Les prisons du château [Terminé]

Comme la première fois, le noble écoute avec attention mais sans rien répondre à ce que lui dit Alexandre. Il se livre même à des adieux : le garçon pense semble-t-il vraiment mourir sous peu. Après un dernier regard vers les captifs qui s'échangent des gestes d'amitié, Dyonis retourne à son équipage. "Que lui aussi soit mon ami", entend-il alors dans la bouche du fils Bellanger. Il ne fallait pas trop rêver, se dit Dyonis. Il pousse un souffle sec à peine audible par le nez mais n'a pas le temps de s'intéresser davantage aux garçons : la fourgonnette, tirée par deux cavales, est arrivée.
Un groupe d'homme ouvre la double porte, munie d'une petite fenêtre à barreaux, à l'arrière du véhicule. Le châtelain de son côté se fait aider pour monter son destrier, et glisse ses prothèses dans les fentes pratiquées dans les rênes pour lui permettre de manier sa monture. Il a un regard distant vers les gens d'armes qui approchent des prisonniers pour se charger d'eux.

Devant la fourgonnette, Alexandre ressentit une frayeur à la perspective des sombres événements. Il s'efforça cependant à se reprendre et à paraitre courageux. Avant de monter, il se tourna une dernière fois vers le seigneur de Frenn et s'exclama :


"Au revoir, messire ! J'ai été vraiment ravi de vous connaitre !"

Sur ce, le jeune homme se laissa ensuite emmener puis s'installa sur un banc peu confortable. Il posa ses béquilles contre ses cuisses puis s'appuya contre la cloison. Malgré les doutes et l'angoisse, il conserva le sourire et l'adressa à Tristan.

"Au moins, on aura pas à faire la route à pattes ! Franchement, hier, c'était tuant ! En plus, à un moment, y a des idiots de mômes qui m'ont visé de leur fronde !"

La cadence morne des sabots frappa le sol. La voiture de police apparut et des hommes descendirent pour faire grincer les lourdes portes. Tristan regarda Alexandre et lui adressa un sourire fragile. Ses mains tremblotaient. Il serra les poings et inspira lentement jusqu'à se donner assez de courage. Le garçon demeura silencieux et n'adressa qu'un regard neutre, sans colère à présent, au seigneur de Frenn. Tristan était terrifié par les heures à venir. La machine était en marche cependant, il fallait y aller la tête haute.
Les gens d'armes saisirent le fauteuil roulant par les côtés et le portèrent jusqu'à l'intérieur de la fourgonnette. Une fois les battants refermés sur les deux prisonniers, quasiment plongés dans le noir, Tristan roula ses épaules pour se recroqueviller dans un geste nerveux, à la confession d'Alexandre.

-- Les imbéciles... (puis, avec beaucoup d'émotion reconnaissante dans la voix) T'as fait toute cette route à pied pour moi ?

Alexandre sourit à Tristan devant son air surpris.

"Ben oui ! Toi... Toi, tu es resté avec moi toute la nuit quand j'étais au pilori, tu m'as veillé quand j'étais malade, tu m'as tenu compagnie pendant ma convalescence, quand j'ai appris pour... mon père. T'as toujours été là pour moi, alors je devais bien au moins savoir si tu allais bien ! C'était le minimum que je pouvais faire pour toi !"

Il baissa ensuite la tête, soudain honteux.

"Enfin.. j'aurais quand même dû écouter mon père au lieu d'aller fouiller seul le château à ta recherche...

Dyonis a un dernier regard trouble à l'attention des garçons, quand Alexandre le salue presque comme si de rien n'était. Il voit la neutralité et la dignité qu'ils s'efforcent de conserver avant qu'on les fasse monter dans le véhicule. De toutes façons, le noble allait suivre le convoi et il reverrait les deux invalides lors du procès. Bien en scelle, il fait démarrer sa monture, entouré d'une petite escorte. Un claquement de fouet résonne et la fourgonnette se met en route.

-- Merci, glissa-t-il dans un souffle attendri pour toute réponse.

