Un commerce aux esclaves

La confusion agitait toujours l'esprit malade de Blanche. Un autre noble arrivait, l'intendant insistait... Elle allait perdre ! Elle allait perdre ! Le sens commun et les convenances glissaient. Ils s'échappaient totalement. Une idée lui venait. Sans fondement. Sans véritable plan. Elle ne pensait plus. Elle ne réfléchissait plus.

Brusquement, elle se jeta au milieu de la foule et se colla à Guillaume, commençant à l’aguicher. Il fallait lui faire oublier la vente.

"Allons, mon cher, viens... Viens !"

Elle se montrait encore plus insistante, espérant réussir à faire bouger sa cible. C'était son dernier espoir. Son ultime espoir.

Guillaume blêmit. Blanche fait avec lui ce qu'elle a déjà tenté au procès. Il la repousse et sa voix polaire claque :

"Vous êtes folle. Écartez-vous immédiatement ou j'appelle les gens d'arme."

Blanche se mordit les lèvres. Cela ne fonctionnait pas. Pourquoi ?

Afin de ne pas s'attirer d'ennui, Blanche se retira et recula de quelques pas. Elle continua cependant de minauder.

"Allons, allons vous servez si fidèlement votre maître... Vous méritez une récompense. Laissez-vous faire. Je suis même prête à vous donner une démonstration gratuite ! Ensuite.. Ensuite, bien sûr, il faudra payer pour revenir !"

Irène commençait elle aussi à paniquer. D'autant plus qu'elle ne comprenait rien au comportement d'Alexandre et de Blanche. Elle songea aux garçons, perdus dans la cave d'un des deux nobles. Et elle ? Le contrecoup de cette pensée lui revient de plein fouet. Elle serait seule. Complètement seule avec deux, bientôt trois enfants. Elle porta une main à son ventre, soudain harassée. Ils ne peuvent pas perdre. Il ne faut pas, pour le bien de tous. Elle respira un grand coup et accrocha le regard d'Hilde.

- Il va falloir tenter le tout pour le tout... 32800 !

En réalité, elle comptait encore les 2000 rilchs de Thierry dans sa manche. Elle espérait que cette marge suffirait sinon tout serait perdu...

Guillaume s'écarte encore plus de Blanche et met sa canne en travers devant lui. Il crie :

"MAIS ALLEZ-VOUS ME LÂCHER ?! Espèce de démente !! J'ai présentement honte pour vous ! Et même vos alliées doivent avoir grande pitié !"

Il ne prend même pas la peine de réagir immédiatement à la dernière enchère de la dame Irène, encore sous le choc.

Blanche laissa échapper brusquement un rire, qui lui donna plus que jamais l'impression d'avoir définitivement perdu l'esprit. La cible s'énervait. Elle oubliait sa mission. Elle oubliait pourquoi elle était là. Elle réussissait ! Elle réussissait ! Sa dernière stratégie avait été la bonne. Elle tourna un instant la tête vers Irène qui en profitait pour enchérir. Elle éclata à nouveau d'un rire encore plus puissant. Elle dominait. Elle allait l'emporter. Bien sur. Dieu était avec elle, accompagnait ses pas, les avait guidé jusque l'héritier tant attendu, qu'on n'espérait plus... Elle ne pourrait perdre.

Prise dans son délire, la prostituée en oubliait la canne qui le menaçait. Son esprit malade ne percevait que Guillaume, l'obstacle qui la séparait de l'héritier, qui voulait le lui ravir. Elle lui adressa un sourire qui se voulait poli mais qui s'avérait en réalité sinistre.

"Allons... Allons, messire, je ne veux que votre bien !"

Cette scène entre l'intendant et la prostituée devenait trop insupportable. Il avait besoin de faire quelque chose, d'agir... Rester là, inactif, devant une action si honteuse... Il en brûlait de honte. Sa tête se baissa et son regard se posa sur ses béquilles posées contre ses genoux. Ses béquilles... Un plan lui vint.

Discrètement, le jeune homme saisit l'une d'elle et la fit tomber de l'estrade, visant la prostituée vulgaire et démente.

"Oh mince..."

Il lâcha ces mots d'un air désolé, feignant un regrettable accident.

La béquille tomba sur Blanche et l'étourdit légèrement au crâne. Satisfait, Alexandre observa le spectacle, adressant un discret sourire complice à Guillaume.

Prenant ensuite une voix navrée, il murmura :

"Je suis désolé ! Pardon ! Pardon ! Elle m'a échappé ! pardon !"

