[RP ouvert] [3 Février 1598] Vers un nouveau commencement...

Mais quel salaud ! Alors ça, c'était bien la meilleure. Héloïse fulminait. Quel ingrat ! Qu'il aille donc jouer les chiens savants tout seul devant les Japonais. Elle lui avait seulement recommandé de ne pas se monter la tête avec cette histoire de personnalité culturelle et… et… le salaud ! 

Des larmes de rages roulaient sur ses joues. Elle, elle ne songeait qu'à briller grâce à son succès ? Elle, elle était égoïste ? Elle, elle ne pensait qu'au prestige ?! Et cette enflure avait réussi à oublier que c'était elle, surtout, qui y avait toujours cru ! Ce qu'il décrivait, c'était précisément ce qu'avait fait Aurore : se souvenir qu'elle avait eu un frère que lorsque son nom avait commencé à circuler. Et Céli, son Céli - parce qu'il ne fallait pas oublier qu'avant sa Delo chérie et son amie nobliarde intenable, c'était elle, la première à l'avoir surnommé ainsi - osait la comparer à ça ?! 

Alors, bon, peut-être s'était-elle emportée également mais… mais comment avait-il pu dire une chose pareille. Très bien : il avait gagné ! Il voulait qu'elle parte, eh bien elle partait. Et il mourrait tout seul comme un con pour avoir toujours fait passer ses lecteurs avant sa famille - elle le lui avait d'ailleurs dit. D'ailleurs, c'était certainement ses trajets et sa mondanité pathétiques qui avaient achevé sa Delphina - ça aussi, elle le lui avait dit, ou plutôt craché à la figure avant qu'il ne lui gueule de foutre le camps et de retourner chez son mari s'occuper des enfants qu'elle n'aurait jamais. Fumier ! 

Cela ne servait à rien d'essayer de renouer avec lui. C'était un monstre égocentrique et injuste qui ne valait pas mieux que Thibault et Aurore. Et elle n'aurait plus personne. Plus personne. Mais comment aurait-il pu se soucier d'abandonner sa petite sœur, lui qui avait conquis les cœurs d'une majorité de lettrés monbriniens ? Comment aurait-il pu se soucier de son malheur, lui qui menait la grande vie et avait trouvé l'amour. Comment pouvait-il comprendre qu'en partant courir les salons avec sa belle, il l'avait condamnée à passer sa vie à attendre un homme qu'elle n'aimait pas et qui ne servait à rien loin de tout ? Alors en effet, elle devait être capricieuse pour l'avoir suivi à Braktenn, mais qu'avait-elle fait pour qu'il l'abandonne pendant huit ans - huit ans qu'il avait passés à s'amuser et elle… 

Elle était sortie en claquant la porte. Tant pis pour Amaury qui avait déjà dû être éveillé par leurs cris, de toute façon même de son fils, il n'avait rien à cirer. Ce n'était qu'une petite crevette qui avait pris un peu de valeur parce que Mademoiselle Chevalerie lui avait montré les ressemblances avec Delphina, puis qu'il avait délaissé aussi. Il disait ne pas savoir comment faire, eh bien c'était très simple : en réalité, il n'en avait rien à cirer de tout ce qui n'était pas capable d'aimer ses livres pourris ! Il aimait ses lecteurs plus qu'eux… 

Héloïse marcha frénétiquement un certain temps. Un temps certain. La colère s'estompant, elle réalisait que ses mots avaient certainement dépassé sa pensée. Qu'il avait dû la trouver aussi injuste que ce qu'elle avait elle-même pensé. L'avait-elle vraiment accusée d'être responsable de la mort de l'amour de sa vie ? Elle avait beau essayer de se rejouer la scène en minimisant ses torts, elle savait qu'elle n'en avait, au fond, pas eu moins que lui. C'était toujours comme ça, ils ne pouvaient pas s'en empêcher. Bienvenue chez les Rochefort, le noyau familial qui vous enseigne l'art de mépriser votre entourage et frapper là où ça fait vraiment mal. Impact durable garanti ! 