Le garçon songea alors à Lénius. Lui et Alexandre étaient les deux seules personnes auprès desquelles il savait maintenant ce que cela faisait que de compter pour quelqu'un. Un court instant il inspira une bouffée libératrice, heureuse, d'immense oubli de l'instant sinistre qui l'entourait. Quand Alexandre laissa ses regrets cogner les quatre murs de cette prison mouvante, l'infirme soupira :

-- C'est fait. C'pas la peine de rev'nir là dessus. T'inquiètes pas. Ça va aller.

Tristan était le dernier à se sentir convaincu par ses derniers mots, mais il s'efforça et s'efforcerait tout le trajet durant.

Alexandre continua de sourire. Il ne devait pas faible, ne pas montrer sa peur ou son inquiétude. Après tout, tout ira bien ! Son père veillait sur lui, le protégerait. Tout irait bien !

"Oui, tout ira bien ! Comme j'ai dit : papa va tout arranger et nous sauver !"

Le jeune homme se décida à apaiser l'esprit de son ami en lui racontant une nouvelle histoire. Il invoqua cette fois le souvenir de la légende du chevalier Perceval. Avec son lyrisme et son sens précis des descriptions, il conta l'enfance heureuse de Perceval auprès de sa mère qui redoutait de le voir s'éloigner et l'avait élevé dans la forêt pour le protéger des tentations. Il poursuivit par sa rencontre avec le destin, son appel de l'aventure, enchaina avec ses quêtes puis la fameuse découverte du Graal sans que celui-ci n'ait pu comprendre le sens de ce qu'il voyait.

"Tout ça parce que Perceval n'osait pas de poser de question, parce qu'il n'avait pas éduqué à cause de sa mère... Il a quand même suivi Galaad, celui qui a su obtenir le Graal et a rapporté la fin de la légende."

Mélancolique, Alexandre songea qu'enfant il aimait cette figure maladroite et timide du personnage dans lequel il se reconnaissait.

La légende du chevalier malhabile et des frondaisons de sa forêt apaisèrent Tristan. Les odeurs de chêne et de sapin l'imprégnaient. Puis l'humble noblesse du Graal occupa ses yeux. Il vit une métamorphose, un parcours initiatique entre les lignes duquel évoluait son ami qui lui contait cette histoire. Tristan se sentit attaché tout autant au personnage de cette mère qui avait voulu faire bien pour son fils. Le protéger et l'élever entre les bras sauvages de la nature, avant qu'il ne faille sortir de l'enfance sans parole et aller vers une instruction différente de celle des forêts.
Quand la voix d'Alexandre se tut et que les yeux de Tristan le remercièrent pour ce conte, il choisit de se bercer encore des odeurs de ces forêts pour murmurer :

-- A mon tour d'essayer de t'raconter quelque chose.

Il invoqua la mémoire de celles qu'il appelait ses trois petites mères. Trois nonnes gitanes qui l'avaient extrait, à ses huit ans, aux murs-tombe de son institut de charité pour l'élever dans leur ermitage en pleine nature. Avant qu'un mal ne les emporte et que Tristan se retrouve échoué dans les rues à ses neuf ans.

-- C'est l'histoire de trois mères pour un garçon. Trois pour essuyer les larmes de l'avant. Elles sont pèlerines, sauveuses, dissidentes – pour l'passé, l'présent et l'avenir. Elles sont trois sourcières qui ont ressuscité le garçon qu'avait été étouffé parce qu'au lieu d'commencer par le berceau y avait commencé par la tombe. Y a le soleil levant qui fait une arcade au dessus de leur pré et là des animaux recueillis, que l'garçon qui revit, y veut faire revivre à son tour. On est à l'orée des bois et c'est un mariage entre les trois Sœurs-Mères, le garçon et les écorces. La vigne a son parfum et sa robe rouge aussi. Pour honorer les nonnes gitanes chargées de symboles, le garçon a trace des chemins avec son corps et ses bijoux.

