[10 septembre, après-midi] Sur le chemin du retour [Terminé]

Alexandre suivit du regard la petite scène, toujours appuyé contre le mur. Une fois de plus, son état allait l'isoler. Tristan se lèverait, profiterait du repas avec tout le monde pendant que lui devrait manger ici, sur cette paillasse. Ce n'était vraiment pas drôle.

D'une voix polie, dépourvue de toute mauvaise humeur, il reprit :

"Est-ce que je pourrais avoir mon assiette ici ? Je ne saurai pas me lever. Mon corps ne le veut pas."

Il rit de bon cœur à l'idée de la Sainte Vierge introduisant des chatons chez Irène après s'être affairée à préparer u déjeuner. Ses derniers petits étirement avaient-ils à ce point ressemblé à des couinements de félin ? Tristan haussa les épaules. En se redressant, sa main vint essuyer les larmes qui perlaient encore au coin de ses yeux.

-- Oh oui ! Très bien dormi ! Et vous ?

Il entreprit de sortir du lit. La marque à son épaule le lançait encore et il faillit chuter dans sa manœuvre pour monter sur son siège. Tristan se rattrapa à tant et ondoya du bassin, des épaules, du dos, jusqu'à s'installer au mieux. Il approcha de Grâce et Irène avec un large sourire, avant de se retourner vers Alexandre :

-- Ah d'accord. J't'amène ça alors. (à Irène) Z'auriez un plateau ?

Irène comprit la position d'Alexandre. Elle aurait bien aimé que le docteur Ménard l'examine tout de même mais elle voulait ne le forcer à rien. Ce fut surtout la dernière larme de Tristan et sa difficulté à se lever qui l'inquiéta.

- Tu es vraiment sûr que ça va ? Tu devrais peut-être te reposer aussi aujourd'hui.

Elle prit alors l'une des assiettes, qu'elle tendit à Tristan. Elle intima à Grâce de faire sa prière vite, afin qu'ils puissent tous se sustenter. Grâce récita presque la même chose que la veille, à ceci près qu'elle loua Marie pour ce petit déjeuner tombé du ciel. Irène sourit avant de passer une autre assiette à Tristan, pour lui-même. Cela fait, ils commencèrent à manger. Irène fixait la porte, sans savoir pourquoi. Peut être que ce frisson qu'elle sentait descendre dans son dos lui annonçait l'arrivée de son frère. Elle s'appliqua tout de même à bien manger.

-- Tout va bien, j'peux m'déplacer. J'ai juste un peu mal au bras en fait.

Il croqua avidement dans sa tartine et but quelques gorgées de lait, puis porta à Alexandre sa part sur un plateau qu'il lui remit doucement. Tristan prit sa propre part sur les genoux et alla se placer près du garçon pour ne pas le laisser isolé.

Alors qu'il croyait manger seul, Alexandre sourit quand Tristan revint s'installer près de lui. Cela le détendit et il manga désormais lui aussi d'excellente humeur. Il répondit ensuite à Irène :

"Ne vous inquiétez pas, je resterai au lit aujourd’hui, mais ça va. J'ai l'habitude !"

Sa tête se tourna ensuite vers la petite Grace.

"D'ailleurs, Grace, tu me donneras des feuilles et des crayons ? Je vais faire ton portrait, comme promis !"

Irène acquiesça à la réponse de Tristan. Elle se faisait peut-être du souci pour rien. Seulement, elle comptait bien appeler le médecin. Elle se tourna légèrement, sa tartine entre les mains pour voir les garçons. Grâce fit de même, alors qu'elle buvait goulûment le lait. La petite hocha la tête à la demande d'Alexandre. Elle posa son verre puis monta en courant. Elle redescendit aussitôt et donna le papier et un petit crayon de fusain à Alexandre. Elle monta alors sur un tabouret, toute fébrile et joyeuse.

- Dis, comment je dois me mettre ? Il faut de la lumière ? Ce sera rapide ou long ?

