[1er janvier 1598] - Pacte avec le diable

Nouvelle année. Premières lueurs de l’aube alors qu’il se rendait juché sur son andalou au manoir du moulin. Enfin pas tout à fait. Il évita soigneusement l’entrée principale qu’il ne désirait pas franchir et passa plutôt par cette petite porte dérobée qu’il connaissait si bien et qui débouchait sur les bosquets. Valmar était également  là. Après tout, on ne savait jamais.

C’était vers une petite dépendance perdue et abandonnée jusqu’à récemment qu’il se dirigea. L’ancienne demeure du jardinier était en effet devenue depuis deux jours l’abri secret et la geôle de fortune d’un sorcier ressuscité. Ce n’était pas le grand luxe, mais la chaumière était étanche, chauffée et disposait même d'une paillasse en laine pour dormir. Coldris ignorait quelle serait la réaction du fameux Hyriel lorsqu’il paraitrait devant lui, mais il arrivait avec quelques arguments de poids dans ses manches. De quoi faire pencher la balance en sa faveur et si par malheur la raison l’avait quittée, il n’aurait plus qu’à s’en débarrasser une fois que le roi se serait lassé de son dernier jouet. Ceci dit, cela aurait été fort dommage au vu des avantages qu’ils auraient pu mutuellement retirer d’une coopération plutôt que d’un affrontement.

Coldris mis pied à terre puis tira de son manteau une petite clé qui lui permit de déverrouiller la porte, il entra laissant son garde à la porte : il n’avait pas pu guérir miraculeusement en deux jours après tout, ou alors, il avait effectivement quelque sorcellerie en lui.

— Tous mes vœux de santé pour cette nouvelle année lança-t-il avec son sarcasme habituel.

— Alors, dites-moi : qu’est-ce que cela fait d’avoir ressuscité comme le Christ lorsque l’on a pactisé avec Diable ?

Un sourire plein d’ironie se dessina tandis qu’il prenait appui nonchalamment contre le mur décrépi.

Il était vivant.
Lui qui s’était fait à l’idée de ne jamais voir le soleil se lever sur l’an 1598, le voilà qui se faisait réveiller par ses premiers rayons. Lentement, l’herboriste se redressa de sa couche pour le regarder, avec seulement un sourire et un soupir. Il était vivant. Bien sûr, il allait devoir payer une redevance mais tout de même. Pour avoir l’occasion de revoir ses amis et de faire payer ses ennemis, il pouvait bien faire un petit sacrifice. Il n’y avait qu’à espérer qu’il ne soit pas trop… contraignant par rapport à ses idées, pour payer une vie et un toit.
Mais il verrait tout ça en temps et en heure. Dans l’immédiat, il s’occupa de réorganiser sa crinière emmêlée par ces derniers jours et s’apprêtait à examiner l’état de ses jambes quand il entendit des bruits à l’extérieur. Spontanément, il se tendit. Il ne pouvait pas se lever mais cela ne l’empêcha pas de se pencher pour récupérer une bêche. Si jamais l’arrivant n’était pas amical, il saurait l’accueillir.
Cette personne avait une clef… mais tout de même.
Hyriel se détendit toutefois, au moins au niveau de la bêche, quand il vit que ce n’était pas un ennemi – même si c’était difficile à admettre – qui entrait. Il sourit même et souffla de rire à son sarcasme. La bêche toujours en main, dressée et manche au sol, il s’inclina avec obséquiosité.

« Je vous remercie, Excellence, et à vous aussi ! »

Même si une partie de lui préférait le voir mort. Mais pas dans l’immédiat. Il le regarda s’appuyer et s’adossa lui-même à sa question, là encore amusé par la formule. Il fit mine de réfléchir.

« Ça fait… assez plaisir, je ne vous le cache pas, autant pour l’ironie de la situation que pour le reste. »
Il ficha son regard dans celui du ministre, faussement interrogatif.
« Dois-je vous sacrifier un bouc ou lire un psaume à l’envers pour vous satisfaire ? »

S’il souhaitait filer cette métaphore, ce n’était pas l’herboriste qui allait faire grise-mine.

