[Alternatif] - Là où disparaissent les obstacles insurmontables pourrait naître l'amour

Lucinde, 19 ans
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Lucinde déposa le verre d’eau sur la table après avoir aidé sa belle-mère à se désaltérer. C’était qu’elle semblait vraiment épuisée, ces derniers jours. En vérité, c’était ainsi depuis leur emménagement. Ou bien depuis le départ de Gontrand, peut-être ?

— Ne te tracasses donc pas ainsi, mon enfant, la rassura Aniète d’une voix éteinte.

— Je ne suis pas tracassée, démentit la rouquine.

Cela ne servait à rien de se faire du souci, alors, elle ne s’en faisait jamais. Car si tout s’achevait bien, il n’y avait aucune raison de s’inquiéter, et dans le cas contraire l’inquiétude n’aurait rien apporté non plus. C’était juste… Qu’elle n’avait pas envie de la perdre, elle non plus. Parce que… Parce qu’elle tenait à elle, tout simplement.

Aniète, qui savait déjà exactement de quoi il retournait, ne crut pas utile d’argument en ce sens. Oui, Lucinde s’inquiétait, qu’elle daigne l’avouer ou non. C’était une brave petite, d’une résistance rare et de bon coeur bien qu’elle ait appris à le carapaçonner.

— Tu t’en sortiras.

— Je le sais.

Elle s’en sortait toujours, la question ne se posait pas. Elle s’en remettrait comme elle aurait pu se remettre de n’importe quoi. Avancer. Toujours. Mais elle n’avait aucune envie d’avoir un choc à encaisser. Elle n’avait aucune envie d’avoir besoin de se sortir de quoi que ce soit. Actuellement, Aniète était pour elle ce qui se rapprochait le plus d’une famille. Si Madame de Coutrenielle l’avait forgée, sa belle-mère l’avait adoucie, lui avait appris la vraie vie. C’était une bonne personne et elle y était attachée, voilà tout.

On cogna à la porte. Lucinde se leva prestement, réorienta sa chaise vers le lit et traversa le petit appartement en quelques secondes. Il fallait dire qu’après son enfance dans la maison de son géniteur et les années passées à Coutrenielle, le logement semblait toujours fort petit. Oh, pourtant, ces deux pièces suffisaient largement pour les deux femmes, et certainement aussi pour l’enfant qui croissait dans le ventre de la première. Lucinde savait gérer beaucoup comme se contenter de peu.

Elle avait déjà pris ses marques, ici, bien qu’elle ait passé les deux ans précédents de l’autre côté de la ville. C’était d’ailleurs dû à cela si elle ne connaissait que très peu leur visiteur. Mais Aniète semblait préférer celui-là au remplaçant du père Pierre, alors tant mieux.

Lucinde ouvrit la porte, et s’efforça de sourire à l’homme qu’elle avait fait demander plus tôt.

— Bonjour, mon père, l’accueillit-elle. Je vous remercie d’avoir pu passer, elle y tenait beaucoup. Puis, baissant la voix : Oh, je ne pense pas que ce soit si grave, mais elle tenait à vous voir.

Oui, Aniète était solide ! Assurément solide ! Et ce n’était pas un coup de fatigue qui allait l’abattre. Mais elle souhaitait tout de même voir un prêtre, et le prêtre en question étant un homme bien aimable, il n’y avait pas de raisons de ne pas le recevoir.

— Assez bien, le rassura Lucinde. Oh, il était gentil, mais ce n’était pas d’elle dont il fallait se soucier. Si vous voulez bien me suivre.

Elle le mena dans la seconde pièce. Aniète y était allongée dans son lit. C’était bien rare de la voir dans un tel état. Ce qui avait plu à Lucinde, c’était bien le fort tempérament de celle qui était devenue sa belle-mère. Toujours sur ses pieds, toujours organisée. Elle se plaignait bien peu. La jeune femme se souvenait bien du premier accouchement dans lequel elle avait dû l’assister. C’était même sur ce coup du sort qu’elles s’étaient rencontrées. Son sang-froid lui avait instinctivement rappelé Marie-Laurence, et elle s’était naturellement portée volontaire pour l’aider. Et depuis… Depuis elle s’était complètement reprise en mains.