Les larmes avaient séché. Néanmoins, une forme de rancoeur persistait. Pourquoi Célénian ne faisait-il aucun effort ? Pourquoi fallait-il, dès lors qu'elle croyait voir revenir leur complicité, retomber dans ce genre de conflits ? Comment avait-il pu suffir qu'il rencontre une femme pour l'abandonner ? Oh, elle savait que Delphina était adorable et qu'elle n'avait pas dû vouloir les séparer mais… mais le résultat était le même. Elle s'était retrouvée seule face à ce mariage précipité qui l'avait, dans la foulée, casée avec cet imbécile de marin, qui, lorsqu'il prononçait "Héloïse" devant son père, le disait presque toujours pour parler du navire et jamais d'elle. 

Jamais d'elle. Pourquoi se soucier d'elle tant qu'elle se tenait bien tranquille là où il lui ordonnait d'être et essuyait les ragots sur son ventre qui n'arrondissait pas ? Mais même ça, il avait fallu que Delphina le fasse avant elle. Enfin, c'était bien facile quand on était tout le temps avec son mari, aussi. Alors ce n'était vraiment pas qu'elle se languisse de lui, mais on ne pouvait pas lui reprocher grand chose, à elle, s'ils ne se croisaient que tous le deux mois. Le plus ironique étant sans doute qu'il ne la gardait que pour conserver le commandement de son homonyme des mers. 

Héloïse détestait la mer. La mer, les marins - les capitaines -, les bateaux et tout ce qui pouvait s'y rapporter. Dont le port où le hasard de ses pas la mena. Et elle maudit ce hasard, pesta contre la malédiction qui l'y reconduisait toujours. Il faudrait sans doute qu'elle rentre s'excuser auprès de son frère. Elle savait bien que malgré tout, il serait incapable de la laisser à la rue. Elle aurait sans doute même dû rentrer jusqu'à Hélienir, ne fût-ce que par devoir… de toute façon, Alban serait trop lâche pour que qui que ce soit sache qu'elle lui avait désobéi et il avait tellement peu de considération pour elle que ce serait sans conséquences. 

Alors qu'elle balayait du regard ce maudit port où ses pas l'avaient menée, elle manqua de bousculer une autre jeune femme qui se trouvait là, et s'immobilisa à peine à temps pour ne pas lui rentrer dedans. 

— Oh ! Je suis désolée, pardonnez-moi, je...

Alors qu'elle désespérait de s'être retrouvée sur le port, Héloïse manqua de heurter une jeune femme. Elle s'excusa aussitôt fort ennuyée. La jeune femme ne semblait néanmoins pas trop lui en tenir rigueur. Un problème ? Par mimétisme, Héloïse se tournant dans la direction dont elle provenait. Non, aucun problème ne lui causait d'empressement. 

— Oh, hmmm… non... hésita-t-elle. Même si elle avait fort hâte de quitter cet endroit maudit. 

Ce que la proposition suivante ne pressait pas. 

— Vous savez… Un port n'est pas forcément hmmm un lieu pour deux jeunes femmes...

En réalité, ce n'était un lieu pour personne, elle en avait horreur. Mais ayant pratiquement passé son enfance dans celui d'Hélienir, elle ne s'y sentait pas forcément plus en danger qu'ailleurs. C'était seulement désagréable. Le cauchemar des jours de retour, entre la vantardise de Thibault et les caprices d'Aurore, puis leurs répliques sèches qui leur suggérait souvent d'aller vivre dans la rue si Célénian ou elle avait le malheur de montrer de la lassitude vis-à-vis de leur source de revenus. On ne devait pas haïr ses adelphes, mais honnêtement, lorsque l'on en avait d'aussi pénibles, on ne pouvait les aimer que de loin. Très loin. 

— Mais - suis-je bête ?! - vous attendez peut-être quelque chose… quelqu'un ?

Non, elles ne faisaient rien de mal, c'était bien vrai. Enfin, tout de même, la fréquentation de ce genre de lieux n'avait rien d'enviable. Cela pouvait paraître anecdotique mais un port, cela grouillait de marins. Et on trouvait difficilement pire métier masculin.

Enfin, puisqu'elle ne se sentait pas nécéssairement le besoin de fuir, elle n'insista pas.

— Moi de même. Je me nomme Héloïse Martéis.

Adèle Mercier, donc, qui attendait bien quelque chose. Et en effet, le nom de la ville ne lui évoquait rien. Ses connaissances en géographie n'étaient guère étendue. Comme ses adelphes, elle connaissait assez bien les ports du nord. Le reste était assez nébuleux.

