y avait-il que de tomber précisément sur celui que l’on cherchait plus ou moins ? Alors ainsi le dénommé Sarkeris, fils secret de Coldris de Fromart avait perdu un œil ? C’était donc il avait dû ou devait combattre. Layla se prit à rêver au portrait de l’homme que décrivait son amie. Son père en plus jeune. Elle n’arrivait plus à se souvenir de ses traits lorsqu’elle était enfant, en revanche, elle revoyait très bien ce portrait de lui, l’air sévère comme toujours, ses cheveux bruns parfaitement arrangés et ses yeux bleus qui vous transperçaient. En croisant son regard, Layla aurait tout avoué, même ce qu’elle n’avait pas fait tant elle avait l’impression qu’il pouvait lire dans ses pensées les plus intimes. L’ironie du sort voulait dans ces moments-là qu’elle l’imagine confesseur. Il aurait sans doute était des plus efficaces face à ses paroissiens…
Re: [22 décembre 1597 au 19 janvier 1598] - Du courrier, monsieur le marquis! [Terminé]
— Je vais lire la suite, d’accord ?
Et où en était-il, déjà ? Il acquiesça mollement, le regard toujours rivé au sol, avant de prendre sur lui de le ramener vers la métisse. Oui, elle pouvait lire, il était désolé… Cela ne valait sans doute pas la peine de lui demander de rester si c’était pour s’égarer de la sorte… Mais il devait faire un effort.
La lecture reprit. Il éluda l’excuse invoquée, qui lui aurait, en général, semblé un peu bancale. La suite, en revanche, le chiffona davantage… Et son escorte n’était pas… Non, elle ne s’était tout de même pas mise en tête de se promener seule dans le port de Braktenn… Une certaine inquiétude chassa ses autres considérations : c’était fort imprudent, et elle ne faisait que le lui prouver par la mésaventure qu’elle narrait. Certes, cela s’était bien terminé, et s’il n’avait eu que cela à penser, il eu reconnu le charme de cette rencontre surprise mais… Non, il était inconcevable qu’elle se retrouve seule dans de tels lieux. Il commençait à croire que la laisser partir avait été une mauvaise idée. Et si la prochaine lettre, écrite par une autre main, l’informait d’un malheur ?
Le pire fut sans doute que cette fois, il n’osa rien dire. De toute façon, on ne l’écoutait plus, sinon pour inventer des moyens de désobéir… Il fallait se rendre à l’évidence : on ne le respectait plus. Et comment s’en étonner ? Il n’avait plus rien pour l’inspirer. C’était déplorable.
Re: [22 décembre 1597 au 19 janvier 1598] - Du courrier, monsieur le marquis! [Terminé]
Layla, 25 ans
Layla avait repris sa lecture. Ce n’était pas le genre de nouvelles qu’il rêvait d’entendre, c’est sûr. Il devait être en train de se faire un sang d’encre pour Bérénice qui agissait parfois de manière si peu conventionnelle, il fallait bien l’admettre. Pourtant, elle ne s’était jamais mise en danger, il fallait lui faire confiance, elle faisait ce qu’elle estimait être correcte. Après tout ce temps enfermé à Aussevielle à tourner en rond, il était normal qu’elle ait envie de liberté.
— Je sais que c’est effrayant, mais je suis certaine qu’elle sait ce qu’elle fait. Et puis c’est comme la dernière lettre : tout se termine bien puisqu’elle ne commence pas par de mauvaises nouvelles. Lisons plutôt la suite.
Elle parcourut du regard les premiers mots et s’exclama toute pétillante :
— Ah! Ça parle d’Adéis ! Elle posa son regard d’émeraude sur le papier et reprit Adéis, a tout de suite adopté son oncle. Il a décidé qu’il serait corsaire comme lui plus tard. Tu seras sans doute heureux d’apprendre qu’il commence déjà à rendre folle, Élisabeth, sa gouvernante. Il a une façon bien à lui de dévaler les escaliers. « Mais c’est plus rapide, Maman ! Tu devrais essayer ! » m’a-t-il dit.