— Je vous en prie, installez-vous, invita-t-elle le religieux en désignant la chaise qu’elle avait quitté juste plus tôt.

Aniète tenta de se redresser à l’entrée du curé.

— Mon père, bonjour, merci d’être venu, articula-t-elle. Lucinde, peux-tu nous laisser un moment, s’il te plait ?

La jeune femme acquiesça, puis captant le regard noisette du prêtre par quelque hasards :

— Si vous avez besoin de quoi que ce soit...

Et sur sa réponse, elle se retira pour qu’Aniète puisse parler à son aise.

Aniète Nioret, 46 ans
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Lucinde sortie - avec, pour le prêtre, un regard fort curieux qu'on ne lui connaissait pas -, Aniète engagea se laissa porter par toutes les inquiétudes qui l’avaient poussées à faire appeler le prêtre. Ce fut d’une voix fatiguée qu’elle passa des confessions - relativement quelconques - qu’elle ne pouvait pas se déplacer pour faire à ses craintes d’avoir été parfois égoïste. A l’appréhension, aussi. On avait beau se convaincre qu’elle s’en sortirait, la mort lui faisait peur d’une manière d’autant plus inexplicable qu’elle ne l’avait jamais ressentie ainsi. Elle parla de son fils, Gontran, et se reprocha de lui avoir suggéré l’armée. Elle avait un mauvais pressentiment, tout d’un coup. Et s’il n’en revenait pas ? Et si sa belle-fille devait se débrouiller seule avec l’enfant à naître ?

— Oh, je ne pense pas qu’elle en soit incapable, vous savez. C’est une fille solide, plus encore que moi. Depuis que je la connais, elle a toujours été à ce point déterminée que rien n’aurait pu lui sembler impossible mais… Cela m’inquiète.

Elle soupira. Elle se sentait un peu sotte de radoter sur ces idées-là… Mais il fallait dire que dans la perspective de quitter ce monde, c’était bien cela qui la dérangeait le plus. Aniète savait depuis longtemps ce que sa bru avait dû affronter. Entre son père et les fâcheux chamboulement qui avaient - heureusement - mené à leur rencontre, n’avait-elle pas bien assez enduré ?

— Elle ne se plaint jamais, et j’en ai peur de toutes les difficultés qu’elle pourrait me dissimuler. Elle a beau garder la face, je sens bien qu’elle s’en fait… L’ennui, avec elle, c’est bien qu’elle ne se confie pas.

Aniète elle-même n’aurait jamais rien su si le hasard facétieux ne lui avait pas livré d’indices inédits.

— Vous devez trouver que j’en fais beaucoup pour un coup de fatigue... finit-elle par soupirer.

Aniète hocha doucement la tête. Au fond, elle savait que l'armée était ce qui convenait le mieux à son fils… Mais il lui manquait et malgré tout, elle s'inquiétait. Parce que oui, c'était dangereux. 

Elle serra sans force la main du prêtre. Elle savait aussi que Lucinde avait les capacités de s'en sortir seule, mais était-ce une raison suffisante pour l'abandonner ? Elle qui se persuadait de ne pouvoir se fier qu'à elle-même, ou éventuellement à une baronne qu'elle ne mentionnait que peu mais à laquelle elle pensait tout le temps ? La bonne place, elle pourrait jouer des coudes pour la décrocher seule, c'était certain, mais le problème n'était pas tout à fait là. 

— Vous savez, j'ai mis du temps à l'apprivoiser. On ne dirait pas, comme ça, mais elle garde beaucoup au fond d'elle.

En trois ans, elle n'avait su lui faire dire que l'essentiel. Et pourtant - en faisant abstraction de la nobliarde adorée qu'elle ne pouvait plus voir - elle était la seule personne dont Lucinde soit vraiment proche. 