Coldris entra dans l’ancienne maison du jardinier. Ironie du sort non calculé pour le coup. C’était simplement la dépendance la plus éloignée de la demeure où passaient de temps à autre des domestiques pour l’entretenir malgré que son propriétaire n’y mette jamais les pieds. Il fut accueilli d’un sourire et d’une bêche, tiens donc !
Il lui fit part de ses vœux de santé pour cette nouvelle année, chose qui semblait s’améliorer si l’on en jugeait sa profonde révérence.  Coldris préférait tout de même se tenir hors de portée du dangereux ustensile. On n’était jamais trop prudent après tout. Ce qui ne l’empêcha pas de le remercier d’un signe de la tête.

Il semblait d’ailleurs avoir retrouvé toute sa verve avec ces quelques jours de repos somme toute bien mérités. Le ministre souffla à son tour un petit rire entre ses lèvres au sourire provocateur :

— Je m’intéresse plutôt aux grenouilles à l’heure actuelle. En désespoir de cause, allons-y pour le psaume à l’envers.

Le vicomte fouilla un instant sa mémoire, à la recherche de ces textes enfouis bien profondément dans un quelconque recoin poussiéreux de son esprit, lorsqu’il en dénicha un parfaitement en adéquation avec le but recherché.

— Connaissez-vous le psaume 118 de Ghimel ? demanda-t-il avec une profonde jovialité.

Parce que lorsque l’on proposait quelque chose, il fallait ensuite avoir l’audace de se plier à son exécution. Quelle déception sinon !

Il indiqua alors la bêche d’un signe de la tête puis déclara avec son ironie habituelle :

— Je vois que vous êtes prêt à vous remettre au travail. À ce sujet, j’espère que vos nouveaux quartiers vous conviennent

Ce n’était certes pas un château de princesse, mais à vrai dire, si cela ne lui convenait pas, eh bien il ne lui restait plus qu’à s’y faire.

Bien que l’ayant écartée, Hyriel garda sa bèche bien en main, pour l’occuper. Il affecta une petite moue à la réponse. Pas de bouc ? Dommage. Mais il aurait certainement bientôt des grenouilles à se mettre sous la dent – un problème français peut-être ? Mais il approuva le psaume. Hyriel se mordit la lèvre en attendant la sentence et ne cacha pas sa surprise en entendant le verdict. Mais il s’y était engagé, aussi prit-il son courage à deux mains – son courage ressemblant furieusement à un manche de bèche – et essaya de se le remémorer.

« C’est loin mais je pense pouvoir faire quelque chose. »

Il ferma les yeux et se le récita rapidement jusqu’à la dernière phrase – il comprit au passage pourquoi il avait choisi celui-ci –, et prononça ce verset à voix haute.

« Je trouve… mon plaisir dans tes exigences : ce sont elles qui me conseillent. »

Et de nouveau, tout réciter jusqu’à l’avant-dernière…
« Lorsque des grands accusant ton serviteur, je… médite sur tes ordres. »
Il hésita davantage pour la suivante-précédente.
« Épargne-moi… l’insulte et le mépris : je… garde tes exigences. »
Il fut ensuite plus enjoué – il l’aimait, celui-ci.
« Tu menaces les orgueilleux, les maudits, ceux qui fuient tes volontés ! »
Et exagéra la dévotion.
« Mon âme a brûlé de désir en tout temps pour tes décisions. »
Petit soupir d’aise avant de continuer à remonter, avec plus d’assurance dans la récitation.
« Je suis un étranger sur la terre ; ne me cache pas tes volontés.
Ouvre mes yeux, que je contemple les merveilles de ta loi. »
Petite quinte de toux totalement fortuite.
« Sois bon pour ton serviteur, et je vivrai, j’observerai ta parole. »

Après le souffle de l’effort achevé, il sourit, très fier, attendant la réaction.
Il souffla de rire à sa remarque sur la bèche avant d’embrasser du regard son palais.

« J’imagine que ce serait très malvenu que je m’en plaigne, surtout que c’est bien mieux que mon dernier logement au centre de la ville. Je vous remercie donc pour me prêter ce magnifique château. »

De nouveau, un sourire exagéré. Il allait finir par en avoir mal aux joues.

Cela le surprenait vraiment ? C’est qu’il le connaissait définitivement bien peu. Il n’était pas du genre à laisse ce genre de perche. Était-ce le fait de l’inciter à blasphémer qui l’étonnait tant ? Ma foi, quand on pissait littéralement sur la religion, on pouvait bien se permettre d’écouter un psaume à l’envers. Pour son plus grand plaisir, il releva le défi. Avec brio d’ailleurs, tant sur la récitation que sur le jeu d’acteur, il fallait tout de même le noter. Appuyé contre son mur, un sourire de satisfaction aux coins des lèvres, il applaudit lentement dans trois « clap » sonores. Dire qu’il n’appréciait guère ce côté joueur aurait été mentir. C’était comme une danse entre une mangouste et un cobra. Restait à déterminer qui était qui.

