[31 Décembre 1598] Quand l'espoir renait après la montée des flammes [Terminé]

Kalisha n’avait pas réussi à dormir depuis l’exécution d’Hyriel. Elle ne comprenait toujours pas comment on avait pu les laisser assister cela. Elle avait même songé durant un instant qu’il s’agissait d’une manipulation de ce maudit fennec, mais en ouvrant l’almanach, elle n’avait rien vu si ce n’était que l’horaire avait été modifié. Elle ne se souvenait pas l’avoir fait, pourtant ce devait être le cas, non ? De toute façon, elle n’arrivait plus à réfléchir de manière cohérente. Les yeux cernés et rougis, les paupières lourdes, le teint cireux… Elle avait piètre allure ce jour-là. D’ailleurs elle n’avait pas quitté ses appartements depuis leur retour de la Grand’Place. Elle avait tant pleuré, que ses yeux en étaient entièrement asséchés comme les oueds qui sillonnaient Djerdan.

Ils avaient tué Hyriel. Dès que la fatigue menaçait de l’emportait, elle s’éveillait en sursaut, la gorge prise par l’odeur acre de la fumée mêlée à celle de la chair en train de rôtir. Le peu qu’elle avait mangé avait fini par ressortir quelque temps plus tard entre deux violents spasmes. Elle n’arrivait toujours pas à se dire que son ami n’était plus là. Littéralement plus là. Ses cendres dispersées aux quatre vents. Elle le revoyait encore dans la serre… Plus jamais elle ne pourrait mettre les pieds dans le parc de Monthoux. Ce qui fut autrefois une promenade plaisante était désormais devenu un véritable cauchemar.

Son cœur s’essorait toujours dans sa poitrine. C’était si douloureux. Elle aurait voulu fuir pour se rendre à Aiguemorte, mais la vérité était telle qu’elle n’en avait pas la moindre force. La simple idée de se lever de ce lit pour se rendre à l’autre bout de la pièce lui paraissait être un obstacle insurmontable. Kalisha se trouvait en chemise. Elle avait tout juste réussi à se laisser débarrasser de sa robe qu’elle avait demandé à ne plus jamais revoir. Sa camériste avait insisté pour qu’elle prenne un bain en rentrant en argumentant que cela lui ferait le plus grand bien. La comtesse s’était laissée mener sans faire montre de la moindre résistance. Une coquille vide. Elle n’avait été qu’une simple coquille qui empestait la fumée. Et ce fut son unique demande : qu’on la noie dans toutes les lotions possibles et inimaginables à condition que l’odeur disparaisse. Et malgré tout cela, il suffit qu’elle inspire pour que tout lui revienne subitement quand bien même les différentes servantes lui avaient affirmé qu’elles ne sentaient rien du tout.

C’était donc allongé sur son lit, revêtue de cette chemise qu’elle n’avait pas eu la force de changer qu’elle se trouvait lorsque la porte s’ouvrit.

— Sortez. Je ne veux voir personne. N’est-ce pas suffisamment clair pour que l’on vienne sans arrêt me déranger ? ordonna-t-elle sans grande conviction, le regard perdu dans son ciel de lit.

La petite voix qui l’interpella l’étonna. Que faisait Cassandre ici ? Oh, elle avait sans doute entendu comme tout le monde ses déboires. C’était désormais chose faite : tout Braktenn était au courant de son malaise en public durant l’exécution. D’ailleurs elle avait aussi entendu ses femmes de chambre parler de l’accident du Premier Conseiller. Il aurait pris une pierre en pleine tête. Elle voulait espérer que cela ne soit pas trop grave, mais cela non plus, elle n’en avait pas la force. Elle était un panier percé d’où fuitait toute énergie.

Elle sentit ses bras l’enserrer et ne résista pas. Elle ne comprenait pas ce qu’elle disait. Le simple nom d’Hyriel suffit à la faire pleurer de plus belle. Triste. Hyriel. Brulé. C’est tout ce qu’elle fut en mesure de discerner.

Kalisha ne voyait plus rien, tout était flou derrière ce rideau de larmes qui embuait de nouveau ses prunelles aussi sombres que la nuit. Elle avait mal, mal partout. Mal au cœur, mal au ventre, mal aux yeux. Il ne devait guère rester plus que du sel dans ses larmes desséchées tant cela lui brulait les rétines. La comtesse recommença à trembler au rythme des sanglots qui l’agitait lorsqu’elle sentit qu’on attrapait son bras et qu’on le mordait. Elle hurla par réflexe avant de le retirer d’un coup sec.

— Aïe ! Mais tu es complètement folle ! Laisse-moi ! Laisse-moi… s’emporta-t-elle dans un râle tandis que les larmes dégoulinaient toujours de part et d’autre de ses joues.

Sa main opposée massait péniblement la morsure. On disait que faire mal à un autre endroit faisait disparaitre la douleur, mais c’était faux. Elle avait seulement mal à un endroit supplémentaire, mais elle n’était plus à cela près.

Son bras la lançait toujours furieusement. Qu’est-ce qui lui avait pris à la fin ? Kalisha renifla et essuya ses larmes du revers de la main. Elle avait simplement envie de se laisser tomber la tête sur l’oreiller et de fermer les yeux. Seulement, elle ne pouvait pas. Les images reviendraient la hanter dès que ses paupières seraient closes. Rien que d’y penser, elle en frémissait.

