[10 septembre, après-midi] Sur le chemin du retour [Terminé]

Une lumière tournoya dans les yeux de Tristan pris dans la danse de ses risettes. La petite Grâce tendrement accueillie sur ses genoux put ressentir les tressautements amusés du garçon. Sa voix guillerette chantonna pour elle :

-- Et on embarque Mam'zelle ! C'est parti ! Ta ga da ta ga da ta ga da ta ga da...

Il rythmait des sautillements de ses jambes tout en imitant ainsi la marche tranquille d'un cheval. A travers les rues étroites, le singulier duo s'attira des regards curieux voire fascinés. Glissaient sur eux les pupilles envieuses d'autres mômes croisant la princesse et son destrier roulant. Des rires attendris tintinnabulaient çà et là. Les roues serpentaient de façon à amuser la fillette quand la taille des pavés le permettait.
Enfin, ils arrivèrent aux abords de la fromagerie. Tristan regarda Grâce comme pour l'inviter à sortir l'argent que lui avait confié sa mère, puis l'inviter à faire son choix. L'infirme salua timidement le marchand qui tenait la boutique riche de senteurs et de consistants pâtes aux mille formes. Il s'oublia à sourire devant toutes ces odeurs porteuses des promesses de bons repas.

-- B'jour M'sieur.

-- Bonjour... Euh... Dis-moi, rétorqua le commerçant soudain plus sévère, tu n'es pas l'esclave qu'on vendait tout à l'heure chez Greeglocks ? Que fais-tu là avec cette petiote ?

-- B'en, je... Mon maître m'a affecté au service de sa sœur, pour garder ses enfants.

Il resserra gentiment ses mains aux épaules de Grâce :

-- J'accompagne Mam'zelle pour ses achats.

Grâce s'amusait beaucoup, insouciante de faire des envieux. Elle retrouvait les joies de la rue. Toutes ces semaines de voyage avaient été amusante au début mais la ville, ses rues et son tumulte lui avait manqué. Quand le moment fut venu, elle sortit ses sous après avoir salué elle aussi le marchand. Elle regarda attentivement les prix, puis s'arrêta sur un bon morceau de brie qu'elle jugea assez grand pour toute la famille et surtout à la portée de son budget. Elle entendit alors le marchand gronder. Elle prit sur elle de défendre le garçon.

- Tristan il fait aussi partie de la famille maintenant monsieur ! Un part de brie s'il vous plaît.

À la maison, Irène laissa Alexandre se reposer un peu. Elle prit alors la robe que la jeune fille lui avait laissée en début d'après midi. En effet, le tissu n'était pas encore usé, au contraire des bords. Irène les examina rapidement avant de saisir un peu de dentelle, du fil et une aiguille. Puis elle commença tranquillement son ouvrage. Son air fatigué avait disparu, remplacé par une sérénité que rien ne paraissait pouvoir ébranler.

Tristan soutint Grâce, toujours sur ses genoux, le temps que celle-ci donne les sous au commerçant. Ce dernier haussa un sourcil étonné devant la considération offerte à cet esclave en tant que membre de la famille. Il répondit d'un sourire flou avant d'apporter un beau tronçon de brie à l'enfant.

-- Et voilà pour la demoiselle !

L'homme avait pris soin d'emballer le fromage. Tristan le remercia d'un petit hochement de tête puis, d'un regard, consulta Grâce pour la suite des opérations. Le garçon invalide planait presque, tout heureux de l'affection qu'on lui portait et de ce moment de jeu qui venait d'enthousiasmer autant la fillette.

Grâce offrit un grand sourire au marchand.

- Merci !

Elle compta ensuite les sous. Elle préférait qu'il en reste. Sa mère disait toujours qu'il ne fallait pas tout dépenser en une course. Cependant, elle avait bien de quoi faire et évalua qu'il lui restait de quoi prendre une petite saucisse qu'il pourrait partager entre eux tous, en coupant bien. Elle se résolut en se retournant vers Tristan.

- Dis, il y a une boucherie par ici ?

-- Une boucherie ?

Il réfléchit un instant pour se remémorer l'échoppe la plus proche et le plus sûr moyen d'y accéder. D'un dynamique coup du bras, il fit valser son fauteuil dans un quart de tour et s'engagea dans une ruelle où des passants les observaient encore. Une lueur plus chaleureuse s'installait dans le regard de Tristan, qui reprenait confiance et espoir en sa nouvelle situation : qui de Grâce ou de lui se sentait le plus protégé était une chose ardue à dire. Bientôt, il arriva aux abords d'un étal de viandes derrière lequel des apprentis s'affairaient à découper des quartiers de bœuf. Tristan se perdit dans une trouble contemplation de la bête sur son chevalet. L’enchevêtrement de ses nerfs à vif en pavillons de viande saignante le frappait toujours et lui prenait tous les sens. Mystères de vie et de mort.

