[Flashback 1564-1575] - Asoana

Grâce à l’intervention sainte virgilienne (et il aurait sans doute payé fort cher, cette expression si le principal intéressé en avait eu vent) ainsi qu’à celle de son embarrassante marquise de Kermagnac dont il ne parvenait plus à se dépêtrer, Coldris avait pu obtenir son passe-droit pour s’infiltrer dans tous les bals de la capitale.

Son meilleur (et seul) ami étant désormais marié, il s’était fait une gageure de lui dresser une liste de demoiselles qu’il pourrait épouser. Chose qui ne l’emballait pas vraiment plus que cela, mais à laquelle la société imposait de s’y plier. Il devait toutefois reconnaitre avec son pragmatisme légendaire qu’il n’y avait pas que des inconvénients à signer un bout de papier devant un curé : une dot, un titre, des terres, du prestige. De quoi gravir une petite marche supplémentaire et asseoir une bonne fois pour toutes sa situation.
Mais par-delà tout ceci, ce qui l’intéresse le plus dans ce mariage, c’était bien la possibilité d’obtenir un fils qui pourrait hériter de l’édifice qui l’aurait bâti. Sans mariage point d’héritage. Or à quoi bon s’efforcer de quitter le lisier et s’élever si ce n’était pas pour le transmettre par la suite ? Il serait bientôt le seul Coldris de Fromart dont l’histoire se souviendrait. Isis avait raison. Sa mère avait raison. Il était fait pour gouverner. Il bâtirait un jour un empire…

Pour l’heure néanmoins, des considérations bien plus terre à terre se rappelèrent à lui : achever de se préparer pour ce bal masqué et se jeter à corps perdu dans ce jeu imposé par Virgil : dénicher toutes les charmantes créatures – il y avait intérêt ! – que son ami avait listées pour lui. Rien de moins que six. Il parcourut les noms pour les mémoriser.

— Tu aurais pu faire un effort et en trouver une septième. Une pour chaque jour de la semaine.
— Coldris, dois-je te rappeler que nous cherchons ta future femme et qu’il est exclu de la mettre dans ton lit avant d’être passé devant le prêtre ?
— Et qui donc a décrété cette bêtise ? ronchonna-t-il. Comment suis-je censé choisir si je ne peux même pas coucher avec elle ?
— Comme le font les gens normaux et moraux ? En discutant avec elle par exemple. Tu sais, c’est ce que tu fais généralement avant d’aller mettre tes mains où elles ne devraient pas.

Coldris arqua un sourcil circonspect. Ses mains étaient très bien à se balader où elles le désiraient.

— Tu es jaloux, Virgil, voilà tout. Mais tu pourrais, tu sais. Au fond t’auras juste à tout raconter au vicaire, ce n’est pas si grave.
— Tu me... Termine de t’habiller, nous allons être en retard !
— C’est tout un art, tu ne peux pas comprendre, déclara-t-il en attrapant son masque vénitien noir et or.

La dernière épingle pour tenir son chignon sophistiqué fut glissé dans la masse de ses cheveux blonds, tirés en arrière avec application. Il ne restait que quelques derniers préparatifs et elle serait fin prête à se mettre en route pour le bal. L’histoire de quelques minutes encore, guère plus.

Son reflet dans le miroir lui renvoyait l’image d’une jeune femme aux traits raffinés et élégants. Elle passa les boucles d’oreilles nacrées à ses oreilles et on lui mit autour du cou un collier assorti à sa tenue.

Là-dessus, la porte de ses appartements s’ouvrit et laissa apparaître un homme. D’un signe de tête, il congédia la domestique qui faisait les ultimes retouches de sa coiffure. Celle-ci s’inclina et fila par la porte sans s’attarder. Asoana se tourna vers son père.

— La voiture est prête. Elle t’attend dans la cour.

À la manière dont il suspendit la fin de sa phrase, Asoana sut qu’il avait quelque chose à dire. Et nul besoin d’être devin pour comprendre quand on savait où elle se rendait, ce soir. Il s’agissait d’une mise en garde.

— Oui, père ?

Son père n’était pas homme à hésiter… sauf quand il s’agissait de sa fille. Mais là encore, il gardait des idées arrêtées et parfois, Asoana se demandait qui il préférait entre sa réputation et sa famille. Le doute était permis et ce qu’il dit par la suite ne permit pas, une fois de plus, de trancher en faveur de l’un ou l’autre.

— J’ai entendu dire qu’un certain Coldris de Fromart sera présent.