De concert avec lui, il embrassa les lieux du regard. C’était incontestablement mieux que son cachot.

— Il ne fallait rien de moins pour une princesse sauvée des flammes du dragon, rétorqua-t-il en poursuivant la métaphore. J’imagine que vous savez déjà pourquoi je suis ici. Je veux que vous me serviez en échange de votre liberté.

Coldris planta son regard de glace dans le sien, attendant d’y déceler une quelconque réaction.

Le ministre fut enchanté, à en juger par ses trois applaudissements. Hyriel soutint son regard avec un sourire satisfait tout du long.
Ils en revinrent toutefois bien vite à un sujet plus sérieux. Le sorcier ne put retenir un souffle de rire au rappel de cette image, la tête légèrement inclinée. Elle ne le quitterait décidément pas. Il perdit toutefois toute sa joie à la suite, bien que gardant un sourire de façade. Ses doigts se resserrèrent toutefois autour du manche de sa bèche.
Malicieux d’expression, il releva le menton et fixa le Ministre, nullement intimidé mais redoutant intérieurement la réponse à sa question.

« Quel genre de service? »

Une fois l’intermède divertissant conclu, Coldris en revint aussitôt à la raison qui l’avait mené ici en premier lieu : obtenir le concours du guérisseur sauvé des flammes, non pour satisfaire la bonne conscience du Général Cassin, mais bien pour ses propres desseins, à commencer par cette promesse qu’il avait faite à son petit-fils et dont il était inutile de lui rappeler la teneur.
Son regard de glace se posa brièvement sur cette poigne qui se raffermit autour du manche de la bêche avant de retourner dans ses prunelles de cette couleur si étrange.

— Je vous pensais plus perspicace, voilà qui est fort décevant. Songez donc à ce qui peut bien intéresser quelqu’un comme moi… le silence s’étira en même temps que son sourire malicieux : et non, je vous remercie, j’ai assez d’un éclopé pour jouer les scribes…

Bien évidemment qu’il se doutait de la réponse mais accuser directement le Ministre des Affaires étrangères de souhaiter employer un empoisonneur n’était pas forcément le mieux à faire. Il ne répondit pas à la pique et esquissa un sourire acide à la fin. Ce fameux éclopé. Mais l’heure n’était pas à lui, aussi Hyriel ne s’y attarda pas et préféra laisser la malice étirer le coin de ses lèvres. Après tout, puisqu’il y tenait…

« J’ai bien une idée mais ce serait impensable pour un Ministre aussi honnête que vous… » Avec un air faussement innocent et désolé : « Et puis vous savez bien que je suis en vie avec sursis, ce que pourrait compromettre un usage peu catholique des plantes… »

Il conserva son expression désolée, sans douter un instant que le Ministre verrait où il voulait en venir. Il ne le servirait pas de bon cœur sans protection, c’était impensable.

Un Ministre si honnête qu’il avait sciemment choisi d’en faire brûler un autre pour le récupérer, lui. Il fit écho à son sourire qui affirmait bien que ni l’un ni l’autre n’était dupe. Évidemment qu’il requerrait son concours pour certaines missions peu catholiques, cependant ce n’était pas tout ce qui l’intéressait. Des poisons, on pouvait bien s’en procurer facilement pour qui savait à qui s’adresser. En revanche, quelqu’un qui maitrisait les deux facettes de cette discipline se trouvait être… Doublement intéressant.

À son air désolé, il s’étonna :

— Avec sursis? répéta-t-il plein d’innocence. Mais votre sursis s’achève à la fin de ma visite. D’une façon ou d’une autre.

Son sourire faussement candide prit un air nettement plus sournois, jusque dans ses prunelles bleu glacier qui se mirent à étinceler brièvement.

— Peu importe votre décision, Hyriel est mort le 30 décembre. Trop rapidement aux dires de certains. Il haussa les épaules. Il y a toujours des mécontents pour se plaindre quoi que l’on fasse. Alors que diriez-vous d’une nouvelle vie ? Une nouvelle identité, revoir vos trois amis. Pardon. Quatre. J’oubliais la jolie Phaïdée du lupanar qui vous a prêté main forte — à plus d’un titre certainement—. La liberté retrouvée après avoir quasi brûlé. N’est-ce pas un présent divin ?