Irène sourit en secouant la tête. Elle songea qu'il faudrait un paravent pour les laisser profiter de repos tranquille, car elle ne pourrait pas fermer la boutique. Soudain, elle entendit toquer la porte. Elle sursauta, craignant de voir Matthieu. Pourtant, ce ne fut que la petite demoiselle qui lui avait laissé sa robe la veille. Irène alla rapidement chercher son ouvrage puis elle lui ouvrit. La jeune fille rougit en voyant les enfants dans le fond.

- Oh pardon, je dérange peut-être...

- Non, ne vous inquiétez pas. Voici votre robe.

La jeune fille écarquilla les yeux en voyant la dentelle et les broderies.

- Mon Dieu... on dirait qu'elle est neuve ! Oh, cela vaut plus que 20 rilchs.

Toute heureuse, elle en sortit 50 et les tendit à Irène. Elle essaya de refuser, mais la jeune fille insista en riant.

- Vrai madame, vous avez des doigts de fée ! J'en parlerai à mes amies, soyez sûre que vous aurez des clients !

Elle repartit aussitôt, laissant la jeune mère avec 50 pièces, abasourdie. Elle eut cependant un sourire. Finalement, cela ne commençait pas trop mal. Elle se dit qu'elle devrait bien réguler ses prix. Elle ferait sans aucun doute beaucoup de profit.

Les doigts autours du morceau de fusain que Grace venait de lui remettre, Alexandre l'effleurait avec un mélange de respect et de grâce. Cela faisait longtemps qu'il n'y avait plus touché. Son père adoptif n'aimait pas cette activité, ne la jugeant pas digne de ce que devait être ses aptitudes. il ne lui donnait ainsi la permission de dessiner seulement quand l'infirmité le contraignait à l'immobilité totale afin de lui laisser une activité stimulante.

D'abord, il traça quelques traits sans réelles formes sur une première forme, réveillant ainsi le travail de ses doigts, redécouvrant le plaisir du fusain glissant sous sa peau et la matière. la sensation était toujours aussi enivrante. Il finit par lever la tête et la tourner vers al fillette toute enthousiaste.

"As-tu un tabouret ? Si oui, installe-toi dessus, juste là, en face du lit, et ne bouge plus. Ne t'inquiète pas, ça ne durera pas longtemps. Je vais dessiner une esquisse préliminaire dont je me servirai pour réaliser le véritable portrait. "

Le jeune homme prit une autre feuille et la plaça sur l'écritoire, s'apprêtant à dessiner. Son œil observa en attendant al silhouette de Grace, évaluant sa taille, la forme du visage, la manière dont elle bougeait.. Tous ces détails qu'il lui faudrait retranscrire sur la feuille.

Pendant ses préparatifs, une cliente du commerce se présenta pour récupérer un tissu que celle-ci avait confié à Irène et qui semblait particulièrement réjouie par le travail de cette dernière. Elle les remarqua aussi, s’inquiéta de leur présence, craignant de déranger. Alexandre eut alors une idée pour rendre service à Irène si généreuse avec lui depuis le début.

"Je suis artiste peintre, m'dame ! C'est un nouveau service de la boutique ! Si vous avez besoin, je peux faire des portraits ou n'importe quelle commande, en fait ! Eh, eh, c'est le client qui décide, après tout ! Comme cette petite là, sa maman aura un beau portrait d'elle à cette étape de sa vie ! Il y a beaucoup de mères qui aiment ça, se faire une collection de portraits qui montre la croissance de leurs petits ! "

Alexandre tourna la tête vers Irène, espérant que celle-ci ne dirait rien de sa tentative pour valoriser son commerce. En tous les cas, lui, l'idée lui plaisait beaucoup de recevoir des commandes artistiques et d'offrir ainsi son talent aux gens.

