[21 décembre 1597] – Une fois le danger écarté [Terminé]

Il tardait à Éléonore de quitter cette église. Elle savait – parce qu'elle avait horreur de fuir – qu'elle y retournerait, un jour où l'autre. Probablement le lendemain, comme elle l'avait promis. Pour appliquer ses mots, et aussi parce qu'avec toute cette histoire, elle n'avait pas eu le temps de repenser à ce qu'elle voulait.

Elle aurait aimé rire en voyant ce prêtre infâme pleurnicher pour une histoire de rongeurs. Seulement, elle n'était pas d'humeur. Trop en colère. Trop choquée. Trop affectée, aussi, par la détresse de Lavinia et... et la confiance qu'elle semblait lui avoir accordé.

Les excuses du curé vrillaient encore les oreilles de la jeune femme. Des excuses suitant le mensonge, la duplicité et la lâcheté. Rien n'était voulu. Bien sûr, et puisqu'on y était, il pouvait aussi prétendre qu'il n'avait cherché que son bien !

Lavinia y croirait-elle ? Un intervenant extérieur aurait fait preuve d'une magistrale stupidité en agréant la thèse d'un malentendu. Mais même si la dénommer ainsi pouvait être dégradant, la fille du premier conseiller était victime dans cette histoire. Victime d'une volonté atroce et humiliante qu'elle voudrait peut-être simplement oublier. Éléonore ne se permettrait pas de juger. Si sa nouvelle amie avait gagné quoi que ce fut dans cet événement déplorable, c'était bien le droit de choisir sur quoi cela déboucherait. Il faudrait seulement s'assurer que de mettre cette vermine hors d'état de nuire, d'une manière ou d'une autre. Mais cela, Éléonore y penserait plus tard.

Éléonore avait ramassé l'écharpe abandonnée par son amie. Elle s'arrêta avant de passer les portes de la bâtisse, et l'attacha autour de la tête de la jeune femme de manière à dissimuler quelque peu son visage noyé de larmes. Autant n'alarmer personne.

Elle l'entraîna ensuite à travers les rues, sans attendre son avis. Lavinia n'opposa aucune résistance, elle semblait, à la suite de cette épreuve, vidée de toute volonté. Elle lui donnait une confiance aveugle, et même si Éléonore savait pertinemment qu'elle n'en méritait rien, elle n'avait pas l'intention d'en abuser. Elle l'emploierait dans le seul but d'aider celle qui la lui accordait. Ni plus ni moins que ce qu'on attendait d'elle.

Éléonore restait vigilante. Il n'était pas temps de faire une mauvaise rencontre. Alors, si l'un de ses bras soutenait l'infortunée, son autre main demeurait prête à sortir son poignard. Elle priait pour que ce ne soit pas nécessaire. Tout cela était bien assez traumatisant sans ajouter des effusions de sang.

De temps à autre, sur le trajet, elle répéta que c'était fini. Qu'elle l'emmenait en lieu sûr. Que tout allait bien. Elle ne put s'empêcher de préciser une fois qu'elle était désolée.

Quelle hypocrite, tout de même ! Laisser à cette pauvre femme l'impression qu'elle l'avait sauvée alors qu'elle était responsable de la situation. Si seulement elle était intervenue plus tôt...

Éléonore fut soulagée de parvenir enfin devant sa demeure. La porte s'en ouvrit sur une Eltinne scandalisée.

— Mademoiselle Éléonore ! Que faisiez-vous ? Où...

Elle constata la présence de Lavinia et ravala aussitôt ses réprimandes. Eltinne était envahissante et insupportable, mais elle savait agir quand la situation l'exigeait.

— Madame a fait une mauvaise rencontre, déclara simplement Éléonore. Elle ne doutait pas que sa gouvernante saurait quoi faire de son côté.

Quant à elle, sans prendre la peine auparavant de retirer son manteau, elle se dirigea vers le "salon vert", comme elle avait décidé de le surnommer à son arrivée, pour les herbiers qu'elle avait dénichés dans ses coffres.

L'ambiance y était la plus sereine. Abandonnant Lavinia sur un fauteuil, Éléonore alla tirer les lourdes tentures qui retenaient la lumière du jour. Elle dégraffa son manteau et l'abandonna sur l'un des fameux coffres pour revenir vers son amie. Le feu ronronnait, trop faible. Il faisait frisquet. En temps normal, Éléonore, très indépendante, s'en serait chargée elle-même. Mais là, elle avait d'autres priorités. Elle aida, tout en précaution, son invitée à se débarrasser de son propre manteau et le remplaça par une couverture, tout en la rassurant.