Coldris de Fromart dont la réputation le précédait. Elle en avait entendu parler, au même titre que son père, et en s’y fiant, elle aurait pu poursuivre elle-même la mise en garde qu’on lui faisait. C’était toujours la même chose.

— Il va sans dire que je préférerais que tu restes éloignée de cet homme autant que possible pour… des raisons évidentes. Je ne tiens pas à ce que mon image pâtisse des aventures douteuses de ce jeune… (son père renifla) ... suborneur.

Son père lui jeta un regard entendu et son visage s’adoucit un court instant.

— Mais je te fais confiance, bien sûr. Je sais que tu ne me feras pas honte.

Asoana inclina la tête en avant, pour acquiescer. Néanmoins, elle avait la ferme intention de rencontrer ce Coldris de Fromart à ce bal, que son père le lui déconseille ou non. Un sourire se peignit sur ses lèvres alors que son géniteur, rassuré, quittait la pièce, persuadé que le bal donné au palais se passerait sans discussion inconvenante.

Conformément à ses dispositions, ils arrivèrent très légèrement en retard. Juste assez pour que les festivités soient lancées. Virgil avait râlé tout le long du trajet, le sermonnant sur l’importance des horaires, les règles de bienséance qui n’avaient visiblement pas cours dans sa campagne et tout un tas d’autres choses qui lui était passé par-dessus la tête. Coldris ne songeait en effet qu’à ces six petits noms tracés de l’écriture précise et élégante de son meilleur ami. Ces six noms qu’il avait prévu de dénicher ce soir derrière les masques. Un défi qu’il s’était donné avec Virgil histoire de pimenter la soirée. S’il réussissait, le juge d’Aussevielle lui serait redevable d’une faveur. Faveur qu’il utiliserait bien entendu à excellent escient.

Les robes tournoyaient déjà lorsqu’ils entrèrent dans la désormais familière salle de bal du palais royal. Fastueuse. Lumineuse. Époustouflante. Brillante. Désirable.

— Coldris ?

Il cogna ses côtes de son coude le tirant de sa rêverie. Fascinante créature scintillante comme un paon…

— Ecoute-moi nom d’un chien ! Tu es vraiment incorrigible !
— Pardon, que disais-tu mon ami ?

Virgil soupira bruyamment, déjà exaspéré par cette soirée qui commençait à peine.

— La liste ? Oui je sais. Trouver pas toucher. J’ai bien compris.

Mais son regard continuer de parcourir les corolles chatoyantes qui tournoyait dans un ballet hypnotisant.

— Dis-moi Virgil, poursuivit-il sans daigner reporter son attention ailleurs. Il y a juste un détail qui me chiffonne. Comment suis-je censé trouver six femmes au milieu de… Il fit large geste de la main. Tout ceci ?

Virgil souffla un petit rire et lui tapota amicalement l’épaule avant de se pencher à son oreille :


— Bon courage, mon ami ! N’oublie pas ce que tu m’as promis… fit-il en s’éloignant avec un discret rire.

Comment aurait-il pu oublier qu’il devrait l’accompagner à l’hospice des lépreux pour faire acte de charité si il échouait ? Quelle épouvantable sortie ! Rien que d’y penser, il en frissonnait d’avance. Ce soir moins que tous les autres soirs, il souhaitait perdre son pari…

Quatre danses plus tard en compagnie de fleurs plus charmantes les unes que les autres, il devait bien avouer qu’outre le parterre fleuri qu’il devait fouler pour remporter la victoire, un obstacle de taille se dressait sur son chemin : elles étaient non seulement masquées, mais en plus son fourbe d’ami n’avait pas daigné lui donner la moindre description ! Autant dire que la tâche s’avérait des plus ardues. Six noms à obtenir en une soirée lui semblaient désormais être la lune. Ceci dit, la soirée ne faisait que commencer et lorsque l’alcool aurait abreuvé les palais, les langues se délieraient plus facilement à n’en point douter.

Désireux de se rafraichir pour contrebalancer l’atmosphère étouffante de la salle, il se dirigea vers l’une des tables faisant office de buffet qui était disposé le long des murs garnis de dorures. Il y avait là une jeune lavande égarée, tant par la couleur que par l’odeur. Il n’y avait guère que ces cheveux de blé savamment organisés dans un chignon sophistiqué pour trancher avec tout ce mauve. Un petit rayon de soleil sur un champ de lavande ausseviellois. Il n’en fallut pas plus à Coldris pour piquer sa curiosité de papillon affamé. Qu’importe qu’une mauvaise herbe lui tienne compagnie. Il attrapa deux verres de champagne et se tourna vers le petit brin de femme.