Tristan lécha ses doigts après la fin de son déjeuner et se proposa de porter les couverts dans un cuvier pour les laver, pour laisser Irène s'occuper de sa cliente, et Alexandre du portrait de Grâce. Quand il eut fini la vaisselle, il s'en revint, inclina légèrement la tête devant la dame qui venait chercher sa robe puis alla se placer à côté d'Alexandre pour admirer son travail. La tête reposant sur son poing, il contempla la danse du poignet, les traînées de noir qui commençaient à apparaître sur la feuille, les premières rondeurs du visage angélique qui prenait forme. Les yeux dorés s'écarquillaient devant le talent et dessinaient des aller retours entre le modèle et sa reproduction, presque aussi vivante que l'originale. Tristan accueillit d'un radieux sourire l'initiative d'Alexandre pour faire gagner plus d'argent à cette boutique : il pouvait en effet proposer de réaliser des portraits ! Discrètement, le garçon applaudit son ami et lui adressa un clin d’œil.

Grâce obéit, se mettant sur un petit tabouret. Elle prit la pose, tout sourire. Elle essaya de ne pas bouger, laissant seulement ses jamabes battre l'air. Elle ne se laissa même pas déconcentrer par la cliente. Cette dernière retint d'ailleurs juste à temps la porte pour entendre Alexandre.

- Oh, c'est charmant... vous avez vraiment une bien belle boutique madame. Et de bons employés !

Elle s'en alla pour de bon, laissant Irène avec les garçons. Elle sourit.

- Riche idée. Je crois que si nous allions nos talents, nous trouverons de quoi faire décoller les affaires.

Elle songea alors à une chose.

- J'ai une proposition à vous faire à tous deux. Vous savez que malheureusement, je ne peux pas vous payer, mais seulement vous nourrir. Mais si vous savez mettre à profit vos talents artistiques, je les exposerai dans la boutique et vous gagnerez toutce que les gens achèteront. J'ai cru comprendre que si Alex dessinait, tu savait faire d'autres choses Tristan, n'est-ce pas ? Dont des bijoux, je me trompe ?

Par des gestes lents et précis, le fusain entre les doigts d'Alexandre couraient sur la feuille. Le visage de Grace apparaissait déjà. Les traits n'étaient encore très nets, trop rapides, pour être aboutis. le but ici était de réaliser une esquisse préliminaire qui figeait l'idée du modèle avant que celui-ci ne trouve le temps trop long. Malgré sa concentration, le jeune homme sentait le regard de Tristan peser sur lui, l'admirait... Cela le flattait. il avait envie de réaliser le plus beau portrait jamais fait.

Tout en dessinant, il écoutait la conversation dans la boutique et sourit à un moment, ravi d'entendre qu'Irène appréciait son idée. Son cœur bondissait de joie. Il allait dessiner ! Il allait vivre de sa passion ! Quel bonheur ! Finalement, toutes ces mauvaises aventures qui se finissaient par l'esclavage n'était pas une si mauvaise chose. D'une situation étouffante, digne de l'Enfer, il se retrouvait ici au Paradis.

Posant son fusain, sa main se posa sur le bras, à l'endroit où la marque le brûlait encore un peu.

"La marque de l'infamie... Je ne la ressens pas ainsi. Cette marque...  Elle est avant tout la preuve que je suis en vie, que j'ai malgré tout une bonne situation, que je peux même faire les choses que j'ai vraiment envie de faire... Pour moi, cette marque, même la douleur qui me tire encore, c'est une bénédiction !"

Tristan rosit au compliment de la cliente au sujet des "employés" de cette échoppe. Il souffla un "merci" du bout des lèvres. Que dirait-elle si elle savait qu'Alexandre et lui étaient esclaves ? Il chassa cette question d'un revers de main et regarda encore par-dessus l'épaule de son ami : le dessin avançait, en vivant miroir de la petite Grâce. Tristan souffla à l'oreille de l'artiste :

-- C'est magnifique.

Soudain, Irène proposa d'exposer les travaux d'Alexandre et d'offrir à Tristan la possibilité de mettre ses bijoux dans la boutique. Le garçon y croyait à peine. De la situation si méprisable dans laquelle les deux garçons étaient tombés, il en sortait tellement d'amour et de bonheur. Il écouta avec émotion Alexandre verbaliser ces mêmes idées à travers l'évocation de leur marque d'esclave. Tristan acquiesça et, se tournant vers Irène, répondit :

-- Vraiment ? Oh ce... ce serait merveilleux ! Oui, je sais faire des bijoux et... Oui, ils seront tout à vous ! Vous pourrez les exposer et les mettre à la vente ! Merci, merci !

