[27 janvier 1598 - fin de matinée] - Règlement de comptes [Terminé]

Une tornade sombre déboula entre les larges portes qui scellaient d’ordinaire le hall du château de Fromart et ce n’était pas l’heure et demie de trajet qui était parvenue à l’apaiser d’une quelconque façon que ce soit. Il crépitait toujours intérieurement, furieux de la bassesse de ce rat qui s’était permis de piétiner allègrement la fleur qu’il lui avait faite. Comment avait-il osé ? Qui pouvait être assez stupide en ce bas monde pour ne pas saisir une telle opportunité ? Non seulement il ne l’avait pas fait, mais en plus il l’avait trahi et sali en public.

Le pire dans tout cela était encore qu’il venait de donner raison à Éléonore, lui rappelant par la même qu’il s’était disputé par sa faute, car il avait eu le bon ton de défendre celui qu’il pensait être un ami. Quel genre d’ami était-ce pour faire une telle chose ?

Coldris bouillonnait intérieurement tandis qu’il se dirigeait d’un pas vif vers son bureau. Ce n’était pas tout, Alexandre avait contribué à le pourrir en lui facilitant un peu plus la vie. Avait-il besoin de beau costume ? Avait-il besoin que l’on prenne soin de son bâtard ? Oh le lupanar c’était bien la seule chose qu’il lui accordait, car il en comprenait la démarche et que c’était sans doute malheureusement la seule activité qu’ils pourraient trouver en commun. Mais le reste ! Et tout cela avec l’argent de son propre fils. Son argent donc, puisqu’il s’agissait de la rente qu’il lui versait. La situation lui donnait la nausée. Il suffisait de donner un peu de liberté pour que la faille s’élargisse toujours plus. Alduis était-il même au courant ? Il en doutait sincèrement tant il ne portait pas la sangsue dépravée dans son cœur…

— Va me chercher Alexandre et Alduis, ordonna-t-il sans ménagement à Léonilde dès qu’il le croisa.

Arrivé dans son bureau, il se servit un verre de whisky qu’il avala cul sec, mais ce n’était pas cette liqueur qui suffirait à réchauffer l’atmosphère glaciale. Mains posées à plat sur le plateau d’ébène, il patienta jusqu’à leur entrée tel un félin prêt à bondir.

Coldris n’avait pas bougé d’un pouce depuis qu’il avait pris cette position sur son bureau. Il était trop tendu pour bouger. Sans parler de cette sournoise douleur, qui, l’adrénaline disparaissant, commençait doucement à irradier de ses doigts jusqu’à son épaule, lui rappelant qu’il n’avait plus l’âge désormais de ce genre de bêtises. Seulement voilà, laisser Valmar s’en charger n’avait rien de comparable et ne l’apaiser pas plus que s’il avait pu le faire lui-même.

Alduis et Alexandre entrèrent dans un silence de mort. L’un et l’autre devaient bien se douter que quelque chose n’allait pas. Il faisait rarement appeler qui que ce soit dans son bureau pour évoquer quelques banalités que ce soit. Pour une fois cependant, ce n’était pas après son fils que sa colère était dirigée. Non, il n’était là qu’en simple témoin, car il tenait à ce qu’il assiste à cette explication et ce qui allait suivre, notamment cette sanction qu’il comptait établir. Peut-être était-ce injuste, seulement voilà, il y avait plusieurs choses qui l’avaient fortement déçue ces derniers jours et pire encore l’inquiétaient.

Son regard bleu glacier sauta de l’un à l’autre avant qu’il ne se décide à prendre le parole.

— Je reviens du manoir du moulin, entama-t-il en parvenant à s’installer un peu plus confortablement. Par où commencer ? J’ai dû intervenir, car ton père s’est permis de violer ostensiblement les limites de ma bonté. Je lui ai fait savoir qu’il avait une semaine pour partir et que ses accès se limitaient dorénavant aux écuries où un bol de gruau lui serait servi.

