[28 décembre 1597] - Le jour se lève encore

La maison apparaissait, gardée par son fier chêne. Tout était paisible. Le soleil caressait doucement sa peau.

La maison. La porte ouverte. Le sang. Les gorges tranchées. Toutes ces voix qui s'entremêlaient pour la maudire... La panique.

Lucinde sursauta, et tomba du banc sur lequel elle s'était assoupie. Elle resta quelques minutes allongée sur le sol glacial. En sueur, haletante, tremblante. Horrifiée. Le temps de se rappeler où elle était et ce qu'elle avait décidé depuis.

Combien de temps avait-elle dormi ? Trop peu, sans doute. Elle n'avait pas prévu de sombrer dans le sommeil quand elle avait posé sa tête. Elle voulait juste oublier son poids un instant et...

Elle se releva. Elle s'était éveillée à temps. Finalement, ces cauchemars avaient un avantage.

Soit. Elle retourna rapidement dans le bureau, et vérifia que son butin était toujours bien en place. Parfait. Il ne lui restait plus qu'à éveiller ce maudit curé pour lui demander des explications.

Elle débloqua la porte pour constater que finalement, les souris l'avaient laissé dormir. Pas assez ? Cela lui était bien égal. Ce prêtre avait une messe à préparer, et avant ça, quelques explications à fournir.

— Debout ! commanda-t-elle d'une voix forte.

Puis, comme son ordre ne suffisait pas, elle le gifla - sans y mettre de force particulière non plus - pour le faire émerger.

— On se réveille. Tout de suite ! Je crois que nous avons à discuter.

Peu après le dîner apporté par la cuisinière, qui passait trois fois par jour, que Thierry consomma dans la cellule, il entendit la porte se refermer brusquement. Deux souris rampaient sur le dallage, près de l'entrée. Le prêtre pâlit et demeura sur le lit, espérant ne pas les voir approcher. Son corps tremblait. Il tentait de rester calmer. Ils étaient loin. Loin de lui. Il ferma les yeux. Se souvenir de sa petite sœur qui, elle, adorait les rats et passait ses heures d'oisiveté à la recherche de ces créatures.


Les deux enfants se tenaient dans la cour du château délabré de leurs ancêtres. Mal à l'aise, un jeune garçon de neuf ans observait une fillette, âgée de sept ans, qui fouillait les pierres

"Elles ne sont pas méchantes, Thierry !"
"Mais.. Non... Et puis, ils portent la maladie. Si tu te fais mordre, ils..."

Rebecca se tourna, les sourcils froncés.

"Et alors ? Parce que les gens sont malades, tu t'approches plus d'eux, toi ? Oncle Antonin, il est malade et tu vas le voir ! Alors que mère ne veut pas ! Qu'on est pas censés aller là-bas !"

L'aîné écouta la comparaison qui lui paraissait correcte. Il avait toujours considéré cela injuste d'envoyer son oncle infirme dans cette dépendance misérable, sans soins, là où il restait continuellement alité, incapable de remuer le moindre muscle. Ils avaient maintenant un petit frère, de bientôt trois ans, qui semblait être infirme lui aussi, contre lequel leur imbécile de mère pestait en le voyant incapable de marcher autrement qu'à quatre pattes.

"C'est... pas pareil. Ils sont infirmes.

"Et alors ? C'est une maladie comme une autre. Pourquoi tu aurais peur des maladies, qui n'existent peut-être pas, et pas de l'infirmité ?"

Le frère ne trouvait pas la moindre réponse à cette question logique. Rebecca se retourna vers les pierres et finit par revenir pour lui tendre une souris entre ses mains. Ses doigts la caressaient tendrement.

"Allez, Thierry, prends-la."

L'enfant fixa avec dégoût l'animal mais se décida à faire un effort. Pour ne pas paraître faible devant sa petite sœur. Il commença à prendre la souris mais celle-ci se tortilla et la peur devint trop forte : il paniqua et partit en courant.


