le 29 décembre 1597 || Comme un rêve éveillé

Le soleil avait montré le bout de son nez et c'était cette lumière, filtrant à travers les rideaux, qui l'avait réveillé. Quand Alduis ouvrit les yeux, il avait encore l'esprit embrumé par le manque de sommeil. Et cela même s'il avait pu dormir quelques heures, après avoir passé ce qui lui semblait être une éternité, les yeux grands ouverts dans la pénombre, sans parvenir à s'endormir.

Alexandre était toujours là, juste à côté. Exactement là où il l'avait laissé en fermant enfin les yeux. Son sommeil ne semblait pas être perturbé. Parfois, Alduis enviait sa capacité à s'écrouler de fatigue ainsi et à dormir comme une masse — même s'il savait que cela était avant tout dû à son handicap et aux efforts fournis pendant la journée pour se déplacer. Il n'empêchait... il semblait toujours si calme en dormant.

Cela faisait maintenant plusieurs nuits qu'Alexandre était là, dans son lit. Alduis avait toujours du mal à y croire. Après des semaines à devoir se contenter de le voir quelques heures par semaine à peine, voilà qu'il le voyait tous les jours, toutes les nuits. Ça ressemblait à un rêve. Un rêve qui durait et se répétait. Alduis craignait presque qu’un matin, ouvrant les yeux, le rêve se soit brisé au cours de la nuit et que le lit soit vide.

Alduis appuya sa tête sur son bras. La veille, comme il ne parvenait pas à dormir, il lui avait pris l’envie inexplicable d’essayer d’écrire. De temps à autre, quand personne ne pouvait le voir, il faisait le test - en espérant que son écriture semble un peu moins affreuse que le reste du temps. Ce n’était jamais le cas. Quand bien même il était satisfait le soir, le soleil donnait un autre aspect des lettres tracées et il finissait toujours par tout jeter, découragé. Mais pour le moment, tout était encore posé sur la table, comme attendant quelque chose en particulier.

Alduis était toujours réveillé avant Alexandre, et toujours endormi après. Il avait maint et maint fois l'occasion de le regarder dormir. Il aurait pu rester là pendant des heures, pendant toute la vie même. Parce qu'il y avait quelque chose d'apaisant qui se dégageait de lui et qui avait le don, durant quelques temps, de calmer la peur constante qui existait au fond de son ventre.

Souvent, il calait sa respiration sur la sienne et en suivait le rythme lent. Et ça marchait. Même si ses nuits demeuraient erratiques, le changement n'en demeurait pas moins flagrant : au moins s'endormait-il.

D'habitude, il partait au bout de quelques temps, pour s'entraîner, pour s'occuper les mains et l'esprit. Aujourd'hui, cependant, il n'en avait aucune envie. C'était comme un rêve agréable qui dure, même une fois vos yeux ouverts.

Alexandre s'éveilla lentement après une longue nuit paisible, et ses paupières battirent lentement avant de véritablement s'ouvrir. Il découvrit, surpris, le visage de son amant penché sur le sien, à le contempler d'un regard béat. Il ne semblait pas angoissé ou inquiet. Non, au contraire, il semblait... heureux. Son coeur battit un peu plus fort dans sa poitrine alors que sa mai se leva pour toucher la joue du jeune noble

"Alduis..."

Il la caressa avec douceur. Lentement.

"C'est rare que tu sois là le matin."

Rien dans sa voix n'indiquait un reproche. Il comprenait parfaitement que son amant ait des choses à régler. Surtout que lui dormait longtemps pour permettre à son corps d'être pleinement reposé.

"Je t'aime, mon amour."

Son coeur battit un peu plus à prononcer ces mots si magnifiques. Il se rapprocha, comblant le peu de distance qui les séparait, et l'embrassa. Ses doigts commencèrent ensuite à descendre dans son dos.

"Tu manges avec moi ce matin, mon chéri ?"

