[Janvier 1595] Deux âmes perdues dans une même chambre

L'établissement avait été nouvelle fois privatisée pour les besoins d'un client qui souhaitait de la confidentialité. A son arrivée, Louise s'était mélangée aux autres filles, sans chercher à observer les nobles qui venaient dans la salle. Elle regardait un mur, sans chercher à plaire. Elle n'éprouvait pas le moindre plaisir à accompagner un homme dans sa chambre et cela se révélait si difficile de leur faire croire qu'ils lui donnaient du plaisir. Il y en eut un qui la choisit. Elle ne le dévisagea pas et répondit avec une amabilité feinte de la suivre. Ils traversèrent les couloirs en silence. Elle aurait pouvoir marcher plus longtemps.? Retarder le moment fatidique où ils franchiraient le seuil.

Une fois dans la pièce, Louise se décida de s'accorder un petit temps, histoire d'accepter ce qui allait suivre, et versa de l'eau sucrée dans deux verres.

"Vous prendriez bien un rafraichissement, messire ?"

Elle eut pitié de lui en le regardait. Il était jeune, timide... Sans doute cela devait être sa première expérience. Quelle mauvaise idée de l'avoir choisi ! Il n'apprendrait rien de bon avec elle.

"Comment souhaitez-vous que les choses se passent ? Dois-je me déshabiller ou vous aimeriez le faire vous-même ?"

Elle tourna la tête vers le lit qui les attendait mais dissimulait habilement son appréhension. Ce n'était qu'une passe. Comme les autres. Elle saurait la surmonter.

"Souhaitez-vous aussi que je vous embrasse ? Aimeriez-vous être dominé ou vous me préférez docile ?"

Qu'il réponde préférer faire le travail. Elle n'aurait qu'à s'allonger et attendre. Ce serait bien plus simple. Elle lui sourit et fit une référence.

"Je suis à vos ordres, mesisre."

Le Lupanar. Pourquoi, à chaque fois qu’il venait de nouveau, rien ne changeait jamais ? Tout se ressemblait invariablement. Les mêmes têtes. Les mêmes tables. Les mêmes chambres. Les mêmes lits. Rien qui ne soit plaisant à regarder.

Mais comme il n’avait pas le choix, il avait choisi l’une de ces filles. Enfin, choisi, tout était relatif. Disons qu’elle s’était trouvée à être la plus proche de lui. De toute manière, que ce soit elle ou une autre, rien ne changerait, au bout du compte alors… Autant tout boucler et rentrer.

C’était trop drôle… On aurait pu croire qu’être prévenu plusieurs jours à l’avance aurait pu l’aider à se préparer mentalement. Mais non. Il n’y avait rien à faire. Plusieurs jours, ou dix minutes avant, les choses n’en étaient pas le moins du monde plus attrayantes. Et le chemin jusqu’à la chambre était toujours trop court. Au moins, celle-ci se contentait de marcher, sans essayer de le séduire ou il ne savait quelle idiotie du même genre.

Cela ne l’empêcha pas de sentir un frisson de déplaisir traverser sa colonne vertébrale quand la porte se ferma.

— Vous prendriez bien un rafraîchissement messire ?

Alduis se contenta de secouer la tête. Rien. Ni rafraîchissement, ni activité plus charnelle. On aurait pu croire qu’à force, il se serait habitué à ces épreuves répétitives… mais non. C’était toujours la même chose. La même corvée. Il se frotta le bras distraitement, mais déjà, tout son mince courage s’était volatilisé.

— Dois-je me déshabiller ou aimeriez-vous le faire vous-même ?
J’aimerais ni l’un, ni l’autre, répondit-il en son for intérieur, en détournant les yeux.

Il allait répondre, avait commencé à ouvrir la bouche, quand… elle se tourna elle-même vers le lit. Avec une attitude qui avait tout l’air embêtée. Alors il referma aussitôt la bouche pour l’observer.

Elle poursuivait les interrogations. Un sourire, une révérence par-ci. Alduis l’observa une seconde, sans faire un geste, puis enfin tenta :

— Ou bien… Vous restez de votre côté de la pièce et moi du mien.

Il ne perdait rien à essayer de toute manière. Si toutes ces filles étaient là, ce n’était pas par gaieté de coeur, n’est-ce pas ? Vendre leur corps, ce ne devait pas être une raison de vivre… alors elle n’avait rien à perdre, à simplement rester assise sur le lit à attendre que le temps passe.

Louise attendait, nerveuse, les réponses de son client en dissimulant son dégoût et as peur derrière un masque habile qu'elle avait appris à composer au fil de longues années. Il déclina l'offre d'un rafraichissement. Quel dommage ! Boire un verre ou deux aurait gagné du temps. Cela était repoussé l'échéance mais ceci lui donnait un peu plus de temps pour se préparer avant de s'offrir.

Il fallait bien cependant se plier aux conditions pénibles de cet emploi. Cela lui permettait de bien vivre et de ne pas coucher dehors, le ventre creux. Elle commença ainsi à se vendre en répétant les paroles d'usage pour connaître les goûts de celui-ci. Il restait cependant étonnamment mal à l'aise, comme si l'acte qui se préparait le répugnait lui aussi. une première expérience causait-elle une tel sentiment ? Elle soupçonna autre chose. La catin l'entendit alors proposer de rester chacun d'un côté de la pièce. Elle l'observa, confuse.

"Je... Vous n'avez pas envie de moi ? Pourquoi m'avoir choisi alors ?"

Elle se rappela qu'il n'avait pas véritablement choisi. Il s'était avancé vers les filles, sans les regarder, pour la pointer du doigt. Bien peu de clients agissaient de manière. Au contraire, ils étudiant avec soin la marchandise avant de se décider. Une marchandise.. Le mot la répugna mais celui-ci résumait bien ce qu'elle était devenue : un morceau de chair que les hommes s'offraient. Où étaient passés ses rêves d'enfance ? Ou s'était évanoui le désir de se marier et de fonder une belle petite famille ? Elle n'était plus rien, réduite à être objet de plaisir.

"Non vous ne m'avez pas choisi. Vous..."