Les mots insultants de Guillaume ne l'impressionnèrent pas. Il siffla haut et fort :

-- Ha ! Diffamation ? Mon bon Messire, votre patron ambitionne-t-il de faire enfermer et condamner la moitié de la ville comme ces deux garçons ?

Les incidents qui suivirent consternèrent Lénius qui, de dépit, se tourna vers Hilde et Irène. Depuis son estrade, il vit Alexandre calmer Blanche à sa façon mais serra les dents : ce geste risquait encore de lui valoir des ennuis. Une violente révolte remonta alors en lui à la vue des deux esclaves qu'on se disputait comme des meubles ou du bétail. Un instant, il s'imagina dans leur situation mais en trembla : Lénius ne le supporterait pas. S'il venait à subir une telle condamnation, il se tuerait sûrement. L'homme prit sa tête entre ses mains devant les événements qui le dépassaient.

Une telle scène ne pouvait qu'être satisfaisant pour le commerçant, qui attendit simplement que l'un des trois concurrents l'emporte. Il devait s'avouer pris d'une certaine répulsion lui aussi pour les agissements de Blanche mais décida de rester distant. Si cela pouvait jouer dans l'enchère. Aussi se contenta-t-il de grogner devant la nouvelle maladresse du prisonnier aux béquilles, qu'il devina n'être pas fortuite. Voilà qui aurait le bon goût de susciter encore l'affrontement entre les deux partis. Il ne devait cependant pas laisser passer l'incident. Ses pas assurés rejoignirent le bas de l'estrade où il ramassa la béquille, puis adressa un poli :

-- Je suis navré pour cet incident.

En remontant, il empoigna Alexandre aux cheveux et lui appliqua une gifle accompagné d'un rude :

-- Tu ne peux décidément pas faire attention ! Même assis ! Tu auras intérêt d'apprendre à devenir précautionneux.

Tristan venait de sursauter à la claque comme s'il l'avait reçue lui-même. Il se terra sur lui-même et consacra le peu d'énergie qu'il lui restait pour ne pas fondre en larmes de panique, devant cette situation qui dégénérait entre les enchères, le comportement sidérant de Blanche, les insultes de l'intendant de Frenn à Lénius.

Les enchères fusaient. Prosper ne disait rien pour l'instant et réfléchissait encore un peu, attendant de voir la tournure prise par les événements. Il s'était mis à l'écart de la catin et de l'envoyé de Dyonis.

Blanche a l'air d'avoir perdu la tête. Irène s'écarta d'un pas, un peu effrayée. Cependant, Alex lança sa béquille. Irène ne fut pas dupe et tressaillit à la gifle qu'il reçut. Au moins cette fois, son geste était quelque peu justifié. Elle secoua la tête mais tint bon. Personne n'avait renchéri de nouveau. Elle se tritura les manches. Cette comédie serait-elle bientôt finie ?

Elle vit alors Lénius semblant attristé. Elle posa une main sur son épaule.

- Tout va bien ? Courage, je sens que ce ne sera plus très long.

Elle attendit. Que faisait le marchand ? N'était-ce pas fini ?

Guillaume est intérieurement reconnaissant à Alexandre d'avoir éloigné Blanche avec son supposé accident de béquille. Il cille légèrement quand la claque sonne le garçon et capte son appel à l'aide. Ironique ! Souhaiter être acheté par celui qui les a faits condamner... Cependant en voyant la dame des Roses, il y a en effet de quoi comprendre.
Motivé par ces constats et par la volonté d'en mettre une au comte de Monthoux, l'intendant monte une enchère qui, espère-t-il achèvera de décourager les autres. Puisse-t-elle aussi être encore dans les clous de ce que le seigneur de Frenn souhaite dépenser. Guillaume annonce avec force :

"Je fais une offre à 34 000 rilchs !"

Il ne prend même pas la peine de répondre à Lénius, qui lui adressait une nouvelle effronterie. Ses yeux restent fixés sur le marchand.

Devant le silence qui s'installait après la dernière offre, le marchand héla :

-- 34 000 ? Une fois ? Deux-fois ?

Tristan se retenait de fondre en larmes. Il espérait encore de tout cœur être sauvé par les trois femmes et cédé à Hilde ou Irène, puisque Blanche le détestant tant. Mais pas Dyonis... Pas l'homme qui l'avait torturé !

Irène se mordit la lèvre. Elle n'aurait qu'un peu au-dessus et nul doute qu'il monterait encore. Tant pis ! Il fallait qu'elle tente. Seulement, est-ce que ce serait suffisant ? Alors qu'elle s'interrogeait, un homme l'agrippa par l'épaule. Le même qu'elle avait aperçu. Elle faillit crier et se débattre mais il l'arrêta.


