[10 septembre, après-midi] Sur le chemin du retour [Terminé]

En prenant conscience de l'étourderie provoquée par son désir de clore la conversation, Alexandre devint cramoisi et lâcha le couteau qu'il avait utilisé pour couper le fromage qui résonna sur la table. Il se confondit en excuses.

"Pa... Pardon ! J'avais faim ! Je... je suis désolé !"

Il se souvint alors que Irène ne supportait pas les excuses et se sentit encore plus gêné.

"Euh non ! Je ne voulais pas dire ça ! Mais euh.... Enfin je ne voulais pas faire ça ! Je ne voulais pas dire ça !"

Le regard baissé, le jeune homme ne savait décidément plus où se mettre, ni quoi dire.

La vive réaction de Grâce, déjà très affirmée dans les bonnes manières et la propension à se faire respecter, amusa Tristan. Il ressentit cependant le nouveau malaise d'Alexandre et ne sut trop comment y réagir hormis par une mine amicale, lé tête légèrement penchée vers lui. Sans mot dire, il joignit les mains et attendit donc que la maîtresse du foyer prononce sa prière. Alexandre et lui auraient tout le temps de se régaler ensuite.

Irène leva les mains pour mettre fin à cette ambiance gênante.

- Tout va bien, ce n'est rien. Allons Grâce, ma chérie, à toi.

Grâce hocha la tête, joignant les mains sur la table. Irène fit de même en fermant les yeux.

- Nous remercions la Sainte Vierge pour remplir nos plats. Nous remercions le Seigneur d'avoir accompagné Tristan et Alexandre à notre maison. Et nous prions Dieu et Marie pour que la maison et ceux qui l'habite se portent bien.

Elle rouvrit les yeux, avide d'avoir l'approbation de sa mère. Irène acquiesça en lui donnant un baiser sur le front.

- C'est très bien Grâce et maintenant, à table.

Irène prit un couteau et coupa le fromage, la saucisse et le pain qu'il leur restait en parts égales qu'elle dispersa dans les assiettes. Elle donna ensuite le signe aux garçon d'attaquer.

Le cœur de Tristan se blottit dans l'infinie douceur de la prière prononcée par Grâce, et dans laquelle Alexandre et lui recevaient une place. Du bout des lèvres, presque honteux de troubler le moment et le silence, le garçon prononça un reconnaissant :

-- Amen.

Il se signa puis entama son repas quand Irène en donna l'autorisation. Ses yeux se posaient de temps en temps sur Ludovic, installé près d'eux. Tristan lui tendait la main, ou un doigt, pour l'amuser entre deux bouchées qu'il prenait. Pour la première fois il découvrait ce que pouvait être la chaleur de frères et sœurs. L'émotion le prit et alluma plus encore ses pupilles qui ce soir brûlaient de tout goûter du monde.

Irène mangea avec bon appétit, prenant conscience que cela lui faisait du bien, à elle et au bébé. Elle ne pensait même plus à Matthieu. Grâce lançait des regards joyeux aux deux garçons, toute contente d'avoir maintenant deux frères pour la protéger. Elle remarqua d'ailleurs comme sa mère que Tristan paraissait beaucoup aimer la vie de famille. Irène était attendrie par son attention envers Ludovic. Voyant tout de même que le silence pesait sur la table, elle se tourna vers Tristan.

- Au fait... je suis désolée, la maison n'est pas grande... et la chambre est en haut. Je pense qu'il va falloir que tu dormes en bas, l'escalier est malheureusement trop étroit pour toi et je ne suis pas sûre de réussir à te porter. Je suis vraiment désolée, mais je te promets de te donner la meilleure paillasse que je puisse trouver, d'accord ?

Peu à peu, Alexandre mangeait lui aussi bon appétit et se mettait même à dévorer sa part. Son estomac se satisfaisait de se remplir enfin. Il suivit en même temps la conversation et réalisa que lui aussi non plus pour cette nuit ne pourrait pas monter l'escalier. Son corps en serait incapable.

"Moi non plus, Irène je ne pourrais pas monter. Mon corps.. Mon corps sera trop fatigué. Mais on pourra dormir dormir sur la même paillasse ! On ne prend pas trop d'espace, après tout !"

Le jeune homme évita de croiser le regard de Tristan. Une nuit ensemble, partagée de manière si intime.. Qu'est-ce que cela allait encore réserver à son corps ? A cet instant, à la perspective de lui et Tristan blottis l'un contre l'autre, son sexe gonfla. Gêné, il baissa le regard vers son assiette.