Il le laissa méditer quelques secondes sur ses propos avant de conclure :

— Vous en aurez donc déduit que cette demeure n’est que temporaire dans l’éventualité où vous accepteriez notre accord. Un petit mois caché ici, le temps que le Tout-Braktenn oublie jusqu’à l’existence d’un sorcier dénommé Hyriel. D’ailleurs avez-vous songé à un nouveau nom ?

Les bras croisés, Coldris pianotait calmement du bout de ses doigts sur la douce fourrure de son manteau. Il ne le voyait pas choisir la mort maintenant. Ce serait trop idiot. Il aurait pu se la donner lui-même avec les outils dont il disposait ici d’ailleurs. D’une façon ou d’une autre, il accepterait ce marché finalement très peu contraignant.

Fini la rigolade, donc, c’est ce que disait en substance le Ministre. En même temps, son repos ne pourrait durer éternellement… Il plissa les yeux pour accompagner la sournoiserie de son interlocuteur avant d’écouter la suite. En effet, il était mort, dans tous les cas. C’était si étrange à imaginer… Il n’était plus rien aux yeux du monde qu’un tas de cendre répandu dans l’air. Et pourtant, il était là, bien vivant et bien entier. Et une nouvelle identité, voilà qui lui serait effectivement indispensable.
La mention de ses trois amis le fit ciller. Il ne voulait pas qu’ils aient des ennuis à cause de sa décision. La suite le fit bouillir. Pas Phaïdée non plus, hors de question. Mais il ne devait pas lui montrer ce qu’il en pensait, il devait rester calme et imperturbable. Toutefois, voilà qui était plus facile à dire qu’à faire et la mention de ses amis ainsi que tous les sous-entendus derrière, plus ou moins explicites par rapport à Phaïdée, durcirent son regard, qui soutenait celui du ministre, son expression et sa poigne autour du manche de la bèche. Il ne répondit rien. Oui, la liberté, mais si elle était sous la condition d’une épée de Damoclès au-dessus de la tête de chacun de ses amis, était-ce réellement une liberté ?

Il écouta donc ses conditions et se résolut à hocher simplement la tête. Un mois caché, ce n’était rien pour lui. Il se cachait déjà depuis sept ans. Alors qu’il réfléchissait à l’autre question, il remarqua quelque chose dans le mouvement du Ministre, ou plutôt dans son absence de mouvement. Son bras droit lui semblait étrangement plié en permanence. Il nota cette information dans un coin de sa tête avant de relever les yeux vers le Ministre, relativement neutre.

« Si je me renomme moi-même, nul doute que l’on pourra deviner qui je suis par association d’idée, non ? Et si l’on remonte jusqu’à mois… »

Il n’avouerait pas devant lui ne pas être doué pour trouver des noms auxquels il sache répondre ensuite. C’était bien un truc d’espions, ça, mais pas pour lui.

Coldris énuméra de quoi faire réfléchir son invité, tout en prenant un soin tout particulier à noter ses réactions. Il tiqua aux trois amis. Évidemment qu’il savait qui s’était trouvé à Monthoux avec lui et qui l’avait attendu à la sortie du procès tenu à huis clos. Le Laudanum avait-il été bon ? Visiblement, Lénius aurait dû en abuser un peu plus d’après le récit de ses récents exploits… À l’évocation de Phaïdée, il perçut une lueur fugace dans son regard bouillonnant. Le vicomte étira un sourire.

— Oh oui, vous l’avez très certainement envouté. Il est fou de constater ce que l’on peut faire dire aux mots, n’est-ce pas ?

Il y avait bien sûr Cassandre, également, dont il ne doutait nullement de son implication dans cette évasion. Cependant, il n’en toucha aucun mot, soucieux de conserver le secret autour de leur petit accord.

Il en arriva donc finalement à ses conditions de détention. Un petit mois ici à l’abri. Juste le temps de se requinquer et de se faire oublier. Et visiblement de trouver une nouvelle identité. Coldris frappa des mains en se réjouissant :

— Eh bien vous savez ce qui est formidable ? C’est que vous aurez un mois entier pour peaufiner votre nouvelle identité ! À vous de bien choisir pour ne pas gâcher votre seconde vie.