Dans la salle à manger, ils ne pourraient plus rien montrer de leur affection, certes, mais au moins, ils seraient ensemble. E plus, cela permettrait à Alduis pour une fois d'apprécier un repas.

Alexandre ouvrit les yeux au bout d’un moment. Alduis n’aurait su dire combien de temps était passé mais il était déjà réveillé depuis longtemps. Quelques dizaines de minutes. Ou même quelques heures… Qu’importe. Il aurait même pu rester quelques jours, au fond.

Il aurait même aimé que ce moment n’arrive jamais sans pouvoir dire exactement pourquoi. Il aurait voulu pouvoir contempler son visage endormi pour l’éternité et ne jamais plus avoir à bouger. Tant qu’Alexandre dormait, Alduis avait la sensation d’être… léger. Rien ne pouvait leur arriver ici. Il avait cette impression dérisoire d’être en sécurité. Mais dès que le matin se levait, dès qu’Alexandre ouvrait les yeux, cette sensation se brisait. Parce que c’était le signe qu’il allait être temps de revenir parmi la vie active.

Lorsqu’on faisait un rêve et que l’on se réveillait, le rêve se brisait. Et si cela arrivait un jour ?

Alexandre porta sa main à sa joue et Alduis lui adressa un petit sourire. Ce genre de sourire sincère qui lui venait si rarement aux lèvres.

— C’est rare que tu sois là le matin, lui dit alors Alexandre.

Ce n’était pas un reproche mais Alduis se sentit subitement mal à l’aise. Il avait raison… Depuis qu’Alexandre était sorti de prison, il n’avait pas attendu un seul matin qu’il se réveille. Il n’était pourtant pas si pressé que cela mais… il ne saurait dire. Peut-être parce qu’il avait peur de voir le rêve se briser, justement.

Alexandre se rapprocha pour l’embrasser et Alduis ne se fit pas prier pour lui rendre la pareille. La question suivante le surpris. Alduis marqua un temps d’arrêt. Manger ? Il n’avait pas prévu de manger, à vrai dire. Mais s’il disait cela à Alexandre, ce dernier allait lui en faire le reproche et il n’avait aucune envie d’essuyer ses remarques. Il savait bien qu’elles étaient justifiées, il savait bien qu’il avait maigri. Mais le savoir ne lui rendait pas d’appétit.

Et puis manger, cela voulait dire se lever.
Terminer de briser le rêve.

Pourtant il hocha la tête, pour répondre :

— D’accord. Si tu veux.

Alduis venait d'accepter de déjeuner en sa compagnie et cela rendait Alexandre heureux mais une autre pensée lui venait. Il n'avait subitement pas très faim. Ou plutôt son appétit se portait vers une autre nourriture. Sa main descendit vers le torse de son amant et le caressa sensuellement.

"Je n'ai pas très faim, en fait."

Il se redressa et fit basculer Alduis sur le matelas. Alexandre le chevaucha et se pencher pour l'embrasser.

"Si je me souviens, nous ne devions pas dépasser une certaine brochette ?"

Ses mains continuèrent de caresser son torse tout en poursuivant des baisers fougueux pour l'inviter à une belle danse dans leurs draps.


Après l'intermède plus qu'agréable, Alexandre se leva finalement, les muscles étonnamment bien détendus. Faire l'amour le matin au lieu des ses étirements habituls l'avaient bien plus soulagé. Il ne ressentait pour une fois aucune raideur, ni même de douleur. Ses brsa et ses jambes se trouvaient même assez souples.

Tout en s'habillant, Alexandre surveillait quels vêtements son amant décidait de mettre.

"Nous sommes en hiver, Alduis. Tu mets une veste ou un chandail au-dessus de cette chemise.

Il soupira. Ce n'était tout de même pas difficile à retenir comme notion. Lors des saisons froides, on ne sortait pas du lit en chemise. la leçon semblait trop simple pour être facilement acquise par son esprit. Alexandre alla s'asseoir au bureau pour mettre son pantalon pour plus de prudence et découvrit des arabesques d'écriture grossièrement écrit. Il comprenait ce que c'était mais ne ditrien. Au contraire, il se tourna vers Alduis et sourit.