Le fromage parfumé raviva les papilles de Tristan. Un temps, il en oublia tout le reste et savoura chaque bouchée de ce repas. Le brie, puis ce saucisson aux herbes fines entre deux croquantes bouchées de pain. Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas profité de nourriture comme celle-ci ! Le dîner simple lui semblait un festin.

Quand Irène et Alexandre évoquèrent l'aménagement des matelas pour la nuit, il sourit :

-- Oh mais y a aucun problème, j'dormirai où vous voulez ! Et Alex, pour ma par j'vois pas d'inconvénient à ce qu'on passe la nuit sur la même paillasse. Ce s'rait pas chouette que tu t'épuises à monter...

Après les ultimes portions de son repas, il joua à faire apparaître et disparaître entre ses doigts fins quelques pépins devant les yeux amusés de Ludovic et Grâce. Ainsi cela divertirait-il la petite famille de al pesanteur qui malgré tout régnait encore sur ces lieux.

-- Oh !

Tristan poussa ce petit hoquet de surprise et interrompit derechef ses tours de passe-passe à la vue d'Alexandre, effondré, définitivement abattu par l'épuisement. Lui aussi commençait à sentir la fatigue pulser dans ses membres et plomber ses paupières. Il s'approcha de son ami et lui prit les épaules pour au moins le redresser, et l'appuyer contre sa poitrine le temps qu'Irène mette en place le matelas et puisse l'allonger.

Irène entendit les arguments. Elle hocha la tête.

- Bien sûr, je comprends. Je vais descendre la paillasse.

Elle laissa les enfants terminer leur repas. Elle en avait déjà fini. Irène épousseta un peu sa robe puis monta aussi rapidement que le lui permettait son état. Elle redescendit tout aussi rapidement, avec une paillasse, bien rembourrée puis monta de nouveau pour prendre deux couvertures bien chaudes. Elle regarda avec amusement Tristan faire ses tours aux enfants. Ludovic riait en agitant ses mains et Grâce battait des mains en en demandant toujours plus. Ils virent alors Alexandre tomber. Irène secoua la tête alors que Grâce clignait des yeux, choquée.

- Bon, je crois qu'il est temps. Tout le monde au lit !

Grâce descendit de table et monta, en prenant Ludovic dans ses bras. Irène quant à elle prit Alexandre des bras de Tristan avec un petit hochement de tête, lui essuya le visage puis le porta jusqu'au lit. Elle l'allongea avec précaution puis abattit une couverture sur lui. Irène se retourna ensuite vers Tristan.

- Allez, à ton tour. Il te faut de l'aide ?

Malgré l'épuisement, Alexandre gardait encore conscience. Seul son maudit corps refusait désormais de répondre. Il sentit alors Tristan le relever et l'approcher près, si près de sa poitrine, et en devint tout rouge. Au moins, pour une fois son infirmité le rendait heureux en lui évitant de faire une énième bêtise. Il se sentit ensuite soulevé par Irène et déposé dans la paillasse dressée à son intention. Il sourit timidement puis murmura du bout des lèvres :

"Merci..."

Sa tête se tourna ensuite, évitant de regarder Tristan qui bientôt allait être allongé si près de lui. Il redoutait déjà la nuit. Néanmoins, avec sa fatigue, il s'endormirait vite. Il n'y aurait pas de problème.

Ses bras se rouvrirent avec une lente précaution pour laisser Irène prendre Alexandre contre elle et l'emmener au lit. Tristan à son tour quitta la table. Il s'essuya les mains, tourna la tête vers Grâce et Ludovic pour dire un joyeux :

-- Bonne nuit, tous les deux.

Le garçon rejoignit Irène et accueillit sa proposition avec un énergique hochement de tête.

-- Tout va bien, merci beaucoup Irène. J'ai l'habitude de m'descendre du siège et d'jouer aux contorsionnistes.

Il laissa tinter un petit rire, avant de s'accrocher au mur pour onduler du bassin et du dos jusqu'à ce que ses genoux touchent le matelas. Il put alors s'y laisser tomber. Ses mains prirent soin d'amortir la chute sans risquer de frôler Alexandre. Le garçon releva une dernière fois la tête vers Irène et souffla :

-- Bonne nuit. Merci pour tout.