— Elle n'en montre jamais rien, quand elle souffre. Elle encaisse, c'est tout. Et sans un hasard chanceux, je n'aurais jamais rien su de ses tourments. J'ai peur qu'un jour elle ne craque. 

D'autant qu'elle savait combien peu sa bru se fiait à la religion pour apaiser ses maux. 

Aniète soupira en se rendant compte qu'elle se répétait un peu.a Et parce qu'elle venait de surprendre du passage devant la porte. Lucinde lui en aurait voulu de former de telles inquiétudes pour un vulgaire coup de fatigue. Mais le père Thierry, plein de sagesse, avait bien raison : elle avait grand besoin de soulager son cœur. Elle n'aurait pas eu la résistance de sa belle-fille qui accumulait sans rien laisser paraître.

Aniète eut un moment d’hésitation. Lucinde la détesterait si elle en parlait à quiconque.

— Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’elle n’a pas eu une enfance facile. Pas du tout.

Quand le curé demanda s’il devait parler à Lucinde, sa belle-mère hésita.

— Essayez peut-être de gagner sa confiance avant de vous aventurer sur de tels sujets. Si vous essayez trop tôt de la faire parler de son enfance ou de son père, elle risque de se braquer et de couper toute communication.

Aniète soupira.

— Je crois que je ne vais pas vous retenir plus longtemps, mon père, fit-elle. Vous avez certainement d’autres impératifs. Merci beaucoup d’être passé.

Tandis que sa belle-mère s’entretenait avec le prêtre, Lucinde avait décidé de donner un coup de rangement pour remédier à l’aspect négligé de leur appartement. Ce n’était pas parce que c’était plutôt austère que ce ne devait pas être bien tenu. S’il était bien une chose qu’elle avait toujours fréquenté, c’était un environnement ordonné. Le seul point commun que Marie-Laurence et elle partageaient avec son géniteur. Le seul aspect de la vie de chateau qu’elle s’efforçait de faire perdurer.

Cette chandelle, d’abord, n’était pas à sa place. Et cette carafe non plus. Et cet établi était couvert de poussière. L’ennui d’un appartement petit que l’on rangeait en permanence était que l’on tombait rapidement à court de détails à réajuster. Et dans l’absence d’une occupation, alors qu’elle faisait les cent pas pour trouver quelque chose qui n’était pas en place, une petite part de son esprit se trouvait ramenée au prêtre dont la voix passait depuis la pièce d’à côté. Elle ne saisissait pas ses mots, mais...

C’est alors que Lucinde remarqua une auréole humide sur un meuble. Mince alors ! Mais comment avait-elle laissé une telle chose se produire ? Elle traversa la pièce pour se saisit d’un linge. C’est alors que le curé sortit de la chambre et qu’elle fut coupée dans son élan.

Elle sourit légèrement lorsqu’il affirma qu’Aniète ne se portait pas si mal. Oh, mais elle ne s’inquiétait pas, d’abord. Elle savait bien qu’Aniète s’en remettrait, que ce n’était qu’un vilain coup de fatigue. Elle n’avait pas eu besoin de son jugement pour le déterminer ; elle était tout autant médecin que lui, après tout.

— Je suis certaine que ce n’est pas ce qu’elle voudrait, fit remarquer la jeune femme lorsqu’il fut question de savoir qui sa belle-mère enterrerait.

Sa question suivante lui fit arquer un sourcil. En voilà, un homme bien informé ! Alors, il ignorait vraiment ce qu’il en était ? A moins qu’il ne sache quelque chose qui présage l’arrivée d’une situation précaire ?

— J’assiste Aniète sur les accouchements qu’elle supervise, répondit-elle simplement. J’ai du me débrouiller seule la dernière fois, comme elle se trouvait mal. Nous étions assez soutenues dans notre ancienne paroisse. Et puis, il y a la solde de mon mari. Nous nous en sortons très bien.