Irène se rapprocha des garçons, heureuse qu'ils ne soient pas malheureux de leur sort. C'était bien là son objectif. Pour ce qui concernait la marque, elle ne préféra rien dire. L'ombre de son frère était toujours présente et cette marque les liait à lui. Elle sourit cependant à Tristan.

- Tu n'as pas à me remercier. Tu me diras ce dont tu as besoin.

Elle alla ensuite admirer le travail d'Alexandre. Elle reconnaissait bien une ressemblance saisissante avec sa fille. Elle hocha la tête.

- Alex a raison, c'est magnifique. Tu feras sûrement sensation dans toute la ville.

Irène relève la tête vers la porte. Elle a cru voir une cape rouge, au détour d'une ruelle. Dans le doute, elle se rend discrètement à la porte et la ferme à double tour. La suite lui donne raison puisque Matthieu arrive, drapé de son habit sanglant. Il actionna la poignée d'un geste qui s'avéra vite infructueux. Irène retourna au fond de la boutique, comme si elle n'avait rien vu. Matthieu devint aussi rouge que son habit.

- Irène, ouvre cette porte !

Les compliments faisaient plaisir à Alexandre, peu habitué à en recevoir sur ses performances artistiques. Cela n'était toutefois pas suffisant pour lui faire oublier la réalité du dessin entre ses mains et du fait que celui-ci était loin terminé.

"Ce n'est qu'un brouillon ce que vous voyez là, il n'y a en rien de quoi me complimenter encore. Attendez de voir le portrait final que je tirerai de l'esquisse. D’ailleurs..."

Il tourna la tête vers Tristan puis pointa du doigt un recoin de la boutique.

"Je vais profiter de ce portrait pour m'exercer à la couleur. J'en ai vu là-bas. Peux-tu me les apporter, s'il te plait ?"

Alors qu'il se remettait sur son ouvrage préparatoire, remaniant un trait bien trop grossier, Alexandre sursauta brusquant entendant la grosse voix qui s'énervait derrière la porte. Sa main en lâcha le fusain. Il était tétanisé.

"Le... Il est revenu ! Il va..."

Le jeune homme plaqua son visage entre ses mains, désespéré. Tout cela n'avait donc été que douce illusion. La réalité sinistre revenait. Le cauchemar se poursuivait. il se mit à pleurer.

Tristan se tortilla les mains au creux de sa tunique, encore troublé de tous ces retournements heureux. Il pourrait librement faire des bijoux, de la magie, danser ! Il plongea ses yeux dans ceux d'Irène et sa voix émue répondit :

-- C'que j'aurais besoin ? B'en j'arrive à faire des bijoux avec du chanvre, des p'tits cailloux, du bois à sculpter, des plumes... Vraiment, ça coûtera rien. Puis après, si ça plaît et qu'des gens veulent plus... plus luxueux ? Alors je... j'adorerai travailler avec des perles, des vraies.

Son timbre venait de baisser sur ses derniers mots, presque inaudibles comme un rêve qu'il n'osait prononcer. Le fusain continuait de crisser à côté de lui et Tristan rabattit son attention sur le dessin d'Alexandre. Quelle magie que de savoir comme cela faire apparaître un visage, si ressemblant au modèle qu'il donnerait un peu le sentiment de lui attraper un morceau d'âme. Avec entrain, le garçon accepta quand son ami lui demanda d'apporter les couleurs :

-- Oh oui, tout d'suite !

Ses bras bondirent à ses roues, il tournoya, alla chercher la boîte. En plein milieu de son chemin, Tristan entendit la sinistre voix derrière la porte. Le malheur qui revenait. Il faillit laisser tomber la boîte de couleurs et dut la retenir entre ses cuisses au dernier moment. Le garçon tremblait. Il approcha d'Alexandre, lui remit les pastels mais déjà, une brume d'inquiétude revenait voiler son regard et la joie coula de ses traits. Sa tête rentra dans ses épaules et ses bras se resserrèrent le long de son corps, dans des gestes d'enfant fautif et soumis. Malgré tout, il s'employa à essayer de rassurer son ami :

-- Tu peux pas bouger. Y t'emmènera pas. J'te l'jure.