Elle avait pris une petite voix enfantine pour lire les mots de son quasi-neveu avant de laisser échapper un petit rire en l’imaginant dévaler les escaliers sur la rampe.
— Tu vois, il va mieux ton petit chevalier! D’ailleurs qu’est-ce que tu en dis de ses aspirations ?
Comme précédemment, elle lui laissa le temps de répondre -ou non- avant de lui proposer de poursuivre la lecture. Car il ne savait pas tout encore sur ce petit chenapan !
— Il a également transformé son lit en navire et mon père a été rebaptisé « le kraken ».
Coldris rebaptisait le kraken… Elle aurait bien voulu entendre ça. C’était quand même cocasse. Et le pire dans tout cela c’est qu’il devait se laisser prendre au jeu, le sévère ministre des Affaires étrangères. Un petit sourire amusé se dessina.
— D’ailleurs, il lui a offert un poney pour lui apprendre l’équitation. Il était très heureux et l’a baptisée Didon. Parce que «Didon, tu avances ! ».
Didon ? Il était sérieux ? Mais… Layla laissa de nouveau un rire s’échapper de ses lèvres qui commença à prendre de l’ampleur à mesure que son esprit lui renvoyait les images d’Adéis juché sur son petit poney au ventre rondouillard en train de dire « Dis donc Didon, tu avances, oui ? ».
— En même temps c’est plutôt bien trouvé comme nom, non ? Il va falloir qu’elle trouve son Enée maintenant…
Re: [22 décembre 1597 au 19 janvier 1598] - Du courrier, monsieur le marquis! [Terminé]
Il s’accrocha pour la suite à cette idée qu’Adéis était redevenu Adéis. A défaut d’être sage, au moins était-il plein de vie… Mais ailleurs, avec d’autres, et lui ne pouvait ni le voir, si l’entendre - la petite voix adoptée par Layla l’avait fait sourire en lui-même, mais il ne savait pas si ses lèvres le montraient.
Son interrogation le laissa perplexe. Qu’en disait-il ? Eh bien pas grand chose. A vrai dire, il ce choix de carrière ne l’enchantait pas, mais c’était un enfant qui disait des bêtises et il reviendrait à des idées moins farfelues. Et de toute façon, dès qu’il donnait son avis, on s’empressait d’aller à contre-courant alors pourquoi en prendre la peine ? Il soupira, sans répondre davantage.
Il continua distraitement à l’écouter. Alors même ses jeux avaient changé d’orientation. Il ne pouvait s’empêcher de se demander si cela ne venait pas simplement du fait que son père l’ait déçu. Il ne s’interrogea pas davantage sur la soumission au jeu de Coldris-Kraken, trop hanté par cette idée qui l’empêcha d’entendre la suite.
Son regard se tourna instinctivement vers l’olivier dehors. Une vie immobile, enracinée et dépendante. On aurait pu l’abattre, là, comme ça, sur un coup de tête sans qu’il ne puisse s’en défendre.
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Layla, 25 ans
Rien.
Pas une réponse.
Pas une phrase.
Pas un mot.
C’était tout juste si sa commissure s’était redressée en ce qu’elle devina être un sourire. Timide sourire. Fébrile même. Chétif comme une petite pousse tout juste sortie de terre et aussitôt piétiner allègrement.
S’il pensait des choses ? Certainement. S’il les partageait ? Absolument pas. D’ailleurs, il n’avait pas dû confesser grand-chose ces dernières semaines et pas tant parce qu’il ne faisait rien de ses journées que parce qu’il ne devait guère trouver le courage de dire quoi que ce soit. Il se détourna finalement pour fuir vers son olivier. Layla souffla bruyamment et jeta le courrier sur la table d’un geste agacé. Avant de se lever pour venir se placer pile dans son champ de vision.
— C’est tout ce que ça te fait ? lâcha-t-elle sévèrement Elle te raconte ce que fait ton fils et c’est tout ce que tu trouves à répondre ? Rien ?