De retour dans la cellule, Thierry observa avec nervosité les souris qui restaient près de l'entrée. Elles ne venaient pas vers lui. L'image innocente de sa petite sœur courageuse flotta dans son esprit. Il l'entendit de ses frayeurs. Il devait lui montrer. Il n'était plus un petit garçon facilement effrayée. Le prêtre se leva et s'agenouilla pour prendre entre ses mains l'uns des rongeurs. Ses entrailles le nouaient. Un profond dégoût remontait. Un malaise immense. L'animal se tortillait et accentuait ces émotions galopantes. Il ne sut se contrôler bien longtemps et poussa un cri avant de se réfugier dans le fond de la cellule. Contre le mur, recroquevillé, Thierry tremblait. Des spasmes agitait son corps.

Il ne pouvait pas le faire.
Il ne le pouvait vraiment pas.

Recroquevillé sur lui-même, aux aguets, prêt à fuir si les bêtes approchaient, Thierry attendait, la peur au ventre. Ses oreilles percevaient les bruits terribles de ces horribles bêtes. Quand ce calvaire se terminerait-il ? Combien de souffrances allaient-il encore endurer ? Au fil des heures qui passèrent, son esprit se relâcha et de nouveaux souvenirs rejaillirent.


Thierry remontait difficilement le grand escaler pour rejoindre l'étage des chambres, le corps perclus de douleur. Son visage restait dur, s'obligeant à masquer le mal. Les traces du fouet dans son dos le blessaient à vif. La correction remontait à heure. A peine. Il entendit des sanglots et reconnut immédiatement la voix de sa petite sœur. Le garçon, en dépit des gestes brusques peu souhaitables, accourut pour la découvrir pleurer, assise sur son lit. Il vint la rejoindre et la prit tendrement entre ses bras.

"Beckie..."

"Pourquoi... Pourquoi tu te dénonces pour moi, Thierry ? C'est... C'est pas juste."

Elle faisait référence à cette correction, comme la grande majorité que celles qu'l recevait, que le garçon subissait quand leur mère découvrait les résultats d'une crise colérique de la fillette. Il s dénonçait aussitôt, incapable de supporter l'image de sa cadette maltraitée. Thierry resserra les bras autour de sa taille.

"Je suis ton grand frère. C'est mon rôle de te protéger."

"Mais.. Je ne veux pas que tu ais mal à cause de moi. Je veux que ça arrête !"

"Elles arrêteront un jour, Beckie je te le promets. Un jour, nous serons heureux. Pour le moment, nous sommes seuls, petits, sans espoir, mais un jour nous serons grands. Nous serons adultes. Pour le moment, les hommes sont sourds et n'(entendent pas nos cris, mais le jour se lève encore. Il se lève toujours. Alors même si tu n'y crois plus, même si tu crois que tout est perdu, tu dois encore y croire, Beckie. Nous nous en sortirons. Nous serons des adultes et nous serons libres."

"Tu le crois vraiment, Thierry ?"

"Oui ! Quand je serais adulte, je partirais pour m'engager à l'armée. Tu viendras avec moi, je t'installerais dans une bonne pension, avec ma solde, et peu à peu je serais un homme glorieux. Comme Siegfried ! Et alors je serai un jour général, Beckie et nous paraitrons à la cour. Nous ferons de bons mariages, avec des personnes que nous aurons choisi, et nous sons heureux."

Rebecca sourit, bercé par les beaux mots de son frère.

"Nous serons heureux, Beckie, je te le promets."


De retour au présent, Thierry revivait avec honte et douleur cette promesse, prononcée dans la naïveté de l'enfance, qu'il avait été incapable de tenir. Beckie... Sa petite sœur avait fini dans la misère avant de sombrer dans la prostitution, puis la folie. Il avait juré de la protéger. Il avait échoué. Il était lamentable. Les cris et les bruits des rongeurs disparaissaient. Le prêtre s'écroulait sur lui-même pour pleurer.