Solde qui ne devrait sans doute pas tomber tout de suite, mais elle n’en fit pas la remarque. Et bientôt, son état commencerait à se voir. Sans doute même à devenir encombrant mais d’une manière ou d’une autre, elle saurait se débrouiller. Elle avait été élevée pour cela.

Durant ses explications, elle avait rejoint la tache d’humidité qu’elle s’efforça d’éponger. Elle n’avait pas envie de continuer à soutenir le regard du prêtre. Pourtant, elle releva immédiatemment les yeux à son compliment.

— Je vous demande pardon ?

Elle le vit rougir. Oh, ce n’était sans doute qu’une maladresse. Certaines personnes disaient des choses stupides quand le silence pesait. Elle dut néanmoins déployer un certain effort pour ne pas sourire - et encore moins rougir - à l’idée que c’ait effectivement été la première chose qui lui soit venue à l’esprit.

— Pas tout à fait.

Ce n’était pas vraiment un mensonge, mais ce n’était pas non plus la vérité. La vérité était que son éducation était beaucoup plus importante que son mode de vie actuel ne le laissait présager. La vérité était aussi que désormais, elle était ce qu’elle était et que les choses étaient ainsi.

— Disons que mon ancien emploi les a ménagées.

Lucinde encaissa les questions sans en sembler incommodée. Ce n’était pas parce qu’elle avait appris l’humilité qu’elle ne savait pas ce qu’elle valait.

— Je connais mon travail, répondit-elle simplement.

Réfléchir dans l’ordre, agir dans l’ordre, anticiper et surtout - surtout - garder son sang froid quoi qu’il arrive. Les piliers de son éducation était les mêmes que ceux de sa profession.

— Mais si ma parole et mon jugement ne vous suffisent pas, vous pouvez demander à ma belle-mère ou je pourrais vous trouver d’autres référence.

Une pointe d’orgueil la poussa à préciser qu’en outre, elle se débrouillait fort bien seule. Mais Marie-Laurence disait toujours qu’il fallait exploiter les moyens que l’on avait à disposition pour s’en sortir lorsque ce devenait nécéssaire. Qu’on le pouvait tant que l’on ne se reposait pas dessus paresseusement.

— Je le ferai, assura-t-elle.

Puis vint ce compliment impromptu qui eu le don de lui faire cligner des yeux et de lui faire manifester son étonnement. La vie avec Aniète avait relâché sa maîtrise d’elle-même, c’était mauvais.

Ah, oui, il pouvait bien avoir envie de s’enterrer pour l’avoir mise dans un tel embarras - comparé à sa profonde indifférence coutimière.

— Ce n’est rien, répondit-elle cependant. A bientôt, mon père ?

Elle ne le retenait pas. Vraiment pas. Vraiment vraiment vraiment pas. Et il était hors de question qu’elle croise son regard avant de s’être remis les idées dans l’ordre.

Peu après cette visite agréable chez la belle-mère et as bru, Thierry repartit avec n sentiment de bien-être dont il ne comprenait pas la raison. Il supposa que ce devait émaner du devoir d'accompli son service. Pendant une quinzaine de jours, il vint voir à plusieurs reprises les deux femmes afin de s'assurer de leur bonne santé et que celles-ci n'aient besoin de rien. Lors de sa seconde visite, il apporta même une corbeille de fruits, achetée sur ses propres deniers, en prétextant un don d'un paroissien mais que cela allait pourrir si personne ne les mangeait pas. Il ignorait toujours pourquoi il avait agi. Une envie de faire plaisir. Il se rappela que quand Lucinde avait posé la main sur une pommes et la trouver superbe avoir ressenti le même bien-être que quand il était sorti de leur domicile à sa première.

Ce n'était qu'ne coïncidence.
Il aimai simplement faire plaisir aux gens. Par de petits gestes. De petites attentions. Il ne fallait pas chercher plus loin.