Elle plaça les mains sur ses hanches. Sur son visage toute trace d’amusement et douceur avait disparu. Il n’y avait plus que des traits durs et tirés, froids comme la roche.
— Tu veux que je te dise ce que j’en pense, Démétrius ? Cela va bientôt faire un an ! Un an que tu attends quoi ? Un miracle ?
Si c’était possible, elle l’aurait emmené là où il fallait. Qu’importe que ce soit ici, en Europe ou en Terre Sainte. Elle l’aurait fait sans hésiter. Maintenant voilà, elle avait beau croire en Leur Seigneur, elle ne voulait pas se reposer sur une hypothétique guérison qui n’arriverait peut-être jamais.
— Un an que tu regardes la vie passée sans agir. Qu’est-ce que tu attends ? D'être assez loin pour regarder derrière toi et te dire que c’est trop tard ?
Elle soupira. Ce n’était pas lui. Ce n’était pas son frère si optimiste et volontaire. Lui, lui aurait trouvé une parade, il aurait trouvé le positif et se serait hissé jusqu’à la surface. Il aurait essayé… Il aurait tout fait…
— Si tu n’essayes pas de changer les choses, ta vie demeurera telle quelle et tu en nourriras des regrets toute ta vie, mais ce sera trop tard.
Elle avait encore tellement de choses à lui dire à ce sujet. Toutes ces choses qu’elles gardaient depuis que tout avait empiré. Les mots se pressaient comme un torrent furieux qu’elle parvenait difficilement à endiguer. Elle voulait lui dire qu’il n’était pas le seul dans cette situation, qu’il devait faire des efforts, qu’il devait chérir d’être en vie et de pouvoir voir son fils grandir, que rien n’était insurmontable, que, quelles que soient les difficultés on pouvait toujours trouver une solution même si le chemin d’accès s’avérait tortueux. Elle voulait lui dire qu’elle en avait assez de le voir dépérir, qu’il se causer du malheur tout seul, qu’il avait éloigné Bérénice et Adéis quand il aurait pu au contraire changer les choses, qu’il se laissait aller à la facilité et que…
— Réveille-toi, morbleu!
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Layla était en colère, elle extériorisait. Il encaissa, conscient de sa responsabilité, mais son visage se ferma tout à fait et son regard vague s’endurcit pour ne pas laisser l’émotion le gagner.
L’émotion, oui, parce que chaque mot était un coup dans son âme. Non, il ne trouvait rien à répondre. Il n’arrivait pas à répondre. Non, il n’était plus le père qu’il aurait fallu à Adéis depuis son accident. Non, il n’attendait plus de miracle. Si elle savait combien il avait prié pour que cela s’arrange… Même lui ne savait plus. Mais il n’y arrivait pas, il n’y arrivait pas. Comment voulait elle qu’il accepte d’être inutile et dépendant de tout ?
Alors non, c’était vrai, il ne faisait pas grand chose… Oui, il se laissait aller. Complètement. Et quelque part, même s’il le savait, c’était un sacré choc que de se l’entendre dire.
S’il n’essayait pas… Il aurait aimé protester, mais elle avait raison : il n’essayait pas. Il attendait. Quoi ? Il ne le savait même plus. Il était fatigué. Fatigué de ce vide. Fatigué de voir que chaque effort l’enfonçait, comme s’il se démenait dans la vase. Peut-être était-ce pour cela qu’il s’était immobilisé.
Il la fixa un instant, refoulant tout sans pouvoir s’en empêcher. Se réveiller. Sa mâchoire se crispa. Qu’elle y aille, qu’elle crache donc toutes ses blessantes vérités et combien il leur faisait du mal à tous si elle le voulait. Qu’elle fasse, il ne comptait pas se défiler. Il n’avait nulle part où s’en cacher et n’en avait pas l’intention. Qu’elle s’énerve, qu’elle jure, qu’elle frappe même si elle en avait besoin, cela lui était égal, il était prêt. Mais là, il ne trouvait vraiment rien de satisfaisant à y répondre.