— Tout va bien, affirma-t-elle en s'asseyant à ses côtés. C'est terminé, d'accord ?

Quelle pauvre gourde ! C'était elle qui allait la traumatiser en en rajoutant ! Elle aurait dû agir plus tôt.

Comment avait-elle pu se laisser manipuler de la sorte ? Elle qui pensait qu'une vieille connaissance dont sa mère ne faisait de cesse l'éloge pourrait la consoler. Un homme de Dieu… Elle n'était peut-être pas coutumière des désirs charnel, mais elle se doutait que le comportement du curé n'était pas acceptable, mais à quel point ?
Eléonore qu'elle s'était figurée douce et timide était intervenue pour l'extirper de ce traquenard. Cela voulait tout dire sur l'outre-passage des droits du père Thierry.
Lavinia se maudissait de son ignorance, de sa naïveté.

Son esprit s'était coupé de la réalité et tel un automate, elle se laisser guider par Éléonore. Après tout, elle lui devait son honneur sauve. Sa nouvelle amie lui couvrit le visage à la sortie de la bâtisse. Ainsi, les villageois ne pourraient pas voir la déchéance de la dame de Kergemont.
Les paroles répétée d'Éléonore permettaient à la jeune femme de garder un repère, de s'accrocher à quelque chose de tangible tandis que ses sanglots la submergés.

On la fit entrer dans une habitation, puis d'en un salon. Elle qui était friande des décorations intérieures chez autrui, elle n'y prêta pas attention, trop occupée à s'en vouloir. Éléonore l'aida à se débarrasser de ses effets et l'entoura d'une chaude couverture. À travers ses sanglots qui commençaient à diminuer, Lavinia réussit à dire quelques mots.

— Je suis désolée. Désolé de vous avoir forcée à intervenir pour une situation uniquement dû à ma sotise.

Lavinia ressera ses doigts sur le tissu qui l'entourait en repensant aux caresses du religieux. Elle devait passer outre cet évènement, ne pas montrer que celui-ci l'avait atteinte. Il fallait se convaincre que sa fierté n'avait pas été touchée. Oublier...ou du moins enfouir ce souvenir derrière sa carapace.

— C'est de ma faute… Si je n'avais pas ces sotises en tête, je ne serais pas aussi facilement manipulable…

Lavinia plaqua une main sur sa bouche. Pourquoi se confiait-elle encore à coeur ouvert devant une inconnue. Décidément… elle ne retenait aucune leçon.

Lavinia pleurait toujours. Elle en avait besoin, sans doutes. Éléonore savait ce qu'avoir besoin de pleurer signifiait. Cela n'arrangeait pas tout de se laisser aller, c'était vrai, mais... tout arnacher au fond de soi ne faisait jamais qu'aggraver la situation. C'était mieux qu'elle pleure. Éléonore ne pensait pas mériter sa confiance pour y assister, mais tant pis. Elle ne pouvait pas la laisser maintenant.

La fille du premier conseiller présenta ses excuses. Éléonore ne pouvait nier qu'elle aurait préféré ne jamais se retrouver dans ce genre de situations… C'en avait été trop pour elle. L'impuissance. Cette torpeur qui l'avait empêchée de réagir plus tôt. La culpabilité. Mais ce qu'elle savait, c'était que son invitée n'en était en aucun cas responsable. En fait… Il y avait deux responsables. Cet espèce de monstre qui avait tenté d'abuser d'elle, évidemment, puis l'héritière de Tianidre elle-même pour ne pas avoir tout de suite interrompu ce désastre.

— Vous n'avez aucune raison d'être désolée… hasarda Éléonore.

Quelle idiote ! Elle ne savait rien faire comme il le fallait ! Et déjà, son amie recommençait à s'accuser de la situation. Mais comment aurait-elle pu deviner ? Le deuil faisait partie des situations qui rendaient le plus facilement aveugle. Et...

Éléonore repensa à l'invitation qui reposait toujours dans le tiroir de sa table de chevet. Si... Et si ça tournait mal ?

Non ! Elle maîtriser ait parfaitement la situation, il n'y avait pas de raison de s'inquiéter. Et puis... Cela n'avait fichtrement aucun rapport : elle, si cela tournait mal, elle l'aurait cherché. Car elle jouait avec le feu en connaissance de cause. Comme quoi, le deuil rendait vraiment stupide.