— Je viens moi-même d'une petite ville, avoua Héloïse sans trop savoir pourquoi. Hélienir, comme dans le poème éponyme d'Ermaut.

Le plus grand de tous les poètes nord-monbriniens. Oh, sa folie des vagues méritait mille fois le prix des Lettres d'Or. Un prodige !

— Quant au logement, j'ignore de quels moyens vous disposez mais je réside moi-même dans une hôtellerie fort convenable. J'ai également trouvé d'autres établissements de bonne réputation. que je pourrais vous indiquer si vous le souhaitez.

On se sentait vite perdue dans une telle ville. Et paradoxalement, l'on s'y sentait vite seul également. Alors se montrer un peu sympathique ne pouvait faire aucun mal.

Héloïse reconnut immédiatement la référence liée à son nom. Un roman qu'elle avait lu également il y avait plusieurs années. Le genre de livres que Céli lui avait emprunté ensuite, par pure curiosité, et pour la lecture duquel il s'était fait rabrouer parce que leur père trouvait vraiment cela pitoyablement mauvais.

Oh, mais si cette jeune femme pleurait pour ce livre-là, que devait-ce être si elle lisait les aventures du chevalier Trestinian. On pouvait reprocher beaucoup de choses à son frère - par exemple d'être un sale ingrat et de l'avoir abandonné tout en s'identifiant à son vertueux personnage -, mais certe pas sa gestion de l'émotion dans ses pages. D'ailleurs, si Adèle était aussi passionnée de romans qu'elle le prétendait, il était pour ainsi dire impossible qu'elle n'ait pas lu le grand Boréalion.

— Oh, ce n'est rien, j'ai l'habitude, ne vous inquiétez pas.

Entre Célénian qui n'avait même pas conscience de ladite réalité et pouvait passer des heures à parler de ses personnages comme s'il s'agissait de véritables personnes, puis toutes les femmes de sa connaissance qui ne daignaient lui parler que pour sa parenté avec l'écrivain - et donc presque uniquement de lui. Pour une fois, au moins, on lui parlait d'un autre récit. C'était que Trestinian, elle en avait soupé.

En revanche, Jean-Baptiste Ermaut, c'était autre chose. Bien sûr qu'il avait une plume magnifique ! Tellement magnifique qu'elle lui aurait pardonné ses textes sur les bateaux. Et puis, il venait du nord de Monbrina. Non, vraiment, de poètes, elle n'en connaissait aucun meilleur.

Puisque contrairement à un certain écrivain, Héloïse avait le sens des réalités, la question du logement pris le pas sur celle des lectures.

— Dans ce cas, je pourrai vous y conduire dès que vous aurez récupéré vos bagages, si vous le souhaitez. Alors vous êtes descendue à Braktenn seule ? C'est une grande ville...

Elle-même n'aurait sans doute jamais osé y venir si elle n'avait pas su que Célénian y serait. Elle n'aurait su ni que faire, ni où aller. Sans compter qu'elle n'aurait su se justifier cette escapade. Non, vraiment.

Adèle éprouvait une légère gêne en réalisant s'être laissée emporter par sa passion, mais Héloïse ne lui en tint pas rigueur. Elle semblait bien éduquée et appartenir à une bonne famille. Sans doute comprenait et partageait même cet engouement pour les romans. Ne disait-on pas que c'était une activité propice à combler les heures oisives des femmes ? Certes, son beau-père affectionnait lui aussi beaucoup la littérature, même les ouvrages comme ceux de Boréalion que l'on qualifiait parfois de romans de bas étage. Son beau-père les cependant défendait avec une telle vigueur que personne n'osait plus depuis longtemps répéter ces termes en sa présence.

Leur conversation porta ensuite à évoquer la poésie, un domaine avec lequel elle possédait moins d'appétence mais sa sœur Anna avait développé sa culture et permis de ne pas paraître sotte en société.

"Il faudrait toutefois que je lise plus de poèmes, je pense. J'ai surtout beaucoup étudié ceux qui mettaient en valeur la religion et la foi, mais il serait bon que je continue de perfectionner mon éducation."