Re: [22 décembre 1597 au 19 janvier 1598] - Du courrier, monsieur le marquis! [Terminé]
Layla, 25 ans
Rien.
Il ne disait rien.
Pas une phrase.
Pas un mot.
Rien.
Mais cette fois-ci, Layla savait qu’il écoutait chacune de ses paroles. Elle savait qu’elle le blessait certainement. Elle savait qu’il n’avait pas envie d’entendre ce qu’elle avait dire. Elle savait qu’elle avait raison et qu’il en était conscient.
Et plus elle parlait, plus elle avait l’impression que sa fragile armure d’argile qu’il avait dressée aller finir par se rompre. Elle n’irait nulle part tant qu’elle n’aurait pas obtenu ce qu’elle voulait. Elle continuerait à gratter, à griffer et à l’invectiver jusqu’à ce qu’il daigne réagir. S’il fallait le piquer au fer chauffé à blanc dans le fond de son âme pour obtenir une réaction alors elle le ferait, parce qu’elle avait cette promesse tacite faite à elle-même qu’elle comptait tenir. Elle voulait que lorsque Bérénice et Adéis rentreraient fin janvier, il puisse avoir une discussion ensemble. Un vrai échange. Elle ne lui demandait pas d’être heureux, simplement d’être présent. Alors si pour cela elle devait le blesser suffisamment pour l’entendre hurler, elle le ferait sans hésiter.
D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle ne s’était vraiment mise en colère de la sorte que deux fois. Deux fois où la tempête avait fait rage et où l’air avait crépité. Lui aussi devait s’en souvenir, et savoir à quel point elle était sérieuse dans chaque mot qu’elle prononçait.
Layla gronda comme un volcan prêt à entrer en éruption. Il aurait pu répondre, mais non, il ravalait encore et encore chacun de ses mots. Quand allait-il finir par en faire une indigestion et tout vomir ?
— Qu’est-ce que tu crois à la fin ? Que tu es le seul à ne pas pouvoir marcher peut-être ?
Parce que si c’était le cas, elle était prête à le pousser jusque dans la cité portuaire pour dénicher un autre infirme qui lui n’avait pas la chance de dormir bien à l’abri dans son château.
— Que ta vie est finie parce que tu ne peux plus te mettre debout ? Si cela ne tenait qu’à moi, je prendrais ta place tout de suite. Simplement pour te retrouver et parce que ce ne sont que des jambes. J’apprendrai à m’en passer si je pouvais te donner les miennes. Mais je ne peux pas !
Elle serra ses poings à s’en faire rentrer les ongles dans la chair et les dents à s’en faire déborder les larmes de rage de ses yeux vert émeraude.
— Tu veux que je te dise… Tu veux que je te dise ton problème ? Tu passes ton temps à regretter ce que tu as perdu au lieu de chérir ce que tu as conservé.
Elle le fixa un instant, le regard humide et le souffle court de l’oppression de ses poumons enfermés dans une cage d’os toujours plus étroite.
— Sauf que quand tu te décideras enfin à relever la tête pour voir le monde qui t’entoure, tu seras seul et tu auras tout perdu. Et ce sera trop tard pour regretter, Démétrius ! fit-elle d’une voix étranglée d’un sanglot.
— Je sais que tu en es capable. Et si tu ne fais pas l’effort alors je viendrai te pousser tous les jours jusqu’à ce que tu finisses par céder parce que je refuse de te voir continuer à végéter comme ça. Je te trainerai dehors s’il le faut. Je t’agacerai jusqu’à ce que tu finisses par devoir me parler. Et j’écouterai tout ce que tu me diras, quand bien même tu jugerais ça inutile, parce que moi je ne te jugerai pas.
Et sinon… Sinon il n’avait qu’à aller s’enfermer dans un monastère trappiste où il aurait tout le loisir de contempler en silence et de prier...