Louise se rappela que certaines filles racontaient que des clients venaient pour se guérir de leurs penchants sodomites. Elle les plaignaient. Des hommes qui aimaient des autres, réprimés pour ces goûts que l'on affirmait contre nature. Elle n'était pourtant pas mieux. Les seules fois où elle avait éprouvé du plaisir, cela avait été en se liant avec des femmes, en ressentant brusquement un tumulte intérieur qui la bouleversait. Son regard fixa le client et elle eut pour lui un regard triste.

"Vous... Vous n'aimez pas les femmes, n'est-ce pas ?"

Elle s'écarta et tira la chaise devant la coiffeuse pour s'asseoir.

"Et si vous prenez place sur le lit ? Quitte à ne pas être couché, ce n'est pas bon non plus de rester debout."

Louise hésita avant d'ajouter ce qu'elle n'avait encore jamais dit à personne. Pas même à son amie Isabelle. Elle se sentait si anormale par cette différence singulière mais lui devrait comprendre.

"Je.. moi, je n'aime pas les hommes. Je me vends mais chacune de ses passes me répugne. Lors des soirées, je bois beaucoup, pour être dans un état second, pour ne pas trop ressentir."

Alduis n'avait jamais vu des femmes particulièrement enthousiastes de vendre leur corps, mais il n'en avait jamais vu qui aient semblé si déstabilisée non plus. Habituellement, elles entreprenaient quelque chose, elles jouaient les séductrices, mais pas cette fois. Cette fois-ci, à vrai dire, rien. Et ça n'en était que plus troublant.

Rester d'un côté de la pièce tandis qu'elle se trouvait de l'autre. Voilà une idée qui était véritablement agréable. Elle ne sembla tout d'abord pas comprendre ce que cela signifiait et le regarda d'un air interdit. Alduis haussa des épaules. Il n'avait pas envie d'elle et il ne l'avait pas choisie non plus. Il l'avait prise par dépit, parce qu'il fallait bien en choisir une, ou son père s'en serait chargé. Pour une fois, peut-être était-il bien tombé. Elle sembla d'ailleurs enfin le mesurer. De nouveau, il haussa des épaules.

— Vous étiez la plus proche, dit-il avec détachement.

Il se sentit épier. Comme s'il était un animal étrange et différent, qui recelait quelques mystères. Il releva la tête vers elle, s'apprêtant à lui dire de regarder ailleurs, quand elle l'arrêta net dans son élan :

— Vous n'aimez pas les femmes, n'est-ce pas ?

La question était si directe, presque déjà une affirmation, qu'il ne pensa même pas à mentir. C'était trop vif, trop spontané, pour qu'il en ait la présence d'esprit. Il demeura une seconde silencieux, mais hocha la tête en guise de réponses.

— J'ai essayé.

Mais il n'y parviendrait jamais. Il en était de plus en plus certain. Malgré tous ses efforts, tout était là pour le lui rappeler. La femme s'écarta et s'assit sur une chaise en lui laissant le lit. Alduis ne se fit pas prier pour y prendre place. Soudain, ses jambes semblaient beaucoup plus faibles, comme si elles avaient plus de mal à le porter. C'était toujours si douloureux à avouer… Il avait la sensation de livrer sa plus grande faiblesse, sa plus grande honte. Il avait ça en lui.

Il ne bougeait pas. Elle ne semblait pas prête à le dénoncer. Mais qu'attendait-elle, maintenant qu'elle avait compris la vérité ? Il s'attendait à beaucoup de choses, sauf à ce qui vint alors. Il écarquilla les yeux malgré lui, étonné, et… Venait-elle sincèrement de lui avouer qu'elle était comme lui ? Qu'elle aimait autant les femmes qu'il aimait les hommes lui-même ? Il avala sa salive. Pourquoi ? aurait-il voulu demander, brutalement perdu. Elle le connaissait à peine. Cela faisait à peine une minute que la porte s'était fermée… Et pourtant, cette chambre semblait protégée, comme un cocon sécuritaire.

Il l'observa, elle qui lui ressemblait, et qui était forcée de laisser des hommes explorer son corps aux endroits les plus intimes. Il savait pertinemment ce qu'elle vivait. Ressentir cette sensation tous les soirs ? En serait-il vraiment capable ?

— Vous avez toute mon admiration.

Il fit une pause, secoua la tête et serra ses mains contre les autres. Elle était plus âgée que lui, plus de dix ans de plus, très certainement, alors… peut-être que…

— Est-ce que vous savez… pourquoi ?

Pourquoi, vous et moi, nous sommes comme ça ?

Il venait de lui confirmer l'hypothèse qu'elle avait retenue : elle était la plus proche. Cela démontrait bien que cet homme se s'intéressait pas aux femmes. Il subissait comme une épreuve les visites dans ces établissement, soucieux de maintenir une réputation honorable de ses pairs. Comme elle-même devait subir ces passes, les enchaîner sur une seule nuit, et les reproduire jour après jour. Elle comprenait, oui. Tous deux affrontaient les mêmes calvaires même si le sien se révélait évidemment plus pénible à se renouveler continuellement.

Il le reconnaissait. Elle lui adressa un sourire, soucieuse de lui montrer comprendre. Louise aussi avait essayé d'apprécier le contact charnel avec les hommes. Au début de son apprentissage sordide dans le métier, la mère maquerelle qui l'avait prise en charge affirmait que le dégoût passerait avec l'expérience. Ou que si elle continuait à se plaindre la porte et la rue l'attendait. Elle s'était depuis tue et avait encaissé les passes en silence. En comprenant lentement que le plaisir ne viendrait jamais.

Au cours de ces réflexions, il s'assit au bord du lit et l'observer, apparemment incrédule. Elle en vint à lui révéler sa nature, puis confia la sienne. Elle sourit tristement de cette admiration qu'il lui témoigna.

"Je ne sais pas si je la mérite. Si je ne le fais pas, messire, ce sera la porte. Et al rue. Et le froid et la faim. Alors, cela vaut bien de se coucher, d'écarter les cuisses et d'attendre que l'homme finisse sa besogne. J'essaie toujours de prendre des clients qui aiment dominer. Pour ne rien avoir à faire. De cette sorte, c'est plus facile."