- Arrête idiote...

Irène écarquilla les yeux, remarquant à peine Blanche tomber à ses pieds.

- Matthieu...

Alexandre portait la main à la bouche, de plus en plus nerveux. Cette enchère interminable allait enfin se terminer et il saurait vers où le destin le dirigerait. Son regard se portait vers la prostituée qui venait de se ramasser au sol. Il n'eut pour elle aucune pitié. Elle était trop... effrayante. Elle lui voulait quelque chose, quelque chose de dérangeant. Elle l’appelait "le sang". Qu'est-ce que cela signifiait ? Quel délire son esprit malade avait-il formé à son sujet ?

Suspendu aux lèvres du marchand, Alexandre observa la foule et évita de regarder Irène. Il éprouvait de la honte de se détourner d'elle malgré toute la gentillesse que celle-ci avait eu. Néanmoins, être acheté par cette coalition  dans laquelle elle se trouvait était trop dangereux. A tout moment, il risquait d'être emporté par Blanche si celle-ci voulait rappeler l'accord. Cette idée le faisait trembler.

Soudain, une voix résonnait et attira son attention. Un homme imposant s'approchait d'Irène et la retenait. Qui était-ce ? On dirait un religieux. Un cardinal s'il se rappelait bien de la couleur de son habit.

"C'est une pièce de théâtre..."

Il laissa échapper ce commentaire à voix haute, désarçonné par un énième rebondissement.

Devant les errances démentes de la prostituée clairement plus en état et le silence aussi bien de dame Irène que du comte de Monthoux, le marchand considère l'affaire faite. Il clama :

-- Et trois ! Adjugés à ce messire de la maison de Frenn !

Il fit signe à l'homme de venir récupérer le papier stipulant qu'il est le maître de ces deux esclaves. Dans des gestes de routine, les commis ôtent les affichettes au cou des prisonniers et invitent la suite du seigneur de Frenn à venir les prendre en charge. Greeglocks salua ensuite d'une révérence très polie l'arrivée d'un cardinal.

Tristan garda le silence, faisant appel à tout son courage pour ne pas fondre en larmes. Malgré sa terreur, il remarqua l'arrivée d'un cardinal et la manière si brutale qu'il avait eu de s'adresser à Irène. Ses yeux rougis et tremblants suivirent l'échange qui allait se tenir.

Bougon, le comte ne s'attardera pas davantage. Tant pis pour Florentyna cette fois-ci, les deux esclaves devenaient vraiment trop chers pour ce qu'ils étaient. Il tenterait sa chance une nouvelle fois. Le gros homme adressa un salut poli et général avant de se retirer, ses sbires dans son sillage.

La colère s'était changée en pitié. En baissant les yeux sur Blanche effondrée à ses pieds, Lénius soupira et lui dit presque avec gentillesse, quoique toujours distant :

-- Madame, rentrez vous reposer et reprendre vos esprit, c'est ce qu'il y a de mieux à faire...

Puis arrivèrent le résultat de la vente et cet homme d'église qui ne lui disait rien de bon, à entendre la façon dont il s'adressait à Irène. Les gros doigts de Lénius se serrèrent fort autour de ses roues et il tenta de rendre le plus discret possible son regard noir vers l'individu. Tout le poussait à partir. A quitter cette scène insupportable pour aller hurler sa colère et son envie de vengeance. Mais il fallait demeurer. Soutenir Irène et surtout les deux pauvres garçons que l'on conduisait à l'intentant de leur nouveau maître. Maître... Lénius plongea son front suant au creux d'une de ses mains. Comment donc avait-il accepté cette pratique sans jamais rien dire, sans jamais n'être écœuré jusqu'à présent !

Cette pauvre Blanche devient pathétique. Le gros infirme est bien gentil de lui parler ainsi. Guillaume demeure à distance et avance vers le marchand pour signer les papiers de propriété sur les esclaves. Il ne sait pourquoi il n'ose pas trop les regarder. Peut-être l'appréhension devant la réaction de Dyonis ? Trouverait-il que son intendant a trop dépensé ? Au moins, il se serait imposé devant cet idiot de comte de Monthoux ! L'intendant a un regain de fierté à cette pensée.
L'arrivée d'un cardinal l'étonne, et plus encore son approche envers Irène. Guillaume reste méfiant, observe, mais salue avec toute la déférence due à ce religieux :

"Monseigneur."