Re: [22 décembre 1597 au 19 janvier 1598] - Du courrier, monsieur le marquis! [Terminé]
— Qu’est-ce que tu crois à la fin ? Que tu es le seul à ne pas pouvoir marcher peut-être ?
Bien sûr que non. Mais là, il s’agissait de lui, et c’était bien différent.
— Que ta vie est finie parce que tu ne peux plus te mettre debout ?
Il… Il… Avait-il vraiment le droit de répondre ce qu’il en pensait ? Oh, il avait essayé de se défaire de cette idée, seulement les faits étaient là : sa vie telle qu’elle était, telle qu’elle aurait dû être, telle qu’il la concevait depuis toujours ne pouvait plus exister.
— Si cela ne tenait qu’à moi, je prendrais ta place tout de suite. Simplement pour te retrouver et parce que ce ne sont que des jambes. J’apprendrai à m’en passer si je pouvais te donner les miennes.
Ah oui, évidemment, quand on le choisissait, cela n’avait rien de semblable. Quand c’avait un but. Mais là… Là…
— Tu veux que je te dise… Tu veux que je te dise ton problème ? Tu passes ton temps à regretter ce que tu as perdu au lieu de chérir ce que tu as conservé.
Il avait essayé. Au fond, c’était l’espoir qui l’avait abattu. La confiance. Combien de fois avait-il remercié leur Seigneur de lui avoir accordé la vie ? Combien ? Sans doute trop pour n’avoir été sauvé qu’illusoirement. Sans doute pas assez, eut égard à la chance incroyable qui l’avait gardé. Sans doute qu’en réalité, il ne savait mêm plus. Il n’y arrivait plus. Et sans doute doutait-il plus que de droits de ce à quoi il aurait dû s’accrocher. Où était la foi s’il ne parvenait à la nourrir que lorsque tout allait bien ?
Layla était en train d’exploser. Au fond, elle en avait autant besoin que lui. Parce qu’il le voyait bien, qu’elles en souffraient - peut-être pas autant que lui mais - énormément aussi. Mais elles faisaient semblant comme devant un petit enfant qui aurait eu besoin d’être préservé de tout.
Alors… Alors peut-être que de finir seul comme l’imbécile qu’il était devenu, c’était ce qu’il cherchait. Peut-être que c’était aussi pour cela qu’il tenait tant à ce qu’elles fichent le camp, et pourquoi pas ne reviennent jamais. Après tout, pourquoi ne partait-elle pas s’installer à Saint-Eloi au lieu de s’obstiner à jouer les nourrice pour in… inf… inf… blessé de guerre ? Blessé sans espoir de retour. Blessé trop lâche pour y mettre le terme adéquat. Blessé qui n’avait rien à faire de plus intelligent que de regarder un arbre.
A lui aussi, ses poings s’étaient fermés. Crispés. Serrés. Au fond, qu’en avait-elle à faire qu’il finisse noyé dans ses regrets ? Qu’en avait-elle à faire ? Elle n’avait qu’à vivre, elle. Elle, elle pouvait marcher, courir, sauter, traverser le chateau sans dépendre de qui que ce soit. Elle n’avait pas été projetée du jour au lendemain dans le rebut de la société à cause d’un accident ridicule qu’il aurait certainement pu éviter s’il avait été moins distrait.
Alors oui : il ne devait son malheur qu’à lui-même. Mais qu’espérait-elle encore qu’il puisse faire désormais ? Qu’aurait-il pu faire d’autre que de continuer à combattre ? Il ne servait à rien. Plus à rien. Alors oui. Oui, c’était sa vie que ce fichu accident lui avait volée. Toute sa vie…
Ou du moins presque toute sa vie. Car il y avait encore eux. Pour l’instant. Bérénice, Adéis et Layla. Et au fond, il n’aurait pas dû accorder d’importance au reste s’ils se portaient bien.
— Et si tu ne fais pas l’effort alors je viendrai te pousser tous les jours jusqu’à ce que tu finisses par céder parce que je refuse de te voir continuer à végéter comme ça. Je te trainerai dehors s’il le faut. Je t’agacerai jusqu’à ce que tu finisses par devoir me parler.
