[27 décembre 1597] - Une opportunité singulière [Terminé]

Voilà maintenant une dizaine de jours que Lucinde s’était installée à Braktenn. Sans besoin, finalement, de se départir de sa dague. “Je chercherai du travail demain”, belle résolution. Jusqu’à se souvenir qu’en tant que femme seule, ses perspectives étaient fort limitées.

Ses seules compétences ne lui serviraient plus. Elle ne voulait plus. Plus après ce que cela lui avait coûté… Alors quoi ?

Le malheur des uns arrangeait bien les autres… Comme le fait qu’une certaine employée ait fait une mauvaise chute et n’ait plus su revenir. Ce n’était pas bien glorieux, mais effectuer ses tâches permettait d’avoir un toit et de manger à sa faim, le temps de trouver quelque chose d’autre.

Réfléchir dans l’ordre. De toute manière, pour l’instant, elle ne pouvait pas aspirer à mieux. Il fallait se laisser le temps de réfléchir. Surtout, se laisser le temps de s’acclimater à son environnement.

Ici avait un avantage : il suffisait de laisser trainer ses oreilles. Après tout, elle ne connaissait rien de Braktenn. C’avait toujours été une ville loin, inconnue. L’occasion d’entendre à peu près tout ce qui se passait compensait l’idée qu’elle gagnait à peine de quoi vivre sur l’intervalle.

Faire les choses dans l'ordre. Et réfléchir à une histoire crédible si on venait à la lui demander. C'était pour cela, aussi, qu'elle ne s'était pas précipitée. Ici, on ne lui avait pas posé de questions. Les seuls autres endroits où elle était sûre qu'on ne lui poserait pas de questions ne l'intéressaient vraiment pas.

En attendant, la salle était bien remplie et elle avait beaucoup à faire. Méthodiquement, comme tout ce qu'elle entreprenait. Quand une meilleure opportunité et présenterait, elle saurait la saisir. Le cas échéant, quand elle serait prête, elle l'a provoquerait.

Depuis la visite matinale de son père à Fromart, qui avait révélé ses dernières frasques, Alexandre avait cherché à réfléchir à un moyen de contrôler la conduite du curé ingénérable. Il ne pouvait être à l'église Saint-Eustache à chaque heure du jour ou de la nuit. Il avait sa propre vie à mener.

Actuellement, ses études constituaient en ce moment la priorité absolue. D'abord, il brûlait de tout connaître ce qui lui avait été si longtemps caché. Hier, il avait découvert avec un intérêt immense les agissements de l'archevêque anglais Thomas More e ses positions sur le schisme anglais. Grâce à ses lectures, malgré le peu de temps depuis le commencement de cette quête enivrante, son esprit commençait à se faire à une bonne représentation de ce qui s'était passé en Angleterre. Commenta avait-on pu le laisser ignorer ces événements incroyables ? Cela le dépassait. Et dire que cette histoire, qui avait fait couler beaucoup d'encre et sang, était née originellement de la volonté du roi Henri VIII pour divorcer de sa première femme et en épouser une seconde. Cela lui paraissait au contraire une excellence mesure que l'institution du divorce. Si sa mère pouvait obtenir l'annulation de son mariage, si elle recouvrait sa liberté, détachée de son cruel époux, elle pourrait revenir à Monbrina.

Car, elle reviendrait, tôt ou tard, et elle serait heureuse.
Dès l'instant où il aurait assez de pouvoir pour réaliser ce rêve, il le ferait et contribuerait à lui rendre tout pour le bienfaits que celle-ci n'avait eu de cesse de lui apporter durant son enfance.
Pour l'heure, Alexandre se devait de travailler l'esprit serein, dégagé de toutes responsabilités.

Afin de gérer le cas épineux de son père, il avait fini par repenser à une information que la religieuse Cécilia Candore, venue à Monbrina pour se former auprès du cardinal Cassain, lui avait appris au détour d'une de leurs riches conversations : une femme aurait connue attaque de brigands et serait à présent sans ressources. En la formant bien, elle pourrait servir de nourrice au prêtre et l'empêcher de s'en prendre à ses paroissiennes. Et aussi contrôler ses sorties et l'éloigner des tavernes.