Sourire carnassier au bord des lèvres, il ajouta avec un certain détachement :

— Enfin, si cela vous est trop pénible, il reste toujours une solution, fit-il en repoussant l’air de rien un pan de son manteau sur ses armes.

Il dégagea son bras et le rideau retomba sur les gardes argentées de sa rapière et de son poignard.

— Si je peux me permettre, Louis, j’éviterais Hyacinthe. Il y a comme une impression de… déjà-vu.

Sa tête se pencha légèrement, pleine de cette sombre malice qui le caractérisait.

— Des questions peut-être ?

Le Ministre avait donc compris pour Phaïdée et lui. Inutile de le nier, cela ne ferait que l’enfoncer – que les enfoncer. Quant à ce que l’on pouvait faire dire aux mots… On pouvait tout autant en faire dire au silence et c’est cette voix que choisit Hyriel. Et il se garderait bien de parler de ses autres amis.

Il ne put contenir un souffle de rire réflexe à la réponse quant au nom. Il ne manquait pas d’humour, ce ministre, et Hyriel devait bien admettre qu’il l’appréciait pour ça – tout en le détestant pour le reste, bien entendu.
Après un rapide regard aux armes quand elles furent mises au jour, ses yeux revinrent se ficher dans ceux de son interlocuteur, la dureté malicieuse de retour avec elles.

« Son Excellence est décidément très généreuse. »

Et il ne démordait pas de son humour acide mais ce n’était pas l’herboriste qui allait critiquer, aussi concéda-t-il ce point.

« Je suis ravi de voir que nos avis concordent. »

Il soutint ensuite le regard de cet homme qui pouvait tout et réfléchit à ce qu’il aurait besoin de demander. Une seule lui vint.

« J’ai une promesse à honorer. Quand pourrais-je le faire ? »

Inutile de préciser laquelle, il verrait.

Il n’eut qu’un long silence à son allégation d’envoutement, mais de toute façon il n’avait guère besoin de confirmation : tous les indices pointaient dans cette direction. Il se garda bien de lui dire également que dans sa grande générosité, il aurait pu, éventuellement, possiblement, hypothétiquement, signer le jour venu un ordre d’affranchissement au nom de l’ancienne putain Iswylanne. Le genre de petit arrangement qu’il offrirait volontiers en échange de sa bonne coopération à ses desseins quel qu’il soit. Il savait en tout cas qu’il tenait là un levier de poids et il ne comptait pas s’en priver.

Le guérisseur semblait apprécier son trait d’humour au milieu de cette tension palpable. Enfin, à côté d’un procès ou d’un interrogatoire, ce n’est qu’une banale discussion professionnelle sur laquelle ils semblaient s’entendre. Il était curieux de savoir quel nom d’oiseau il allait adopter cette fois-ci. Cyprien ? En hommage ironique à l’arbre des défunts peut-être… Il avait donc un petit mois devant lui pour se bâtir cette nouvelle vie.

Étonnamment la seule question qui lui vint ne concernait pas leur marché, mais sa promesse faite à Adéis. La seule chose qui le travaillait encore alors même qu’il était censé mourir dans d’atroces souffrances sur un bûcher. Était-il si pressé de s’en acquitter ? Coldris inclina doucement la tête.

— Mon beau-fils n’est pas à Braktenn. Il est chez lui à Aussevielle et vous n’êtes pas en état de vous déplacer actuellement. Le mois prochain peut-être ? Ou le suivant ? S’il ne monte pas à la capitale vous n’aurez plus qu’à subir le voyage jusqu’à son domaine.

Sa main fouilla l’intérieur de son veston, heurtant la fiole de laudanum qu’il conservait précieusement. Non, il n’en avait pas besoin et elle pouvait siffler autant qu'elle voulait cela ne changerait rien. Ce n’était pas ce qu’il était venu prendre, mais une feuille pliée ainsi qu’un crayon de plombagine qu’il tendit au ressuscité.

— Pour inscrire vos premières volontés, indiqua-t-il avec son habituel sarcasme. Faites-moi la liste de ce qu’il vous faut pour vous remettre sur pied, nous verrons cela ensuite.

Pour la promesse, il faudrait attendre. Bien. Hyriel attendrait. Il hocha ainsi simplement la tête à cette réponse en soufflant un bref remerciement. Il regarda ensuite avec curiosité le ministre fouiller dans sa poche, attendant de voir ce qui pourrait en sortir, et ne put de nouveau contenir un souffle de rire à l’explication. Il tendit la main pour le récupérer et réfléchit en souriant.