Version difficilement contenue de « Ce putain de rat s’est permis de me poignarder dans le dos en espérant que je ferme les yeux avec un grand sourire. Je l’ai donc laissé gisant inconscient sur le sol avec le secret espoir qu’il souffre le martyre pour expier ses péchés. »

Alduis demeurait stoïque. Il était plus que probable qu’il ne décroche pas un mot de l’entrevue aussi Coldris n’y prêtait-il pas réellement plus d’attention que cela. D’autre part, cela devait lui semblait étrange comme situation tant il était peu coutumier de venir ici pour quelque chose qui ne le concernait pas directement. Cela ne l’empêchait pourtant pas d’être aussi tendu que toutes les fois précédentes, les muscles bandés, les poings serrés et les mâchoires comprimées.

Coldris ne pouvait pas dire qu’il était réellement plus détendu que son fils. D’ailleurs il commençait déjà à ressentir ces pénibles fourmillements dans ses jambes l’incitant à bouger tandis que paradoxalement, son esprit avait fermement décidé de figer tout son corps. À force de volonté il parvint à quitter cette posture inconfortable sans toutefois libérer ses pieds ancrés comme des racines dans le sol de son bureau. Ce fut d’ailleurs avec une étonnante retenue qu’il exposa les faits. La retenue du ministre plus que la rage du vicomte.

Face à lui, Alexandre était devenu livide, comprenant sans doute que son père avait échoué à saisir l’opportunité qui lui était offerte. Pourtant la seule chose qui lui vint à l’esprit fut un nouveau problème de consentement. Coldris grinça des dents, appuyant son regard sur son jeune esclave.

— Oh si ce n’était que cela… souffla-t-il froidement comme la bourrasque agitant les cimes des arbres avant que l’orage n’éclate.

— Il m’a trahi ! tonna-t-il en frappant si violemment son bureau que son épaule droite se rappela à lui, lui arrachant une grimace. Cette saloperie de vermine félonne a osé me salir devant un invité. Un étranger ! Un étranger d’une délégation que nous n’avons pas même encore accueilli ! Je l’accueille gracieusement chez moi et voilà comment il me remercie ! Ses mains heurtèrent de nouveau le plateau qui vibra sous l’effet du coup.

— Tu seras certainement ravi de savoir que tu es ma tête pensante, grogna-t-il.

Au tremblement du plateau, Alduis sursauta, comme à chaque fois que cela arrivait. Il aurait sans doute dû se maitriser. Seulement il ne pouvait pas. Pas après ce qu’il venait de découvrir et de faire. Pas après avoir si peu fermé l’œil. Pas après tout ce temps passé à se laisser torturer par ses pensées. Toute la nervosité qu’il avait conservée depuis plusieurs jours ressortait subitement se déversant dans ce bureau.

Comment avait-il pu offrir son amitié à cet homme ? Comment ? Comment ? Comment ! Depuis quand était-il devenu si peu précautionneux ? Il aurait dû voir. Il aurait dû lire dans son jeu et ne rien lui accorder. Si Virgil avait été là rien de tout cela ne serait arrivé. Il ne l’aurait jamais apprécié plus que dans l’amusement de sa débauche, et voilà désormais dans quelle situation il se retrouvait : fâché avec celle qu’il aimait, trahi par celui qui se disait ami.

Ses mains heurtèrent de nouveau le plateau dont les éléments vibrèrent dans un sinistre tintement. Alexandre eut du mal à intégrer les derniers éléments faisant état de son génie incommensurable qui gouverner secrètement le Saint Empire Monbrinien dans l’ombre du ministre des Affaires étrangères, et pourquoi pas du Roi tant qu’on y était. Pour toute réponse à sa question rhétorique, Coldris appuya un peu plus son regard aiglon sur l’esclave accroché à ses béquilles comme à une ligne de vie. Loin sous sa colère et sa rage, trop loin pour qu’il en ait conscience en cet instant, il avait presque pitié de voir ce que ce père pouvait infliger à son fils. Trop aveuglé pour faire étalage de la moindre once de compassion, il poursuivit :

— Oh que si ! Sans doute devrais-tu également t’estimer heureux d’être l’un des seuls fils en vie de cette pourriture de fils de Pan. D’ailleurs je te remercie sincèrement d’avoir participé à l’accélération de sa gangrène généralisée en le vêtissant comme un prince sans la moindre contrepartie. Ou peut-être devrais-je remercier la générosité de mon fils ? Il marqua une brève pause le temps de reprendre sa respiration qui peinait à traverser sa gorge comprimée par la colère.