Peu après, elles en vinrent à discuter d'un point important de son séjour : le logement. Adèle sourit aussitôt de la proposition qui lui était faite. Quel bonheur que d'avoir fait une aussi heureuse rencontre !

"Je serais ravie de vous suivre, oui, Héloïse, et de commencer à me repérer dans la ville à vos côtés. oui, je suis venue ici seule. Le projet a été à l'étude quelques temps. Il commençait à être temps que je quitte notre ville si je souhaitais me marier. Autrement... Là-bas, les mauvaises langues n'arrêtaient pas de répéter à ma mère que je serais plus sensée de suivre l'exemple de ma sœur et de m'enfermer dans un couvent. Pourtant, c'est loin que j'aspire. Alors, quand nous avons appris que l'un de mes cousins, à Braktenn, semblait avoir de bonnes relations, ma mère et ma sœur ont jugé que ce serait le bon moment pour que je vienne m'y installer."

En son for intérieur, Adèle enfouit l'agacement que de devoir compter sur son cousin. Non, elle n'irait pas demander son aide tout de suite. Elle pouvait sûrement attendre quelques jours, le temps de voir si elle pouvait trouver une place de ses propres moyens.

"Alors, t'as voyagé jusqu'ici par la mer ! C'est merveilleux !"

Surprise, Adèle tourna la tête et aperçut un jeune garçon, qui devait avoir une petite dizaine d'années, et sourit d'apercevoir les yeux qui brillaient.

"La mer, c'est une chose pas croyable ! Moi, plus tard, je serai marin ! Un grand marin ! Et puis, en plus, comme ça, toutes les femmes me voudront comme mari ! J'ai écouté un tas d'histoires de marins et ils disent tous ça ! Il y en a même qui prennent une femme partout où leur navire s'arrête !"

Adèle tiqua sur ces derniers propos et le reprit, sévère.

"Il n'est pas convenable pour un homme de prendre plus d'une femme, mon garçon. Si tu aimes, ta fidélité doit aller vers cette seule personne seule."

"Ben pourquoi alors les marins ils racontent toutes ces histoires ?"

La question embarrassa Adèle et elle releva la tête en direction d'Héloïse, cherchant une quelconque aide. Comment répondre à ce petit garçon qui se faisait une bien piètre image des relations entre les hommes et les femmes ? Seigneur... Elle s'imaginait à un place de gouvernante, mais si elle se sentait déjà démunie à la première question, ce métier ne semblait pas être pour elle.

Poussé par la curiosité, l'enfant se tourna aussitôt vers Héloïse, assez impertinent :

"Et toi, t'en penses quoi des marins ? Tu les trouves pas intéressants ? Et puis, en tant que femmes, toutes deux, vous les trouvez pas beaux ?"

Père aurait dit que ce n'était pas des poèmes abrutissant qui rendaient plus digne d'intérêt. Héloïse ne pouvait pas lui donner raison à ce sujet. Elle sourit : oui, étendre ses connaissances en poésie était une excellente chose.

Après avoir accepté de l'accompagner vers les établissements de sa connaissance, Adèle confirma qu'elle était venue seule. Alors, elle n'était pas mariée. Héloïse soupira à la mention de couvent, sans savoir si c'était par compassion ou par hésitation. Ce n'était pas franchement ce à quoi elle rêvait non plus, c'était certain - pas si tôt, en tout cas -, mais peut-être aurait-ce été préférable à un mariage raté.

Alors qu'elle ouvrait la bouche pour répondre, Héloïse fut interrompue par l'intervention fort cavalière d'un gamin… La jeune femme se crispa. Vouloir devenir marin… Pffff ! Oh, il n'y avait pas que des gens fondamentalement mauvais qui s'intéressaient à ce métier - Priscillien Mertau, l'ami de Célénian, avait clamé la même volonté toute son enfance sans se rendre trop détestable - mais sérieusement, qu'était-ce pour une motivation ?! Oh, non, elle ne voyait pas ce qu'un marin avait d'attrayant. Et moins encore lorsque, si jeune, sa seule ambition était de collectionner les conquêtes.

Elle se signa, comme pour se protéger de l'absurdité immorale de ces paroles. Et à un tel âge, quel malheur ! Oh, elle n'était pas naïve quant à son propre époux, et elle savait se montrer compréhensive de manière générale... mais tout de même, faire de la débauche et du péché des arguments de recrutement ?

