[le 9 février 1598] — Quand deux âmes se désaccordent

Cela faisait onze jours.

Onze jours que son père lui avait rapporté les événements du trente janvier, ceux où Alexandre avait piétiné son pardon accordé — peut-être sans même le vouloir.

Onze jours qu’Alduis l’évitait soigneusement, en prenant garde à toujours regarder dans le couloir avant de le prendre. Quand il avait le malheur de l’apercevoir, même de loin, il prenait aussitôt un autre itinéraire, quitte à le rendre inutilement plus long. Tout valait mieux que de le voir. Il ne s’y sentait pas préparé.

Alduis ne savait que penser de ce que lui avait dit Coldris. Il ne savait plus ce qu’il ressentait, ce qu’il aurait dû ressentir. Il se sentait perdu, totalement perdu. Et stupide, complètement stupide.

Pourquoi ? Pourquoi avait-il cru, un seul instant, que ça pourrait marcher ? C’était idiot, incensé, fou. N’importe qui l’aurait vu. Mais il avait voulu y croire. Il y avait cru, même. Et Alexandre y avait cru aussi, il en avait la certitude. Il ne pouvait pas s’être fourvoyé tout seul, il refusait de le croire.

Maintenant, c’était terminé. Il devait se rendre à l’évidence : ça ne serait plus jamais pareil, ils ne pouvaient pas continuer comme ça, ils ne pouvaient pas s’éviter éternellement. Alduis ne se sentait plus capable de lui faire confiance. Il aurait aimé, adoré même, mais il ne pouvait plus. Il avait trop peur d’être blessé encore une fois et de ne pas s’en remettre. Il ne se sentait pas de taille à vivre avec quelqu’un dont il devrait se méfier.

C’était fini. Il n’en pouvait plus de se torturer l’esprit pour trouver comment recoller les morceaux. Les éclats étaient trop petits, bien trop petits. Irrécupérables. Il avait passé les derniers jours à les ramasser dans sa mémoire, à essayer de les tenir dans ses mains. Il s’était repassé en tête, sans cesse, leur première nuit, leurs premières paroles échangées. Il n’avait rien trouvé qui tienne la route. C’était fini.

Il n’aurait même pas su dire si cela l’attristait ou non. Est-ce qu’il était encore amoureux ? ou est-ce qu’il ne faisait que s’attacher à un rêve éphémère ? Alduis n’aurait su dire.

Le déjeuner était passé. Alduis avait passé la journéeavec Courage, pour se donner la force d’affronter l’épreuve à venir. Il avait attendu qu’Alexandre ait terminé ses corvées pour venir le trouver. Il n’avait pas envie que la dernière image qu’il ait de lui soit une image puante et crottée.

Maintenant, Alduis se tenait devant la porte de la bibliothèque, sans oser passer le pas. Il aurait aimé préparer ce qu’il allait dire, mais il n’en eut pas le temps. Déjà, il croisait le regard d’Alexandre et il ne manqua pas la tension qui se saisit de ses muscles. Alduis avala sa salive, mal à l’aise, se retenant de faire demi-tour. En regardant son visage, toutes sortes d’émotions se disputaient en lui, les bonnes autant que les mauvaises. Un reste de tendresse mêlé à cette vague acide qu’il ne savait interpréter.

Il ne pouvait pas se défiler, plus maintenant. Il avait besoin de cette dernière discussion avec Alexandre, avant que ce dernier ne soit marié. C’était important, pour mettre les choses au clair, pour…

Il s’appuya contre le chambranle de la porte et resta dans l’entrée. Il ne voulait pas s’approcher. Il avait besoin de cette distance pour ne pas perdre face. Il venait juste mettre les choses au clair, rien d’autre.

— Je voudrais te parler, dit-il en prenant une inspiration. Tu es disponible ?

Ce n’était pas dans ses habitudes de faire des introductions. Mais pour une fois, il ferait exception. La situation l’exigeait.

Il était temps. Les choses duraient depuis suffisamment longtemps. La conversation avec Bérénice la veille avait fini de le convaincre. Ça ne pouvait plus durer, ils s’étaient assez évités comme cela. Alduis était décidé à prendre ses responsabilités.

Il savait que Coldris endossait ce rôle dans leur séparation, pour qu’il n’ait pas à le faire, mais ça n’aurait pas été honnête de s’y cacher — même s’il aurait aimé le faire, encore plus en voyant Alexandre. Ce mariage… Alduis n’était pas pour, n’était pas contre. Il se rendait juste compte que ça ne marchait plus.

Était-ce bien de la joie qu’il venait de lire dans son regard ? De la joie de le voir ? Alduis ne bougea pas, et la mine d’Alexandre s’assombrit rapidement. Peut-être qu’il avait suivi le même raisonnement de pensées que lui… Peut-être que ça allait bien se passer.

Alexandre griffonna sur du papier, qu’il lui tendit. Alduis le prit après une brève hésitation et lut. Ah, la punition. Ne pas parler. Il avala sa salive et reposa le papier sur la table mais ne fit pas un geste pour s’approcher. Il ne préférait pas. Il avait besoin de cette distance-là pour… pour… Il ne savait pas. Mais elle le rassurait.

Il soupira, et demanda néanmoins :

— Tu ne peux vraiment pas parler ? insista-t-il après un temps.

C’était leur dernière conversation. Alexandre devait bien le sentir. Ils ne pouvaient pas se contenter de simples paroles écrites.

Alexandre secoua la tête. Alors il n’allait pas parler ? Il préférait garder le silence, plutôt que de lui parler, quand ce serait la dernière fois qu’il pourrait entendre sa voix ? Soit. Tout à coup, Alduis fut totalement sûr de ce qu’il faisait. S’il ne valait pas la peine de braver des ordres, il ne voyait pas pourquoi il s’acharnerait davantage.

Il resta de marbre à l’expression complice qui se dessina sur le visage d’Alexandre. Puis, un sourire amer se dessina sur ses lèvres quand le jeune homme lui tendit une fois de plus la feuille, sur laquelle il avait écrit quelques mots de plus belle.

Lui donner l’ordre de parler.

Alduis reposa la feuille sur le bureau et répondit sans l’once d’une hésitation dans la voix :

— Non.

S’il ne voulait pas parler, ni prendre lui-même ses responsabilités, tant pis. Il parlerait tout seul, ce serait plus rapide, comme ça. Quant à savoir si cela serait moins douloureux, il en doutait. Il fit une pause, le temps d’organiser ses pensées, avant de reprendre :

— Tu n’as qu’à désobéir aux ordres sciemment, plutôt que de trouver comment les contourner. Si tu ne veux pas me parler, libre à toi. Ça ne change pas ce que je voulais te dire.

Il devait néanmoins reconnaître que cette prise de conscience lui laissait un goût amer dans la bouche. Lui, il aurait braver les interdits pour pouvoir lui parler une dernière fois. S’apercevoir qu’il n’en valait pas la peine aux yeux d’Alexandre lui déchirait le coeur plus qu’il ne voulait bien l’admettre. Son visage se ferma et il serra les dents. Sans lui laisser le temps de faire quoi que ce soit, il reprit :

— Je venais te dire que je ne te reverrais plus.

Ça tenait en aussi peu de mots. Et si Alexandre ne voulait pas parler, il ne voyait pas pourquoi il s’étendrait davantage. Il s’apprêtait à faire demi-tour quand il ajouta, d’une voix moins assurée :

— J’aurais juste aimé valoir la peine que tu désobéisses aux ordres.