[Alternatif] L'apocalypse pour vos gueules

La jeunote était tendue – et à juste titre – sur les tragédies de la guerre et Édouard ne pouvait que la comprendre. Il s’expliqua donc et Cassandre n’insista pas. Tant mieux. Il n’était pas franchement à l’aise avec certains aspects de sa courte carrière militaire. Tous deux se ranimèrent bien volontiers en parlant de la paroisse et des frasques de cet obscur curé. Le sourire narquois de la petite fit hausser un sourcil intrigué au vétéran. Alors comme ça, elle prévoyait de lui jouer quelques tours à sa manière ? Après tout, il ne l’aurait pas volé. Lui aussi faisait parfois ce genre de choses à l’Hôpital Général, avec les plus vicieux des gardiens ou des recteurs, quand il était sûr et certain que cela n’attirerait pas d’ennui à un camarade.
Sur un petit rire complice émergé de sa gorge béante, il acquiesça de bon cœur en voyant que Cassandre, très décidée et vive, savait désormais où aller avec lui. Elle semblait futée et connaître la ville comme sa poche, cette gosse, aussi Édouard la suivit-il en confiance. Grimper ? Bien entendu ! Et il ne se priva pas de le faire en bondissant dès qu’elle eut à peine fini sa phrase, agrippant déjà le muret, prêt à s’engager dans les chemins que lui désignerait sa jeune alliée. Il aura pris soin de retrousser son aube pour être à l’aise de ses jambes vigoureuses dans la grimpette. Ah mazette ! Quelle image de curé donnait-il en ce moment, heureusement que personne ne les voyait !
Édouard se retourna pour s’assurer d’où Cassandre mettait les pieds à son tour. Il s’engagerait dans son sillage jusqu’à trouver la cachette – ou la personne ? Elle devait bien avoir des alliés ? – où se planquer avec lui. Connaîtrait-elle des bandes de vagabonds, voire d’autres enfants aussi agiles qu’elle dans ces rues ? Dans le fil de ses pensées, le vétéran se demanda quand même quelle drôle de gueule ferait le prêtre en découvrant tout le bazar dans son église et au-dehors, ainsi que l’absence de son serviteur d’un moment. Pauvre gars quand même… Édouard s’égara un instant à souhaiter, dans son cœur, bon courage au jeune Alexandre avec un énergumène pareil comme père.

Édouard resta à distance, laissant aux deux enfants leur temps de retrouvailles et de conversation. Il écouta d’une oreille – pour sûr que le même avait l’air si gentil… mais en effet il n’avait pas froid aux yeux à rester ainsi avec ses noix pour jouer, à la vue de tous. Ce serait donc lui, l’acolyte à qui Cassandre voulait le présenter ? Eh bien ! Le plus mignon des complices !
Il approcha vers Nico – puisque tel était son surnom, probablement Nicolas – et s’accroupit pour être à sa taille. Déjà qu’avec son masque, son ardoise et son aube, en plus de sa grande taille, il avait de quoi impressionner, autant se montrer rassurant. Il adressa un regard amical au petit et lui tendit sa main à serrer, s’accompagnant d’un ronron qu’il espéra sympathique.
Savait-il lire ? se demanda-t-il au passage. Si ce n’était pas le cas, les choses seraient un peu complexes… Heureusement, Cassandre serait là pour le traduire – et cette Cassandre-là, ils l’écouteraient et la croiraient !

Accroupi en face de Nicolas, Édouard lui souriait des yeux et des pommettes. Le petit n’avait pas l’air inquiété par sa présence, voilà qui lui fit chaud au cœur. En même temps, si le jeunot vivait dans ces bois, alors lui aussi devait avoir l’habitude des marginaux. Décidément, le fugitif se disait qu’il était tombé sur les meilleurs – et les plus mignons – alliés qui se puissent concevoir : des enfants qui connaissaient les rues et la forêt comme leur poche.
Il hocha négativement la tête à la première question : non, il ne parlait pas. Le muet s’empressa de hausser les épaules d’un air joueur, l’air de signifier « bah c’est pas grave ». En revanche, il opina du chef à la demande suivante. Oh que oui, il entendait bien. Il n’était pas sourd-muet. Le plus marrant, c’était que beaucoup de gens le pensaient et se laissaient aller à dire des secrets devant lui !