Prostré, Alexandre continuait à trembler. Il réagit à peine quand Tristan lui apporta les couleurs demandées. Sa peur le faisait trembler. Le cardinal... Le cardinal revenait.. Il allait les prendre, les torturer... Quand Tristan prononça ses paroles destinées à le réconforter, son chagrin s'accrut.

"Alors... Alors il va te prendre, toi !"

Ses sanglots redoublèrent à la pensée de la séparation.

- C'est déjà très bon. Le résultat final sera encore meilleur.

Elle sourit également à Tristan. Elle se pencha vers lui.

- Juan, le parrain de Ludovic arrive ce soir. Je pense qu'il aura fait venir le deuxième arrivage de la semaine avec lui. Nous lui demanderont s'il a des perles, d'accord ? J'essayerai aussi de te trouver un petit bureau. Tu pourras travailler ici, peut-être même faire du sur-mesure. Les gens adorent ce genre de choses.

Lorsque son frère arriva, elle soupira et croisa les bras face à la porte.

- Nous sommes fermés, asséna-t-elle d'un ton sec.

Matthieu lui lança un regard noir.

- Assez d'enfantillages. Ils sont à moi !

- Tu parles d'êtres humains comme d'animaux, tu devrais avoir honte !

- J'en ai assez ! Livre-les moi, ou je jure que je les envoie tous les deux au gibet.

Grâce se mit elle aussi à pleurer ainsi que Ludovic. Irène alla prendre son bébé pour le bercer. Elle jeta un regard glacé à son frère.

- Essaie seulement. Je te demande de faire preuve d'humanité Matthieu. Les garçons sont encore épuisés, Alexandre ne tient même plus sur ses jambes ! Ce n'est pas parce que tu portes un habit de cardinal que tu dois te comporter comme un monstre !

- Je sers Dieu ma chère sœur. Sa Sainteté m'a confié une mission et je compte bien remettre de l'ordre dans ce royaume avec son appui.

- Je la connais ta définition de la remise en ordre. Je ne te laisserai pas les emmener.

- Je le ferai avec ou sans ton accord. Mais si tu refuse, mes hommes défonceront cette porte.

Irène recula légèrement. Elle regarda par dessus son épaule. Alexandre pleurait. Tristan tremblait. Et sa pauvre petite Grâce était terrorisée. Elle resta devant la figure austère de son frère serrant Ludovic dans ses bras.

Du bout des doigts, Tristan essuya les larmes le long des joues d'Alexandre. Il lui adressa un sourire fragile et essaya de le rassurer encore, de plus en plus maladroitement cependant, tant lui-même sentait la peur l'envahir :

-- B'en... euh... Oui p't'être il va m'emmener. Mais... j'reviendrai. Et... d'ici la prochaine fois, Irène et ton père auront une solution si ça se trouve...

Il bégayait ses derniers mots et en était lui-même peu convaincu. Il suivit, tétanisé, l'échange musclé entre Irène et le cardinal encore derrière la porte. Ses mains serraient celles d'Alexandre avec la force de quelqu'un qui refusait l'arrachement. Mais le sinistre homme finit par menacer de faire sauter la porte et la maîtresse des lieux n'eut d’autre choix que de le laisser entrer. Tristan tremblait. Il ploya la tête et ne voulut pas croiser son regard, sans pour autant lâcher les mains d'Alexandre.

-- Le... le pape ? Quelle mission ? murmura-t-il d'une voix à peine audible, terrorisé par la révélation.

Derrière les larmes, Alexandre suivait la conversation et comprenait les enjeux entre cette porte. Malgré ses efforts, Irène ne les protégerait pas. Il le savait. Elle devait être protégée, elle. Son regard se porta sur la silhouette de Grace terrorisée, sur Tristan qui tentait vainement de le réconforter.. Au contact de ses mains, il le sentait trembler. Sa peur était palpable. La terreur même. lui aussi il devait le protéger. Cela suffisait. Il ne pouvait plus continuer à laisser les gens se perdre pour lui qui ne faisait que des sottises.