« Eh bien ! Je suis gâté pour ma résurrection ! »

Il passa ainsi dans sa tête sur toutes ses blessures et coucha de tête quelques mots sur le papier, qu’il rendit ainsi au ministre.

Coldris lui tendit de quoi faire une liste des éléments nécessaires à sa guérison. Il n’était pas question de faire venir qui que ce soir d’étranger au secret, il devrait donc se débrouiller seul. En échange, le vicomte consentait à lui faire porter ce qu’il désirerait dans les limites du raisonnable bien entendu. Cela sembla amuser le ressuscité qui prit le temps de la réflexion avant d’inscrire une suite d’instructions qu’il lui remit bientôt.

— Oh c’est simplement que vous me serez plus utile entier qu’avec une septicémie.

Il parcourut aussitôt la liste :
– Vieux linges: il hocha la tête, Léonilde n’aurait pas de mal à en trouver. Vieux ou neuf, aucune importance à vrai dire.
– Clous de girofle, fleurs de sureau, menthe, thym: il y avait tout cela dans le garde-manger, et quand bien même le girofle n’était pas donné, il était prêt à lui en faire porter. Un sourire s’étira cependant alors qu’il relevait les yeux de sa feuille.

— Vous avez prévu de cuisiner un poulet ?

Il reprit sa lecture.
– Un mortier et un pilon: c’était noté.
– Une petite lame (pas pour tuer plus gros qu'une tige, promis) : la précision l’amusa. Il parcourut la petite chaumière pour y découvrir une multitude d’armes potentielles. Il avait largement de quoi blesser ou tuer si l’envie lui prenait.
– De quoi faire infuser des plantes (tissu, bonne flamme, gobelet résistant) : Tissu, il en aurait déjà. Flamme ? Il y avait l’âtre. Il nota le gobelet.
– De quoi faire quelques petites distillations : gaulthérie et immortelle d’Italie : un alambic donc. Il fronça les sourcils à la mention de ces plantes qu’il connaissait. La première, une plante du nord du Nouveau Monde pour avoir été utilisée lors de sa luxation, la seconde grâce à Virgil.

— Ces deux dernières… L’immortelle italienne pousse dans le Sud du pays également. Ce devrait être faisable, mais je ne crois pas que nous ayons de gaulthérie à Monbrina. Je n’en ai jamais entendu parlé, aussi j’ignore si mon intendant sera apte à vous la procurer.

Il s’abstint de tourner la feuille à la recherche des éléments manquants puisqu’il savait parfaitement pour l’avoir observé qu’il n’avait écrit que sur le recto. Il poussa un soupir et afficha une mine contrite.

— Vous comptez ramper comme un serpent en février peut-être ? Recommencez, ordonna-t-il en lui tendant le papier. Et faites un effort pour me dresser une liste exhaustive. Je ne vous le demanderai pas une troisième fois.

L’argument se tenait, même s’il pourrait retourner qu’entier, c’était difficile après avoir vendu ses jambes aux diables. Il retint toutefois sa langue – pour une fois – afin de réfléchir à ce dont il pourrait avoir besoin. Il griffonna ce dont il avait besoin dans l’immédiat et rendit la liste, suivant avec attention les réactions à la lecture. La question l’amusa et ses lèvres s’étirèrent d’elles-mêmes.

« Le poulet rôti est très efficace pour la cicatrisation. »

Et il continua de sourire, comme s’il plaisantait, même s’il pouvait ne pas le faire. Mais il doutait tout de même que le Ministre se fasse avoir. Pas lui, quand même.
À propos des deux dernières plantes, la réponse ne l’étonna pas, à vrai dire, et il hocha simplement la tête. Mais au moins, il aurait tenté – quitte à se fournir par le Ministre des Affaires étrangères, autant se faire plaisir. La suite le fit toutefois hausser un sourcil et il récupéra le papier sans délicatesse, sourire toujours présent.

« Je vous ai pourtant pris au mot en listant ce qu’il faudrait pour me remettre sur pied… »

Il retourna la feuille et, après avoir mesuré à l’empan ses jambes, griffonna au verso, interrogeant ce faisant.

« Vous avez mis mes chères attelles à ma doublure mais mes béquilles, les avez-vous gardées ? »

Le guérisseur s’amusa de sa remarque au sujet du poulet et puisqu’il avait bien du mal à résister à poursuivre la farce (après tout le sujet portait sur l’art et la manière d’user du gallinacé) il ne s’en priva pas.