Louise prit le verre d'eau et but lentement.

"Et puis, il y a les liqueurs et autres alcools. Ils tournent la tête et permettent de flotter et d'oublier un peu les horreurs de ces passes."

Il se montrait curieux, avide de comprendre les causes de leur anomalie. Elle avait déjà eu ces questionnements. En vain. il semblait n'avoir aucune réponse.

"Je ne sais pas. Je ne sais absolument pas. Au début, quand j'ai commencé le métier, je pensais que ce n'était que du dégoût pour al chose, le fait de vendre mon corps. Puis... puis, en nouant des amitiés avec les filles, j'ai commencé à ressentir cette sensation. Le désir. J'ai eu du mal à le comprendre. Puis, j'ai appris qu'il existait aussi des homes pour ne pas aimer les femmes. pour préférer les Hommes. Pourquoi ? sans doute que nous sommes des anomalies. Comme ces enfants qui naissant avec un seul bas ou un troisième bras. Sauf que nous, on ne nous expose dans des foires. Nous, on nous brûle sur un bûcher."

Louise l'observa d'un regard attendri. Le malheureux semblait aussi perdu qu'un enfant

"Et encore... Vous, on parle finalement pas mal de cas de sodomites. Vous êtes réprimés mais j'ai connu dans d'autres bordels des filières secrètes on on organisait à prix d'or des rencontres discrètes entre sodomites. Alors cette attirance est sans doute naturelle. En revanche, une femme qui désire une autre femme, ça ce n'est pas connu. Je suis peut-être bien la seule anomalie qui soit dans cette pièce."

Elle méritait son admiration. Parce que jamais il n’aurait voulu d’une chose pareille. Il aurait encore préféré le froid et la faim, et même la mort, que de devoir supporter une telle chose. N’importe quoi d’autre aurait mieux valu que ce cauchemar. Rien que l’idée de toutes ces peaux à l’odeur sucrée contre la sienne était déplaisante. Il hocha la tête distraitement tandis qu’elle expliquait. Elle buvait pour oublier, pour endormir ces sensations désagréables… Il n’aurait su dire quelle sensation on avait alors, parce que …

— Je ne bois jamais, fit-il sobrement.

Il aurait détesté sentir ses perceptions s'éroder et se fausser. Il préférait savoir ses réflexes intacts. Par prudence.

Mais savait-elle pourquoi ? Pourquoi étaient-ils ainsi, différents, anormaux ? Pourtant, le regard vide qu’elle affichait semblait indiquer qu’elle non plus n’avait pas la réponse à cette question. Il s’était rarement autant reconnu dans les propos de quelqu’un. Combien de temps s’était-il dit que ce genre de choses n’avaient strictement aucun intérêt ? Qu’il ne voyait décidément pas ce que les autres pouvaient trouver de si merveilleux là-dedans ? Il s’était toujours dit qu’il ne savait pas apprécier les bonnes choses, rien d’autre.

Jusqu’à… Jusqu’à ce que le désir lui torde le ventre. Jusqu’à ce qu’il se liquéfie de l’intérieur en observant de loin les soldats chahuteurs. Le désir… et la honte qui venait de pair avec. La certitude qu’il ne pouvait en parler à personne. Combien de fois son propre corps l’avait trahi ? Il frissonna malgré lui.

Ils étaient des anomalies… Comment l’expliquer autrement ? Alduis hocha la tête pensivement. C’était cela. Des anomalies. Mais une anomalie pouvait toujours se corriger. Alors…

— Vous pensez que je ne mets pas assez de volonté pour changer ? Que je devrais faire plus d’efforts ?

Pouvait-il vraiment finir par réussir à oublier ces désirs inappropriés - qui dessinaient dans ses rêves plus de soldats que de jolies jeunes femmes ? Il aurait réellement aimé pouvoir le faire. Il se prit la tête dans les mains et ajouta :

— Mon père dirait que… faire des efforts ne suffit pas. Qu’il faut réussir.

Et cela faisait sept ans qu’il échouait.

Ces deux âmes solitaires que tous deux se trouvaient être se contemplaient, à distance, et se reflétaient leurs singularités. Grâce à l'autre, ils appréhendaient ces difficultés quotidiennes à se sentir inconnu dans son propre corps et pouvaient enfin verbaliser des émotions qui restaient normalement profondément enfouies.

Il affirmait ne boire jamais. cela était à son honneur. L'alcool ne rendait jamais digne les gens. Il les conduisait plutôt à la ruine et la dépravation. Mais il faisait oublier. Il permettait d'accepter un quotidien sinistre.

"Je comprends. mais les prostituées boivent beaucoup, elles. pas que moi. C'est comme ça. et la plupart des maquerelles, de bonne heures, nous conditionnent à prendre ce pli."

Il se posait de nombreuses interrogations sur cette singularité qui faisait d'eux des êtres à part. Elle l'entendit évoquer qu'il ne ferait pas assez d'effort pour changer. Qu'il serait faible. Ou que son père lui dirait que faire des efforts ne suffisait pas, qu'il fallait réussit. Elle soupira.

"Cette chose en est nous. Malheureusement. Elle ne peut pas être combattue. 'ai essayé moi aussi de prendre du plaisir avec les hommes, de me laisser aller, de m'imaginer des choses... En vain. Mais je pense vraiment que vous, vous êtes une singularité. Les sodomites, ce n'est pas si rares que cela. Ou c'est comme ces gens qui naissent avec des yeux vairons. Cela existe. C'est une possible. Mais moi, une femme qui en aime une autre, non, ça n'existe pas. Il n'y a aucun précédent. Je suis bien une anomalie. Vous, au moins, vous pouvez vous dire que vous n'êtes pas seul."

Elle tourna la tête pour se regarder dans le miroir. Pourquoi devait-être être la seule à être une animalier ? En son for intérieur, elle jalousa cet homme dans son dos, qui aurait dû être son client, comme elle maudit aussi tous les sodomites. Ils étaient peut-être pourchassés par la justice, risquaient le bûcher, mais eux possédaient finalement une certaine forme de reconnaissance. Elle, elle n'était rien.