Soit, il ne fallait pas qu'elle y pense maintenant. Cela n'avait – elle se le répéta plusieurs fois pour être sûre de l'intégrer – aucun rapport avec la situation qu'elle venait de surprendre. Et, bien qu'elle ne doute pas que le seigneur de Fromart se tienne difficilement tranquille, elle saurait réagir si ce devenait réellement trop déplacé.

— Lavinia, reprit-elle plus fermement , vous n'avez rien à vous reprocher, c'est compris ? Il n'y a qu'un seul coupable, vous comprenez ? Un seul coupable, et c'est lui.

C'était un mensonge. Éléonore était-elle devenue à ce point hypocrite pour ne pas reconnaître sa propre part de responsabilité ? Elle s'efforça de se convaincre que c'était préférable pour son amie de ne pas disperser les torts ainsi. Mauvais argument, mais qui lui permit tout de même de ne pas en rajouter sur le sujet.

Il lui fallut quelques secondes encore pour réaliser le sens de ce qui s'était glissé au milieu de la phrase : "si je n'avais pas ces sottises en tête". Cela associé à certaines de ses paroles, avant que l'attitude du prêtre ne devienne trop déplacée... Et a la honte qu'elle semblait en ressentir… Oui, il y avait forcément quelque chose.

Eltinne arriva avec une tasse de thé fumant. Éléonore lui sourit tandis qu'elle jetait un regard mauvais vers le foyer ranimé. Ce n'était tout de même pas un crime de ne pas vouloir d'agitation, compte tenu des circonstances. En plus, elle n'avait même pas sali sa robe. Et son invitée – à laquelle elle tendit la tasse – n'était pas en état de relever ce genre de détails futiles.

Eltinne se retira aussitôt, lançant un dernier regard réprobateur par l'encadrement de la porte. Ce regard qui disait "vous n'avez vraiment pas changé, mon enfant !"

— N'importe qui dans votre situation se serait laissé aveugler, ajouta Éléonore. Vous n'auriez pas pu savoir ce qu'il allait faire. Vous en êtes consciente, n'est-ce pas ? Vous n'êtes absolument pas responsable. Cela, c'est ce qu'il voudra vous laisser croire. Pour vous atteindre. Vous n'allez pas le laisser gagner, vous êtes bien plus forte que lui.

Qui essayait-elle de convaincre, là, exactement ? La question méritait de se poser. Le deux, sans doute. Elle mélangeait les discours d'Ariste sur tout un tas de sujet, et ajoutait de sa propre opinion. Ce n'était sans doute pas très malin, comme discours. Mais ce devait être réconfortant. Du moins l'espérait-elle...

— Puis, comme je vous le disais tout à l'heure : si vous avez quelque chose sur le cœur, je peux vous écouter. Si cela peut vous éviter des mauvaises rencontres…

Idiote ! Idiote ! Et triple idiote ! Elle allait avoir l'air de profiter de son trouble pour obtenir des informations. Ou d'être une saleté de fouineuse raffolant de ragots. Elle... Elle était un véritable boulet. Comme d'habitude, elle était entrain de tout gâcher.

Prendre exemple sur sa force de caractère ! Éléonore n'en croyait pas ses oreilles. Elle avait horreur de penser du mal de qui que ce soit mais... Mais tout de même : si cette femme en était au point d'envisager de prendre exemple sur un boulet comme elle, on frisait le cas désespéré.

Faible. Trop faible. D'une faiblesse insidieuse et complaisante qui lui faisait enchaîner les âneries et l'empêchait d'agir comme il fallait.

Mais elle n'en montra rien. Elle n'avait pas le droit d'accabler qui que ce soit pour sa propre incompétence. Et puisque se charger ouvertement ne mènerait probablement à rien, elle oublia cette partie.

— Vous n'avez pas besoin de me remercier. N'importe qui dans ma position aurait agi de la même manière.

Elle y croyait sincèrement. Au fond, elle n'avait rien fait d'exceptionnel. Elle avait juste eu la seule réaction envisageable avec une personne en détresse. Agir, quoi qu'il arrive. Aurait-elle pu rentrer chez elle l'esprit tranquille si elle avait laissé les choses se faire ? Aurait-elle encore pu se supporter ? D'autant qu'elle avait discuté avec cette femme juste avant. Non, elle ne se serait jamais pardonné l'inaction.