"Qu'est-ce que tu as essayé d'écrire cette nuit ? E n tous cas, j'aime la forme de tes lettres. Elles sont belles, avec des boucles qui retiennent l'attention."

Ce n’était peut-être pas une mauvaise idée, de manger en compagnie d’Alexandre. Cela n’allait pas lui donner plus d’appétit, certes, mais ce serait toujours plus agréable que de le faire tout seul. Il supposait que maintenant, Alexandre allait se lever pour se préparer à descendre mais… non. Il n’en fut rien. À la place, sa main glissa sur son torse et la lueur dans ses yeux, qui venait de s’allumer, ne trompait pas.

Alexandre le poussa sur le matelas et passa au-dessus de lui. Alduis le laissa faire et quand il se pencha pour l’embrasser, il le retint pour l’empêcher de reculer. Il n’en fallait pas plus pour allumer cet immense feu en lui.

— Si je me souviens, nous ne devions pas dépasser une certaine brochette ? demanda alors Alexandre.

Alduis sourit, amusé par la remarque. Le rattraper, dans un premier temps, serait déjà un sacré exploit. Quant à le dépasser, ce serait la cerise sur le gâteau. Mais ce n’était, à l’heure actuelle, pas ce qui lui importait vraiment. Il n’aurait échangé sa place pour rien au monde.

Ce matin, le rêve semblait décidé à durer.
Et Alduis n’allait pas s’en plaindre.


C’était pour ce genre de moments qu’Alduis ne regrettait pas de ne pas avoir sauté. C’était l’une des seules choses que la Mort ne pouvait pas offrir. Et à vrai dire, il n’y avait rien de mieux pour bien commencer une journée. Les choses lui semblaient soudainement bien plus lumineuses.

Il s’était levé et était en train d’enfiler une chemise quand la voix d’Alexandre résonna dans son dos, pour lui rappeler de mettre une veste. Alduis se retourna pour s’exclamer :

— Eh ! Laisse-moi le temps ! J’allais en mettre une, je te signale !

Et c’était la stricte vérité. Mais il ne put s’empêcher d’ajouter aussitôt :

— Mais seulement si c’est pour que tu l’enlèves ce soir.

À cet instant, Alexandre aperçut sur la table les feuilles et les tentatives d’écriture d’Alduis sur la table. Feuilles qui étaient sorties de l’esprit du jeune homme. Tandis qu’Alexandre les regardait, Alduis sentit le rouge lui montait aux joues. Le nombre de fois où il avait rougi ces dernières années se comptaient sur les doigts de la main et pourtant… Il y avait peu de choses au monde dont il avait moins honte que son écriture chaotique.

Il rassembla tout un peu précipitamment, même si c’était trop tard pour les cacher à la vue de son amant et secoua la tête, mal à l’aise :

— Ce n’est pas la peine de faire semblant de trouver ça joli, tu sais, dit-il alors. Je sais que j’écris mal.

Terriblement mal, même. Les lettres étaient mal tracées, incertaines et la feuille était ornée de multiples tâches d’encre, qui témoignaient de ses gestes qui étaient tout, sauf fluides. Et cela même en s’appliquant.

— C’est tout juste bon à être brûlé, ajouta-t-il.

L'esprit d'Alexandre flottait agréablement alors que ses doigts boutonnaient sa chemise blanche. Il s'agissait de l'une de ses couleurs favorites, comme celles de son amant. Son regard observait en même temps Alduis et il ne put se retenir de lui demander de ne pas oublier de mettre une veste, dans un réflexe devenue automatique. Le jeune homme le surprit en annonçant qu'il comptait le fait. D'ailleurs, sa main donnait bien le vêtement en question.

"Pardon, mon amour."

Il rit de la suggestion qui vint ensuite.