— Est-ce plus efficace avec un poulet zakrotien ? Ah quel dommage que celui-ci n’ait pas eu le temps de griller…

Une fois la liste lue, il nota qu’il n’y avait rien sur ses attelles ou ses béquilles et la lui rendit afin qu’il complète. Il nota ce sourire qui dépareillait avec le mouvement sec de sa main. Après tout c’était pour lui, cela lui était bien égal qu’il soit obligé de se trainer avec une bêche en guise d’aide à la marche, Mieux valait ne pas trébucher dessus ceci dit.

— Non pas que je doute de vos formidables pouvoir de sorcellerie, mais je ne vois pas comment quelques plantes uniquement vous permettront de vous remettre sur vos pieds comme un bipède sans vous trainer à terre.

Durant ce temps, il s’était remis à griffonner le dos de la feuille, semble-t-il de manière nettement plus exhaustive. Tant mieux pour lui.

— Bien sûr que je les ai gardées, je les ai croisées dans ma salle à manger en lieu place des hallebardes, c’est tellement plus élégant et le cardinal ne manquera pas de relever mon souci de la décoration, déclara-t-il avec un profond sarcasme.

Non vraiment quelle question idiote ! A quoi cela pouvait-il bien servir de conserver les béquilles d’un condamné à mort ? Finalement il acheva sa liste de doléances qu’il récupéra pour en faire une nouvelle lecture.

Deux attelles blablabla, deux béquilles blablabla. Il posa son regard de glace sur ses jambes : jusqu’à preuve du contraire, il en avait bien deux, en effet.

Henné, Citron, Huile d’olive. Ses yeux remontèrent à sa chevelure. Il savait que les djerdannes appréciait se teindre les cheveux avec. Ou se parer le corps de motifs.

— « Cyprien » a-t-il décidé de changer de chevelure ? À moins que ce ne soit pour votre Sabbat ? déclara-t-il sourire moqueur en coin.

S’en suivit une liste vestimentaire, très bien. Léonilde s’en chargerait. Il nota cependant qu’il avait oublié le manteau. Il fallait dire pour sa défense qu’il n’était pas vraiment sorti ses derniers temps. Il le ferait rajouter d’office.

De quoi écrire. Oui c’était malheureusement trop demander et il fronça les sourcils un temps avant de plier la feuille pour la ranger dans son veston en compagnie du crayon.

— Je suis navré, mais vous comprendrez que je ne peux vous laisser de quoi écrire, pour la simple et bonne raison qu’il est exclu de vous laisser communiquer avec l’extérieur. Mon intendant se chargera d’être votre nécessaire d’écriture. En revanche, je peux vous fournir de quoi lire si vous trouvez le temps long. Peut-être souhaiteriez-vous consulter des ouvrages de botanique vénitiens ? Quoi qu’il en soit, je consens à vous prêter certains de mes précieux ouvrages pour peu que vous en preniez le plus grand soin.

Le Ministre continuait la boutade. Eh bien Hyriel aussi.

« En effet. Après, je vous avoue qu’il avait la peau tellement dure que je ne pense pas qu’il aurait pu être bon sous la dent… »

Il compléta la liste avec un léger sourire à la remarque, sans lever les yeux du papier.

« Votre manque de foi me consterne. »

La réponse à sa question le fit sourire un peu plus.

« Je suis sûr qu’elles ajoute un certain charme ! »

Il rajouta donc les béquilles sur sa liste et la rendit. À la direction de son regard, il comprit où il en était arrivé et souffla de rire à ses questions.

« Entre le décoloré et ce qui a poussé depuis, mieux vaut rentrer dans le rang avec une couleur plus… uniforme, non ? Mais oui, s’il en reste, je trouverai bien une chèvre à teindre pour un sacrifice… »

Il le laissa finir de lire et écouta la sentence. Il aurait essayé. Il hocha simplement la tête, comprenant ses raisons, avant qu’une lueur d’intérêt ne naisse dans son regard à la suite. S’il avait été en terrain ami, il n’aurait même pas cherché à la contenir mais là, tout de même ! Une telle offre n’avait pas de prix ! Il inclina humblement la tête pour masquer son immense intérêt, même s’il doutait que le ministre soit dupe.