D'ailleurs… Ne lui avait-elle pas promis une oreille attentive juste avant de l'abandonner – pauvre gourde ! Incapable ! Faible ! – a son bourreau ? Il était temps de rattraper cela aussi. Peut-être cela l'aiderait-il a se faire pardonner sa lenteur d'intervention... Et si cela ne suffisait pas… Eh bien, elle aurait au moins permis à son amie d'alléger un peu son cœur.

Et son cœur semblait fort tourmenté... Visiblement, son mari ne se préoccupait pas d'elle. Éléonore ne put s'empêcher – espèce de sale petite égocentrique ! – de craindre pour son propre mariage. Une excuse frauduleuse pour grappiller un peu de liberté ici. Et quand bien même elle trouvait quelqu'un – ce qui l'aurait beaucoup étonnée – ce ne serait certainement pas un mariage d'amour. Et si elle ne trouvait pas… Eh bien elle finirait avec Gabriel et là aussi, ok pourrait dire "si on peut appeler ça un mariage. Était-ce cette perspective qui la poussait à agir si bêtement ?

Des pensées et des sensations qui ne devraient pas exister… ce n'était certainement pas pareil, mais Éléonore aurait pu dire la même chose d'elle-même. Mariée ou non, le risque qu'elle prenait était tout à fait indécent. Elle le savait parfaitement. Alors pourquoi ?

— Déjà, vous devriez cesser de vous le reprocher. Au fond… Je crois qu'énormément de femmes passent par là.

Ce n'était pas très en accord avec l'Eglise, le discours qu'elle servait là... Mais l'Eglise, ce n'était pas Dieu. C'était juste un instrument politique destiné à conserver une population bien sage. Dieu se fichait pas mal que les gens tombent amoureux en dehors d'un contrat légal, non ? Et puis, de toute façon, si ce Dieu lui avait arraché son Ariste, elle ne voyait plus de raison de le prier. Finalement, elle n'était pas prête à retrouver la foi.

Mais ce genre de pensées, mieux valait les garder pour soi. D'autant qu'elles n'auraient fait que troubler davantage Lavinia.

— Ce que je veux dire, c'est que c'est difficile de museler son cœur. Cela fait souffrir. Horriblement. Mais des folies de votre cœur, vous n'êtes pas responsable. Parce que…

Elle venait de se rendre compte qu'elle avait arbitrairement choisi que c'était une histoire d'amour. Au fond, c'était peut-être juste, un peu comme elle, un élan d'inconscience. Ou bien le besoin d'être désirée, qu'on fasse un peu attention à elle. De prendre sa revanche sur une union insatisfaisante ? Toutes ces choses qu'Éléonore, faute de les avoir vécues, ne comprenait pas entièrement.

Et quand on ne comprenait pas, on pouvait se tromper. L'instinct – et le sien n'était déjà que peu performant – s'en voyait troublé.

Pourtant, elle continua comme si elle avait raison :

— Parce qu'il y a quelque chose, n'est-ce pas ? Dans votre cœur, quand vous pensez à lui ?

Cela non plus, elle ne s'en était pas posée la question : évidemment qu'elle parlait d'une personne en particulier.

Elle avait misé juste. Le coup de foudre. Elle n'avait que trop entendu son Ariste le lui décrire, après qu'elle n'ait appris pour Gabriel et lui. Ils avaient eu énormément de confidences à rattraper après cette révélation. Certes, elle était certainement fort jeune, à l'époque. Mais ce n'était pas une raison valable pour lui mentir. La preuve : elle avait parfaitement compris. On mûrissait vite, entouré d'aînés.

Et... Paradoxalement, elle était restée fort immature sur de nombreux points… Comme cette idée lumineuse qui venait de lui venir : et si elle infestait de rats la cellule de cet espèce de lâche ? Elle s'était toujours opposées aux blague cruelles mais... Mais au fond, ce n'étaient que des rats. Et ce monstre le méritait bien. Finalement, elle enterra ce projet : il ne méritait même pas qu'elle prenne cette peine pour lui.

Autant songer à des choses plus réjouissantes. Revenir à la conversation. De la pure folie ? Un peu comme ce qui la prenait, elle aussi... Sauf qu'elle, elle n'était pas amoureuse : juste disposée à se conduire bêtement et à jouer avec le feu. Notons... Notons que si n'importe quel autre s'était approché d'elle de cette manière, elle l'aurait certainement repoussé. Mais "n'importe quel autre" n'avait pas tant de mystère à percer dans son regard.