Ce jour-là, Thierry donna une belle messe domicile qui assembla un grand nombre de fidèles. Son sermon dura un certain temps et s'attacha à rappeler les valeurs de justice et de solidarité auxquelles le Christ s'astreignait continuellement en citant à maintes reprises des passages des évangiles. Beaucoup l'écoutaient en prière, concentrés sur leur foi. La dévotion de tous se révélait touchante. Peu après al fin de la cérémonie, il se mêla aux paroissiens et s'intéressa à la vie de chacun, demandant des nouvelles de tel proche malade ou rappelant à une mère de ne pas trop gronder un enfant un pu turbulent qui commençait à s'agiter près d'une chapelle. Le prêtre découvrit soudain dans la foule Aniète et Lucinde. Il sentit à nouveau cette émotion particulière. Décidément, c'était bien dérange. No, il n'y avait rien d'étrange. Il se montrait simplement ravi de retrouver de bonnes amies. Il les rejoignit d'un pas rapide et les salua.

"Bonjour ! Quel plaisir de vous voir là !"

Ne. Pas. Y. Penser. C’était la seule chose à faire dès lors que Lucinde avait compris quel drôle d’effet lui faisait cet homme. C’était ridicule. Absolument ridicule qu’un presque inconnu lui arrache de tels sourires et s’invite intempestivement dans ses pensées. Elle l’avait trouvé bien aimable, c’était vrai, mais désormais son idée l’horripilait.

Réfléchir dans l’ordre. Réfléchir dans l’ordre. Il suffisait de laisser le temps au temps et elle cesserait d’avoir des idées aussi sottes que celles qui lui tournaient actuellement en tête. Elle cesserait d’attendre ses visites autant que de les redouter. C’était ridicule, parfaitement ridicule. Et cela allait cesser, c’était l’évidence même : une telle sottise ne pouvait pas s’implanter et s’éterniser dans un esprit aussi censé que le sien.

Une information. Cette drôle de dissociation n’était qu’une information qu’il suffisait d’ignorer, car elle était erronée. En théorie, ce ne devait pas être si compliqué, et pourtant, au bout de deux semaines, en se rendant à la messe, Lucinde fut forcée de constater que cela n’avait pas encore disparu.

Aniète se portait mieux, et elle devait admettre que cela la rassurait grandement. Rassurée, elle pouvait l’être tant qu’elle n’avait pas paniqué avant. Paniquer ne servait à rien. Jamais.

— Tout va bien, mon enfant ? s’inquiéta la vieille accoucheuse lorsqu’à l’approche du prêtre, sa bru se figea.

Aniète ne devait rien voir. Il n’y avait rien à voir. Elle acquiesça. Elle ne perdrait pas contenance pour de telles idioties.

— Bonjour mon père, comment allez-vous ? s’enquit Aniète. Je vous remercie pour votre soutien de ces dernières semaines.

Lucinde ne dit rien tandis que sa belle-mère saluait le prêtre. Rien jusqu’à ce que ce dernier l’interroge.

— Eh bien… Etant donné que ma belle-mère se porte mieux, je ne peux que me réjouir, hasarda-t-elle.

Il se comportait tout de même fort étrangement. Très très très fort étrangement. Et quel était ce sourire béat sur sa figure ? Lucinde réprima un mouvement de recul lorsqu’il saisit soudain sa main.

Froide ? Comment cela “froide” ? Mais bien sûr que non, sa main était exactement comme d’habitude, qu’était-ce donc pour une idée ? En terme de prétextes bidons, on aurait déjà vu plus abouti mais… Mais non, elle devait se faire des idées. C’était un prêtre. Un prêtre très bien, même. Honnête. Qu’irait-il donc chercher des prétexte pour prendre sa main ? Cela n’avait ni queue ni tête. Ce devait être cette idiotie dans son esprit qui l’empêchait de réfléchir dans l’ordre. Une fièvre, oui, peut-être, mais de celle qui se calmaient grâce à l’esprit rationnel plus que grâce au repos.