Pour gagner la ville, Alexandre, vêtu d'un chaud manteau, qui le recouvrait entièrement, partit sur la mule que son père lui avait offert quelques mois plus tôt. Devant la taverne, il descendit et attacha l'animal à un anneau dans le mur. par prudence, le jeune homme siffla un gamin pas loin et lui promit deux belles pièces, lui en confiant déjà une, s'il surveillait la bête pendant son absence. On n'était jamais trop prudent.

Dans l'après-midi, comme à l'accoutumée dans ce genre d'établissement, les lieux s'avéraient plutôt tranquilles, même s'il ya vait déjà beaucoup de monde. Cela s'animait généralement après le crépuscule, quand les travailleurs finissaient la journée. Il retira son manteau, laissant apparaître une veste propre, pour le poser sur une chaise et rejoignit d'un pas lent, veillant à ne pas marcher trop vite, le comptoir.

"Je vous prie de m'excuser, patron, mais on m'a renseigné qu'une certaine Lucinde serait dans votre établissement. Est-elle visible ?"

Une autre question, plus gênante, mais forcée, lui vint ensuite.

"Autrement, le père Thierry n'est pas passé par chez vous ?"

Au grand sourire de l'aubergiste, il sut que oui.

"Il y a cinq jours, exactement ! Tu penses que c'est toujours un plaisir de le recevoir cet homme ! Un si bon client ! Tu vas pas encore le gronder, hein ? de toute façon, ça fera rien ! Et puis, il a été calme aujourd'hui ! Et les quelques femmes qui ont été avec lui étaient elles très heureuses de sa présence. Tu vois, mon petit Alex, il faut que tu arrêtes de le surveiller comme ça : c'est pas bon pour les affaires !"

Alexandre retint un long soupir, las, sans le moindre étonnamment de la nouvelle. A quoi bon établir une surveillance par des gardes ? Cet imbécile se jouait de les tromper.

Lucinde n’avait pas prêté plus d’attention que cela au jeune infirme qui était entré. Elle contournait le comptoir pour aller servir un client lorsque, surprise, elle entendit qu’on la demandait.

— C’est moi, répondit-elle spontanément. Puis, désignant du menton la commande qu’elle portait, elle ajouta : J’arrive tout de suite.

Elle n’avait pas cherché à changer de prénom. Une difficulté inutile. Un risque inutile. Si elle changeait de nom, il lui faudrait du temps pour y répondre sans douter. Et le sien la ferait certainement encore réagir longtemps. Si on la soupçonnait d’avoir menti sur son prénom, cela aurait pour seul effet de la rendre suspecte. D’autant que, si loin de chez elle, il n’y avait aucune chance pour que son prénom véritable l’inquiète.

Elle se rendrait peut-être un jour compte qu’elle avait commis une erreur. Peut-être. Mais c’était un peu tard pour revenir dessus, et les choses lui convenaient parfaitement ainsi pour le moment.

Elle revint rapidement vers le comptoir. Pourquoi ce jeune homme la cherchait-elle ? C’avait quelque chose de… Curieux. Elle aurait pu craindre que ce ne fut lié à son passé, mais il n’y avait aucune raison pour que cela l’ait poursuivi jusqu’ici.

Elle attrapa la conversation au vol. Le jeune homme avait dû interroger le patron sur l’un de ses clients. Un bon client, apparemment. Et apparemment, le jeune homme n’aimait pas tant l’idée qu’il soit venu. Lucinde comprenait tout à fait : “bon client”, cela ne signifiait rien d’agréable pour son entourage. En attendant, puisqu’on la cherchait, autant qu’elle sache de quoi il retournait.

— Vous me cherchiez, donc ? s’enquit-elle lorsque l’aubergiste eu fini.

Même si elle ne s’en inquiétait pas outre-mesure, l’idée lui en semblait curieuse. Si elle écoutait beaucoup, elle n’avait rien dit d’elle à personne. Enfin… Presque personne. Et cet “Alex”, comme elle l’avait entendu nommer, n’avait pas l’air d’avoir de mauvaises intention. Soit, elle verrait.