Pauvre égocentrique ! Pourquoi ne parvenait-elle pas à se concentrer sur Lavinia ?!

— Ce genre de sentiments résulte toujours d'une pure folie, tempéra-t-elle

Puis, lorsque son amie renchérit :

— Ne cherchez pas d'explications, Lavinia. Je peux vous assurer que vous n'en trouverez pas. C'est capricieux, un cœur. Terriblement capricieux. Ne vous le reprochez pas, surtout.

Ariste le lui avait expliqué – encore une fois, elle ne pouvait que constater qu'elle n'avait jamais vécu autrement qu'à travers lui. On ne pouvait rien y faire. Le coeur s'embalait tout seul. Au plus on luttait, au plus on cherchait à se voiler la face, et au plus les sentiments que l'on voulait faire taire prenaient de l'ampleur ! Et cette phrase, que Gabriel lui avait répétée des milliers de fois pour le rassurer : « Si c'est ce que tu ressens et que cela ne nuit à personne, alors, il n'y a aucun mal à cela. »

Cela marchait pour leurs préférences réprouvées, mais cela avait tout autant de sens pour une femme qui se voyait attirée par un homme qu'elle n'aurait pas dû regarder. Et Dieu s'en fichait pas mal, pour ceux à qui cela importait encore.

Et d'ailleurs, a sa phrase suivante, elle comprit une chose : l'attirance était probablement réciproque. Il faudrait juste que quelqu'un s'assure qu'il ne s'agissait pas d'une saleté de profiteur. D'un coureur de jupons. D'un... De quelqu'un qui puisse lui nuire. Il fallait s'assurer que rien ne l'atteigne plus, désormais.

Éléonore savait que ce n'était pas son rôle de protéger cette femme qu'elle venait de rencontrer. Et qu'elle aurait, de toute manière, été bien incapable de protéger qui que ce soit... Elle était d'ailleurs très mal placée pour parler des hommes qu'il était bon ou non de fréquenter. Mais elle, c'était différent : elle agissait en connaissance de cause.

Et puis... Ce mystérieux inconnu, s'il s'avérait être quelqu'un d'honnête et de sincère, pourrait peut-être aider Lavinia à se sentir mieux. Mieux après cette épreuve. Mieux tout court, parce qu'elle semblait déjà assez affligée avant ça. Mais pour cela, il fallait s'assurer que ce soit quelqu'un de bien.

L'esprit d'Éléonore enchaînait ces réflexions à toute vitesse, pendant qu'elle repondait d'un ton ferme, mais bienveillant :

— Ne pensez surtout pas que ce qui vous est arrivé est une punition pour vos pensées, et encore moins que c'était mérité.

Elle planta son regard dans celui de sa nouvelle amie pour s'assurer qu'elle comprenne : elle n'y était pour rien. Quoi qu'elle ait pu faire, elle n'était aucunement responsable de la situation.

— Et... Je suis certaine que votre... ami ne vous aurait jamais dit une chose pareille s'il avait pensé que cela tournerait ainsi.

À moins que… Une nouvelle vague de théories déferla. Éléonore parvint à la dévier : cela se vérifierait en même temps que tout le reste.

— Mais ne pensez pas à ça. Parlez-moi de lui. Comment vous êtes-vous rencontrés ? Que savez-vous de lui ?

Idiote, idiote, tellement idiote ! Pourquoi paraissait-elle presque enjouée, maintenant ?

— Nous pourrons peut-être comprendre ce qu'il a bien pu faire pour que la tête vous tourne ainsi, tenta-t-elle de se rattraper.

Misère... Elle pria pour que Lavinia ne se rende pas compte qu'elle était entrain de s'enfoncer.

Éléonore avait raison, le jeune homme ne l'aurait jamais envoyé dans un tel guet-apans. Enfin… elle l'espérait. Et pourtant, il lui avait bien fait comprendre qu'il se rendait souvent à l'église alors pourquoi n'était-il pas là? Si on regardait sa vie, elle n'était qu'un enchaînement d'évènements malheureux...le destin. Lavinia se résigna, il était très peu probable qu'elle recroise Eldred un jour.

— Mais ne pensez pas à ça. Parlez-moi de lui. Comment vous êtes-vous rencontrés ?