Son histoire n'était pas bien construite, Tristan le sentait avec gêne. Son tableau était resté brouillon et sa voix hésitante mais il espérait avoir offert comme une invitation dans ce court éclat de vie qu'il chérissait et où il venait régulièrement puiser à nouveau de la force.

Au travers des mots maladroits de ce récit, Alexandre sentait une vérité glissée au milieu de ceux-ci. Une réalité perceptible y était ancrée. Il comprenait que cette jolie fable n'était qu'une habile allégorie de sa propre existence. Il butait cependant sur les explications mais n'osait demander d'éclaircissements. Tristan était sans doute trop pudique pour lui fournir de détails. Il supposa cependant que son ami avait dû être abandonner du fait de son infirmité. A un orphelinat ? Sans doute. Un enfant avec de tels problèmes ne pourrait survivre seul dans les rues. La symbolique des trois mères lui échappait. Qu'essayait de transmettre Tristan par cette désignation ? Un instant, son esprit imagina un couple de femmes, élevant un enfant comme le feraient un couple traditionnel, normal. Tristan tentait peut-être un message pour mieux lui faire accepter cette perversité qu'il avait découverte hier de lui ? Il secoua la tête. Impossible. Il se rappelait trop son expression choquée. Même un ami ne pourrait tolérer une pareille défiance. Trois femmes.... Qu'est-ce que cela évoquait ? Peut-être.. Et si c'était un foyer sans homme ?Une femme jamais mariée, vivant avec sa mère et sa grand-mère ? Elles auraient ainsi pris un enfant avec eux. L’explication lui parut satisfaisante jusqu'au moment où l'histoire se poursuivit par la révélations que ces trois femmes seraient des nonnes gitanes. Des nonnes gitanes ? Cela existait réellement ? Il avait pourtant appris que les religieuses vivaient toujours en communauté, là où elles avaient prononcées leurs vœux, et s'y laissaient mourir. Il songea alors à son père qui avait passé sa jeunesse dans un monastère, vendu pour rembourser une dette, et aux mauvais traitement infligés par les moines. Les établissements religieux, censés être des lieux pacifiques, tournés vers la méditation et la solidarité, n'étaient finalement sans doute pas idylliques que l'on présentait dans les livres. Alors, ces nonnes gitanes, face à leurs conditions de vie qu'elles jugeaient horribles, se seraient enfuies et elles auraient rencontrés Tristan en chemin. Quelle histoire ! Il aurait bien aimé les connaitre. Elles devaient être intéressantes et avoir un tas de choses à apprendre.

Finalement, quand Tristan évoqua son corps avec les bijoux, Alexandre se figea et étudia plus attentivement la silhouette de son ami. Les bijoux... Alors c'étaient là leur sens. Ils les portaient pour honorer ces nonnes qui l'avaient recueilli.

"C'est une belle histoire ! Il en a eu de la chance ce garçon d'être recueilli par de si bonnes personnes ! IL doit être très heureux à l'heure actuelle !"

Alexandre se mordit les lèvres de ce mensonge qu'il laissait échapper pour ne pas troubler son ami. S'il ne voulait pas confier que c'était son histoire, c'était son droit. Il lutta intérieurement contre les sentiments qui lui venaient. Le jeune homme aurait voulu se lever, s'asseoir tout contre Tristan, laisser sa main remonter le long de son bras, se perdre sur sa peau... Le souvenir de ce baiser enflammé lui revint en mémoire et lui déclencha une érection. Il ferma les yeux. Pourquoi avait-il été choisi pour subir une telle malédiction ? Comment pouvait-il avoir du désir pour un ami ? Il n'était vraiment qu'un monstre pervers.

Il n'ajouta qu'un timide sourire. Le bonheur, Tristan se demandait si cela pouvait exister dans l'absolu. Il voyait plutôt une série de petits bonheurs qui pouvaient être semés le long de la route, de simples moments, de petites joies. En se retournant vers son ami, il le vit très concentré et pensif après son récit. Cette expression se transforma ensuite en nouvel ardant désir. Par pudeur et pour ne pas troubler Alexandre, Tristan détourna légèrement les yeux. Il préférait laisser le garçon attendre que cela passe. Ou qu'il s'y accoutume sur le long terme. Son dos restait tranquillement appuyé contre le mur et rien dans sa posture ne pouvait transmettre le moindre dégoût. Il fallait montrer à Alexandre que cette orientation atypique ne le consternait aucunement. Lui de son côté, il ne savait pas encore s'il aimait. Ni comment il aimait.