Quelques heures après l'aube, Thierry dormait profondément, recroquevillé dans le fond de la cellule lorsque al porte s'ouvrit et que al voix de Lucinde résonna de manière agressive. Il se releva en sursaut et l'observa. Un long soupir s'échappa. Il se rappela aussitôt de la décision de son fils et de pourquoi cette tortionnaire se trouvait dans l'église. Il arbora un rictus puis ajouta d'un ton doucereux :

"On ne vous a jamais appris à dire bonjour ?"

— On ne vous a jamais appris à dire bonjour ?

Lucinde haussa les sourcils. Il était bien trop tôt pour utiliser ce mot-là. Elle était épuisée, mais n’en montrait rien. Certes, elle avait renoncé à la fouille du bureau la veille, mais ce n’était que pour ne pas avoir le curé dans les pattes.

— Et après, je devrais vous demander si vous avez passé une bonne nuit, aussi ? Si vous voulez tout savoir, la mienne fut excellente. J’ai trouvé des choses fort intéressantes dans votre bureau.

Elle sortit de la cellule sur cette affirmation, espérant que cela suffirait à le faire réagir.

Malgré la tension et les arguments que son bourreau pouvait exercer à son encontre, Thierry ne comptait pas se laisser impressionner. Par ailleurs, avait-elle bien dormi ? Son visage paraissait neutre, sans cerne, mais les femmes savaient être particulièrement douées pour cacher les cernes et autres marques liées à l'épuisement. Il songeait à ses cris. Trouver le sommeil avait dû être.. difficile.

D'un sourire toujours doucereux, le prêtre poursuivait :

"J'ose espérer que je ne vous ait pas empêché de dormir."

Il n'eut pas le temps de se réjouir de son attaque. Elle enchaînait en invoquant son bureau. Ses entrailles se nouèrent immédiatement. Le bureau. les documents interdits cachés dans diverses niches dans les murs. Si on les découvrait... Il était bon pour terminer en curé rôti à la broche. L'inquisiteur Cassain ne se gênerait pas pour faire un exemple.

"Mon bureau..."

Il durcit aussitôt le ton.

"Vous n'avez pas entrer dans mon bureau ! Il y avait des affaires importantes et parfois secrètes !"

Il tenta de se rassurer en songeant que son niveau d'éducation ne pouvait comprendre le sens dangereux des documents si c'était eux sa découverte. Mais il avait besoin de connaître de quoi il retournait. Sans ménagement, Thierry la poussa et accourut au bureau.

Lucinde haussa les sourcils. Non, cette espèce de rat pouvait bien couiner autant que ça l'arrangeait, il ne l'avait pas empêchée de dormir. Elle avait mis à profit le temps écoulé avant qu'il ne daigne se taire. Et pour le reste… pour le reste, il n'avait pas assez de poids pour perturber son sommeil.

Ce fut très satisfaisant de le voir bondir a la mention de son bureau. Oui, en effet, il avait de quoi s'inquiéter. Mais qui croyait-il effrayer avec le simulacre d'autorité qu'il essayait d'invoquer dans son ton ? Certainement pas elle.

— Plus si secrètes, commenta-t-elle juste avant qu'il ne se permette de la bousculer.

Elle eût un léger rire. Que cherchait-il à faire ? Arriver avant elle ? Il était légèrement trop tard pour ça. Elle avait tout trouvé, elle en était certaine. Agir avec méthode et détermination, c'était presque infaillible. Il n'y avait qu'une niche qu'elle avait décidé de refermer sans rien retirer. Pour le tester. Elle y avait juste laissé un petit message de sa part, devant les bouteilles qu'elle n'avait pas confisquées. Pour lui faire comprendre qu'elle savait. Ce serait d'autant plus amusant qu'il saurait son précieux alcool à portée sans pouvoir y toucher, sous peine de... De... Elle avait tellement d'idées de menaces désormais qu'elle ne savait même plus lesquelles employer.