Dans un soupir de soulagement, tous ses muscles se détendirent enfin sur la paillasse. Bras et jambes recroquevillés comme Tristan avait l'habitude de le faire, il se blottit sous la couverture tendrement remontée sur les deux garçons. Tristan sentit la douce tiédeur du corps de son ami tout près du sien. Alexandre dormait déjà. Lui-même ne tarda pas à le rejoindre au creux d'un lourd sommeil, après une dernière pensée allant à Lénius. Il reverrait vite Lénius. Il s'en fit la promesse. Cette affreuse journée qui se terminait ne demeurerait qu'une page cauchemardesque vite tournée et, même si on avait marqué à vie son épaule du sceau de l'esclavage, sa situation ne serait pas si terrible. Irène, Thierry et Lénius veillaient sur eux deux.

Les brumes du sommeil se dissipèrent sur une douce chaleur qui venait envelopper Tristan. Il émergeait, tranquille. Il battit des cils et s'essuya les paupières avant de redécouvrir les murs de la maison d'Irène. Ses membres détendus lui semblaient reposer sur un petit nuage cotonneux. Le garçon poussa un petit couinement d'aise puis, en voulant s'étirer tel un chat, il sentit sa main enveloppée dans celle d'Alexandre. Tristan sourit. Ses doigts caressèrent ceux de son ami en signe de son éveil et en guise de "bonjour". Il rejeta la tête en arrière et la secoua de façon à dissiper les dernières vapeurs. Quelle nuit ! Il avait accumulé tant de fatigue qu'aucun rêve, aucune vision ne lui restait en mémoire. Seule le sommeil réparateur prodiguait encore ses effets salutaires.

-- Salut Alex, murmura-t-il. Bien dormi ? Tu vas mieux ?

Les doigts de Tristan chatouillaient doucement la peau de la main d'Alexandre et le faisait sourire. Dans sa poitrine, son cœur s'accélérait. Il savourait la tendresse, se laissant faire. Ne pas l'effrayer, ne pas brusquer. Si Tristan voulait plus, ce serait à lui de le montrer.

"Oui, j'ai passé une très bonne  nuit. Mais mes muscles... Ils sont toujours raides, dur à bouger. J'ai vraiment besoin de rester couché aujourd'hui. Mais ça ne durera au pire que deux jours. Autrefois, quand j'étais plus jeune, ça pouvait mettre une semaine. ça rendait mon père malade. Mais comme il pouvait pas se défouler sur moi, il..."

Les souvenirs douloureux revenaient en mémoire.  Il réentendait les cris de sa mère, couché dans le lit de sa chambre. Elle finissait par tomber au sol. Son père adoptif continuait à frapper de son ceinturon malsain. Elle hurlait. Elle hurlait et cela lui arrachait le cœur. Il en pleurait en même temps que sa mère criait et se débattait. Au bout d'un moment, les cris et la violence s'interrompaient. Il savait cependant que cela signifiait : il venait de la saisir par les cheveux, la tirait en arrière pour la traîner dans le lit conjugal. Sa mère n'émettait plus aucun son. Elle subissait les ardeurs de son mari qui repartait ensuite ouvrir  satisfaction dans la librairie. Alexandre entendait ensuite sa mère pleurer mais lui ne pouvait se lever pour la réconforter, cloué au lit à cause de son corps. Au fil de ses souvenirs, des larmes perlèrent à ses yeux.

"C'était un monstre... Il..."

Irène sourit aux remerciements des deux garçons. Elle laissa Tristan faire et s'en alla sur la pointe des pieds pour ne pas éveiller les jeunes gens qui s'endormaient déjà, après avoir pris les assiettes et son ouvrage de couture. Elle monta, trouvant Grâce déjà bien installée dans le grand lit, chantant leur chanson à Ludovic. Irène joignit sa voix à la sienne en contemplant ses tous petits. Dieu lui avait fait un cadeau extraordinaire en leur personne, un don du Ciel. Grâce tombait déjà un peu de sommeil. Elle chuchota alors qu'elle s'assoupissait.

- Il faudra dire au père Thierry de chanter notre chanson... Au baptême.