Il vit Alexandre de nouveau recroquevillé, écrasé sous le poids de sa honte. Tristan lui-même se sentait dépassé par la situation, le ventre noué et incapable de penser clairement. Toutefois il devait faire quelque chose. Il devait aider son ami. Le garçon se rapprocha, tout près de lui et souffla à son oreille pour se prémunir d'être entendu par le moindre soldat autour de la voiture :

-- Alex... écoute... Je... je sais pas c'qui s'passe. J'comprends rien à ces choses, j'sais pas ce que c'est exactement l'amour, ni comment on fait... ni comment on doit faire, si jamais y a des règles à ça... Euh... oui d'accord, y paraît que c'est péché pour un homme d'aimer un homme, et une fille d'aimer une fille. J'y ai toujours entendu dire, et j'suis personne pour savoir c'qui est vrai ou pas. Mais... j'ai toujours entendu dire aussi que nous aut' invalides, on était fait par l'démon, ou le péché d'une femme, qu'on était mauvais... Et récemment j'ai commencé à en douter. Alors peut-êt' bien que... ces gens qui font les lois au nom du ciel, y savent p'têt' pas tout. Dieu seul y sait tout. Et moi... moi j'me sens pas de dire ou de faire quoi que ce soit sur ce sujet. A part te redire que t'es pas dégûtant. T'es mon ami.

Le visage serein d'Alexandre se troubla en apercevant son ami se lever pour s’installer si près de lui. Il trembla de peur à la perspective d'avoir encore du désir et de se jeter sur lui. Instinctivement, il cacha ses mains dans son dos, les obligeant à serrer un anneau vissé dans le mur qui servait à attacher les prisonniers les plus récalcitrants.

Alors, il écouta les paroles étonnantes de Tristan qui exposait une théorie sur sa perversité qui remettait en question ses idées. Sa perversité.. On ne saurait pas sur le sujet, comme pour l'infirmité. Peut-être... Le doute s'instillait en lui. Il voulait y croire. Ne pas être un monstre.

Sur le même ton, il répondit :

"Ma mère m'a toujours appris que mon infirmité venait d'elle, d'une faute qu'elle avait commise. elle m'emmenait chaque soit à l'église prier et me disait qu'implorer le Ciel était nécessaire dans mon état. Maintenant je sais qu'elle m'emmenait surtout là-bas pour que mon père me voit, suive mes évolutions.. Mais même enfant, ces justifications étaient.. bizarres. Mais aujourd'hui.. Aujourd'hui, je sais grâce à mon père que dans sa famille il nait à chaque génération au moins un enfant infirme. Ils ne sont jamais aussi chanceux que moi. on les délaisse, ils sont éloignés du monde, parfois tués... Ils sont incapables de bouger, n'ont pas la force de bouger leur fauteuil... Ca pourrait être une malédiction du Ciel.. Mais je n'y crois pas. Les enfants reçoivent les traits de leurs aïeux, pas vrai ? Ils peuvent partager le même nez ou la même forme de visage qu'un parent, hériter de trait de caractère, de qualité et de défaut... Pourquoi les parent ne transmettraient pas aussi une maladie à leurs enfants ? Un peu comme dans les épidémies, on transmet à ses voisins par contact, sauf que dans le contexte de l'hérédité, ce serait par le sang. moi, ça parait logique, qu'en penses-tu ? En plus, ce Dieu dont nous parle les écritures est dit d'amour. S'il est censé nous aimer, comment pourrait-il maudire des gens, les condamner à l'infirmité ? Ce ne serait pas justement quelque chose... de gentil. Il y a vraiment une logique qui m'échappe là-dedans dans le discours des prêtres. "

A force de parler, sans s'arrêter, Alexandre commençait à s’essouffler. Son esprit, lui, bouillonnait d'idées. Il avait cependant oublié le point de départ de ses réflexions, noyé toutes les pensées par lesquelles il venait de passer.