Alexandre sourit en apercevant une jeune femme blonde s'approcher du comptoir pour signaler sa présence et son identité. Il lui adressa un sourire agréable. Elle paraissait charmante mais il espéra que celle-ci saurait être suffisamment pour gérer les frasques de son père et ne pas terminer dans son lit. Ou sur l'autel. Ou dans tout autre lieu de l'église, renversée. Il se rassura en se rappelant que celle-ci semblait travailler depuis ces derniers jours dans une auberge, là où elle avait dû rencontrer plus d'un client à la main baladeuse, comme des habitués avinés. Cette idée lui donna confiance en son projet.

"Bonjour, madame, je m'appelle Alexandre, le responsable de l'église de Saint-Eustache. Puis-je connaître votre nom ?"

Il l'invita à prendre place à une table et commanda auprès du patron deux assiettes de soupe. Il avait mangé quelques heures plus tôt, au réveil, mais se rappelait que les gens du commun, eux, ne connaissaient pas ce luxe, contrairement à ce qu'il croyait autrefois. A une époque pas si lointaine, le jeune homme pensait que tout individu recevait, comme lui, deux repas par jour. Quelle naïveté !

Alexandre laissa la jeune femme s'installer, puis, attendant d'être srvi, commença son introduction.

"Il y a que quelques jours vous avez rencontré une religieuse, Cécilia Candore. Elle m'a informé de vos infortunes. Avez-vous toujours des problèmes pour trouver un travail honnête ? "

Le jeune infirme se présenta. Alexandre, donc. Elle arqua un sourcil, surprise par sa question

— Vous qui sembliez si bien informé... déplora-t-elle avec un soupçon d'humour.

Soit. Elle avait déjà décidé de ce qu'elle ferait si on lui demandait son nom complet. Rien de bien imaginatif, d'ailleurs. Mais la seule solution pour ne jamais se tromper, sans pour autant être trop facile à retrouver au cas où. Le nom de sa mère.

— Lucinde Tiéran, enchantée.

Elle aurait pu dire “Lucinde, juste Lucinde”. Elle aurait pu, mais ce n’était pas ce qu’elle avait choisi de faire. Et si on devait la questionner davantage sur son passé, elle y serait également préparée.

Elle accepta bien volontiers de s'attabler avec le jeune homme. Elle ne savait pas encore ce qu'il lui voulait, mais elle n'avait rien à perdre à le lui faire dire. Elle était sereine. Il n'était pas au courant. On ne la retrouverait pas. Elle n'avait rien fait de mal. Rien du tout.

Son visage s'éclaira à la mention de la novice qui l'avait aidée. Une personne charmante. Malheureusement, trop gentille. Cela la détruirait. On se mettait au service des autres et puis... Et puis on se retrouvait là où elle en était aujourd'hui.

— Avez-vous toujours des problèmes pour trouver un travail honnête ?

Lucinde balaya la salle du regard.

— Cela dépend ce que l'on appelle un travail honnête, soupira-t-elle.

Parce qu'elle savait qu'au fond, elle ne s'en sortait pas si mal. Pour le moment. Mais elle savait déjà que d’ici quelque jour, celle qu’elle remplaçait serait remise. Et le patron avait été très clair à ce sujet. Elle devrait trouver autre chose.

— On fait ce qu’on peut pour se nourrir et se loger. Même de manière très provisoire.

Traduction : elle se débrouillait assez bien pour ne pas accepter n’importe quoi non plus. Elle ne resterait pas éternellement dans cette situation de survie. Mais chaque chose en son temps. Pas à pas, comme cette interminable marche qui avait forgé sa détermination. Précipiter les choses, c’était précipiter sa chute. Tout viendrait en temps voulu.

— Mais dites-moi donc plus précisément en quoi je pourrais vous aider.

Elle ne perdait rien à écouter son offre. Car il ne venait certainement pas la trouver ici juste pour lui faire part de toute sa compassion ou pour le plaisir de faire sa connaissance.

Alexandre observait avec attention cette jeune femme qui lui répondait de manière un peu piquante. Elle ne s'attendait sans doute pas être repérée par un inconnu. Normal. Il esquissa un sourire doux.

"Il est toujours mieux d'être bien informé qu'ignorant, ne pensez-vous pas ?"

Il inclina poliment entendant décliner poliment son nom puis s'assit.