"Ne me donne pas envie de te l'enlever tout de suite !"

Alexandre se concentra à enfiler à présent une veste chaude lui aussi dont al laine se révélait douce et joyeuse. Quel bonheur de porter d'aussi beaux vêtements et non plus cette affreuse tunique servile dont son ancien maître l'affublait. Un jour, il pourrait même commander de lui-même ses propres habits auprès des tailleurs et qui seraient encore plus que ceux-ci. Mais il ne laissa rien trahir de se ces pensées. Ce serait plus cocasse quand Alduis apprendrait le moment venu sa nomination auprès de son propre père.

Alors que le jeune homme s'installait pour enfiler son pantalon, son regard contempla les feuilles laissées sur le bureau et adirait l'écriture de son amant. Celle-ci n'était en aucun parfaite mais démontrait ses efforts et son application. Elle le rendait même unique. Son doigt se posa sur les lettres qui traçaient une à une son nom et sourit. Le fameux X ne pouvait que trahir le nom.

"Non, Alduis, j'aime sincèrement ton écriture."

Il se tourna t li adressa un sourire doux.

"Tout le monde s'applique à faire de belles lettres, à reproduire un style identiques.. Les tiennes sont uniques et m'émeuvent beaucoup."

Quand Alduis menaça de brûler ces feuilles, Alexandre secoua la tête et s'en empara vivement.

"Ah non ! Tu ne peux pas ! Ou alors ... Eh bien, c'est à moi ! Et comme c'est mes affaires, tu ne peux pas les brûler, na !"

Se joues se mirent à le brûler. Cela n'avait rien de mature et si Ysengrin avait été présent ce dernier l'aurait traité à juste titre de presque-bébé. Alexandre secoua les épaules. Tant pis ! Si cela pouvait sauver les traces manuscrites de son amant, il serait fier d'être un presque-bébé.

Pour une fois qu'il avait eu l'intention de mettre une veste ! Et sincèrement, en plus de cela ! Aussitôt, Alexandre s'excusa, et Alduis ne put s'empêcher de plaisanter. Ce qui fit rire son amant.

— Tu peux toujours venir essayer, remarqua-t-il, avec un sourire entendu et provocateur.

Sourire qui se changea en expression terriblement gênée quand Alexandre vit les pages d'écriture. Alduis aurait bien aimé s'enterrer, loin, très loin de son regard.

Il savait bien qu'il écrivait mal. On le lui avait dit des milliers de fois. Il savait bien, aussi, que c'était vrai. Pourquoi Alexandre disait-il le contraire alors ? Son écriture ? jolie ? Quelle plaisanterie. Il n'était pas obligé de le rassurer...

Même lui ne parvenait pas à se relire après un certain moment. Comment Alexandre pourrait-il le faire, lui, alors ?

Pourtant, c'était vrai. Alexandre semblait sincèrement aimé son écriture hasardeuse. Tout ça parce que ses lettres étaient uniques et différentes ? Il serra les pages entre ses doigts.

— Je voudrais juste être normal une fois dans ma vie, déclara-t-il alors.

Il en avait marre d'être unique, ou différent. Et puis, si avoir une écriture unique, ça voulait dire devoir faire des lignes et des lignes de punition, jusqu'à en avoir mal à la main, tout ça pour ne voir aucune avancée, il s'en passait volonté et la donnait à quelqu'un d'autre.

Il avait envie de brûler les feuilles. C'était ce qu'il faisait d'habitude, déçu de ne constater aucune évolution dans son tracé. Sans compter sur Alexandre qui... lui arracha les feuilles des mains pour lui interdire de les réduire en cendres. Pourquoi ne pourrait-il pas ? C'était laid, mal écrit...

Alexandre écrivait mille fois mieux que lui, il n'avait pas besoin d'avoir ses gribouillages digne d'un enfant de cinq ans. Mais il n'insista pas.

— Dis, Alex, reprit-il. Comme toi tu écris bien, tu ne peux pas me montrer comment faire ?