Et son front, maintenant. Elle ne savait pas exactement ce qui l’empêchait de se dégager, mais préférait penser que de vieux démons paralysant avaient fait irruption plutôt que de se confronter à l’idée qu’elle n’en avait peut-être tout simplement pas envie. Et pourtant, c’était ridicule : ses démons n’avaient jamais demandé la moindre permission. Il fallait qu’elle s’en aille. Qu’elle trie ses pensées parce qu’elle ne supportait pas de les voir s’embrouiller ainsi. Tout cela était bien trop insensé.

— Elle devrait peut-être se repose, oui, confirma Aniète.

— Oui… C’est… une… excellente idée… Mais je préfère rentrer… On… se repose mieux dans un environnement familier.

Sur quoi elle planta sa belle-mère et le curé et se précipita hors de ce qui était encore censé être un lieu saint.

Lucinde avait détalé face à l’attitude du curé, et en réalité, Aniète trouvait bien cette décision plus sage. Oh, le père Thierry était toujours apparu comme quelqu’un de serviable et respectueux, mais tout de même… Tout de même, s’ils se figuraient, tous deux, qu’elle ne percevait pas leur petit manège…

La question si innocente du prêtre lui fit froncer les sourcils. Elle sonda son regard. Le faisait-il exprès, lui aussi ? Non, il semblait réellement plongé dans l’incompréhension. Oui, maintenant qu’elle y pensait, cela semblait évident : il n’aurait pu se comporter ainsi s’il s’en était rendu compte.

— Un peu tourmentée, mais cela lui passera, répondit-elle, presque sévère.

Oh, c’était surtout pour l’apparence : elle savait bien que cette ineptie leur passerait à tous les deux bien vite. Lucinde était une fille bien et raisonnable qui avait certainement déjà entrepris d’oublier. Elle ne lui en voulait pas, au fond, c’était presque rassurant qu’elle puisse se montrer sensible à quelque chose.

— L’absence de mon fils doit lui peser plus que je ne l’avais supposé.

D’ailleurs, à bien y penser, avec Gontran il n’y avait jamais eu de tel manège. C’était par sagesse qu’elle avait choisi de rejoindre leur famille, et cette sagesse était bien rassurante.

Thierry peinait à comprendre le comportement peu logique de Lucinde qui se trouvait pourtant si calme et maitresse de ses nerfs. Quelque chose clochait. Il en aurait mis sa main au feu. Il se devait de comprendre quoi. Il en retournait de sa noble mission de prêtre, le bon berger de son troupeau. Le religieux s'ouvrit à Aniète de ses inquiétudes mais elle ne parut pas plus alarmée que jamais. Pourquoi était-il donc le seul à se soucier de son sort ? Car elle ne serait que la belle-mère, elle ? Lucinde n'était donc qu'une pièce rapportée, facilement remplaçable Le constat froid, s'il devait être réel, le faisait frissonner.

"Je comprends."

Le prêtre s'éloigna en saluant la vieille femme pour s'adresser à d'autres fidèles mais le coeur n'y était pas. Ses pensées revenaient à Lucinde et à la tristesse perçue en elle. Il n'en pouvait plus. Il devait la voir.

Thierry se déroba habilement à la foule et quitta discrètement l'église pour se rendre au domicile des deux femmes. Il frappa à la porte, le coeur hésitant. Pourquoi se sentait-il donc aussi fébrile ? Il ne venait que s'enquérir de l'état de Lucinde et tenter de la comprendre.

Aniète était partie, se sentant presque jugée. Curé ou non, elle n’était pas certaine qu’il soit en position de critiquer alors même qu’il était en cause. Elle s’était repliée chez elle, où elle n’avait pas encore pris le temps de discuter avec sa bru. Elles savaient toutes deux comment interprêter l’autre, et cela suffisait probablement.

De toute manière, peu après son retour où elle avait trouvée Lucinde assise sur son lit, on frappa. Elle alla ouvrir pour découvrir le père Thierry qui revenait déjà.