Elle ferait. Elle ferait parce que lui ne savait plus rien. Ce n’était pas dans ce sens que les choses auraient dû aller. Il aurait dû… Il aurait dû être… Il aurait dû les soutenir. Pas partager son temps entre être abruti par la fatigue, abruti par la douleur, abruti par ce qui l’en éloignait, abruti par le rejet de ses pensées qui se mélangeaient et s’envolaient avant qu’il n’ait pu les trier… Il aurait…
— Et j’écouterai tout ce que tu me diras, quand bien même tu jugerais ça inutile, parce que moi je ne te jugerai pas.
Il aurait dû faire quelque chose. Faire autrement. Faire… Il lâcha un grognement rauque, cognant sur son accoudoir.
— Je ne sais plus, Layla. Que pourrais-je te dire si je ne sais plus ?
Plus quoi dire. Plus quoi penser. Plus ce qu’il ressentait. Plus ce qu’il devait faire. Plus comment le faire. Plus se dépêtrer. Plus accepter ce qu’il était devenu. Plus où il en était et même plus ce qu’il était.
Re: [22 décembre 1597 au 19 janvier 1598] - Du courrier, monsieur le marquis! [Terminé]
Layla, 25 ans
Quoi qu’il ne dise guère plus que d’ordinaire, Layla sentit qu’il écoutait chacune de ses paroles ce qui était fort rare et encourageant à la fois. Elle devait lui dire toutes ces choses désagréables, parce que c’était désormais le seul espoir qu’il lui restait pour le faire bouger et le faire sortir de sa torpeur. Elle avait été bien assez patiente pour savoir qu’il avait besoin de plus que simplement du temps. L’Apocalypse aurait pu arriver qu’il n’aurait sans doute pas agi différemment.
À quoi pensait-il ? À quoi pensait-il nom de Dieu ! Elle pouvait voir ses iris se mouvoir lentement, ses poings se refermaient… Était-il en colère contre elle ? Contre lui-même ? Ou contre la vie elle-même ? Il était trop tard pour faire machine arrière de toute façon. Elle devait désormais aller jusqu’au bout. Il heurta l’accoudoir et elle sut que ses mots commençaient à se frayer un chemin.
— Dis-moi tout haut ce que tu penses en silence. Cesse de te parler à toi-même. Même si cela te semble idiot ou inutile. Fais-le, fais cet effort. Mets des mots sur ce qui te passe par la tête. Tu as simplement perdu l’habitude.
Elle avait une vague idée de ce qu’il pouvait ressentir. Il ne voulait pas l’accabler davantage, il trouvait cela inintéressant et il avait certainement peur au bout du compte qu’elle avoue que c’était bel et bien le cas, mais pourquoi ferait-elle une chose pareille ? L’aurait-il fait, lui dans la situation inverse ? Certainement pas.
— Si tu préfères écrire au début, alors écrit. Mais tu ne peux plus conserver tout cela en toi. Regarde-donc : cela fermente et te détruit à petit feu. Tu t’empoisonnes tout seul alors que tu pourrais laisser s’écouler tes pensées et même les partager pour t’alléger.
Elle ne savait plus quoi dire de plus à part… Layla prit ses mains entre les siennes et vint s’accroupir à ses côtés, de sorte qu’elle était désormais de nouveau bien plus petite que lui. Comme avant, quand il pouvait la soulever et la charger sur une de ses épaules lorsqu’il voulait avoir le dernier mot dans leurs chamailleries fraternelles. Ses yeux croisèrent les siens puis elle reprit :
— Tu te dis peut-être que tu ne devrais pas être en vie ? Alors souviens-toi que moi aussi. Je n’aurais même pas dû exister. J’aurais dû finir noyer dans la crique du Valriou. Et si nous sommes toujours là malgré tout, Démétrius, c’est pour une bonne raison. Qu’importe que nous la connaissions ou non, tu as encore des choses à accomplir ici, y compris sans tes jambes, crois-moi.
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