Tristan écoutait avec attention. Et son esprit travaillait à mesure. Et si les infirmités n'étaient qu'une question de transmission, comme la ressemblance entre un père et son fils ? Pourtant, Dieu devait avoir fait le monde de la meilleure façon possible. Et c'était l'amour qu'on disait représenter son trait principal. Alors pourquoi...

-- J'sais rien du tout moi, j'ai jamais été instruit pour réfléchir comme y faut. Mais y a des choses pas logiques, c'est ma foi vrai. En plus... pourquoi tant d'mal est fait pour une divinité d'amour ? Et...

Il n'acheva pas sa phrase. Tristan se trouvait terriblement ignorant naïf. Il préférait se taire que dire des bêtises. C'étaient ses émotions, ses sens et son cœur qu'il avait l'habitude d'écouter. Avec leur aide seulement il sentait que bien des choses n'allaient peut-être pas aussi simplement. L'amour relevait-il lui aussi d'un profond mystère ?

L'esprit stimulé par le débat, les interrogations rebondissaient sur Alexandre relançaient ses réflexions :

"Je ne suis pas moi non plus très instruit en théologie, seulement formé à l'éducation religieuse de base. Cela n'empêche de réfléchir, de chercher à comprendre. Je ne suis pas certain de bien comprendre ce qu'est Dieu. Il est dit d'amour, qu'il a crée le monde... C'est peut-être son projet à la base ? mais après, les choses ont évoluées. Tu vois, comme un parent donne la vie à un enfant après, il essaie de l’élever mais après l'enfant se décide à explorer le monde, à tester ses limites. Le monde a peut-être évolué comme ça, par essais et erreurs des hommes. Mais pourquoi Dieu n'interviendrait pas plus ? Pourquoi il laisse les gens être rejeté pour leur infirmité par exemple ? C'est bizarre... A moins de se contenter de juger nos actes ? Comme une sorte d'arbitre ? Cette existence ici bas ce serait celle de la souffrance pour mériter ou non la vie éternelle comme disent les écritures.  Mais comment Dieu saurait qui est vraiment bon ou pas ? Moi, le suis-je vraiment ? Je suis responsable d'un incendie qui aurait pu détruire un tas de famille, après tout. Et mon père ? il parait mauvais homme mais pourtant il sait être si dévoué à certains moments. Comment Dieu ferait pur juger toutes ces personnes, avec toutes sortes de parcours complexes ? Ca me parait bien compliqué tout ça. D'ailleurs, y a t-il vraiment des gens qui soit fondamentalement bon ? Sans aucune noirceur ? Ca ne me parait pas possible. Tu sais quoi ? Quand on se sortira de tout ça, j'en parlerai à mon père. Il aura sûrement de meilleures orientations sur le sujet, non ?"

Tête penchée, Tristan soupira devant toutes ces questions à donner le tournis... autant que cet univers que certains disaient infinis, et se faisaient condamner pour ça. Il eut un regard vers la petite croix qu'il portait au cou et tenta de mettre de l'ordre à ses pensées. Comme souvent avec lui, ce fut avec des images, des touches de couleur et des éclats de nature que ses idées sortirent :

-- Vrai que c'est grande peine que ce Dieu... ou plutôt comment qu'il peut apparaître dans la bouche et les yeux de certains... Trier les bons, les méchants, comme un juge avec son sceptre de fer, drôle d'amour. P'is un enfant, comme tu prends cette image, un enfant c'est pas encore complètement capable d'penser. Faut l'élever, parfois l'punir. Alors que les gens, tous les gens... si Dieu les a faits à son image, alors c'est-y qu'il les veut libres de leurs actes... Les meilleurs et les pires. T'as raison, on aimerait souvent qu'la divinité, elle intervienne plus. C'est du mystère. Et puis y a toute cette mort, toute cette souffrance. On voit la croix, et dedans elle : la mort, les rides d'un homme-souche. Et les clous rouillés de son autorité. Et y en a beaucoup qui veulent les épines d'un chemin sur Terre qui ne s'rait que vallée de larmes. Mais ces deux branches de bois, pourquoi ce serait pas aussi des vivantes racines et des branches ouvertes au ciel ? Quatre bras tendus aux quatre coins du monde... Dans la vie d'Jésus, y a eu aussi des joies, et des fêtes, et du vin. De l'amour aussi... P'têt' que ton père oui, il saurait.