C’était en eux. En lui. En elle. En Soffrey et en Mathurin. Et il était impossible de lutter pour le repousser, parce que cette chose-là s’ancrait bien plus profondément qu’il ne serait jamais possible de plonger pour la déraciner. Malheureusement. Elle avait bien raison. C’était malheureux. Parce que c’était peine perdue, malgré ses efforts, malgré tout le reste. Ils n’avaient d’autres choix que de vivre avec cette singularité - cette honte.

Elle avait essayé de se laisser aller, elle comprenait ce que c’était. Fermait-elle les yeux comme il le faisait à chaque fois ? Ou les gardait-elle grands ouverts, posés n’importe où, sauf sur ce corps posé par-dessus elle ? Cela ne marchait pas. Et elle était certainement mieux placée que lui pour le dire.

C’était aussi vain et ridicule que de défigurer en espérant que cela ferait fuir un garçon qui l’avait trouvé attirant. Était-ce plus normal pour lui que pour elle ? C'était strictement la même chose. À la différence près qu'elle était une femme et lui, un homme. Il n'était peut-être pas seul, et pourtant, il avait toujours eu cette sensation. Bérénice lui avait dit qu'il ne pouvait rien faire pour aller contre et son père qu'il devait mettre fin à sa relation... Mais personne, strictement personne, ne lui avait expliqué pourquoi il était comme ça.

— C'est simplement parce que vous n'êtes jamais tombée sur les bonnes personnes.

Car, il le savait, elle ne pouvait pas être seule. C'était tout bonnement impossible. Parce qu'ils étaient atteints de la même chose, si cela devait être une anomalie, alors ils étaient anormaux autant l'un que l'autre. La femme se regardait dans le miroir. Ce qu'Alduis n'avait pas fait depuis des années. Parce que la cicatrice qui traversait son visage lui rappelait à quel point il était incapable de lutter, justement.

— J'ai déjà rencontré une femme comme vous. Une fois. Elles sont là aussi.

Pourquoi ?

Pourquoi se prenait-il soudainement l'envie de parler ? C'était ridicule. D'autant qu'il sentait ce sentiment jaloux qui émanait de la femme. Quel sort était plus enviable que l'autre ? Elle n'était pas l'héritière d'un ministre exigeant. Elle n'avait pas de responsabilités dans le haut monde. Elle ne risquait pas de déshonorer le nom de sa famille.

Louise continuait à se contempler dans ce miroir, comme elle le faisait si souvent, ignorant son confident qui demeurait à quelques mètres de là, assis sur le lit pue tous deux auraient dû partager. Le reflet lui renvoyait l'image d'une femme. incontestablement. Jolie, bien maquillé, élégante, bien mise... Pourtant, derrière cette image de normalité se dissimulait un secret plus complexe. Sous cette apparence féminine se cachait une nature plus trouble. Une anomalie. Pourquoi était-elle née avec cette particularité qui la différenciait de n'importe être humain ? pourquoi ne pouvait-elle pas jouir au moins une fois grâce à un homme ? Elle pouvait apprécier une amitié avec une femme, sentir le désir pour elle, mais cela n'irait jamais plus loin. Si elle l'avouait, l'autre la prendrait pour une perverse. Ou une dérangée. Une folle. Elle finirait enfermée dans un couvent ou quelque autre endroit épouvantable. Elle ne serait plus qu'un rebut de la société, elle qui n'était déjà que peu de de choses.

Elle entendit dans son dos son confident déclarer qu'elle ne serait pas tombée sur les bonnes personnes, que lui aurait connu auparavant une femme comme elle.

"Vous mentez."

Louise lui dit cela sans méchanceté. Avec douceur même.

"Mais c'est gentil d'essayer de me remonter le moral. De vouloir me donner l'espoir que je ne suis pas seule."

Son regard resta à fixer le reflet de cette femme qui semblait ordinaire, normale, mais qui à l'intérieur ne l'était pas.

"Mais je ne suis plus une petite fille. Il y a longtemps que j'ai cessé de croire aux fables et aux contes."

Elle n’était pas seule. Il y avait d’autres femmes, comme elle, quelque part dans Monbrina. Qui devait se poser les mêmes questions qu’elle. Les mêmes questions que lui, car au fond, elles ne différenciaient pas de l’un à l’autre. Et aucun des deux n’avait la réponse. Mais au titre où ils étaient pareils, il se devait de le lui dire. Même si - lui le premier - aurait refusé de le reconnaître si quelqu’un était venu le lui dire. Aussi ne fut-il pas vraiment surpris d’entendre son affirmation.

— Vous mentez.

Ce n’était pas dit d’un ton abrupt. Cela ressemblait davantage à un constat - triste, et même, tendre à sa manière. Pourtant, cela le blessa tout de même et il serra les doigts en poings sur ses jambes. Parce qu’il ne mentait pas. Et qu’au-delà de dire la vérité, la franchise faisait partie intégrante de l’honneur. S’il y avait une chose au monde qu’il refusait de perdre, c’était son honneur. Il serra les dents et répondit, plus durement qu’il ne l’avait prévu :

— Je ne mens pas.

Il secoua la tête. Elle pouvait lui faire confiance. Elle pouvait le croire. Quand bien même ils ne se connaissaient pas et qu’il ne savait même pas comment elle s’appelait.

— Je ne mens jamais, reprit-il ensuite avec un hochement de tête affirmé. Jamais.

Alors s’il lui disait qu’elle n’était pas seule, c’était qu’il en était sûr. Elle restait à regarder son reflet dans le miroir, sans bouger. Il savait quel goût avait l’espoir déçu. Et il ne l’aurait pas infligé à quelqu’un pour l’avoir trop souvent senti imprégner ses papilles de ce goût amer et douloureux.

— Je ne crois plus en rien, répondit-il alors, tandis qu’elle lui rappelait qu’elle n’était plus une petite fille.