— Je…C'est un peu ridicule. Je me suis aventurée seule en ville et en voulant fuir un voyou, je l'ai percuté. Et… ses œufs se sont brisés sur mon corset. Il m'a aidé à trouver une autre tenue et… m'a raccompagner jusqu'à ma voiture.

Lavinia repensa à la sollicitude du grand guerrier. À ses taquineries et oeillades échangées. Le sourire béat qu'elle arborait devait être si ridicule. La question suivante la fit sortir de sa rêverie et cogiter au sujet du jeune homme.
.
— Que savez-vous de lui ?

— Rien pour ainsi dire… Il faisait quelques courses. Comme tous les gens de son pays, il était grand avec une carrure de guerrier.. et ses yeux...et sa…

Elle stoppa sa description avant de ne dire des choses qu'elle regretterait. Elle connaissait son prénom aussi, mais cela, elle le gardait précieusement pour elle. Lui, ne savait même pas comment elle s'appelait.

Qu'avait-il fait pour lui faire tourner la tête ? Il l'avait hypnotisé avec son regard, sa maladresse également. Il l'avait aidé sans arrières pensées. Il lui avait retiré son corset… À ce souvenir, Lavinia devint aussi rouge qu'une pivoine.


— Seigneur ! Dites-moi que je ne suis pas la seule à être dans une telle situation. Vous...vous avez déjà été confronté à cela ? Qu'avez-vous fait ?

Eléonore écouta attentivement Lavinia lui expliquer le peu qu’elle savait de son mystérieux… Sauveur ?

Elle ne put s’empêcher de relever la remarque concernant la nationalité de l’homme.

— Son pays ?

Au fond, elle aurait déjà pu facilement le déduire. Souvenir trop récent d’un certain cadeau… Et d’une certaine broche qu’elle avait encore oublié d’aller porter à Alduis ! Il faudrait vraiment qu’elle y pense.

Mais... Elle regretta bien vite d’avoir lancé la conversation quand on lui retourna la question. Avait-elle déjà connu un coup de foudre ? Elle certainement pas, mais Ariste et elle étaient tellement proches qu’elle comprenait parfaitement ce dont il pouvait s’agir.

En revanche, il ne fallait pas lui demander conseil pour éviter d’agir bêtement… Elle était gourde, tellement gourde ! Et son comportement était beaucoup moins tolérable que celui d’une femme qui cédait à des sentiments débordants.

Elle s’efforça de faire taire tout ce raffut dans son esprit.

— Pas tout à fait. Mais je peux vous assurer que vous n’êtes pas seule ! Quant à savoir quoi faire…

Un boulet ! Un éternel boulet ! Maintenant que le danger était passé, elle ne savait plus rien faire. Enfin… Ce n’était pas comme si elle avait été particulièrement efficace quand le danger était bien présent ou que Lavinia était en plein choc. Minable, comme d’habitude. Heureusement que son interlocutrice avait la force de se remettre toute seule, sinon c’eut été une catastrophe.

— Faites-vous confiance, vous seule pouvez déterminer si si c'en vaut la peine. Et vous seule pouvez savoir si ce que vous ressentez a un avenir. Mais… Je pense que la première chose que vous devriez faire, c'est déterminer si votre coup de foudre est réciproque.

Et vous assurer qu'il s'agisse de quelqu'un de bien.

— De toute manière, vous ne pourrez pas vous débarrasser de cette impression en la fuyant.

Lorsque Éléonore tiqua sur la mention du pays étranger, Lavinia cru en avoir trop dit. Si les étrangers n'étaient pas légion en ville, il ne serait pas compliqué de trouver le mystérieux jeune homme. C'était à double tranchant, elle pourrait le retrouver, mais sa nouvelle amie connaîtrait l'identité d'Eldred. Pouvait-elle prendre un tel risque ?

— Et bien en vue de son accent, entre autres, je pense qu'il vient d'une autre contrée que notre chère Monbrina.

Elle espérait avoir donné assez d'informations pour éventuellement en glaner d'autres sans pour autant se mettre en danger.
Savoir qu'elle n'était pas seule dans ce cas la rassura.


— Veuillez m'excuser, à vous entendre en parler si bien j'en ai déduis que… veuillez me pardonner pour m'être fourvoyé de la sorte. Je ne voulais pas vous mettre mal à l'aise. Surtout après l'aide que vous m'apportez.