Au milieu du discours imagé de Tristan, Alexandre se sentit perdu à ne pas savoir décrypter ce langage énigmatique. Il ne savait comment répondre sans le vexer. Après un temps de silence, il choisit de se raccrocher à son père, comme Tristan lui-même conformait.

"Ouais, papa a étudié la théologie, il continue à le faire, à débattre.. Toutes ces choses-là que le clarté doit faire pour déterminer ce qui hérétique ou pas. Il doit forcément savoir."

Désireux de changer cette fois sujet, Alexandre ajouta rapidement :


"Mais avant ça, je voudrais qu'on aille manger avec Irène ! Tous les deux, et avec papa !"

-- J'ai vraiment hâte de la connaître, cette Irène. Elle a l'air merveilleusement généreuse. Dis ? Quel genre de magasin elle tient ?

"Elle est vraiment extraordinaire, Irène. Alors que tout le monde m'a rejeté, malgré ma bonne volonté, elle m'a ouvert ma faute, elle m'a nourri... J'arrêtais pas de m'excuser, d'avoir l'impression... Elle me reprenait, m'a interdit de m'excuser. Son commerce ? Elle tient... Euh... elle vend un tas d'articles, des produits de beauté, des perruques, du maquillage... Enfin, des trucs de bonne femmes, quoi !"

Tristan laissa tinter un petit rire complice à la confidence d'Alexandre quant à l'interdiction que lui avait fait Irène.

-- Que v'là une femme pleine de sagesse ! (Puis, interloqué par les derniers mots de son ami : ) Ah bon ? Mais... Et certains hommes de la noblesse ? Et les cardinaux et les évêques ? Y portent pas tout plein de bijoux et des perruques aussi ?

La question était sincère, véritablement naïve, sans agressivité.

La question en apparence naïve embarrassa Alexandre. Il ne répétait là que les paroles de son père adoptif. Son esprit songea à ces artifices de cardinaux ou de gens de noblesse dont certains de ces gens aimaient se parer. Il s'agissait cependant, sans nul doute, de lubies ou d'une obligation sociale. Aucun vrai homme se saurait les apprécier réellement.

"Il s'agit de bijoux adaptés à leur fonction : ils sont obligés de les porter. C'est ainsi. Mais ce n'est rien en comparable à ceux d'une femme. Franchement, tu vois un homme avec des bijoux ? Pour son plaisir ? Ce serait parfaitement ridicule !"

Le jeune homme éclata d'un rire franc et léger quand son esprit se rappela soudain les bijoux dont son ami aimait autrefois se parer, qu'il confectionnait lui-même. Le rouge teinta ses joues.

"Euh.... mais non ! Tu n'étais pas ridicule, toi ! euh... Comment dire ?  C'est.. en fait... "

S'embrouillant dans ses idées pour essayer de se rattraper dans ses affirmations précédentes, le garçon ne savait décidément plus où se mettre.

Tristan perdit son expression complice devant les affirmations d'Alexandre, puis la maladresse avec laquelle il essayait d'argumenter ensuite. Lui-même avait rougi entre temps. Quelque chose lui échappait et il devait comprendre si en effet, ses apparats étaient risibles :

-- B'en... Pourquoi alors ? Pourquoi moi j'serais pas ridicule ? C'est quoi l'soucis ?

Jadis dans son enfance, on avait ri de ses attraits pour les jolies choses et plusieurs fois, il s'était résolu, honteux, à retirer ses breloques après que des savants ou religieux dans la rue lui aient fait savoir ce qu'ils en pensaient. Peut-être qu'ils avaient raison.