Irène acquiesça, la laissant partir dans les bras de Morphée. Elle prit son bébé et le nourrit avant de le coucher lui aussi. Le baptême... Ce serait dans deux jours. Mathieu vendrait-il les réclamer avant ? Elle espérait l'avoir dissuader mais connaissait son frère. Elle secoua la tête pensant soudain que demain, il y aurait Juan. Elle sourit à cette perspective. Il pourrait prendre son parti contre Matthieu. Il l'écouterait peut-être davantage. Tout en songeant à cela. Irène reprit son ouvrage de couture. Cela lui procura une grande détente. Elle l'acheva non sans satisfaction. Si elle réussissait cela, le bouche à l'oreille ferait connaître sa boutique. Elle ferait peut être enfin des revenus, elle qui n'avait presque rien dégagé en deux jours. Il allait bien falloir pourtant. Silencieusement, au bord du lit, elle pria Marie avant de dormir de veiller sur sa petite famille et de lui venir en aide dans les prochaines jours. Elle leva les yeux vers la petite statue dans une corniche. Celle qu'Antoine avait commandé à un prestigieux sculpteur italien, peu après leur mariage. Il l'avait ramené à sa jeune épouse après son long voyage. Les larmes montèrent aux yeux d'Irène. Comme il lui manquait... Elle finit par se coucher, prenant sa fille qui dormait déjà dans ses bras. Puis elle sombra à son tour.

De noires nuées sur le retour. Alexandre était hanté par les souvenirs encore trop douloureux de son père adoptif. Il ne pouvait même pas les verbaliser mais Tristan crut les ressentir. Le souffle des cendres dans sa gorge. Une silhouette de femme meurtrie sous des coups battants. Tristan ravala bruyamment des larmes qui lui venaient. Il se rapprocha d'Alexandre et posa doucement ses mains encore moites autour de ses épaules.

-- Sssssssh... Maint'nant au moins il est loin d'toi. Et j'espère qu'le Ciel en libérera vite ta mère. Elle mérite pas.

Alexandre n'avait même pas parlé de sa maman mais Tristan l'avait entrevue dans l'une de ses intuitions. Il en trembla et son ami pourra ressentir ses frémissement sur son corps. Le garçon finit par s'éloigner, pour ne pas gêner son acolyte. L'infirme s'étendit de tout son long et s'étira enfin. Il inspira l'air frais du matin et attendit qu'Irène et ses enfants descendent.
Soudain, il eut une idée. Tristan s'assit sur la paillasse, attrapa son fauteuil non loin et se dressa péniblement jusqu'à atteindre l'assise. Une fois bien calé, il empoigna ses roues et avança vers le petit espace où Irène stockait ce qu'elle possédait le peu de nourriture qu'elle possédait depuis son installation. L'envie lui était venue de préparer une surprise à la famille. Tristan fouilla ici et là et dénicha de fines tranches de pain, un peu de lait et de miel. Il mit la table pour un petit déjeuner, disposa des morceaux de pain dans des assiettes. Le garçon versa un doigt de miel dans une cuillère. Puis en penchant très doucement celle-ci, juste assez pour faire couler un simple filet de ce doux nectar, il esquissa sur la première tranche une rose d'un simple trait, rose comme le nom de cette boutique ; sur la suivante apparut un chat, il serait pour Alexandre ; la troisième fut parée d'une couronne pour la princesse. Ceci fait et le lait mis dans des verres, Tristan revint dans son lit où il se blottit une dernière fois dans la chaleur du drap avec des gestes félins. Il ronronna.

Irène s'éveille avec Ludovic, bien avant tout le monde. Elle resta avec lui, bien réveillée le temps que le soleil se lève et Grâce avec. Elle songeait à Juan, espérant qu'il trouverait où se loger. Avec les garçons et ses enfants, la maison commençait à devenir étroite. Lorsque Grâce se leva en baillant Irène sourit. Elle la laissa se réveiller puis descendit avec Ludovic. Elle trouva avec surprise la table montée, alors que les garçons étaient encore couchés. Grâce bondit vers les mets qui semblaient sortis d'un rêve.

- Mère, mère, regardez ! La Vierge est venu chez nous cette nuit !

Irène sourit mais restait tout aussi étonnée, surtout avec les dessins dans les verres. Elle crut soudain entendre un chat. Elle fixa sa fille avec un air faussement accusateur.

- D'accord, où as-tu caché ces chatons Grâce ?

La petite leva le nez de son verre qu'elle admirait, la mine étonnée.

- Mais mais... Je n'en ai pas trouvé ! Je vous jure mère, c'est vrai !

Les mains de Tristan apaisèrent l'esprit d'Alexandre. Il sentait à travers le réconfort, accompagnée de ses paroles pleines de tendresse. Sa mère.. Non, elle ne méritait rien de tout ceci.