— Mademoiselle, – car il avait déjà repéré l’absence d’alliance – permettez-moi de vous offrir de quoi vous rafraichir, fit-il en s’inclinant légèrement.

Derrière son masque, il nota de petites émeraudes brillantes qui lui étirèrent un sourire charmeur. C’était décidé, il allait l’ajouter à son bouquet composé. Et tant pis pour l’hospice, il n’allait pas en mourir après tout, non ? Quoique… Non, il ne pouvait s’avouer vaincu dès maintenant. Il ne faisait là qu’un petit détour… Il s’occuperait de sa mission plus tard.

Le début de soirée était des plus agréables. Danser au bras des quelques jeunes nobles en vu ces derniers temps, siroter quelques verres, goûter quelques mets. Tout ce que l’on attendait d’un bal masqué à ses yeux.

Quoique… Il manquait encore quelque chose pour qu’elle soit vraiment parfaite. Une petite touche d’elle ne savait quoi… Un peu d’insolence, peut-être ? Ou bien, encore, une touche d’inconvenance ? Oui, voilà, c’était cela : tous les jeunes hommes qu’elle avait croisés étaient trop aimables. Trop sages. Aucun ne s’écartait de l’étiquette pour un sou.

Celui qui lui tenait compagnie à l’heure actuelle n’était guère différent, d’ailleurs. Il n’avait même pas de conversation. Comme si elle n’était capable que de parler du temps qu’il faisait ou d’écouter des compliments dégoulinants avec le sourire. Elle se tourna un bref instant vers le reste de la salle, espérant une distraction, un prétexte pour prendre congé.

Prétexte qui venait tout droit à elle, verres de champagne en main. Dieu merci ! Peut-être était-ce là la petite saveur manquante de la soirée ? Elle adressa un sourire à son interlocuteur, lequel patinait pour entretenir la conversation, pour le congédier. Puis, elle se tourna vers le nouvel arrivant. Rien qu’à sa manière d’être, rien qu’à sa manière de la regarder, il se révélait déjà plus intéressant que les autres.

Elle inclina la tête dans sa direction en acceptant le verre de champagne. Y trempant les lèvres, elle ne le lâcha pas des yeux. Oui, elle en était sûre, maintenant : l’inconvenance était venue vers elle. Qu’il n’en déplaise à son père ! Elle était bien décidé à en profiter. Cela ferait un peu d’animation et mettrait un peu de couleurs dans ce bal doré. Ce n’était pas tous les jours qu’elle pouvait se permettre de briser quelques règles. Pourquoi s’en privait, alors que ce masque lui offrait un certain anonymat ?

— Monsieur, répondit-elle à l’invitation. Voici une interruption bien cavalière de votre part.

Elle prit une nouvelle petite gorgée de champagne, lequel pétilla sur sa langue.

— A défaut de m’avoir laissée finir ma conversation, auriez-vous au moins la bienséance de vous présenter ?

Coldris tendit le verre de champagne à la petite lavande, bien décidé à la récolter d’une façon ou d’une autre ce soir. Au diable les lépreux. Cela durerait une petite heure au pire. Il survivrait en pensant à toutes ces belles femmes qu’il avait pu croiser ce soir. Comme celle-ci par exemple, avec ses yeux turquoise pétillants. Ceux-là mêmes qui annonçaient une ouverture plus profonde qu’une simple danse.

Il trinqua souriant de sa remarque au sujet de son abordage impertinent, bah !


— C’est que j’aime chevaucher, Mademoiselle. fit-il avec un sourire provocateur pour tester sa réaction.

Et il poursuivrait sa métaphore si la jument ne refusait pas l’obstacle. Pour l’heure, il prit une gorgée de champagne en même temps qu’elle, accrochant sciemment ses prunelles séracs espiègles dans les siennes, puis son sourire s’étira à sa demande.

— Absolument pas. À quoi bon venir ici masqué si c’est pour dévoiler notre identité aussi facilement que dans n’importe quel salon braktennois ?

Après tout, lui devait cocher des noms et non l’inverse. D’ailleurs compte tenu de son goût prononcé pour l’équitation mieux valait qu’elle ne fasse pas partie de cette fameuse liste. Il entendait déjà Virgil le morigéner en agitant vivement les bras.

— Si vous voulez posséder mon identité, petit brin de lavande, vous allez devoir la mériter. Et vous ? Quel sera donc votre prix pour obtenir ce précieux nom ?