Elle appuya la réplique d'Adèle d'un hochement de tête, quoiqu'elle ait du mal à imaginer qu'un seul homme puisse s'y tenir scrupuleusement. La question du gamin l'irrita, tout comme l'appel à l'aide d'Adèle la toucha.

Parce que c'est un métier de dépravés, aurait-elle voulu répondre.

— Parce que de trop longs séjours en mer font parfois oublier les bons usages, affirma-t-elle, plus mesurée.

De quoi intéresser l'impertinent à sa personne. Quel malheur ! Et ces questions !

— Non. Non, je ne trouve guère d'attrait aux hommes sales et bestiaux qui se croient permis tous les vices, répliqua-t-elle un peu sèchement.

Pourquoi les marins auraient-ils été mal élevés ? Oh, ce n'était probablement pas une fatalité, sans doute étaient-ils aussi capable de bonnes manières que les autres s'ils y mettaient ne fût-ce qu'une once de bonne volonté.

Adèle tenta d'expliquer leur position, ce que le garçon ne sembla pas vouloir entendre. Se réfugier derrière le rejet de l'hypocrisie pour ne pas se remettre en question, ben voyons !

— Dans ce cas, tu ferais bien de faire un sincère effort pour penser moins sottement.

Elle ne demandait à personne d'être irréprochable, mais tout de même, était-il si compliqué d'avoir une attitude décente. D'autant qu'il les avait abordées avec si peu de manières ! Et après, on s'étonnait encore que les ports lui déplaisent ! Ainsi que les porcs qui y travaillaient et dépensaient les trois quart de leur solde en prostituées et en alcool.

À la précision d'Adèle sur ses goûts, elle se résolut à ne pas lui présenter son frère. Quoi qu'on lui reproche, il fallait reconnaître qu'il était charmant et cultivé. Et qu'en excluant son indiscrétion, il n'y avait rien de déplacé dans son attitude. Il avait déjà assez d'admiratrices à ses pieds, merci.

L'injure du garçon la crispa. Parce que quelque part, elle savait que c'était vrai. Alban ne voulait que le bateau, et elle n'avait jamais fréquenté d'autre. Pas même avant. Et puis, outre ce genre de considérations : Célénian acceptait sa présence par pitié, le reste de la fratrie la méprisait. Il n'y avait personne. Personne depuis que Delphina lui avait volé son grand-frère.

Mais il n'y avait rien de plus inacceptable que de laisser ce vermisseau toucher juste et s'en délecter. Adèle avait bien raison de s'indigner. Héloïse, quant à elle, prit un air suffisant - qui lui rappelait beaucoup trop celui de sa sœur, brrr - pour réfuter.

— Oui, c'aurait être une hypothèse valable - elle ôta son gant d'un geste fluide pour montrer son alliance - Si j'avais été célibataire. Seulement, ce n'est pas le cas.

Elle enfila de nouveau son gant par-dessus l'anneau de sa prison, qu'elle portait davantage par habitude que par volonté. Elle l'aurait bien balancé dans le fleuve, mais si ce truc pouvait clouer le bec à cet impertinent, autant ne pas s'en priver.

Eh non, petit, on ne pouvait pas avoir toujours raison ! Et on ne pouvait pas non plus toujours être célibataire. Elle se tourna vers Adèle qui la relançait, et, comprenant la manœuvre, confirma quant à son mariage puis...

— Oh, ne vous inquiétez pas. J'en ai largement assez.

D'autant que ce soir, elle ne pouvait pas espérer garder un œil sur Célénian. Elle haussa les épaules de dépit lorsqu'Adèle évoqua le temps d'attente. Honnêtement, Héloïse estimait avoir passé bien assez de temps dans ce genre d'endroits pour plusieurs vies, mais qu'importe. Ignorant superbement le gamin, elle répondit :

— J'espère pour vous qu'ils y penseront. Dans le cas contraire vous ne récupérez probablement pas vos effets pour ce soir.

Quoi que tout dépendait de la cargaison, de la proportion qui devait être déchargée à Braktenn, du nombre de d'hommes disponibles pour la tâche et… et ne s'appelant pas Thibault, elle n'en avait fichtrement rien à cirer de ces considérations.