— En outre, je vous ferais remarquer que je suis ici pour vous surveiller, et qu'il y avait visiblement beaucoup à voir de ce côté. Ce n'est pas de vous que je reçois mes instructions.

Elle le laissa donc se précipiter et entrer avant lui. Elle avait tout étalé sur le bureau – sauf ce qu'elle avait volontairement choisi de laisser en place... Et ce qu'elle avait dissimulé ailleurs pour qu'il ne puisse détruire toutes les preuves.

— Vous savez... Je pense que je pourrais vous aider à vaincre votre vilaine peur des rongeurs…

Après tout, avec ce qu'elle tenait, elle n'en aurait probablement bientôt plus besoin. Et puis, elle préférait laisser à leur relation une chance de devenir moins... Pesante.

— Je connais même deux méthodes pour vous en débarrasser, annonça-t-elle sur le ton de la confidence. La première implique que vous vous teniez tranquille, appreniez à me respecter et acceptiez de me faire confiance pour vous aider. La seconde… Comment dire ? J'aurais tendance à croire qu'une telle phobie sera réduite en même temps que vous si certaines personnes étaient informées de ceci, je me trompe ?

Thierry se trouvait dans le bureau et contemplait, inerte, le secrétaire sur lequel s'étalais les documents qui n'auraient jamais dû quitter leur cachette. Son corps tremblait. De peur. De terreur. Si cela se savait...Si cela se répétait... Il était mort.. Horriblement mort. Son fils avait réussi à échapper au bûcher amis ce serait lui qui y finirait.

Il transpirait.

Finalement, le monastère de Zarkos ne serait pas une mauvaise chose.
Au moins, il resterait vivant.

Il entendit vaguement la voix de Lucinde derrière lui.
Elle le menaçait.
Elle jouissait de le savoir pied et poings liés.
Il serra les poings contre sa soutane.

"Petite garce..."

Mais il ne pouvait rien dire.
Mais il ne pouvait rien faire.
Elle le tenait.
Un mot, elle le faisait flamber.

"Comme si j'avais un autre choix que de vous obéir."

Comment avait-il pu tomber aussi bas ?
C'était ignoble.
c'était infâme.

— Petite garce...

Lucinde serra les dents pour ne pas avoir de réaction stupide.

— C'est... Votre réponse ? C'est amusant, je m'attendais à plus de coopération.

Avait-il d'autre choix ? La rouquine haussa les sourcils, un sourire satisfait accroché aux lèvres. Peut-être se tiendrait-il tranquille, maintenant.

— On a toujours le choix, philosopha-t-elle. Seulement, parfois, la meilleure décision est évidente. Bien... Je vais aller vider tout ça pendant que vous vous préparerez pour votre messe, compris ? Et... Commencez par le faire disparaitre ces documents.

De toute façon, elle en avait dissimulé une partie ailleurs pour conserver un moyen de pression.

— Nous discuterons du reste plus tard.

Il n'avait pas pu retenir l'injure sortie de ses lèvres.

La garce !
L'immonde garce !
L'abominable garce !

Il serrait les poings à l'entendre dans son dos se réjouir froidement de sa victoire. Elle le tenait totalement. Si elle le voulait, elle pouvait tout. Il répondit d'une voix glaciale.

"J'ai bien compris."

Elle avait beau dire qu'il pourrait se débarrasser ses preuves, il savait mieux que quiconque ce qui en étai. Elle avait gardé les meilleures avec elle, cachée quelque part. Il aurait fait de même.

La sale garce !

Il finit par s'avancer vers le secrétaire et ouvrit un tiroir et sortir une bougie. Sa main en alluma la mèche et le prêtre commença à brûler les documents compromettants. Ce serait décha des preuves en moins. Tant pis pour les études ! Sa vie était plus précieuses que quelques pages de connaissance.

Son esprit analysait la satiation. Elle était mauvaise. Plus que mauvaise.