— Que puis-je faire pour vous, mon père ? s’enquit-elle, polie bien passablement agacée par cette insistance.

Aniète toisa le prêtre. Remise ? Lucinde… Qu’il avait vue à peine quelques minutes plus tôt ? De qui se moquait-il ?

— Parfaitement, répondit-elle.

Ou du moins, cela viendrait, car la jeune femme qu’elle connaissait n’était pas de celles qui se fourvoyaient dans de telles niaiseries - quand bien même elle aurait douté, elle respectait encore assez son fils et le lien qui les unissait pour n’en rien faire -, et qu’elle espérait encore que celui qui devait être un homme de Dieu avait également assez d’esprit.

Etait-ce une coïncidence qu’elle semble courroucée alors même qu’il se vautrait dans la bêtise et le déni ? Oh, sans doute. En attendant, puisque Lucinde n’avait plus son inhumaine Madame de Coutrenielle pour lui remettre les idées en place, il fallait bien que quelqu’un s’y attelle. Et si ce n’était pas de gaieté de coeur tant elle savait qu’il était difficile d’émouvoir sa belle-fille et combien cet incident replieraient encore son coeur sur lui-même, la raison et l’avenir l’exigeaient.

— Je ne suis pas en colère, seulement… inquiète d’idées qui ne devraient pas prendre racine. Les sentiments frivoles et Lucinde et vous êtes affligés passeront bien assez tôt. En attendant, le mieux pour vous deux serait de vous tenir à distance afin de ne pas alimenter cette sottise dont je suis certaine que vous ne voulez pas vous encombrer plus qu’elle. Vous savez comme moi que ce n’est qu’un caprice passager, ne rendez pas les choses compliquées.

Un mois plus tard

Aniète pleurait. Elle ne tarissait pas de larmes, et Lucinde elle-même en avait laissé échappé quelques unes. C’était ridicule : elle n’avait pas besoin de pleurer. Elle avait maladroitement serré sa belle-mère dans ses bras, se demandant comment Marie-Laurence - qui savait absolument tout faire - aurait fait pour la consoler.

Elles avaient appris le décès de Gontran le matin même. Ou du moins sa disparition lors d’une bataille. Aniète, qui cherchait à tout prix une autre explication, priait presque pour qu’il ait déserté. Sa bru n’osa pas le lui dire, mais ce n’était pas son cas : elle le préférait mort que déserteur. Elle ne savait que trop ce que vivre dans la clandestinité était, et même si c’était le prix de sa survie, elle n’était pas certaine d’en accepter l’excuse pour un danger choisi. Au fond, elle préférait surtout éviter de se faire de faux espoirs : cela ne menait nulle part, et il fallait avancer.

Elle avait fini par se lever pour se livrer à au nettoyage frénétique de leur intérieur. Non, c’était vrai, elle ne l’avait jamais aimé. Pas… Pas comme dans ces histoires que l’on se plaisait à raconter. Mais il n’en avait pas moins été un ami. Le seul ami qu’elle n’ait jamais eu, si sa mémoire ne lui faisait pas défaut. Alors oui, même pour le roc qu’elle était, le perdre était quelque chose. Elle ne cessait de toucher son ventre de plus en plus arrondi. Oh, de toute façon, un père ne servait à rien. Elle savait, elle savait que Gontran n’aurait pas été comme le sien, seulement… Cet enfant pouvait très bien vivre sans. Et elle… Elle, elle se débrouillerait très bien… Alors pourquoi, pourquoi être triste, à quoi cela menait-il ?

Elle finit par sortir. Elle avait besoin de prendre l’air… Ses pas finirent par la mener sur le parvis de Saint-Eustache. Après une certaine hésitation, elle rentra dans l’Eglise. Sa maison, hein ? Eh bien c’était pour cela qu’il ne fallait compter que sur soi-même. Parce qu’il était d’une profonde inutilité. Elle réprima ces pensées. Elle avait seulement besoin… de laisser la vase retomber au fond, afin de retrouver de l’eau claire.