Elle réfléchit aux paroles de Éléonore concernant le coup de foudre. Comment pouvait-elle savoir si il en était un et surtout, si il était réciproque ? Il lui avait dit où la trouver, mais n'y était pas au moment opportun. Elle avait son prénom… mais lui ne savait pas comment elle s'appelait. Il s'était comporté comme un honnête homme et n'avait pas profité de la situation. Enfin, est-ce que son jugement était le reflet de la réalité ? En vue des évènements à l'église, elle venait à en douter.

Lavinia serra les mains de sa nouvelle amie dans les siennes.

— Nous venons à peine de nous rencontrer je le sais mais... voudriez-vous m'aider à retrouver cet homme… comme... comme une amie le ferait ? Je n'en ai pas l'air mais je peux être de bonne compagnie et je suis prête à aider dans n'importe quelle situation. Je serai ravie de vous rendre l'appareil.

Donc, c’était bien un étranger. Eléonore continua d’écouter. Expliqua qu’elle ne s’était jamais personnellement retrouvée dans la situation -- même si elle avait récemment croisé un regard des plus envoûtants, ce qu’elle n’osa pas préciser d’emblée.

— Ne vous excusez surtout pas ! la reprit-elle. Je… C’est presque comme si je l’avais vécu moi-même tant la personne concernée me l’a raconté et tant nous étions proches. Et puis, je suis bien plus maladroite que vous, je ne pourrai jamais vous le reprocher, ajouta-t-elle avec un brin d’autodérision et un sourire.

Mais que disait-elle ? En effet, elle était bien plus maladroite que n’importe quelle autre ne le serait jamais. Elle ne savait plus rien faire d’intelligent depuis le décès d’Ariste. Elle n’était rien, sans lui. Inutile, stupide, ennuyeuse.

Puis, Lavinia lui demanda un service somme toute surprenant. L’aider à retrouver son inconnu ? Cela pourrait sans doute l’aider à se changer les idées. Plus ou moins. Mettre la souffrance en sourdine, puisqu’elle ne s’effaçait jamais tout à fait. Cela apaisait toujours, lorsqu’elle parvenait à se donner l’illusion d’avoir été utile. Et puis, ainsi, elle pourrait s’assurer que la jeune femme n’ait pas affaire à quelqu’un de nuisible.

Lavinia prit ses mains, Eléonore sourit.

— Ce serait avec joie ! Et vous êtes d’excellente compagnie, cessez donc !

Enfin… Elle le serait jusqu’à comprendre combien l’héritière de Tianidre était d’une compagnie fade et ennuyeuse. Avant, quand Ariste était vivant, elle devait être quelqu’un de beaucoup plus agréable : il lui donnait la force, l’intelligence, l’humour, la justesse… Même à des lieues de la maison, il y arrivait presque encore, tant sa perfection rayonnait.

Mais maintenant, sans lui… Eltinne en dirait ce qu’elle voudrait : mieux valait qu’elle ne sorte pas. La seule chose qu’elle ferait, c’était se ridiculiser. Et le surlendemain, lors de cette soirée qu’elle attendait avec tant d’impatience, comment ferait-elle pour cacher son insuffisance profonde ?

— L’ennui est que je ne saurais vraiment pas par où commencer.

Elle se mit à réfléchir, à lister tous les indices qui pourraient permettre d’identifier l’individu. L’idée de rechercher quelqu’un l’amusait beaucoup. Elle ne l’avait plus fait depuis… longtemps. Et jamais sur un terrain si peu connu. Il faudrait jouer finement.

— Il faudrait que vous vous remémoriez tout ce dont vous pouvez vous souvenir. Un prénom ? Peut-être avez-vous croisé quelqu’un qu’il semblait connaître. L’origine exacte que vous lui attribuez. Une description plus précise… Un signe particulier ? Il a dit se rendre régulièrement à l’église, c’est bien cela ?

Et trouver un moyen discret de se renseigner, pour ne pas mettre sa nouvelle amie en péril.

— Pardonnez-moi, je vous presse de questions… Je m’implique trop. Si vous ne voulez pas me répondre tout de suite, je le comprendrais...

Peut-être… Peut-être devrait-elle échanger ses confidences, pour lui montrer qu’elle lui faisait confiance ? Mais… Mais elle, ce n’était pas pareil. Ce n’était pas les prémices d’une histoire d’amour qui pourrait se révéler magnifique, juste la plus grosse bêtise de sa vie. Et de toute façon, il était hors de question d’en parler ici. Normalement, il n’y avait pas de risques mais… si Eltinne entrait et entendait cela, ce serait retour direct à Tianidre. Et Gabriel la détesterait, parce que leur mariage s’en verrait précipité. Puis… Elle n’était pas prête.