« Eh bien, quel honneur ! Ce serait avec grand plaisir, je ne vous le cache pas. Et je vous promets de les traiter avec beaucoup de précautions. »

Puisque le guérisseur avait décidé de poursuivre sur ces questions médico-culinaires, Coldris en fit bien évidemment de même et fit remarquer d’un air faussement naïf :

— J’ignorais qu’il fallait le manger pour profiter de ses propriétés antiseptiques. On en apprend tous les jours.

Pour la peine, il ne manquerait pas de demander à Matthias de lui servir un poulet rôti, au thym, menthe, sureau et girofle. Qu’importe si cela n’allait pas ensemble et que le cuisinier allait lui demander de répéter par deux fois s’il était bien sûr de lui concernant cette association audacieuse.

Sa remarque sur sa foi lui étira un sourire pour l’avoir déjà entendu à de multiples reprises dans une autre bouche.

— On me le dit souvent. Ce doit être mon côté pragmatique…

Quant à ses béquilles qu’il n’avait pas, elles auraient sans doute constitué un joli trophée de chasse pour le Cardinal s’il n’avait pas eu en tête d’utiliser ce bucher et ce procès d’une quelconque manière pour réaliser ses projets politiques (et religieux) futurs. Qu’à cela ne tienne, il y avait tant d’autres façons de se divertir.
Toujours est-il que son ressuscité lui rendit la liste désormais complétée d’un verso, argumentant qu’en effet ses cheveux n’étaient pas des plus discrets en l’état.

— Il vous suffit de tout couper dans ce cas, répondit-il avec un large sourire provocateur. que diriez-vous d’entamer une carrière de moine vagabond après celle de sorcier hérétique ? Avouez que l’ironie serait savoureuse, n’est-ce pas ?

Étant donné qu’il n’était pas question  de lui laisser de quoi écrire (s’il était suffisamment ingénieux, il dénicherait de quoi satisfaire son besoin dans cette cabane), il se proposa de lui prêter quelques livres qui ne lui servaient guère. Il avait la manie de collectionner tout ce qui était doté d’une reliure et de multiples pages sans forcément éprouver d’attrait immédiat pour le sujet. Si c’était un livre et qu’il ne l’avait pas, alors il devait l’acquérir. Francesca ne manquait jamais de revenir avec ce genre de présent d’ailleurs, ce qui lui valait de disposer d’ouvrages botaniques intéressant et inédit. Malgré son apparent stoïcisme, il sentit le regard du passionné s’embraser à la mention de la connaissance qu’il était prêt à partager avec lui. Il esquissa un discret signe de la tête, satisfait de sentir cet enthousiasme et cette reconnaissance chez lui.

— Qu’il en soit ainsi. Bien, si vous n’avez rien de plus à ajouter je vais prendre congé. Je vous ferai porter tout cela dans les jours prochains. Ce fut un plaisir de vous revoir frère Hyriel, portez-vous bien.

Rajustant son manteau, il tourna talons vers la porte qui s’ouvrit sur son garde du corps avant de disparaitre dans le parc du manoir du Moulin. Etait-ce pur altruisme de sa part que de prêter ses précieux ouvrages au guérisseur? Pas vraiment. Après tout, il s'agissait de Coldris de Fromart.

Le ministre continuait, Hyriel de même avec un sourire et un air satisfait, l’air de retourner un « À votre service ! ». Il souffla un rire cynique à sa répartie suivante tout en rédigeant. Oh comme il le comprenait ! En revanche, quand il parla de couper les cheveux, Hyriel se permit de hausser un sourcil fort peu convaincu. Plus discret, hein ? Et un moine vagabond ? Il haussa une épaule pour toute réponse.

« Je crains de ne pas être assez calé en religion pour cette offre d’emploi. »

Mais cela lui donnait une idée de nom bien savoureuse.
Et il aurait ses livres. C’était la meilleure des nouvelles de la journée. Il hocha la tête à sa formule d’envoie et laissa cette fois échapper un petit rire à sa salutation.

« Tout le plaisir fut pour moi, Excellence ! Et que Dieu vous garde ! »

Avec un sourire innocemment satisfait, il le regarda partir avant de se radosser sur sa couche. Sa situation de ressuscité n’était pas si mauvaise, finalement. Il osait espérer que ses amis n’aient pas à souffrir trop de difficultés de leur côté. Il tenterait de les revoir quand il sortirait, sous sa nouvelle identité et si les… offices du Ministre le lui permettent. En attendant, il n’avait plus qu’à attendre et à réfléchir à son nouveau nom.