Il savait ce qu’il disait vrai. Et l’idée de se dire qu’elle ne le croyait pas, quand il ne s’était pas montré si sincère depuis un bout de temps, creusait un trou inattendu à l’intérieur de son ventre.

Tout en contemplant dans le miroir, Louise entendit la voix déçue de son confident de ne pas être cru poir cette révélation. Pourtant, cela n'était pas contre lui. Il avait simplement du mal à le croire. Cela lui paraissait si improbable qu'une autre femme, semblable à elle, puisse exister quelque part dans cette ville.

"Pardon. Je ne désirais pas vous blesser. Mais l'espoir est un oiseau si vite envolé... Je préfère le chasser plutôt que de le laisser se percher sur mon épaule et finir par me blesser."

Son regard fixait toujours ce reflet qui lui renvoyait une image qui ne semblait pas être elle. Malgré sa résolution de ne pas vouloir de cet espoir LOuise ne put résister à la tentation. Elle voulait savoir et se comprendre.

"Qui est cette femme alors ? Est-elle toujours à Braktenn ? Que vous a t-elle dit ? Comment l'avez-vous connu ?

Ne le croyait-elle pas ? L’imaginait-elle en train de mentir pour la faire espérer inutilement ? Il savait ce qu’il disait. Et il savait aussi ce que c’était, que l’espoir. Et que l’immense déception qui venait invariablement étreindre le cœur. Ne pas espérer, pour ne pas être déçu. Il ne cessait d’oublier cet adage pourtant plein de bon sens. Alors non, il ne voulait pas la faire espérer. Mais il savait ce qu’il avait vu.

Il avait parlé plus durement que prévu. Et elle avait dû l’entendre dans sa voix, car elle s’excusa aussitôt. Alduis ne répondit pas. Était-il blessé ? Oui, un peu. Il ne pouvait nier cette morsure dans son cœur. Pourtant, elle n’était qu’une inconnue, et il ne savait même pas son nom ! Pourquoi attachait-il tant d’importance à son opinion ? Il s’en fichait. Bien sûr qu’il s’en fichait.

Mais la vérité, c’était qu’il ne pouvait s’empêcher de se reconnaître en cette femme, de plusieurs années plus âgée que lui. Ils se ressemblaient. Elle ne comprenait pas plus que lui le phénomène mais il y avait au fond pas besoin de le faire. Ils vivaient la même chose. C’était le plus important, et la seule chose à savoir. Il hocha la tête en silence, quand bien même elle lui tournait le dos en continuant de se regarder dans un miroir, et qu’elle ne pouvait pas le voir.

Il s’écoula quelques secondes, puis elle parla, toujours sans le regarder, comme si elle ne pouvait résister à la tentation d’en savoir plus. Il savait ce que c’était. Il aurait eu beau, à sa place, se dire que ce ne serait jamais une bonne chose que de le savoir, il aurait posé la question lui aussi.

Alors, il s’appliqua à lui répondre le plus précisément possible, même s’il avait toujours eu du mal à expliquer les choses de manière développée :

— C’était une Zakrotienne. Après la fin d’une bataille. Chacun s’affairait. (Les uns à récupérer ce qui étaient récupérables, les autres - comme lui - à achever les mourants. Les ennemis, côte à côte sur une même tâche pendant quelques instants.) Je les ais vues s’embrasser.

Sans se dissimuler de la vue de personne.

Au fond des choses, il ne savait rien de cette Zakrotienne, ni son nom, ni son histoire, ni si elle était encore vivante. Il ne lui avait pas adressé la parole non plus d’ailleurs. C’était simplement une femme croisée une fois sur un champ de bataille, qui en avait embrassé une autre, tandis qu’il plantait sa dague d’un geste sûr dans le torse d’un homme à qui la cage thoracique avait été réduite en bouillie.

Et il se souvenait de son trouble, ce jour-là, qui l’avait envahi à l’idée que ce soit possible. Mais surtout, à l’idée qu’elles ne se cachent pas. Parce qu’il s’était identifié à elles, parce qu’il s’était souvenu de Soffrey et de Camille. Il secoua la tête pour penser à autre chose.

— S’il y en a Zakros, alors c’est certain qu’il y en a à Braktenn aussi, conclut-il.

Louise continuait à fixer le reflet dans le miroir tout en écoutant le jeune homme lui donner les détails de cette rencontre avec une femme qui serait comme elle. Elle ne voulait pas y croire. Ne pas espérer. Pourtant, malgré elle, sa tête se tourna pour suivre le récit. Une bataille à Zarkos. Son confident, en noble, appartenait à l'armée, et avait participé dix ans plus tôt à al campagne dans la dernière colonie de l'empire. Son imagination peignit rapidement un champ de bataille atroces, des corps, mutilé ou morts, de partout, puis la vision de deux femmes qui se retrouveraient et s'embrasseraient.

""Elles..."

Non, elles ne pouvaient pas être comme. Ce n'était pas possible.

"C'était une bataille difficile. Elles ont eu peur. Elles ont eu un moment d'émotion, la joie de se savoir encore en vie. Cela... cela ne prouve qu'elles... sont comme moi."

Louise observa le jeune homme, tremblante. Son corps parlait pour elle. Elle redoutait d'appréhender cette vérité, de se savoir peut-être pas si unique mais sans en avoir la preuve non plus. sans pouvoir rencontrer une autre qu'elle.

"'Sinon... Sinon, comment vous appelez-vous ? Moi, c'est Louise."

Elle n'osait pas le croire. Alduis le voyait bien. Elle cherchait des excuses pour justifier cet élan d'affection… Mais le jeune homme, pour l'avoir vu de ses propres yeux, pouvait témoigner avec certitude qu'il n'y avait eu rien d'autre dans leurs gestes que de l'amour. Un amour débordant, même, du désir aussi. Alduis hocha la tête pensivement, tout d'abord sans répondre.

Certes, ça avait été une bataille difficile. Mais à Zakros, toutes avaient été dures et meurtrières. Ça n'avait pas été la première, ni la dernière, et il arrivait un moment où — question de survie — on ne faisait plus attention aux cadavres qui jonchaient les sols humides et boueux.