La proposition de son amant de recommencer leurs étreintes se révélait extrêmement tentante. Il avait bien envie de retourner vers et d'ôter cette chemise tout de suite, avant même qu'Alduis n'enfile cette veste, et l'invitait vers leur lit. Son sexe se durcissait et se dressait fièrement entre ses jambes pour prouver que son corps suivait ses pensées. Il se décida cependant à être raisonnable et à mettre ce pantalon. Il devait aller reprendre ses études et son amant avait certainement d'autres activités.

Sa découverte de l'écriture de son amant retenait son attention et le fascinait. Alduis avait beau affirmer que cela était médiocre, lui l'adorait. De toute manière, c'était né de sa main; Alors, cela ne pouvait pas être mauvais. Il sourit à son amant et enveloppa ses bras autour du sien.

"Mais moi je t'aime justement parce que tu es unique, mon amour."

Alexandre inclina la tête et déposa une série de baisers sur son bras.

"Je t'aime.

Il l'embrassa encore.

"Je t'aime fort."

Il l'embrassa à nouveau.

"Je t'aime si fort."

Son coeur soupirait de ce bonheur d'aimer et d'être aimé. De pouvoir vivre chaque celui que l'on aimait. De partager quotidiennement sa joie et ses peines. Il releva la tête et entendit sa requête.

"Oui, bien sûr, si c'est ce que tu veux, je te montrerais, Alduis."

Alduis aurait pu passer sa journée avec Alexandre. Mais ce dernier avait des choses à faire. Il ne savait pas vraiment quoi, à vrai dire, il ne lui avait pas demandé et ce n'était pas vraiment le moment de le faire. Alduis, lui, n'avait rien à faire. Rien qui ne soit important, rien qui ne soit intéressant. Il n'y avait aucun intérêt, à s'entraîner contre des ennemis imaginaires. Il s'ennuyait. La vie était plate, ici. Il soupira.

Peut-être que Bérénice accepterait de s'entraîner avec lui, s'il allait lui demander ? Comme lorsqu'ils étaient petits... Alexandre attira son attention sur son écriture. Elle était unique. Quel malédiction que d'être un génie — c'était ainsi qu'Eldred avait parlé de lui, une fois. Un génie. Il jeta un regard à Alexandre.

— Est-ce que si tu étais à ma place et que tu pouvais te souvenir de tout, tu aimerais ça ?

Il doutait que quiconque qui puisse en faire l'expérience aime sincèrement cela. Il secoua la tête, tandis qu'Alexandre lui disait l'aimer. Une fois. Deux fois. Trois fois. Tout en l'embrassant. Mais Alduis ne parvenait pas à s'y arrêter. Il était absorbé ailleurs, vers d'autres pensées.

— Je me souviens de plein de choses inutiles. Tu sais, c'est comme quand tu ne sais pas faire le tri, alors tu gardes tout. Est-ce que tu penses qu'un jour, il n'y aura plus de place dans ma tête ? Plus je me souviens, et plus j'ai peur d'oublier.

Est-ce que Alexandre allait pouvoir lui montrer comment faire de belles lettres ? Son regard s'illumina, comme celui d'un enfant, quand le jeune homme confirma. Il ne fut pas long à demander alors :

— Et tu peux le faire maintenant ?

Cela l'occuperait un peu pour la journée, peut-être.

— Quand j'étais petit, ajouta-t-il, je devais écrire plein de lignes parce que j'écrivais mal, en punitions.

Maintenant, il n'écrivait plus. Comme ça, les problèmes étaient réglés.

Est-ce qu'il aimerait se rappeler du moindre événement ?