Grâce rit encore des acrobaties que Tristan réalisait avec son fauteuil. Arrivée à l'étale, elle n'eut cependant pas ses considérations philosophiques et jeta son dévolue sur une belle saucisse à un très bon prix. Elle leva des yeux pétillants vers le vendeur.

- Bonjour ! Cette saucisse là s'il vous plaît !

Le marchand servit la fillette avec un large sourire. Tristan reçut entre ses bras la saucisse bien emballée, à côté du consistant tronçon de brie. Il remercia le boucher du bout des lèvres et laissa Grâce payer sa commande. Le fumet de le venaison caressait les narines du petit infirme. Il chuchota à la demoiselle :

-- Eh b'en on va s'en faire un bon repas ! Quoi d'autre ?

Grâce paya avec un large sourire et un remerciement. Elle hocha la tête, considérant que sa mère serait fière.

- Oh oui, on va bien manger ! On peut rentrer à la maison maintenant !

-- Parfait M'dame ! Eh b'en roulez jeunesse, à nous la bonne mangeaille ! Brrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr

Sa voix s'étira dans un rire amusé alors qu'il mimait le roulis serré d'un lourd véhicule. Le joyeux duo s'en retourna vers la maison d'Irène. Tristan prenait grand soin de cacher les denrées, tant il savait pour avoir lui-même été voleur que des vagabonds pouvaient surgir de n’importe quel tournant pour leur arracher leur pitance. Le garçon se fit moins pressé, plus prudent qu'à l'aller. Grâce ne devait pas risquer de chuter, ainsi ballottée par les pavés.
Bientôt, la demeure d'Aubeville apparut et Tristan toqua.

-- C'est nous, Irène !

Alexandre était resté assis dans sa chambre tout le temps de l'absence de Tristan et de Grace pendant qu'Irène effectuait un travail de couture. Il l'observait de temps en temps manier les aiguilles. Elle allait drôlement vite. Sa mère n'aimait pas cela coudre ou repriser. De toute manière, elle n'en avait pas besoin. Son père adoptif détestait l'idée de porter un habit qui aurait été raccommodé. Pour lui, cela aurait été ressembler à un miséreux : il avait de l'argent, de bons revenus, il pouvait se permettre de renouveler régulièrement sa garde-robe.

Tristan et Grace finirent par revenir. il entendit frapper et surtout la voix de son ami à travers la porte. Il sourit, timidement.

"Entre donc ! "

Grâce riait de tout son soûl, veillant cependant à ne pas gâter la viande. Tristan l'avait caché. Elle ne comprenait pas encore pourquoi, mais lui faisait confiance. Peut-être pour se prémunir des voleurs. En tout cas, elle profita de ce moment. Elle pensait un oncle. Maintenant qu'elle y pensait, elle se souvenait un peu de lui, en grande partie parce que c'était des frères de sa mère celui qui ressemblait le plus à Irène. En physique en tout cas. En tout cas, pour l'instant, elle n'en gardait pas un bon souvenir. Sa mère pestait souvent contre lui, à cause de ses idées. Grâce secoua la tête. C'était là des préoccupations de grandes personnes.

Arrivés chez eux, Grâce sauta au bas du fauteuil puis rentra, ouvrant la porte grand pour permettre à Tristan de passer. Irène à sa couture releva la tête avec un sourire. On pouvait déjà voir que la robe naguère défraîchie retrouvait un peu d'éclat avec la délicates dentelles et qu'Irène esquissait déjà des broderies très élégantes, dignes des tissus orientaux. Elle releva la tête avec un sourire en voyant entrer les deux jeunes gens.

- Alors, vous avez trouvé de bonnes choses ?

Grâce alla présenter toute fière les pièces qui lui restait.

- Oui ! On a pu prendre de la saucisse et du brie !

Irène sourit une nouvelle fois en caressant les boucles de sa fille.

- C'est très bien. Tu as raison, nous allons faire un peu la fête ce soir. Après tout, nous l'avons tous mérité.

Le cœur du garçon fondit à la voix douce de son ami qui l'invitait à entrer. Il se baissa pour aider Grâce à descendre de ses genoux sans complication et la remercia quand elle lui ouvrit grand la porte. Demeurant dans l'embrasure de l'entrée, Tristan observa le fin travail d'aiguille mené par Irène en leur absence.

-- C'est beau ! souffla-t-il devant les dentelles venues redonner tout son éclat à la robe raccommodée.

Il s'avança puis remit les denrées à Irène.

-- Tenez ! Et pour sûr, on va tous avoir besoin de bien manger ce soir.