"Non, elle mérite pas.. Même si elle a fauté avec mon père, même si elle a été voir ailleurs.. Tout ça, ça mérite pas tout ça."

Brusquement, Tristan se retira et Alexandre ressentit son absence comme un grand vide. Sa main chercha vainement le corps de son ami, tâtonnant la paillasse encore chaude mais inhabitée. Sa tête se tourna mais il n'arriva pas à distinguer les gestes. Seules ses oreilles percevaient des sons mais son cerveau ne les comprenait pas. Finalement, Tristan revint se blottir contre lui, à nouveau, et le bonheur l'envahit. Il étendit le bras et l'enlaça tendrement. Sa tête se cala contre son épaule. Pas à pas, ses mains s'enhardissaient à descendre vers sa poitrine et à prodiguer de légères caresses.

Enivré par la découverte euphorisante de ses  sens, il n'entendait ni Irène ni sa fille descendre et discuter. Son attention se focalisait entièrement sur Tristan. Sa bouche se posa alors sur la joue du petit infirme et y déposa un baiser.

"Je t'aime."

Les mots étaient sortis seuls. Dans un murmure.

Le souffle chaud d'Alexandre accueillit Tristan à son retour dans le lit. En échange de ce don, il s'ouvrit aux caresses de ses mains le long de sa poitrine. Il les laissa faire et inspira un lent filet d'air qui exprima son plaisir. Tristan s'abandonna aux sensations toutes nouvelles, grisantes comme une vague roulant le long de sa chair. Il sourit. D'un sourire tremblant tel qu'il n'en avait jamais eu, plein de la fragilité d'un bouton en éclosion avec la levée du jour. Il ne comprenait pas. Mais nul besoin de comprendre durant ces moments. Simplement de ressentir. La réflexion aurait bien le temps d'arriver plus tard. La respiration de Tristan vint s'entremêler à celle d'Alexandre alors qu'enfin, il se rapprochait au plus près. Poitrine contre poitrine. Son épaule pâle accueillit la tête qui venait y cueillir un infaillible attachement pour les temps prochains. Tristan se blottit au fond de son regard. Il se fondit dans la douceur des petits yeux qui l'aimaient. Se lova sur les lignes rondes du visage ami. Voilà plusieurs jours qu'ils s'étaient soutenus, tout confié, protégés... Et le garçon se délectait à présent des caresses qui venaient, en timides touches ondulant sur la toile fine de sa peau, l'embaumer. A son tour il porta les doigts à la nuque d'Alexandre. Ils remontèrent dans ses cheveux avant de redescendre, du bout des ongles avec la fragilité d'une brise, le long des tempes, des joues, de la gorge, du dos. C'était doux comme une danse.
Vinrent ses mots. Si simples et pourtant grands de leur mystère pour le petit infirme. Aimer, c'était quoi exactement ? Il ne savait pas bien. Rien de sa vie ne s'était passé ordinairement et le langage articulé lui restait bien plus obscur que celui du corps. Si aimer signifiait se sentir compter entièrement pour quelqu'un et en retour se bercer de bonheur par sa seule présence devenue indispensable, une présence pour laquelle on sacrifierait tout... alors oui, peut-être bien que Tristan aimait aussi.
Sa première réaction aux paroles chuchotées fut le clapotis de quelques larmes qui perlaient. Pleurs de joie, de soulagement ou de pure émotion, le garçon ne saurait dire. Nulle tristesse cependant : l'éclat heureux des pupilles ambrées était là pour donner une première réponse muette.

Soudain, Tristan perçut les voix de Grâce et Irène. Que faire ? Ces derniers jours avaient déjà été tellement chargés en émotions... Or Irène était fervente croyante. Comment réagirait-elle à... cela ? Et pour la petite Grâce ? Ne serait-ce pas un trouble inapproprié à une enfant de son âge ? Il ne fallait pas que cela se sache. Pas ainsi. Pas maintenant. Les deux garçons venaient à peine d'arriver dans ce foyer. Aussi la découverte de leurs sentiments devrait prendre son temps pour éclore et n'attirer d'ennuis à personne. Ni décevoir. Raison pour laquelle Tristan ne dit rien. A Alexandre toutefois, il donna à son tour un baiser, du bout de ses lèvres encore humides et chargées de sommeil. Il fut court et sage mais parlant. Puis le doigt de Tristan vint se poser en "chut" sur la bouche du jeune homme.