Il haussa des épaules. Qu'aurait-il pu dire pour lui prouver que c'était là la plus simple des évidences ? Elle niait. Elle niait comme il lui arrivait encore de le faire. Alors comment lui en vouloir ? Comment le lui reprocher ? Ils connaissaient autant le goût de la déception l'un que l'autre.

… mais pensait-elle sincèrement, néanmoins, que toutes les femmes s'embrassaient spontanément de cette manière ? Si elle y avait réfléchi quelques instants, elle aurait compris que son raisonnement était aberrant. Aussi idiot que le sien quand il s'était balafré la joue. Il s'en était aperçu trop tard. Lorsque le mal était déjà fait.

Une chose était sûre : ce baiser avait réveillé des choses interdites en lui. Qu'il n'avait pas su ignorer et qui l'avait poussé dans les bras de ce jeune soldat roux. Ça avait été comme un déclic dans son esprit. Et malgré tous les reproches qu'il s'était fait ensuite, il n'était parvenu à regretter.

— Le premier homme que j'ai embrassé s'appelait Soffrey de Rochencourt, dit-il, en se demandant ce qui lui prenait de dire une telle chose. Il était Capitaine, il est mort le 20 juillet 1588.

C'était idiot de raconter cela. Pourtant, il désigna la dague à sa ceinture et reprit :

— C'était la sienne. Je l'ai récupérée quand il est mort. Vous savez le plus drôle ? C'est qu'il m'avait dit de ne pas mourir avant d'en avoir fini. Et il a été empalé.

Il haussa des épaules, et répondit alors à sa question :

— Alduis de Fromart. Enchanté, Louise.

Louise avait beau avoir entendu les révélations de son confident, son esprit se révoltait et luttait. Elle n'arrivait pas à accepter cette possibilité que d'autres comme elles puissent exister, s'étant conditionnée à se croire unique. L'espoir lui faisait trop peur. Depuis la misère, la rue, les débuts de la prostitution, elle ne croyait qu'en peu de choses et ces choses devaient être concrètes. Elle se rappela avec amertume de la parabole de Saint-Thomas et de sa morale, que l'on affirmait dedans que les gens heureux étaient ceux qui n'avaient pas besoin de voir pour croire. C'était peut-être vrai. Si elle pouvait accepter ces idées, sans avoir à les vérifier, elle se sentirait sans doute plus apaisée.

Mais ce n'était pas le cas.

La vie l'avait peu à peu brisée et forcée à se refermer.

Son confident lui parlait à présent de son premier, un soldat, un capitaine, mort sur le champ de bataille, dont il avait récupéré un couteau en guise de souvenir. Ou de trophée ? Les hommes aimaient à collectionner des reliques. Elle opina d'un faible hochement de tête.

"Moi, je n'ai embrassé personne. Du moins, personne sans que celui-ci ne m'ait versé une somme d'argent. Mes seules lèvres coûtent trois rilchs. Une passe dix."

Elle éprouvait une jalousie mesquine pour son interlocuteur qui la dégoûtait. D'elle-même. Elle aurait voulu embrasser quelqu'un, homme ou femme pour son propre plaisir. Par envie. Mais cela n'arriverait jamais.

Elle chassa ces idées pour se décider à se présenter.

"Enchantée, Alduis.

Fromart... Elle se souvenait de l'organisateur de cette soirée privée. Du reste, elle qui savait lire avait consulté parfois les registres. Cet homme était ainsi le fils du ministre des affaires étrangères et entrevit de comprendre la douleur de sa condition. Son père, sévère, amateur de femmes, devait avoir du dégoût pour avoir engendré un fils sodomite. Elle compatit de l'existence de ce jeune noble mais le dissimula.

"QAue faites-vous sinon, Alduis , quand vous n'êtes pas en campagne ? Vous aimez chasser ? Ou vous écrivez peut-être ?"

Soffrey restait un souvenir vif dans son esprit. On disait souvent que le premier baiser était celui que l'on oublierait en dernier. Il était persuadé que c'était vrai. Parce que cette explosion qu'il avait ressentie à l'intérieur de son ventre, rien ne l'avait réellement égalée depuis. Machinalement, il passa son doigt sur la fil de sa lame de sa dague. Il avait déjà vu Soffrey faire exactement le même geste.

Il sentit la douleur dans la voix de Louise quand elle avoua n'avoir jamais embrassé quelqu'un. Il savait aussi ce que cela faisait, de passer des jours au milieu de personnes qui vous attiraient inexplicablement sans pouvoir les toucher. Les prostituées pour elle, les soldats pour lui. Son ton était décidément amer. Elle parvenait à supporter cela. Comment ? Certes, il n'y avait pas d'autres possibilités sinon la mort. Mais c'était la voie que Alduis aurait choisi sans une hésitation. Plutôt mourir. Plutôt s'ouvrir le ventre que de se vendre. Et pour une somme minable en plus de cela ! Dix rilchs.

Il ne répondit. Quoi qu'il aurait pu dire, cela l'aurait certainement ramenée à sa condition. Il se contenta de lui rendre ses présentations. Il avait donc affaire à Louise. Il la laissa faire le lien entre son nom et celui du Ministre des affaires étrangères... à contre-cœur. Parce qu'on ne le voyait que comme le fils de Coldris. Que son nom n'avait de la valeur que parce qu'il était né de la semence de cet homme et non parce qu'il était lui.

Sûrement dut-elle percevoir que cela le pesait car elle passa à autre chose. Un sujet presque banal. C'était étrange. Ils étaient dans une chambre, dans un lupanar. Ils auraient dû être en train de faire des galipettes dans le lit, précisément celui où il était assis. À la place ils parlaient. De leurs similitudes. Et désormais, de leurs goûts. Comme n'importe quels individus normaux qui font connaissance. Il y avait de quoi faire sourire, en y réfléchissant bien.

Que faisait-il, en dehors des campagnes ? Il s'ennuyait. Il n'y avait rien à faire. Bérénice ne se trouvait plus à Fromart et habitait avec son mari, à Aussevielle. La seule personne qui lui témoignait une réelle affection était sa jument, Courage. C'était aussi sa meilleure amie. La seule à vrai dire.