Tristan gardait une expression tendre, irradiée par tout l'amour qu'il sentait au sein de ce paisible foyer. Une ombre demeurait cependant au tableau : le cardinal reviendrait, c'était certain. Peut-être même dès le lendemain, puisque l'homme avait promis de garder toujours au moins un des deux esclaves avec lui. Alexandre et lui seraient à nouveau séparés. D'un revers de main, Tristan choisit de chasser ces craintes et de profiter de la fin de cette journée. Ses yeux ambrés revinrent se poser sur Alexandre, assis à l'autre bout de la pièce.

-- Est-ce que ça va mieux ?

Alexandre observa Tristan qui venait de rentrer et contemplait l'intérieur de la boutique avec un mélange de surprise de de bonheur. Finalement, tous ces événements n'étaient peut-être pas si mauvais. Grâce à ce qui paraissait un coup du sort, son ami avait enfin trouvé un foyer confortable, où personne ne le maltraitait. Un signe du destin ? Peut-être.

Quand Tristan lui adressa la parole, Alexandre tourna la tête et répondit :

"Ca va. Mais je suis toujours fatigué. Mon corps est vraiment à sa limite. Demain, il faudra que je reste au lit. Peut-être même pour deux jours."

Irène sourit au compliment de Tristan.

- C'est gentil. C'est mon plus jeune frère, Paul qui m'a rapporté les motifs de ses voyages.

Elle prit avec reconnaissance le fromage et la saucisse et pensa soudain qu'il faudrait qu'ils restent en bas. Tristan ne pourrait pas monter... Et cette nuit non plus. Elle posa son ouvrage, soucieuse. Elle se décida à débarrasser une vitrine pour installer au moins de quoi manger. Irène se pencha alors vers Grâce.

- Tu veux bien aller chercher quatre assiettes ma chérie ?

La fillette s'exécuta aussitôt, revenant très vite. Irène songea qu'il faudrait donc aussi descendre une paillasse pour Tristan. Ils n'avaient pas vraiment le choix... Elle s'occupa de préparer la table de fortune, avec ce que Grâce avait ramené. Lorsque la disposition lui parut satisfaisante, elle fit signe aux garçons d'approcher. Lorsqu'elle les entendit, elle eut une idée :

- Peut-être qu'il faudra que nous allions chercher un médecin demain. Il pourra voir si vous allez bien et moi aussi par la même occasion.

Pendant que Grace dressait le couvert, Alexandre se releva et avança lentement, les jambes flageolantes, pour s'asseoir sur la chaise la plus proche autour de la table. Son estomac grondait de plus en plus fort. Son regard e posait sur la saucisse, le pain et le fromage.. Il en bavait presque.

Soudain, il sursauta quand Irène évoqua la possibilité d'appeler un médecin. Son corps entier se raidit, ne se rappelant que trop des quelques traitements que son père avait essayé sur lui pour corriger son infirmité selon les bons avis des professionnels de santé. Bains d'eau glacé, les membres ligotés la nuit, port de chaussures grossières... Cela avait bien plus prétexte à dépouiller son père que le soigner. de vrais bourreaux !

Terrifié, il ne put retenir un cri :

"NON ! Pas... médecin !"

Il tenta difficilement de se calmer puis ajouta :

"Ca ira bien, je vous assure ! J'ai juste besoin de repos ! Rien de plus ! N'appelez pas de médecin !"

Le corps tremblant de tous ses membres, Alexandre baissa la tête. Il se demandait si ce ne serait pas mieux finalement de suivre le cardinal plutôt que de voir un autre de ces charlatans.

Tristan s'était empressé de venir auprès d'Irène et Grâce une fois la table dressée. Il mit la main à la pâte pour aider à disposer les assiettes, les verres et couteaux. De nouveau, il huma avec délectation la saucisse, le pain et le fromage au centre des couverts. Il battit des mains et clama :

-- On va s'régaler !

Tristan s'installa, adressa un clin d’œil à Irène à ses explications quant à la provenance de ces jolis tissus. Il observa plus en détail les fines dentelles et souffla, plein d'admiration :

-- Au moins, ce frère-là vous fait profiter de ses voyages et de sa gentillesse.

Il sursauta aux plaintes d'Alexandre concernant les médecins. Tristan ne comprenait pas bien. Ces gens étaient doctes et leur travail consistait à soigner. Pourquoi en avoir tant peur ? L'infirme regarda son ami et demanda :

-- B'en... Qu'est-ce qu'il y a ? Le docteur, y sera là pour qu'on aille mieux. C'est quoi le problème ?

Bien loin de l'apaiser, Alexandre trembla encore plus suite à l'intervention de Tristan. Il continuait à revoir tous ces traitements subis enfant, qui avaient été plus proches de la torture que des soin. Il murmura, serrant ses mains autour de ses bras, claquant des dents :

"Non ! Les médecins... Les médecins veulent pas soigner. Ils... Ils veulent juste prendre des sous, surtout si le client a de l’argent, beaucoup d'argent. Et si leur patient est infirme... Si leur patient est infirme..."