Un cri jaillit de sa poitrine :

"ARRÊTEZ !!!!"

Relevant la tête, il observa Irène avec sérieux et continua à parler d'une voix forte, parfaitement audible depuis l'autre côté :

"Laissez-le entrer, Irène. Il a entièrement raison, c'est lui notre maître auquel nous devons obéir. Votre caprice n'y changera rien ! On dirait que vous avez l'âge de votre fille à refuser l'évidence !"

Alexandre se détestait de parler si mal à Irène après toute sa gentillesse mais il n'avait pas le choix. A cet instant, il songea à la pénible scène d'hier avec son père et comprenait mieux que jamais les sentiments qu'il avait dû éprouvé en frappant Tristan. Parfois, même pour protéger quelqu'un, il fallait quand même le blesser.

Il poursuivit, cette fois à l'intention du cardinal :

"J'irai avec vous, monseigneur ! Je le jure ! Mais par pitié, laissez tranquille, votre sœur, elle ne songe pas à mal, elle est... trop gentille. Laissez aussi Tristan. Il a besoin de repos. C'est moi après tout qui ait le plus besoin d'être dressé."

Tristan lâcha l'une des mains d'Alexandre pour lui serrer le bras, horrifié par la nouvelle idée qui lui venait. Il planta ses yeux ambrés dans ceux de son ami et s'insurgea :

-- Arrête tes conneries, tu peux même pas sortir du lit, sois raisonnable !

La douceur de sa voix contrebalançait ses paroles incisives et ses pupilles se faisaient plus suppliantes que colériques. Son attention s'arrêta ensuite sur Irène. Toute sa reconnaissance pour elle transparaissait sur son visage comme abandonné à ses soins. Pitié... Qu'elle ne les laisse pas partir, ni lui, ni Alexandre... Pour lui faire honneur, Tristan tenta de garder la tête haute et de se redresser avec une sereine dignité. Puisse-t-il du même coup aider à calmer Grâce et Ludovic, dont les cris lui fendaient le cœur.

Irène crut rêver en entendant Alexandre. Quoique... de toute façon, elle n'avait plus le choix. Elle secoua la tête en ouvrant la porte, la mine toujours mauvaise. Matthieu s'était quant à lui redressé. Il tourna son air hautain vers Tristan qui posait une question.

- Le pape est comme moi bien au fait du danger que vous représentez pour le royaume. Votre roi s'est laissé fasciner par ces créatures. Je viens le remettre sur le droit chemin.

- Et comment comptes-tu faire ça ?

Irène le regardait toujours avec dureté. Dans ses bras, Ludovic commençait déjà à s'apaiser. Elle essaya de ne pas trop regarder les garçons, de peur de fondre en larmes. C'était injuste... pourquoi n'avait-elle pas eu assez d'argent ? Seulement à ce moment, elle pensa à une chose. Si le roi voyait l'un de ces malheureux garçons, peut-être aurait-il pitié. Elle ne le connaissait pas mais peut-être saurait-il l'écouter et être miséricordieux. Un nouvel espoir naquit en elle.

Matthieu quant à lui évalua la demande d'Alexandre. Au vu du regard de sa sœur, ce ne serait qu'un poids qu'il devrait traîner toute la journée. Il se reporta alors sur Tristan.

- Je ne vais pas prendre un boulet tel que toi. Je vais chez le roi, il me faut un esclave qui sache bien se tenir. L'autre ira avec moi.

Irène regarda Tristan puis son frère. Elle se planta devant ce dernier.

- Si tu lui fais le moindre mal...

- Ne gaspille pas ta salive. Mais sache que cet impertinent a intérêt à se tenir. Je dois montrer au roi la vérité. S'il ouvre la bouche une seule fois, il aura la punition qu'il mérite. Souhaite donc que ton protégé tienne sa langue et tu le retrouveras en un seul morceau.