La question plongea Alexandre dans une réflexion. Posséder une mémoire exceptionnelle présentait des qualités indéniables. Parfois, lui devait retourner chercher dans un livre un détail qui refusait de se réanimer dans son esprit, sans savoir dans lequel retrouver l'information. Cela prenait alors un temps plus ou moins long. Avec le don de son amant, son cerveau serait capable de manier n'importe quelle notion complexe et les associer dans une conversation, sans avoir eu à les préparer. Cela permettrait de répliquer habilement à un interlocuteur qui chercherait à le piéger. En plus, la mémorisation ne réclamait apparemment aucun effort : juste entendre, voir ou lire. C'était à ses yeux un pouvoir incroyable, à moindre frais.

Pourtant, Alduis ne semblait apprécier pas ce pouvoir en dépit de tous ces services que celui-ci état susceptible de rendre. Il n'arrivait pas à comprendre pourquoi. Alexandre se décida à répondre avec prudence.

"Je crois que nous sommes toujours insatisfaits des choses dont nous disposons. Nous voudrions rejeter ce qui fait de ces choses nous, comme pour nous rejeter nous-mêmes. Mais ces particularités, c'est nous. C'est ainsi. Tu ne peux te débarrasser de ta mémoire, Alduis, comme je ne peux me débarrasser de mon infirmité. Nous devons l'accepter plutôt que de le combattre. "

Il espérait, nerveux, avoir réussi à l'apaiser, puis sourit de la question sur sa mémoire qui pourrait déborder ou de sa peur d'oublier.

"J'éprouve moi aussi cette peur d'oublier quand je serais âgé. Quand les vieilles personnes deviennent séniles et en viennent à oublier ce qu'elles étaient. Au point d'en perdre leur dignité. Cela était réellement effrayant. Rien qu'imaginer de perdre mes connaissances, de ne plus savoir dessiner... Cela est une idée insupportable. Néanmoins, si on se raccroche à la génétique, quand on réalise que nos pères sont tous deux dotés d'une grande mémoire eux aussi et sont bien loin d'être séniles, je pense que nous n'avons rien à redouter."

Il laissa échapper un léger rire.

"Pourtant, avec les litres d'alcool bu, mon père, lui devrait avoir la mémoire trouée."

Alexandre entendit ensuite les confidences de son amant sur comment on l'enseignait difficilement l'écriture enfant et réfléchissait sur comment lui réapprendre les bases.

"Je pense qu'écrire des lignes est contre-productif. plutôt qu'écrire les mots, tu devrais d'abord te concentrer sur les lettres."

Il se saisit d'une feuille de papier et traça un quadrillage sur lequel sa main dessina la lettre A. Le jeune homme reproduisit en dessous un second quadrillage et fit cette fois la lettre mais de manière décomposé, un trait après l'autre.

"Essaie déjà de reproduire la lettre en suivant le quadrillage et les tracés. Si tu apprends à mémoriser la forme, cela devrait venir."

Alduis ne pouvait pas se débarrasser de sa mémoire. Combien de fois lui avait-on dit une telle chose ? Il n’en savait rien. Mais surtout, pourquoi s’entêtait-il à espérer le contraire, alors que c’était impossible ? Il ne répondit rien pendant quelques secondes. Pourtant, cela fit un chemin dans l’esprit du jeune homme. Il releva la tête.

— Comme les voix, alors. Eldred a dit qu’elles faisaient partie de moi.

Il pencha la tête sur le côté, comme s’il se concentrait et essayait de résoudre un problème très compliqué.

— Oui mais toi… tu oublie déjà. Tu ne te rappelles pas ce que tu faisais quand tu étais enfant. C’est normal d’oublier.

C’était de se souvenir, qui ne l’était pas. Et il se souvenait, de fait, parfaitement de ces lignes qu’on lui avait demandé d’écrire. Ce n’était peut-être pas productif mais c’était comme ça qu’on lui avait demandé de faire.

Se concentrer sur les lettres ? Alexandre traça un quadrillage sur la feuille, sous l’oeil attentif d’Alduis. Le jeune homme écrivit un A. Puis, en dessous, un autre A. En décomposant le mouvement. Alduis enregistra son geste.