Il ne parvint pas à poursuivre. Dans son esprit se succédaient toutes les horreurs autrefois subies jusqu'au moment où sa mère avait réussi à persuader son père adoptif d'arrêter cela, que les médecins ne faisaient que l'arnaquer.

Irène sourit aux remarques de Tristan.

- Tous mes grands frères sont adorables... il n'y a que Matthieu... mais au fond, je ne sais si c'est vraiment de sa faute. Notre grand-oncle l'a pris très jeune, en fondant beaucoup d'espoir en lui. Et Dieu seul sait qu'il pouvait être dur... seulement Matthieu l'admirait et a fini par totalement le suivre. Et même après la mort de notre grand-oncle, il est resté avec ses idées bien arrêtées en tête.

Irène et Grâce sursautèrent elles aussi au cri d'Alexandre. Irène secoua la tête, tentant de le calmer. Cette agitation ne ferait qu'effrayer Ludovic. Grâce se rangea aux côtés de Tristan, ses petites mains sur ses hanches.

- Il a raison Tristan. C'est bête d'être médecin et de pas savoir soigner.

Irène mit une main sur l'épaule de sa fille. Elle connaissait en effet certaines personnes qui feraient honte à la profession. Si Alexandre en avait connu, surtout ces stupides oiseaux qui expérimentaient tout et n'importe quoi avec des infirmes, il avait de bonnes raisons.

- Ce n'est pas bon de généraliser... tous les médecins ne sont pas vénaux. Mais si tu ne tiens pas à une visite, je ne t'y forcerai pas.

Elle parla alors en direction de Tristan.

- Un ancien médecin de chez moi s'est installé ici, il m'a envoyé son adresse quand je suis partie. C'est lui qui m'avait assisté pour la naissance de Grâce. C'était aussi un ami du père Jacques, le prêtre de notre paroisse. Aussi, il est très raisonnable et respectueux.

Son argumentaire visait aussi indirectement à peut-être convaincre Alexandre. Mais quoiqu'il en soit, elle ne le forcerait pas, elle l'avait promis. Grâce, bien innocement en rajouta d'ailleurs :

- C'est vrai ! Mère dit qu'il se débrouille très bien et que c'est un des meilleurs médecins du pays !

Malgré les explications de Irène qui se voulaient rassurantes, les mots ne suffisaient pas à apaiser Alexandre. Ces angoisses étaient bien trop fortes, alimentés par tous ces cauchemars qu'il avait si souvent fait et qu'il lui arrivait parfois de refaire. Nerveusement, il secoua la tête.

"J'ai pas besoin, oui. Mon corps a juste besoin de repos. Rien de plus."

Pour une fois, il oublia toute politesse, désireux de fuir le sujet et s'empara d'un morceau de formage pour l'avaler goulument.

"Mangeons plutôt. La nourriture ça, ça ramène des forces."

Sa main amicale se posa un instant à l'épaule de Grâce. La fillette et sa mère avaient sans doute raison : tous les médecins ne se résumaient sans doute pas à des charlatans. Alexandre insistait cependant pour ne bénéficier que d'un bon repos. Tristan préféra ne pas relancer : son ami était libre de ses choix et, sans doute, avait-il connu de mauvaises expériences avec des docteurs. L'on racontait que certains saignaient abusivement ou tentaient tout et n'importe quoi pour soigner les invalides. Ses yeux se posèrent avec douceur sur Alexandre pour accueillir sa décision sans jugement. Il répondit plutôt à Irène pour changer rapidement de sujet :

-- Heureusement alors, pour vos grands frères... Et sur Matthieu.... b'en... c'est pour sûr pas étonnant c'que vous dites. Si on l'a élevé comme ça...

Il soupira. Soudain, Alexandre plongea abondamment les mains dans la nourriture, occasionnant une mine surprise à Tristan. Ne fallait-il pas attendre et dire un bénédicité ? Irène semblait tellement pieuse. Penaud, il regarda la mère de famille, attendant de savoir s'il pouvait se servir.

Irène n'insista pas, sentant le sujet tendu. Elle hocha simplement la tête à la réponse de Tristan sur sa réactions concernant ses frères. Il était malheureusement trop tard et s'ils avaient bien un seul point de caractère en commun, c'était d'être butés. Grâce quant à elle fut choquée lorsqu'Alexandre prit le formage sans réciter de prière.

- Mais mais... Il faut remercier Marie et Jésus pour le repas avant de manger !

Irène fut tentée de rire en voyant sa petite si autoritaire, les poings sur les hanches. Seulement, elle se contenta de regarder Alexandre, sans toutefois trop de reproche.

- Nous faisons toujours une prière à la maison avant de manger.