"Joli nom, madame. Lucinde... cela m'évoque une belle lumière lucide ! Que voilà un beau présage !"

Le jeune homme la vit se détendre en apprenant l'identité de la personne qui lui avait fourni des renseignements à son sujet. Parfait. Ils partiraient sur de bonnes bases pour leur discussion. Accepterait-elle ? Il doutait un peu. Gérer un curé alcoolique, lubrique, il y avait mieux comme carrière. Il commença à l'interroger sur la possibilité un travail honnête et remarqua son regard sombre balayer la salle. Sans doute que ce métier de serveuse devait être provisoire. Il adressa un sourire compatissant.

"Je comprends. La vie est difficile et trouver un métier peut l'être tout autant."

Peu après, l'aubergiste vint apporter les deux assiettes de soupe commandées. Alexandre le remercia poliment puis goûta quelques cuillerées, le temps que l'homme s'éloigne avant de reprendre leur conversation.

"Le travail que je vous proposerai est honnête et pourvoirait au logement et à al nourriture. Il s'agirait en fait d'un travail de surveillance. Vous êtes apparemment nouvelle en ville et vous ne connaissez sûrement le curé Thierry d'Anjou de la paroisse de Saint-Eustache. Quoique... Vous vivez dans une taverne, son habitat naturel... Vous pourriez avoir entendu quelques rumeurs. Votre mission serait de le surveiller et de l'empêcher de boire et surtout d'abuser des paroissiennes qui viennent se confier à lui. Et aussi, le suivre lors de ses visites pour vérifier qu'il n'échappe pas aux soldats qui le surveillent pour aller s'enivrer."

Alexandre poussa un soupir las.

"Un curé des plus exemplaires, vous en conviendrai."

Sur cette ironie, Alexandre reprit quelques cuillerées de soupe.

Lucinde esquissa un léger sourire au commentaire sur son nom. Cet Alexandre pensait manifestement à haute voix, et parlait pour ne pas dire grand chose. Mais soit.

Quoi qu'il n'était pas venu pour complimenter son nom, si ? Parce que si c'était cela... Eh bien le seul avantage serait cette soupe.

Elle acquiesça légèrement à ses marques de compassion. C'était bien, la compassion, mais ça n'aidait personne. Un métier, elle en avait un. Elle aurait même pu vouloir mieux si elle n'avait pas été élevée pour rester modeste. Si elle n'avait pas aimé un simple soldat. Si...

Les regrets non plus, ça ne servait à rien. Elle était là, maintenant. C'était maintenant qu'elle créerait son avenir. Pas à pas. Comme ce périple qui avait forgé sa détermination.

Elle ne toucha pas à sa soupe avant que le dénommé Alexandre n'ait entamé la sienne. Question d'éducation. Et, tout en continuant de manger, elle écoutait attentivement les explications du jeune homme.

Elle voyait bien de qui il parlait. Ce prêtre qu'elle avait vu quelques jours plus tôt. Laisser trainer ses oreilles lui avait permis d'entendre, en effet, quelques rumeurs à son sujet.

Le surveiller ? Ce qu'Alexandre lui proposait ne paraissait pas particulièrement avantageux, il fallait l'avouer. Elle aurait peut-être pu faire valoir son éducation – ce que sa mère lui avait transmis malgré elle. Elle aurait pu... Essayer de retrouver ses grands parents ? Non, c'était ridicule. Sans doute étaient-ils morts. Cette tante de laquelle elle se souvenait vaguement ? À quoi bon. Elle devait se reconstruire elle-même en repartant se là où elle était, et ne rien montrer. Celui qu'elle chercherait, quand elle y serait prête, c'était son père. Et certes pas pour une visite de courtoisie, ni pour lui demander un quelconque soutien. Une longue liste d'injustices à réparer. Mais chaque chose en son temps.

— Un curé des plus exemplaires, vous en conviendrez.