Il prit le bras de Tristan sans ménagement et le traîna hors de la boutique.

Dents serrées, mâchoire bloquée, Tristan s'efforça de ne rient trahir de sa rage quand Matthieu qualifia Alexandre de boulet. Ses yeux écarquillés accueillirent la nouvelle d'une visite au palais royal. L'invalide crut alors recevoir un coup dans le ventre. Il blêmit. Ses bras serrèrent son estomac et il déglutit à la sueur froide qui lui laboura le dos. Ses yeux se levèrent au ciel. Peut-être que Gérald Der Ragascorn serait un peu plus lucide que ce cardinal sur les infirmes. On pouvait reprocher bien des monstruosités à ce roi, mais il était intelligent et, dans son goût pour les atypique, résidait une lueur d'espoir.
Soudain, l'homme lui attrapa brutalement le bras et le traîna en arrière. Tristan retint un gémissement de douleur alors que la poigne le serrait là où sa marque le brûlait encore. Dans l'assaut, la boîte de couleurs qu'il avait encore sur les jambes chuta à terre juste à côté du lit d'Alexandre. La voix sanglotante du garçon murmura avant qu'il ne disparut derrière la porte :

-- Au r'voir...

Une fois dehors, il serra violemment ses roues dans une frêle tentative pour se donner de la contenance. Ses yeux plongèrent vers les pavés dans une posture soumise. S'il voulait qu'il ne lui arrive rien à partir de cet instant, il ne devait plus regarder devant lui. Plus parler sans être interrogé. Plus bouger sauf sur ordre. Ne plus exister. Seul son instinct de survie se mettait en éveil.

Malheureux, au supplice, Alexandre laissa éclater en sanglots tout son désarroi et son désespoir. Il ne sut pas relever la tête pour voir son ami s'éloigner, emporté par le destin, ni pour lui dire au revoir. Cette situation tragique lui brisait le cœur. Il n'avait même pas pu protéger Tristan. Il ne savait rien faire. Rien du tout. Un boulet. le mot du cardinal résonnait dans l'esprit du jeune homme et tournait en boucle. Il avait raison : il n'était qu'un boulet qui encombrait les gens. D'abord son père qui subissait par sa faute toutes sortes de tracas, Irène qui voulait l'aidait et se mettait en danger, Tristan... Un boulet. Il n'était rien d'autre qu'un boulet.

"Suis qu'une nuisance... Une nuisance... j'aurais dû être pendu, je le savais, je ne mérite que ça. Je ne sers à rien, sauf à faire le mal. Il a raison. J'ai un mal en moi, un mal qui blesse les gens. Je devrais être seul, qu'on s'occupe pas de moi. C'est tout ce que je mérite"

Le jeune homme continua à pleurer à grosses larmes qui coulaient sur le dessin et obscurcissaient les traits.

Irène tenta de riposter, mais Matthieu fut trop rapide pour elle. Elle envoya un petit signe d'encouragement à Tristan avant qu'il s'en aille. C'était un cauchemar... comme s'il n'y avait pas assez de malheur comme ça. Elle se passa une main sur le visage puis s'agenouilla près de Grâce, après avoir posé Ludovic dans son berceau.

- C'est fini, calme-toi.

Grâce hoqueta encore un moment avant de devenir plus silencieuse. Irène lui caressa les cheveux, avant d'entendre Alexandre. Ça ne l'étonnait pas. Matthieu avait été dur. Il l'était toujours. Elle se mit à genou près de lui et lui prit le menton.

- Écoute-moi Alex. Et regarde-moi. Ne le laisse pas t'atteindre. J'ai entendu ses sermons toutes mon enfance et ceux de mon grand-oncle. Selon eux, j'étais aussi un être qui pouvait facilement accueillir le démon. Une malveillante descendante d'Eve. J'ai pleuré, comme toi, j'ai eu peur. J'ai pensé que je ne serais jamais qu'un poids pour ma famille qui devrait me marier. Mais mon père et ma mère, ils m'ont aimé, ils m'ont fait comprendre que je n'étais rien de tout ça, que mon grand-oncle et mon frère étaient des idiots qui croyaient trop à des sottises.