— Je pourrais vous laisser du temps pour y réfléchir. Peut-être deux ou trois jours. Il n’aura pas disparu d’ici-là, et nous non plus.

Ainsi, elle pourrait réfléchir à des moyens de se renseigner et... avoir un projet pour lui changer les idées dans le cas où le dîner tournait au désastre.

Eléonore peina à garder contenance en entendant le nom. Eldred. Eldred avec une description qui ressemblait drôlement à celle de celui qu’elle avait encore vu deux jours plus tôt. Non, c’était une coïncidence. Il n’avait pas le monopole de son nom… Ni de son allure générale… Le fait qu’il se rende précisément dans cette église, en revanche, avait quelque chose de déroutant… Cela commençait à faire beaucoup de coïncidence...

Et si c’était lui… Si c’était lui… Mais c’était un esclave… Pas que cela dérange particulièrement Eléonore sur le fait, mais ce serait dangereux… Plus qu’elle ne l’avait cru. Et si c’était bien lui et que cela tournait mal, elle perdrait deux amis. Enfin, amis… Deux personnes qu’elle appréciait, en tout cas. Et Alduis… Alduis serait dévasté : elle avait bien vu leur lien.

De plus… Lavinia était la fille du premier conseiller… Ce qui signifiait qu’Eldred n’était pas n’importe quel esclave…

Non, il ne fallait pas que ce soit lui… Notons, au moins, si c’était lui, Eléonore saurait qu’il s’agissait d’une personne de confiance, non ? A moins qu’elle ne l’ait fort ma jugé mais… Tout cela était bien compliqué. Ses pensées se bousculèrent quelques secondes, jusqu’à ce qu’elle comprenne que son amie envisageait de retourner dans cette église souillée.

— Surtout pas !

C’était sans doute un peu brutal, mais…

— Pas seule, en tout cas. Ce p… Le mot venait difficilement Prêtre… Il ne vous laissera pas tranquille. La prochaine fois, il sera plus méfiant, plus prudent, et sans doute plus dangereux. Je ne sais pas ce qu’il pourrait faire, mais je vous en conjure, évitez cet endroit pour le moment.

Etait-elle entrain de prétendre que Lavinia était trop faible pour affronter ce monstre seule ? Non, cela ne lui serait pas venu à l’esprit. Si elle avait su lui tenir tête, elle, avec sa désespérante faiblesse de caractère, n’importe qui aurait pu. Seulement… Seulement, ce n’était pas prudent. Eléonore y retournerait. Et si par hasard elle croisait Eldred, celui qu’elle connaissait, elle trouverait un moyen de déterminer s’il s’agissait vraiment de lui.

Eltinne entra.

— Il semblerait que la voiture de Madame l’ait suivie jusqu’ici, pour quand elle voudra se retirer, Mademoiselle.

Mais quelle idiote ! Eléonore avait oublié, avec tout ce qui s’était passé, qu’elle l’avait effectivement vu descendre de son véhicule personnel. Pourquoi l’avait-elle trainée à pied jusqu’ici. Un véritable boulet, qu’elle faisait ! N’importe quoi. De toute façon, cela avait-il quelque chose de surprenant ? Elle ne faisait plus rien de bien depuis qu’elle avait perdu son Ariste !

Lavinia préféra saisir cette opportunité. Etait-ce parce qu’elle avait réalisé que l’héritière de Tianidre était d’une compagnie fort lassante ? Probablement pas, puisqu’elle l’invitait chez elle. C’était sans doute juste pour éviter les oreilles indiscrètes de cette fouineuse d’Eltinne.

— Je suis libre mercredi, si cela vous convient.

Eléonore sourit lorsqu’elle accepta, malgré le regard empli de reproches d’Eltinne. Oui, d’accord, elle n’était pas encore fort convenable. Mais tant pis.

— Parfait, dans ce cas. Je vais laisser Eltinne vous raccompagner. Au plaisir de vous revoir très bientôt.

Etait-ce la présence de sa gouvernante qui la poussait à une attitude si ampoulée ? Elle avait l’impression que sa politesse la rendait hypocrite alors même que c’était la stricte vérité. Elle n’était décidément pas faite pour la bonne société.