— Un modèle de piété, en effet, renchérit Lucinde à cette dernière remarque. Même en étant nouvelle en ville, je n'ai pas manqué d'en entendre parler. J'ai même eu l'occasion de constater cela de mes propres yeux…

Elle se demandait comment il était possible qu'un tel phénomène soit encore là. Elle satisferait sa curiosité plus tard. Pour l'instant… Il fallait avouer que l'idée l'intriguait. Pas qu'elle ait rêvé de jouer les nounous pour ce genre de phénomènes, mais... Mais dans quelques jours, à moins de concéder à des sacrifices auxquels elle n'était pas préparée, elle n'aurait plus rien de mieux à envisager. Puis... De toute façon, il fallait bien commencer quelque part. Sans avoir besoin de déballer sa science. Elle hésitait même à admettre qu'elle savait lire.

— Donc votre offre serait que j'oblige ce prêtre à tenir en place, sobre et correct avec les dames, contre le gîte et le couvert ?

Dit comme cela, ça ne l'avançait tout de même pas à grand-chose… Mais autant écouter jusqu'au bout et savoir ce qu'elle pouvait en tirer.

— Quoi d'autre ?

Elle aimait autant que tout soit parfaitement clair avant d'accepter quoi que ce soit. Elle avait déjà quelques idées - relativement honnêtes – pour en tirer parti. Elle prit une nouvelle cuillerée de soupe en attendant sa réponse.

Lucinde ne parlait que peu, probablement méfiante ou intimidée cherchant à ses intentions avant toute chose. Elle était également bien éduquée, soucieuse de respecter les convenances e le laissant commencer manger, lui qui offrait le repas. Il reprit une cuillerées après son exposé de la situation, puis il soupira en entendant que celle-ci avait déjà eu vent des rumeurs. Elle l'avait même vu.

"Au moins, vous avez eu un aperçu du phénomène."

Elle semblait réfléchir à sa proposition, sans laisser entrevoir si celle-ci l'intéressait ou non. Alexandre comprenait. Ce travail n'avait absolument rien de plaisant. Qui souhaiterait servir de nourrir à un prêtre qui se conduisait, passé quarante ans, comme un enfant de dix ans, dépourvu de toute manière élégante ? Il engageait justement quelqu'un pour remplir ce rôle que lui se refusait à présent de remplir.

"Oui, c'est un résumé de la chose : le tenir sobre et correct.

Alexandre retint un soupir en songeant qu'il allait falloir approfondir le sujet afin de détailler à Lucinde l'étendue de sa tâche.

"Faisons cela dans l'ordre, voulez-vous ? Votre objectif premier est de surveiller le confessionnal quand il reçoit une paroissienne et de l'arrêter s'il en sort pour rejoindre celle qui se trouve de l'autre côté. Si cela est possible, surveillez également les pénitences qu'il donne. Il a cette tendance à inventer les pires supplices aux pauvres âmes pour les laver soi-disant de leurs péchés. Comme de les faire marcher sur les mains ou leur demander de se taire une semaine. Les seules pénitences autorisées : les prières ou un pèlerinages. Est-ce clair ?"

Il marqua une pause, laissant à son interlocutrice ingérer les informations, puis reprit :

"Si vous le pouvez, cherchez ses bouteilles et évacuez-les. Autrement, empêchez-le de boire. Et enfin.. Enfin, quand il sort, suivez-le et ne le laissez entrer dans aucune maison seul. Il a actuellement des soldats pour le surveiller mais réussit à leur fausser allègrement compagnie. Restez ainsi avec lui pour lui indiquer le chemin de la chambre à visiter et restez proche de la fenêtre par la quelle il pourrait sortir."

Alexandre soupira à la fin de ses énumérations, las.

"Je sais. On dirait que je vous décris un enfant de dix ans, n'est-ce pas ?"

Un aperçu du phénomène. Un phénomène qu'il semblait bien délicat de tenir sobre et correct, à ce qu'elle entendait. Mais cela ne l'effrayait pas démesurément, jusqu'ici. Qu'on lui en dise donc plus.

Elle partageait son attention entre sa soupe et son interlocuteur. Elle réprima un sourire quand il commenta les pénitences. À bien y penser, imposer une semaine de silence à certaines personnes, c'était rendre service à l'humanité. Quand à les faire marcher sur les mains... C'était toujours moins grave que de battre sa femme jusqu'à la forcer à fuir, enfant sous le bras, ou que détruire la vie de quelqu'un pour évacuer la frustration d'un coup du sort. Ce qui la dérangeait plus, c'était qu'Alexandre ait clairement dit "abuser de ses paroissiennes" un peu plus tôt. Et s'il les rejoignait, ce n'était probablement pour leur recommander d'épargner au monde leurs babillages.