Elle s'approcha encore et lui caressa les cheveux.

- Regarde-moi. Crois-tu que je sois un démon ? Crois-tu que ta mère t'aurais aimé et protégé si tu étais quelqu'un de mauvais ? Crois-tu que ton père retournerait ciel et terre pour toi si tu étais une mauvaise personne ? Mon frère est un idiot. Le seigneur qui vous a fait condamné est un opportuniste. La femme responsable de l'incendie, elle, est mauvaise. Tu es simplement tombé sur de mauvaises personnes, comme cela nous arrive à tous. Ce n'est pas ta faute, d'accord ?

Pendant qu'elle parlait, Irène commença à sentir une douleur dans son ventre. Elle essaya de reprendre mais dut plisser les yeux en se laissant tomber sur le matelas. Grâce s'approcha, la mine inquiète.

- Mère ?

- Ça va Grâce...

- Non ça va pas ! Alex, Alex, il faut aider mère !

Spoiler:

Alexandre tremblait et gémissait encore quand Irène s'approcha de lui et tenta de le réconforter. Il ne croyait pas en ses mots. Aucun. Ce n'étaient que des paroles faciles, aisément prononçables, mais sans aucun sens pratique derrière. Il le voyait bien son inutilité. Il voyait à quel point il mettait les gens en danger.

"Mon cas à moi, ce n'est pas de la superstition, c'est la réalité. je suis réellement un parasite : je vos aux dépens de ceux qui croisent malheureusement ma route. Ma mère.. De par ma naissance, mon existence, elle s'est ramassé tellement de corrections. Mon père subit tant de choses lui aussi pour essayer de réparer mes bêtises. Il m'aime, je lui en suis reconnaissant et pourtant je l'en remercie en ne respectant pas les promesses que je lui fait. Et Tristan.. Tristan.. J'ai mis sans arrêt Tristan en danger ! Sans moi, il vivrait tranquille ! Et vous aussi.. Vous aussi votre vie serait mieux sans moi ! Je n'attire que le malheur, les ennuis et éventuellement, ça va finir par arriver la mort."

Il pleurait encore, réfléchissant aux autres paroles d'Irène mais ne les trouvait pas plus convaincantes.

"Non, je ne suis pas une mauvaise personne. Je n'ai que de bonnes intentions, c'est là le pire. Pourtant, tout ce que j'essaie, tout ce que je touche, ça déclenche une catastrophe. Comme une malédiction. Mon père m'a dit que l'infirmité courait dans sa famille, qu'à chaque génération, un enfant, au moins, naissait infirme, qu'on chuchotait à demi-mots une histoire de malédiction.. C'est peut-être vrai finalement.. J'en suis peut-être atteint.. Jusque là les infirmes de mon père étaient exclus de la société ou tué. Ils ont jamais pu côtoyer personne, n'ont jamais pu faire de mal. Mais moi je bouge, j'existe... Peut-être que je ne devais pas, peut être qu'en naissant, en apprenant à marcher, j'ai brisé un interdit."

Brusquement, les yeux du jeune homme s'écarquillèrent en découvrant Irène s'écrouler sur le matelas, près de ses jambes. Ses mains se serrèrent autour de la couverture. Que pouvait-il faire ? Il était... Il n'était qu'un boulet. Grace insistait pour l'aider. Il pleurnicha.

"N'as-tu pas entendu ton oncle, gamine ? Je suis un boulet ! Je n'aiderai jamais ta mère !"

A cet instant, sa voix devint terriblement effrayante, teinté d'un lourd cynisme, et rappelait incontestablement le père Thierry dans ses pires moments. Des larmes apparaissaient en même temps à ses yeux. Il se maudissait de son impuissance. pourtant, la seule manière dont il arriva encore à réagir, c'était agir à l'inverse de sa personnalité, comme pour se protéger :

"Ne peux-tu pas faire quelque, toi, la mome ? Au lieu de crier, va donc chercher de l'aide !"