Alduis prit la plume que lui tendait son amant, un peu hésitant. Il trempa la plume dans l’encre et avec la concentration digne d’un enfant qui venait juste d’apprendre à écrire, il imita le geste que venait de faire Alexandre. Le A était moins joli que celui qui servait de modèle mais Alduis en fut presque satisfait.

A, comme Alduis.
Mais surtout, A, comme Alexandre.

La seconde d’après, il s’asseyait pour recommencer. Une fois de plume, la plume ne bava pas, ni ne troua la feuille. Et le résultat, si plus hasardeux, était de nouveau concluant.

— Tu me montres pour les autres lettres, s’il te plaît ?

Alexandre écoutait son amant lui parler à nouveau de ses voix qui habitaient son esprit tout en se rappelant de ce moment terrible où il l'avait surpris à converser seul dans l'église plongée dans l'obscurité. Le souvenir demeurait sombre et inquiétant. Il n'aimait pas se remettre en mémoire cet instant où Alduis avait semblé basculer dans la folie. Eldred affirmait cependant que ses voix feraient partie de lui. Serait-ce ainsi encore une chose que seul un guerrier pouvait comprendre ? Il opina d'un hochement de tête, qui ne voulait compréhensif, espérant que la conversation ne s'attarde pas trop là-dessus.

Alduis évoqua ensuite la capacité à oublier. Que tout le monde le faisait. Que ce serait normal. Qu'il ne se rappelait plus de son enfance. Alexandre n'était pas certain d'être accord avec cela.

"16 Octobre 1588 : Ysengrin est venu me rendre visite dans ma chambre. J'étais au lit depuis une heure mais je ne dormais pas. Je lisais en cachette, sous les couvertures. Puis, comme d'habitude, des cailloux ont frappé ma fenêtre. J'ai ouvert et Ysengrin m'a offert des gâteaux que sa mère lui avait donné. Nous les avons ensemble, puis nous avons joué. il m'a entraîné à marcher sur les mains et ce jour-là, je ne me suis cassé la figure que trois fois. Puis, nous avons joué avec ma catapulte et après je me suis endormi. Ysengrin m'a remis au lit car au matin je dormais dedans."

Alexandre esquissa un petit sourire, légèrement insolent, fier de montrer qu'il pouvait lui aussi se souvenir de ces petits moments du passé. Il s'interrompit et fouilla sa mémoire. C'était quel jour où il était devenu enfant de chœur ? Quelques jours après la fête de l'ascension, mais bien avant son anniversaire. Les coordonnées se déclinaient dans son esprit et la date revenait lentement.

"11 Mai 1586, un dimanche, j'ai été nominé officiellement enfant de chœur à l'église Saint-Eustache. le père Thierry m'a béni devant toute la messe et j'ai lu pour la première fois une prière. Vers la fin de la messe, il y a eu le marquisd4ausevieille qui s'est avancé pour féliciter le père Thierry d'avoir choisi un infirme et il m'a donné une caresse dans les cheveux."

Il esquissa un sourire tendre à se rappeler de ce moment fort, de cette euphorie à se sentir appelé à servir Dieu et de ses regards posés sur lui, de tous ces gens, ceux qui se moquaient ordinairement de lui.

"T'as vu ? Finalement, c'est pas si difficile de se souvenir !"

Alduis lui demanda ensuite de lui apprendre à bien écrire et Alexandre s'appliqua à lui préparer une belle feuille d'écriture afin que celui-ci répète les tracés de la première lettre de l'alphabet. Son amant s'installa et s'appliqua à reproduire le modèle. Le jeune homme observa avec attention Il existait quelques imperfections mais rien de véritablement gênant. Avec de l'entrainement, les lettres deviendraient de plus en plus belles.

"C'est bien, Alduis !"

Alexandre embrassa son amant pour le récompenser de l'egfort.

Il lui demandait pour les autres lettres. Alexandre prit de nouvelles feuilles afin de tracer sur chacune d'elles une des vingt-cinq autre lettres.