Quant à ce qu'il se passait en ville… voilà un bien vaste sujet. Cherchait-elle des nouvelles, du ragot, une liste des lieux infréquentables ? L'intervention du gamin la coupa dans un élan de réponse - ou plutôt dans la demande de précision - et elle en perdit le fil.

Elle eut un regard reconnaissant à Adèle qui, la relançant, sauvait le coup.

— Ce serait avec grand plaisir !

Elle pensa aux auberges montrées par Célénian. Son frère. L'endroit où il irait seul ce soir. Et comme il fallait relancer la conversation, ce fut cela qui lui vint.

— Oh, saviez-vous que l'ambassade du Japon était accueillie au palais ce soir ? La délégation est arrivée en ville il y a quelques jours.

Héloïse se devait de reconnaître, à la décharge de marins - maudits soient-ils de la forcer à être de leur côté ! -, qu'ils avaient leurs raison et que leur organisation, en général, se justifiait. Peut-être avaient-ils affecté un homme ou deux aux bagages et que ceux-là - rustres comme l'était les gens de leur milieux -, avaient choisi de faire passer Adèle à la fin. De toute façon, il était hors de question de les défendre. Voilà !

— Nous verrons bien, ne vous inquiétez pas.

Pour ignorer le gamin, Héloïse en vint à évoquer l'ambassade japonaise. Pourquoi… eh bien, pour des raisons politiques, sans doute, cela ne le concernait pas.

— Je l'ignore, mais… Monsieur ?

Le garçon qui était arrivé - un jeune homme, en réalité - leur expliqua être le grand frère de l'autre inconvenant. Elle acquiesça, certes pas déçue d'en être bientôt débarrassée. Elle eut une légère grimace. Pas importunée, pa importunée…

— Rien de fort méchant, mais il et d'une grande impertinence et mieux vaut sans doute qu'il soit gardé plus étroitement.

Enfin, il fallait surtout qu'on lui remette bien le idées en place, et elle aurait sans doute été plus catégorique et piquante si elle n'avait pas été elle-même embêtée pour ce grand-frère, elle qui ne savait que trop combien on pouvait pâtir des idioties de ses adelphes.

Un langage peu élégant, oui, c'était bien le moins que l'on puisse en dire. Oh, elle comprenait le désarroi de ce grand frère. Même en étant la benjamine chez elle. Le sien non plus ne savait pas se tenir cinq minutes si on ne le surveillait pas ! Quelles nouvelles catastrophe allait-il déclencher à la réception de la délégation japonaise si elle ne le surveillait pas ?

Et comme elle, elle savait se tenir, elle se retint de recommander les textes d'Ermaut - le seul qui savait encore la convaincre de la beauté de ces étendues bleues.

Elle accepta les excuses, plus par principe et pour ne plus s'en soucier que parce qu'elle l'en jugeait digne. Et enfin, le gamin partit, permettant à son frère de se présenter. D'un nom qui ne lui évoquait guère, et dont elle ne savait pas que la compagnie avait traité déjà avec celle de son père. Pourquoi aurait-on pris la peine de l'en informer.

— Héloïse Martéis, répondit-elle sans plus de précisions. C'est bien aimable à vous, mais nous nous débrouillons assez bien, je crois.

Elle laisserait Adèle décider des informations qu'elle voudrait ou non donner.

Héloïse fronça légèrement les sourcils en remarquant chez son amie ce malaise après que le garçon se soit présenté. Elle n'eut pas le temps de s'en enquérir car ce dernier la devançait. La fatigue ? Bon, peut-être, après tout.

Elle se présenta. Là encore, elle remarqua chez Adèle une certaine réticence. Elle fut pourtant rapidement identifiée, sa provenance la trahissant. La fatigue… ou bien n'avait-elle pas encore repris le pied terrien, pour paraître aussi fébrile tout à coup. Héloïse avait pincé les lèvres. Seigneur, on aurait dit Thibault quand il se vantait ainsi. Mon père ceci, mon père cela, et quel beau bâtiment et gnagnagna. Elle se souvenait de la mise à flot de l'Augustine, deux ans plus tôt. Comment il exhibait cette pauvre gamine en se pavanant stupidement. Elle s'était pris une gifle quand elle lui avait fait remarquer que ce n'était pas forcément utile, cela s'était encore envenimé, Aurore en avait profité pour accumuler les piques et c'avait encore été de sa faute. Sur quoi son cher époux avait réussi à dire qu'elle lui faisait honte. Et elle n'avait même pas eu le soutien de Céli parce que Céli n'était pas rentré dîner chez leurs parents puisqu'il était retourné à Braktenn immédiatement. Pffff

Elle chassa cette idée pour se concentrer sur le positif. 