Hyriel est vivant ! Hyriel est vivant ! scandait le petit diablotin.

Mais Kalisha n’arrivait pas à intégrer cette phrase qui perdait tout son sens dès qu’elle atteignait ses oreilles. Elle secoua la tête et répondit d’une voix morne :

— Il est mort… Je l’ai vu brûler. Sa voix s’étrangla dans sa gorge Je… l’ai senti… Je l’ai entendu...

Ses cris effroyables qu’elle avait tenté de faire taire en se bouchant les oreilles. Y repenser déclencha une nouvelle vague de tremblement tandis que son regard se perdit dans le vague.

Il avait pourtant promis de rester en vie. Ce jour-là où elles étaient venues lui rendre visite. La dernière fois qu’elle l’avait vu, en réalité, si l’on exceptait… Vivant ? Il était vivant ? Non, ce n’était pas possible.

Kalisha revoyait une énième fois la scène sans parvenir à se contenir. Pourrait-elle de nouveau fermer les yeux sans revoir ses images, ni entendre ces sons ou sentir cette odeur ? Elle n’était même plus sûre de pouvoir un jour remettre les pieds sur la Grand’Place. D’ordinaire, la présence de population l’oppresser déjà au point de la rendre nerveuse, mais maintenant elle craignait de paniquer au moindre mouvement de foule. Elle finirait cachée, enfermée dans son château à attendre, elle ne savait pas bien quoi.

"Non, c'était pas lui !"

Elle leva un sourcil interrogateur au-dessus de ces yeux rougis et dégoulinants de larmes. Elle aurait bien voulu croire, mais elle avait bien vu que ce n’était pas le cas. Comment pouvait-elle en être aussi certaine ? Elle renifla bruyamment et tenta d’inspirer profondément pour l’écouter tout en serrant ses épaules entre ses mains. Hyriel n’avait pas brulé ? Elle avait dû mal à envisager cette possibilité après tout ce qu’elle venait de vivre. Vivant. Était ce ne serait-ce que possible. Elle ouvrit la bouche pour parler mais la referma aussitôt ne sachant guère que dire tant ses esprits étaient embrouillés.

Qui ? C’était ce qu’elle avait voulu demander. Qui ? En réalité, peu importe qui, c’était déjà trop. Comment pouvait-on infliger cela ? Et si lui aussi avait été innocent et victime d’un mauvais jugement ? Qui pouvait savoir ? Elle frissonna en déglutissant péniblement.

— Je… Je… Pourquoi ?

Pourquoi lui avait-elle voulu demander sans y parvenir. Et… et… Pourquoi avait-il sauvé Hyriel. On ne pouvait pas sortir de la Prévôté un prisonnier aussi surveillé comme cela et cela comportait énormément de risque. Pourquoi le Général Cassin aurait-il risqué sa vie pour celle d’un autre qu’il connaissait si peu ? Ce n’était pas logique. C’était suicidaire. Et où se trouvait-il ? Son esprit sauta aussitôt à la forêt.

— Où ? Où est-il ? En forêt ? demanda-t-elle d’une toute petite voix

Cassandre lui expliqua ce qui s’était passé durant le réveillon. L’accouchement d’Irène ne s’était pas très bien passé. Elle frissonna de nouveau tandis que ses entrailles se tordaient. Pourquoi rien ne semblait jamais pouvoir aller facilement. Elle en eut un haut-le-cœur qu’elle contint tant bien que mal. Déjà sa tête recommençait à se mettre à tourner autant que ses mains se tétanisaient. Elle tenta de les bloquer en les serrant l’une dans l’autre. Ravalant ce goût de bile qui remontait tandis qu’elle poursuivait.

Ils étaient allés chercher Hyriel… et elle avait eu deux bébés ! Elle se signa machinalement au récit du sauvetage de la mère de famille puis soupira profondément pour essayer de se calmer. Sa voix lui semblait lointaine, diffuse… Kalisha faisait tout son possible pour s’y raccrocher tant bien que mal. C’est pour cela qu’Hyriel avait été sauvé. Parce qu’Irène avait failli mourir. Tout s’expliquait désormais. Quelqu’un avait bien dû entendre ses prières pour que les choses s’orchestrent d’une telle façon.

Un vrai méchant… Comment pouvait-on le savoir au fond ? On était méchant que pour celui qui voulait bien juger alors comment pouvait-on être sûr qu’il était bien la personne que l’on disait ? Mieux que personne elle savait qu’il était si facile d’abuser le monde et de répandre un tas de calomnies. Elle secoua la tête. Ne pas y penser. Chasser ses pensées. Hyriel était en vie. Où était-il ? En forêt ? Avec Sylvère ? Et les garçons ? Elle ne savait pas. D’accord. Elle acquiesça alors que ses larmes avaient redoublé au rappel des jambes brisées de son médecin. Elle serra les mâchoires aux images de leur dernière rencontre et de toutes les blessures qu’il avait tenté de dissimuler.

— Merci… merci… Cassandre articula-t-elle d’une voix étranglée entre deux hoquets.

Hyriel était en vie. Hyriel était en vie. Se répétait-elle. Il avait suivi sa demande. Elle tenta d’inspirer profondément, mais sa gorge était si nouée qu’il n’y eut qu’un mince filet qui parvint à se frayer un chemin.