Confie-t-il à Nicolas et Cassandre, le regard plein de malice. Hé oui, ces préjugés ! Mais c’était pratique des fois pour glaner des informations. Il adressa d’ailleurs aux deux camarades un clin d’œil entendu, du genre : si cela peut servir un jour d’aller écouter pour vous.
Il confirma de nouveau son prénom puis posa sa main au cœur en salut au petit Nicolas. Quant à sa maison, il l’accueillit d’une inspiration gutturale d’émerveillement, ouvrant les bras.

LA PLUS BELLE QUI SOIT !
ET ON SE MARCHERA PAS
DESSUS ! TU Y VIS DEPUIS
LONGTEMPS ? TE PLAÎT ?

Un ronron de nostalgie quitta son masque à la remarque très juste de Nicolas. Il hocha la tête : pour sûr, personne ne parlait à une personne sourde. Ce devait être un enfermement épouvantable. Et à vrai dire, à l'hôpital général, dans la mesure où très peu de camarades savaient lire... Estienne lui non plus ne recevait que très peu d'attention, alors qu'il entendait très bien. Mais voilà : personne ou presque ne pouvait le déchiffrer. Il n'eut cependant aucune envie d'enquiquiner le petit avec de si tristes histoires.
Le vétéran n'en eut de toute façon pas le temps puisque Cassandre abondait dans son sens : passer pour un sourd, ça faisait que des gens se lâchaient devant soi... et on pouvait sûrement en jouer pour apprendre des choses ! Cette fois-ci, ce fut l'étrange rire guttural et caverneux qui résonna. Estienne pointa la fillette du doigt dans l'équivalent d'un complice "toi-même tu sais" avant d'ouvrir sa paume pour un tope-la. La sacrée futée ! Elle irait loin.


Puis il s'intéressa à son nouveau camarade, et cacha sa grande tristesse à le savoir dans la rue depuis... quatre ou cinq ans ! Bon Sang de bois, mais quels gens étaient assez timbrés - ou assez dans la misère... ou assez morts... - pour laisser aux grands chemins un bout de chou si jeune. Estienne préféra acquiescer comme si de rien n'était plutôt que de demander trop de détails, et s'enthousiasmer :


Clin d'œil. Pour s'amuser dans les arbres, il était partant ! Et bien évidemment qu'il aiderait à la cueillette et ce qu'il fallait d'autre de nécessaire. Chiper, même, si ça s'avérait nécessaire. Peut-être qu'avec le recul, c'est ça qu'il aurait dû faire il y a si longtemps... Venir se cacher dans une forêt comme celle-ci, et vivre de menues rapines. Mais il avait été si sage, si confiant en sa possibilité de retrouver de l'ouvrage en ville.
Le muet croisa les mains sur son coeur en remerciement à la gentille proposition de Nicolas. Manger ! Quelle riche idée, il ne "dirait" pas non. Bon, il passa sur les rats, même s'il était bien conscient que quand on crevait de faim on ne faisait pas la fine bouche. Seulement... Estienne pointa son masque, puis sortit de la petite besace qu'il s'était faite précipitamment sa paille et son pilon. Il les montra à Nicolas, avant de reprendre sa craie pour expliquer :


Il devait piler ses aliments. Ou avaler de la compote, du lait ou du potage. Le restaurant, même forestier, ce n'était pas vraiment pour lui. Au pire, la forêt avait l'air de compter bien des fruits ! Ce ne seraient pas les jus qui manqueraient.