Au fil de cette conversation, Alexandre prenait conscience qu'il avait déversé les idées nettes de son père adoptif sans avoir fait le tri. De la part d'un homme qui considérait les femmes comme des êtres inférieures, qui devaient une soumission entière à leur père puis mari, et qui dépeignait les infirmes impotents comme la lie de la société, il aurait sans doute mieux fait de décanter ces informations au lieu de tout réciter sans tri.

"Je... Je crois ce sont des bêtises, en fait. Des choses que mon père.. Mon père adoptif disait. Mais vu comment il considère les femmes, ses avis sur la mode dite féminine n'est peut-être pas le meilleur à suivre."

Alexandre était encore gêné. Sa tête se releva vers Tristan, l'observa d'un sourire timide, puis la rebaissa.

"Moi; moi.. Moi, je t'avais trouvé très mignon.. avec tes, tes, tes bijoux."

Il bégaya en prononçant ce compliment et n'osa plus regarder Tristan en face.

Tristan préféra acquiescer sans relancer, quand Alexandre annonça que ces idées venaient de son père adoptif. Il répondit simplement, quelque peu gêné, au compliment :

-- Merci. (Puis, dans un élan enthousiaste, espérant décomplexer son ami sur ce sujet et lui faire réviser ce que pouvait penser le père Bellanger : ) Si tu veux, un jour je t'en tisserai ou sculpterai un, de bijou. Oh, un très discret... Un bracelet, un pendentif ou c'que tu veux.

Soudain plus mélancolique, il se rappela comment Dyonis n'avait pas aimé ses parures et les lui avait retirées, pour ne lui laisser que sa petite croix.

-- J'me demande c'que le seigneur de Frenn en a fait, d'mes breloques.

Devant le malaise qui commençait à s’installer entre eux, Alexandre se décida à orienter la conversation vers quelque chose qui les éloignerait de ces sinistres sables mouvants où leur amitié pourrait risquer de s'enliser. Il ne releva même pas la proposition de lui confectionner un bijou. Son esprit songea alors à la seule chose qu'il savait réellement faire : raconter des histoires.

"Dis, tu sais comment les Grecs expliquaient le changement des saisons ?"

De sa voix charmante, avec lyrisme, il poursuivit :

"Cela concerne Déméter, la déesse de la végétation et des cultivateurs. Elle veillait aux bonnes moissons. Elle avait aussi une fille, une toute fille, que l'on nommait Corée et qui était la merveille de sa vie. Bon, on passera le fait que celle-ci est née du viol que lui a fait subir Zeus, son propre frère. Niveau moralité, les Dieux Grecs feraient passer mon père pour un Saint ! Un jour, Coré se promenait avec les amies les nymphes et a attiré l'attention de Hadès, le Dieu des Enfers, qui en est tombé amoureux. Comme elle était quand même la fille de son frère Zeus, il est allé lui demander s'il pouvait al prendre et Zeus, un peu embêté par ce qu'en dirait Déméter, lui a suggéré de l'enlever. Hadès a suivi les conseils et Corée a ainsi  été emporté sous la terre aux Enfers. Là, Hadès s'est montré plutôt gentil et patient. En surface, Déméter choqué a cherché sa fille en cessant de s'occuper des récoltes. Au bout d'un moment, les hommes mouraient de faim. Alorts, Zeus a intervenu et dit à son frère : "Bon ben t'es gentil mais là tu rends Coréee !" sauf qu'à ce moment Hadès a déclaré "impossible ! Elle a mangé de la nourriture des Enfers ! Elle devra rester !" Alors ils ont fait un accord : le printemps et l'été, Corée revenait avec sa mère et le cycle de la vie reprenait puis l'automne et l'hiver elle retournait près de celui devenu son mari. Ainsi les Anciens expliquaient le passage des saisons."

Nerveux, Alexandre triturait son médaillon et espéra que cela ferait passer le moment gênant.