— Uniquement prières et pèlerinage, très clair. Tout en s'assurant qu'il reste bien de son côté du confessionnal.

Pas qu'elle doutait d'avoir compris, ni qu'elle ait craint d'oublier. Elle récapitulait par pure habitude. Classer les informations pour pouvoir réfléchir dans l'ordre et agir avec méthode. Elle hocha légèrement la tête pour lui signifier qu'elle avait tout intégré.

— L'empêcher de boire et le garder à l'oeil, confirma-t-elle.

— Je sais. On dirait que je vous décris un enfant de dix ans, n'est-ce pas ?[b]

[b]— Sur les points les moins fâcheux, commenta-t-elle d'un ton neutre. Puis, les lèvres pincées par une réflexion plus pointue : Et vous avez désespéré de le voir changer, je me trompe ? C'est pour cela que vous déléguez.

Ne s'était-elle pas juré qu'il en était fini des bonnes actions ? C'était précisément le genre de situation dans lesquelles on s'investissait pour mieux se voir détruire. Comme toutes les causes autres que la sienne propre. Mais d'ici le surlendemain, il faudrait qu'elle ait trouvé, à défaut de mieux, autre chose que ce remplacement. Cela lui donnerait l'occasion de réfléchir. C'était ce qu'il lui fallait. Du temps pour réfléchir à l'avenir. À sa résolution. Ses résolutions.

— Autre chose ?

Elle entendait bien éviter les mauvaises surprises.

Alexandre développait les point essentiels de ce qu'il attendait de Lucinde et elle l'écoutait, impassible, répétant les termes importants. Il s'interrompit de temps en temps pour boire quelques cuillerées de soupe. Elle était bonne mais pas trop salée. Sa langue commençait à lui piquer. l remarqua son interlocutrice froncer les sourcils quand il eut mentionné les abus causés aux paroissiennes.

"Je sais. C'est lamentable."

Le jeune homme termina l'assiette de soupe. Il n'avait pas beaucoup aimé mais avait poliment avalé le repas, soucieux de respecter la bonne éducation reçue de sa mère. Il releva la tête à la réponse suivante de Lucinde.

"Je n'ai effectivement aucun espoir de rédemption à son égard. Je ne souhaite que contrer ses mauvaises pratiques et protéger les femmes qui se laissent abuser. Par ailleurs, j'ai un emploi qui à présent va me contraindre à m'éloigner de l'église. C'est pourquoi je vous recrute pour cette tâche."

Sur ces paroles, il se releva et remit son manteau avant d'attraper à nouveau ses béquilles.

"Que diriez de rencontrer l'énergumène en question pour vous forger une ultime opinion de ce travail avant de me donner votre réponse ?"

Lamentable, c'était le mot... Et tandis qu'elle écoutait, il demeurait un détail qui échappait à son entendement : comment ce curé pouvait-il encore être là ? Et comment n'avait-il encore très mal fini ? S'en débarrasser purement et simplement n'eût-il pas été beaucoup plus efficace ? C'était fou de voir combien son humeur était devenue sombre en si peu de temps...

— Cela se comprend. Mais n'y a-t-il donc pas d'autres moyens de régler la question ?

C'était une question indélicate et peu diplomate, mais il lui fallait comprendre la situation dans son ensemble avant d'accepter quoi que ce soit.

Lucinde prit une dernière cuillerée de soupe. Elle ferma brièvement les yeux lorsqu'Alexandre suggéra d'aller voir exactement ce à quoi elle aurait affaire si elle acceptait son offre.

Réfléchir dans l'ordre. Elle acquiesça.


— Vous m'excusez quelques instants ?

Elle s'éloigna pour prévenir l'aubergiste. De retour avant l'affluence, ou il ne pourrait plus rien faire époque elle. D'accord. Elle grimpa dans sa chambre pour se couvrir de son manteau usé par le voyage. Il ne ressemblait plus à rien, mais cela tenait chaud tout de même.

— Nous pouvons y aller.