— Etre hébergé au manoir ne lui donnait pas le droit de se prétendre chez lui que diable ! rugit-il

Avertissement - langage fleuri:

Il pouvait sentir la tension grandissante d’Alduis comme celle d’Alexandre qui s’arrimait à ses béquilles au fur et à mesure qu’il listait les infractions de son père et visiblement il sous-estimait ce déchet de fosse à merde.

— Bien sûr que si ! Ce sont ses paroles ! « Mes bâtards sont tous morts ». Comme c’est commode, n’est-ce pas ! renchérit-il.

Alexandre s’emporta et s’effondra. Alduis sortit. C’était peut-être une erreur de l’avoir convié tout compte fait. Pourtant, il fallait bien qu’il soit informé des faits et gestes du père comme du fils. D’ailleurs, il n’en avait pas fini sur ce sujet... Finalement, c’était sans doute mieux ainsi, il n’aurait plus à se soucier de peser ses mots alors qu’ils lui brulaient la langue. Il le suivit donc vaguement du regard sans émettre le moindre commentaire : sans doute pour la première fois de leur vie, il l’avait convoqué sans avoir quoi que ce soit à lui reprocher.

Le silence de son départ fut ponctué par le claquement sonore de la porte de son bureau. Contre lui ou contre son amant ? Coldris n’était pas réellement en état d’analyser la situation et repoussa la question qui tentait de faire germer un nouveau lot de problèmes. La trêve fut brève.

— Lorsque l’on a une tête on s’en sert ! Une moelle épinière suffit amplement le cas échéant ! Où as-tu vu que l’on couvrait un étron de faveurs ! Il aurait dû rester dans les latrines, là où Matthias l’avait déposé. Et tout cela avec les finances de mon fils. Comptes-tu donc le baiser par le moindre trou à ta disposition ?

La voix du vicomte vociféra.
— Tu n’es qu’une petite pute comme ton père !

Coldris déversa toute sa colère issue de la nervosité qui le dévorait depuis plusieurs jours. Les faits étaient là : l’on n’était jamais mieux servi que par soi-même. En d’autres circonstances, il aurait sans doute pu avoir de la peine pour Alexandre et ce qu’il traversait… Les mâchoires serraient, il écouta ce qu’il avait dire malgré tout, son esprit sautant parfois certains mots, en occultant d’autres.

— Je ne veux plus que tu te serves de lui, est-ce clair ? gronda-t-il comme le tonnerre. Après un temps d’arrêt, il reprit : je lève tous tes privilèges à partir d’aujourd’hui. Tu n’es plus qu’un esclave comme un autre et tu iras me récurer la fosse à merde jusqu’au… il posa le regard sur son éphéméride. Saint Isabelle. Parfait. Quoique Saint-Modeste ne lui aurait sans doute pas fait de mal. vingt-deux février prochain. Est entendu que tes charges d’apprenti perdurent durant la durée de ton châtiment et que je compte sur toi pour ne pas me décevoir.

À sa requête, il grimaça en silence, se souvenant du gosse qui le prenait pour un chevalier puis prit la parole de longues secondes plus tard.

— Il se portait bien aux dernières nouvelles déclara-t-il sèchement. Il n’est pas question qu’il réside au manoir, simplement car je refuse d’aider indirectement cette vomissure félonne. Tu iras avec un garde. Vingt minutes. Pas une de plus. Hors de ma vue maintenant.

Semblant sortir de nulle part, Léonilde ramassa le médaillon et remit sur pied le jeune homme pour l’escorter hors du bureau du vicomte. Lorsque la porte se referma, Coldris s’affala, exténué qu’il était. Des taches sombres dansaient  et un bourdonnement de mauvais augure prit place dans ses oreilles.