— Des promenades à cheval, répondit-il simplement. Et je m'entraîne beaucoup.

Qu'aurait-il pu faire d'autre ? Il n'avait aucun talent particulier, sinon celui-là. Il ne put s'empêcher d'avoir un petit rire quand elle parla d'écriture. Il répondit :

— J'ai une écriture affreuse. Vous tracez certainement mieux vos lettres que je ne le ferai jamais.

Il se nommait Alduis. Alduis de Fromart. Mais Louise occulta rapidement ce nom de famille. D'abord, car dans son milieu, on y avait que peu recours. Elle-même n'en possédait pas. Elle percevait en prime que cette identité pesait au jeune noble, obligé de répondre à des convenances et des attentes quia vient été décidés dès sa naissance. Peut-être même bien avant. Elle le fit ainsi parler de sujets qui le concernaient personnellement. Sans lien avec un autre que lui. Elle sourit à l'évocation de promenades à cheval.

"Oh, j'aimerais beaucoup en faire une, au moins de promenade à cheval. Ces animaux sont si beaux, si majestueux... Comment se nomme votre monture ? Vous la possédez depuis longtemps ?"

Il rebondit ensuite sur le sujet de l'écriture et Louise nourrit une certaine fierté de la comparaison Elle savait écrire, oui, et formait de superbes lettres. Elle aimait le montrer à toutes les filles de l'établissement, en rédigeant leurs courriers, et aimait par cet acte se sentir supérieure. Cela formait une sorte de revanche. Elles, qui étaient normales, qui pouvaient accueillir des clients et prendre du plaisir, elles se révélaient dépendantes de ses capacités au quotidien.

"Oh oui, Alduis, je tire même une grande fierté de bien savoir écrire. Dans ce milieu, cela se révèle un luxe et je remercie chaque jour ma mère de m'avoir laissé étudier la lecture avec le curé de notre paroisse. Mais je suis certaine que vous pourriez bien écrire vous aussi. Comme pour les armes, ce n'est que question d'entrainement."

Que pouvait-elle encore demander pour enrichir la conversation ? Elle hésita, puis poursuivit :

"Vous savez, Alduis, nous pourrions nous revoir ailleurs que dans cette chambre. Le jour, je sors. Nous pourrions nous rencontrer, discuter et faire des activités ensemble"

Ce qu’Alduis aimait faire ? Il ne savait pas vraiment. Sa vie se résumait à la guerre… et à sa jument. Quant au reste… il ne savait pas. Il haussa des épaules. Il écrivait mal, après tout. Son écriture était affreuse. Il ne pouvait pas écrire une ligne sans faire d’horribles tâches qui défiguraient le tout.

Il lui adressa un regard quand elle déclara qu’elle aurait aimé, elle aussi, pouvoir faire une balade à cheval. Oh oui, que les chevaux étaient des bêtes majuestueuses et splendides !

— Elle s’appelle Courage. Je l’ai depuis huit ans. Pour mes dix-huit ans.

Il fit une brève pause et frotta pensivement ses mains l’une contre l’autre. Il se râcla la gorge, soudainement mal à l’aise. Voilà une seconde chose qu’il ne savait pas faire : discuter de tout et de rien. Leurs goûts… On aurait dit une conversation banale, que n’importe qui aurait pu avoir. Mais ils n’étaient pas n’importe qui ! et puis, c’était absurde, il était le fils du ministre des affaires étrangères. Et elle, une catin dans un bordel ! Pourtant, ils avaient un lien bien plus fort que toutes les classes sociales du monde : leurs attirances mutuelles pour les personnes du même sexe qu’eux. C’était étrange, mais vrai.

— Avec de l'entraînement peut-être. Mais chacun a des dispositions naturelles à une chose plus qu'à une autre. Et croyez bien, écrire et manier une arme, c'est là des choses très différentes.

Peut-être bien, qu'il parviendrait à tracer de belles lettres comme Bérénice à force de s'entraîner. Mais il n'avait aucune envie, à vrai dire, de voir sa sœur redescendre de son piédestal.

La conversation pâtinait. Alduis ne savait que dire pour la relancer. Louise trouva. Une preuve qu'elle s'y prenait mieux que lui — ce qui n'était, de toute façon, pas très difficile. C'était une demande étrange mais… il fit une proposition encore plus étrange :

— Ça vous dirait de… venir vous promener avec moi ? Je veux dire… à cheval ?

Louise sourit au nom de la jument que lui révéla Alduis.

"Courage... Quel beau nom ! Riche en symboles ! Et posséder une compagne depuis aussi longtemps, ce doit être une amie formidable, toujours là pour vous. Bien plus que les humains peuvent l'être."

Les êtres humains étaient égoïstes. Ils se fréquentaient par besoin et ce moment elle et Alduis ne valaient pas mieux que n'importe qui d'autre. Ils trouvaient dans leurs échanges une écoute et une compréhension qui leur manquait au quotidien. Cela leur permettait de converser comme des individus normaux, en dépit de leurs classes sociales.

"Après, je sais bien écrire mais je n'écris que peu. Seulement des courriers. Je suis incapable de lire des ouvrages sérieux. Parfois, certains passages de la Bible me laissent perplexes. Le sens de nombreux m'échappent. Qu'est-ce qui est pire ? Ne pas savoir lire, pour des gens du peuple, c'est normal. Mais savoir lire sans comprendre ce qu'on lit, n'est-ce pas étrange ?"

Elle poussa un soupir. A quoi bon se questionner inutilement ? De toute manière, elle n'était plus à une anomalie près. Louise sursauta soudain de al proposition qui venait de lui être faite. Elle l'observa, confuse.

"Vous... Vous m'emmèneriez vraiment ? Ce... ce n'est pas inconvenant ? Si des gens vous voient, avec une prostituée, une femme de mauvaise vie, en plein jour, que pensera -on ?"

Courage était sa meilleure amie. Sa confidente. Celle qui l’écoutait sans le juger. La seule à qui il avait osé dire à quel point les femmes ne lui apportaient aucun désir. Aucun plaisir, non plus. Il hocha la tête. Elle le comprenait mieux que les humains. Souvent, il se demandait quel effet cela faisait d’être un cheval. Si c’était mieux que ce monde-là. Sûrement.