— Quelle charmante idée ! se réjouit-elle en voyant qu'Adèle n'était plus trop en état de répondre. Ce serait très aimable à vous.

Puis, comme il partait donner ses ordres, elle se tourna vers l'autre jeune femme. 

— Cela ne va pas ? s'inquiéta-t-elle.

Héloïse accepta l'explication sans rechigner, quand bien même doutait-elle que tout aille si bien. Il était tout naturel de vouloir rapidement trouver un endroit où s'installer. Pour sa part… elle devrait forcément retourner avec Célénian, elle n'avait nulle part d'autre où aller. Elle acquiesça à la remarque suivante : 

— Comme je le disais tout à l'heure : moi non plus.

Parce que les ports foisonnaient de bateaux, de marins, mais aussi de ces espèces pires encore : les fils d'armateurs. Beurk ! Elle savait bien que celui-là ne lui avait rien fait, et d'ailleurs il était bien poli et serviable, mais… mais c'était plus fort qu'elle. Elle se rassura lorsqu'il revint en annonçant un attelage et les bagages. Parfait, elles pourraient vite partir d'ici, désormais, aussi bien l'une que l'autre. Plus rien ne les retenait désormais. 

— Avec plaisir, je vous l'indique immédiatement, répondit-elle afin qu'elles puissent se mettre en route. Puis, vers le garçon : Adieu, c'était un plaisir.

Et un soulagement de quitter ce lieu affreux.

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Une fois l'adresse de l'hôtel donnée, le véhicule put quitter le port. Une excellente chose ! Héloïse regarda dehors jusqu'à ce qu'Adèle reprenne la parole. Oui, elle s'était doutée que quelque chose n'allait pas, a vrai dire. Un… Cousin ? Ça alors ! 

La jeune femme écouta son récit avec attention. Les querelles fraternelles, cela la connaissait… Thibault lui aurait-il fait la moindre faveur si elle s'était retrouvée dans les ennuis ? Sans leur parents pour imposer un minimum de diplomatie ? Sans que leur père pour tenir les cordons de la bourse ? Certes pas. Pas plus qu'il n'aurait aidé Célénian. Il aurait certainement fait un geste envers Aurore, puisqu'ils ne valaient guère mieux l'un que l'autre. 

— Ne vous en faites pas, voyons, vous n'avez rien à vous reprocher. C'est pure malchance si vous êtes entrée en contact avec ce jeune homme.

Et à cause de son moyen de transport, d'ailleurs. Quelle idée de voyager sur l'un de leurs bateaux ! Il y en avait d'autres, pourtant, qui permettaient les passagères et offraient des conditions de voyage correctes et sûres. Soit, elle avait bien ses raisons. Peut-être était-ce là aussi une simple malchance ? Ou les vestiges d'une loyauté familiale.

Quant aux relations fraternelles… Eh bien pour sa part, c'était complètement l'inverse : elle avait du mal à imaginer qu'une fratrie ne soit pas en conflit. Après tout, même avec Célénian, duquel elle avait été proche, il n'était pas possible de réellement s'entendre. Pour ce qui était des deux autres… Non, vraiment : ne pas les haïr était assez délicat, l'espoir de les apprécier était à ranger parmi les fables pour les enfants. 

— Vous avez beaucoup de chance, soupira-t-elle.

Elle jeta un œil à l'extérieur, puis remena son regard vers Adèle : 

— Je me suis disputée avec mon frère ce matin. Nos rapports ont toujours été… tendus. Quelque part, il est la seule personne à laquelle je puisse me raccrocher mais… mais cela n'a rien de réciproque. En réalité, je crois qu'il ne veut tout simplement pas de moi, confia-t-elle.

Elle ne savait pas pourquoi elle parlait de cela. Elle n'arrivait même pas à déterminer si elle le détestait ou non. Pffff…