Tristan se tourna vers Irène et Grâce. Comme ils étaient réveillés, ne pas les saluer n'eut guère semblé poli. Elles se taquinaient au sujet de chatons et prêtaient à la Vierge ses petits dessins. Trop d'honneur. Il rougit. Il battit des yeux et dit dans un rire espiègle :

-- Mais les chatons sont juste là, Irène. Grâce a rien fait, c'est promis.

Ses mains s'appuyèrent au matelas et il s'assit dans un bref grincement après lequel il fut enfin complètement éveillé. En reportant son attention sur Alexandre, Tristan ne put s'empêcher de se demander ce qui adviendrait d'un amour comme cela... On le disait sale. Immoral. Pas naturel. Il en choquerait plus d'un, surtout de la part d'esclaves. La discrétion serait le meilleur parti. Quant à l'immoralité, voilà un certain temps que tout ce qu'on avait appris à Tristan à ce sujet se trouvait ébranlé. Alors l'avenir parlerait. Et la grâce d'une quelconque divinité si celle-ci existait.

Alexandre se plaisait à découvrir toutes ces nouvelles sensations que ses mains et son corps exploraient. Le sourire de Tristan le rendait heureux et lui donnait envie de l'embrasser. il se retint cependant. Il se rappelait du premier en prison et de la surprise aperçue dans ses yeux. Il ne voulait pas revoir cela. Il ne voulait pas forcer. Ses mains continuaient ainsi à courir la peau du petit infirme, à détailler la moindre courbe, à imprimer ses doigts dans un pli du mamelon... Ses bras se levèrent ensuite puis ses mains chatouillèrent doucement la nuque de Tristan.
Dans le même temps, Tristan lui rendait ses caresses. Des larmes de joie et de bonheur perlaient à ses yeux. Il en vit alors dans les yeux du garçon. A cet instant, une envie le saisit. Irrésistible. il s'approcha lentement et posa ses lèvres sur celles de Tristan pour y déposer un court baiser chaste. Ses mains caressaient en même temps ses joues.

"Je t'aime."

Il répétait encore ces mots. Il les répéta plusieurs fois. Ils possédaient tant de force, d'énergie et de pouvoir. Ils le libéraient de tous ces maux, l'aidaient à s'affranchir de ses peurs. Avec eux, avec Tristan, il sentait que plus rien ne pourrait lui arriver.

Soudain, Tristan figea. que lui arrivait-il ? il ne voulait plus ? Une terreur viscérale le saisit. La peur d'être repoussé, de s'entendre dire que son désir était pervers./. A cet instant, Tristan lui rendit un baiser qui lui fit oublier les doutes qui lui venaient. Il vit ensuite son geste puis entendit les voix de la petite Grace et sa mère. Son visage rougit de gêne. Tristan avait raison : mieux fallait être discret. Son père avait passé un procès à le défendre, il n'allait pas encore tout gâcher ! Il s'écarta à regret du corps si tentant de Tristan. Leurs câlins devaient rester secrets. La nuit, par exemple, quand elles seraient couchés, ils auraient tout le loisir de s'aimer encore.

Afin de donner le change, Alexandre se redressa pour s'asseoir dans la paillasse, le dos appuyé au mur pour le soutenir. il adressa un sourire vers Irène et sa fille non loin de là.

"Bonjour !"

Heureusement pour les garçons, Irène admirait la table du petit déjeuné. Grâce quant à elle s'enthousiasma.

- Dites mère, si la Vierge a préparé le déjeuné, c'est peut-être elle qui a aussi mis des chatons dans la maison !

Irène secoua la tête. Quoique, pour une fois, elle ne dirait pas non à des chats, cela permettrait de chasser les nuisibles. Au moins, ce serait moins contraignants que dans leur ancienne maison. Elle se tourna alors vers Tristan qui lui fournissait une réponse. Ils ronronnaient vraiment ? Elle eut un sourire devant ce phénomène curieux.

- Bonjour à vous deux, avez vous bien dormi ?

Elle crut soudain déceler des traces de larmes sur les joues de Tristan. Avait-il pleuré pendant la nuit, à cause de la douleur peut-être ? Oui, il serait bien temps d'appeler un médecin. Elle se dirigea vers leur paillasse, prête à les aider à se lever.

- Bien, alors si le Ciel nous envoie ce déjeuné, il faut bien vite le manger pas vrai ?