Louise avait raison : Courage progressait à côté depuis de nombreuses années maintenant. Huit ans. Il la connaissait depuis longtemps qu’il n’avait connu sa mère. Cette perspective fit naître un goût amer dans sa bouche et il s’empressa de penser à autre chose. Il haussa des épaules pour couper court aux questions.

Mais la personne la plus formidable serait toujours sa soeur. Si belle, si intelligente, si altruiste et persévérante. Elle le restait, même si elle était désormais loin, mariée, et ne revenait que peu à Fromart.

Louise écrivait. Elle écrivait sûrement mieux que lui. Ce n’était pas très dur après tout. Les enfants écrivaient mieux que lui. Quant à comprendre… Il haussa des épaules. Certes, il savait ce que c’était que cela aussi.

— Moi non plus, je ne comprends pas tout, répondit-il simplement.

Non pas que le sens des mots lui échappait vraiment. Il les comprenait. Mais que pouvaient-ils bien venir faire dans cette phrase ? Cette notion le dépassait. Au moins, les gens du peuple - puisqu’elle utilisait elle-même les termes - parlaient en termes concrets et directs. Tandis que dans les sphères plus hautes, il fallait sans arrêt faire attention. Alduis détestait les sous-entendus. Il détestait parler tout court !

Pourtant, il était prêt à l’emmener avec lui faire une promenade à cheval. Puisqu’elle en avait jamais faite. Elle marqua un temps d’arrêt à cette proposition. Si même elle s’inquiétait de ce que diraient les gens !

Que pensera-t-on ? Voici la phrase favorite des hommes.

Que penserait-on, si on apprenait que le fils du ministre des Affaires étrangères préféraient les militaires que les catins ?

Que penserait-on ? que penserait-on ? que penserait-on ?

Alduis se rembrunit. Et il répondit à nouveau le plus courtement possible. Il détestait parler. Il détestait faire la conversation. Il détestait les hommes. Que penserait-on, si on le voyait avec une femme - même de mauvaise vie ? Qu’importe. Il savait surtout ce qui ne se dirait pas. Personne ne soupçonnerait qu’il se serait volontiers damné pour aimer l’interdit. Mais il répondit beaucoup plus simplement, en haussant des épaules, sans la regarder dans les yeux :

— Je ne vous force pas.

La conversation entre leurs deux âmes qui se reconnaissaient se révélait laborieuse. Ils étaient issus de castes si différentes, si distinctes, que les sujets ne pouvaient leur venir naturellement. Elle le comprenait aisément. Elle tourna à nouveau la tête vers le miroir, pensive, pour contempler tristement son reflet. Ses yeux remarquèrent à un instant le sablier qui servait à mesurer le temps d'une passe attribué à un client et à augmenter la prestation si celle-ci prenait trop de temps. Elle grimaça. Bientôt une demi-heure. Ils devraient retourner en salle ou cela deviendrait suspecter. Sans compter qu'aucun bruit de matelas n'avait pu être perceptible pour les oreilles proches. Quel dommage ! Elle aurait voulu garder Alduis avec pour le reste de la nuit. Mais cela se révélait impossible. Elle devait retourner au travail et accueillir peut-être un homme.

Louise entendit alors Alduis continuer à défendre sa proposition. Elle se tourna et lui sourit.

"Je serai ravie de vous accompagner, Alduis."

Après tout, pour lui, même à chevaucher avec une femme de mauvaise vie, comme on aimait à dénigrer celles comme elles qui vivaient de vendre leur corps, cela permettait à tous d'afficher publiquement un goût pour les compagnes. Ses pairs l'en féliciterait peut-même.

"Vous viendrez me chercher un de ces jours, jeune homme ? Je vous attendrai."

Elle dit cela d'une intonation légèrement minaudante, comme si elle cherchait à le séduire. Ce n'était cependant qu'un petit jeu, espérant le faire rire.

"Sinon... je suis navrée, Alduis, mais le temps commence à filer et nous devrions être de retour en salle."

Elle se leva, lasse, pour s'avancer vers la porte.

"Même si vous ni moi n'avons envie de poursuivrai ce jeu-là..."

Alduis hocha la tête comme elle acceptait enfin la proposition. Il ne répondit rien. Qu’aurait-il pu dire ? Rien n’était plus direct qu’un mouvement de tête en guise d’assentiment. Il s’en contenta donc, et Louise devrait en faire de même.

Changeant d’attitude, cette dernière se mit à minauder. Une forme de jeu, puisqu’ils savaient très bien ce qu’il en était - et en serait toujours. Alduis sourit simplement, de nouveau, sans lâcher un mot.

Au moins, la soirée s’était révélée moins pénible que ce qu’elle aurait pu être en d’autres circonstances. Et si elle se finissait pour lui, il avait conscience que celle de Louise ne faisait que commencer. Tous ses clients n’étaient pas comme lui : tous la sauteraient volontiers sur ce lit. Une fois le jour levé, ce ne serait même pas la fin de ses peines. Les obligations reprendraient dès le soir suivant. La routine infernale. Oh oui, Alduis aurait préféré la mort à ce cauchemar permanent ! Si l’Enfer existait bel et bien, dans ce cas, c’était cela.

Il était, de toute manière, tant de retourner en salle. Rester trop longtemps aurait manqué de discrétion. Après tout, Louise devait travailler, et Alduis avait toujours expédié l’affaire. Son père se serait sûrement douté de quelque chose.

Déjà, Louise se levait et allait ouvrir la porte. Alduis se redressa à son tour. Il lissa ses manches. En passant devant Louise, il hésita une seconde à s’arrêter. Mais il le fit. Il prit une inspiration puis posa la main sur son bras, pour déclarer :

— Bon courage.

Il n’y avait rien d’autres à dire. Et d’ailleurs, cela lui semblait déjà ridicule. Il haussa des épaules, secoua la tête, et s’éloigna, de son pas rythmé de militaire, la délaissant sur le pas de la porte.