"Voilà, essaie de le refaire pour chacune des lettres. Et te prends pas la tête, Alduis, tracer des lettres, c'est comme marcher sur les mains ! Au début, on se casse la figure, puis après on maîtrise !"

Le petit infirme se releva et s'agenouilla au sol pour poser les mains sur les lames du plancher. Il monopolisa toute sa concentration et réussit à soulever son corps pour réussir à se maintenir en équilibre. Ses bras le tiraient mais cela n'était pas pire que quand il se déplaçait avec ses béquilles ou pire monter un escalier.

"Alors, t'as vu ça, Alduis ?"

La fatigue commençait cependant à l'envahir. Il revint às on point de départ, assis sur le plancher, observant son amant, tout sourire.

"Si moi je peux apprendre à marcher sur les mains, alors toi, tu peux certainement aussi tracer de belles belles !"

Oublier. Si seulement il avait pu. Débarrasser son esprit de tous ces souvenirs inutiles et ridicules qui le peuplaient, qui le remplissaient, qui finiraient par le faire déborder. Comment était-ce possible de stocker autant de souvenirs ? Plus Alduis le faisait, plus il avait la sensation que son esprit cherchait à en amasser davantage. Comme une drogue contre laquelle il était impossible de se prémunir.

Alexandre évoqua quelques journées de son enfance. Des journées qui lui avaient plu. Qui l’avait marqué, avec des événements spéciaux. C’était normal. Ce qui n’était pas normal, c’était de se rappeler de chaque jour, même des plus insipides, même des plus inintéressants. Tout cela était là, dans sa tête.

— Le 16 octobre 1588... J’étais à Zakros.

Au milieu de la boue, du sang et des cadavres. Mais il se rappelait la réaction d’Alexandre la dernière fois qu’il lui avait conté les récits des champs de bataille. Cette fois-ci, il secoua simplement la tête. Il lui épargnerait les images de cadavres déchiquetés et ouverts.

Mais Alexandre semblait attaché à l’idée de lui montrer qu’il n’avait pas oublié son enfance.

— Ce sont que des jours importants pour toi. Tu n’as pas la tête remplie de choses inutiles.

Car, oui, tout ce dont il se souvenait était inutile. À quoi cela pouvait-il bien servir, sinon encombrer son esprit ? Pourtant, il hocha la tête tandis qu’Alexandre lui assurait que ce n’était pas si dur de se souvenir. Oui… mais s’il lui donnait une date au hasard ? Une date qui ne signifiait rien pour lui ? Rien ne lui viendrait. Il haussa des épaules.

Ce n’était pas facile de tracer des lettres. Il n’y arrivait jamais. Et pourtant … Cette fois, si. Il regardait les courbes, sans vraiment y croire lui-même. Il ne put s'empêcher de sourire comme un enfant quand Alexandre le félicita. Ses yeux s’illuminèrent. C’est bien. Il ne savait dire pourquoi, mais cela le remplissait de joie. Et de fierté.

La dernière fois qu’il avait entendu des mots similaires dans la bouche de son père, c’était le 13 mai 1595. Quand il lui avait soumis une idée stratégique, entre deux tartines beurrées, sans vraiment s’attendre à une réponse. Sur le moment, les choses lui avaient juste paru naturelles. Il l’avait dit, comme on parle du temps qu’il fait dehors, parce que c’était le chemin que venait de prendre ses pensées. Parfois, il se demandait encore s’il avait bien entendu ce que son père avait répondu.

Formidable.

Ce fut la voix d’Alexandre qui le coupa dans ses réflexions. Il posait ses mains sur le sol pour … faire l’équilibre. Il lui jeta un regard interloqué. Oui, il voyait bien, il tenait sur ses mains... mais quel rapport avec les lettres ? Il essayait de comprendre, quand l’explication arriva. Sans s’en rendre compte, il relâcha sa respiration.

Et il hocha la tête, avec un sourire.