[12 Février 1598] Les petits cailloux qui fleurissent sur la tombe

Coldris venait déposer Eléonore à Tidrien comme convenu et avec tous les encouragements nécessaire. Il n’avait pas manqué de la remercier pour tenir cet engagement autant qu’il avait pu lui promettre d’achever cette journée à son retour. Il l’avait serré une ultime fois – sa femme –, embrassé une ultime fois, caressé la joue une ultime fois, souris une ultime fois. Il gardait en mémoire son sourire si rayonnant qu’il en était venu à concurrencer le soleil d’hiver, qui, jaloux, venait de repartir cacher sa honte derrière d’épais nuages. Il était heureux, tout simplement. Et c’était sur ces moments de félicité que son esprit s’était arrimé jusqu’à ce que les cahots de la route cessent subitement signalant son arrivée.
Un coup d’œil à la fenêtre lui indiqua qu’il s’agissait bien du cimetière. Valmar lui ouvrit la porte avant d’emboiter son pas comme une ombre. Ses pas crissaient toujours dans cette maudite neige qui ne semblait pas prête à fondre. Pire que tout, les journées étaient glaciales et il attendait avec impatience le redoux malgré son épais manteau de fourrure qui le maintenait à l’abri des éléments.
Comme régulièrement, il était venu voir son ami Virgil. Après tout, même s’il l’avait peut-être déjà vu, il avait une annonce importante à lui faire. Et même deux. Quoique la seconde soit plus de l’ordre de l’information qu’autre chose. Comme de temps en temps, il surprenait un badaud qui venait prier son vénérable ami. Généralement, il s’éloignait discrètement le temps de pouvoir se recueillir en paix. Cette fois-ci c’était une silhouette étonnamment familière qui se trouvait là. Louise du lupanar. Louise que Virgil avait libérée. Louise qui s’était refaite piéger. Louise qui lui avait fait jurer de ne rien dire. Louise qui aurait dû. Louise qui avait finalement était libérée dans la souffrance des quinze coups de fouet.
Il se décida à la contourner discrètement pour la surprendre. Après tout, elle devait se douter qu’il venait régulièrement ici. À pas de loup, il s’approcha sans manquer un mot de sa discussion. Il ne savait dire si ses paroles le touchaient ou faisait vibrer sa corde de l’ironie. Il se décida à intervenir :

— Voilà qui est fort mal que de mentir à un défunt, sermonna-t-il de sa voix polaire pourtant réchauffée d’une pointe de moquerie.

Oui, c’était bien lui, Coldris de Fromart, qui se permettait de faire une leçon de morale à une ancienne catin. Et alors ?
 
— Cela est d’autant plus idiot, que s’il voit effectivement que vous allez bien alors il sait désormais que vous lui avez dissimulé la vérité.

Il marqua une pause avant de hausser les épaules dans une petite moue :

— Enfin le connaissant, il vous a déjà pardonné.

Il sermonna Louise, plus pour le plaisir qu’il pouvait retirer à jouer les moralisateurs que parce qu’il en avait réellement cure. Elle baissa la tête, repentante avant de se justifier dans un torrent de larmes qui lui restait parfaitement extérieur. Sans doute aurait-il dû être ému de la voir ainsi se soucier de Virgil, mais il demeurait imperméable à son désarroi. Sans doute, car même en retournant le problème dans tous les sens, il n’y avait strictement aucune logique valable à ce comportement.
Après tout s’il était mort, que craignait-elle ? Et si elle le craignait tant, pourquoi venir ? Et si elle pensait qu’il écoutait, alors pourquoi serait-il aveugle ? Et s’il n’était pas aveugle pourquoi lui mentir ? Non vraiment, il ne comprenait pas. Et puis l’on parlait là de Virgil. Après tout ce qu’il lui avait fait subir au cours de leur relation commune, il n’était franchement plus cela près. Il haussa un sourcil puis ses épaules.

— Nous parlons de mon ami. S’il a supporté mes frasques, ce n’est pas vous qui risquez de le tuer une seconde fois.

Pur pragmatisme.

Non vraiment, Virgil pouvait tout entendre. C’était le sous-estimer que penser l’inverse, mais il fallait sans doute avoir été aussi proche qu’eux pour pouvoir réaliser à quel point ce « tout » pouvait s’étendre à l’infini. Louise lui raconta sa libération par Saint Virgil. Il en entendait encore son ami lui faire ce même récit dans la voiture. Gêné, oh oui. Doux euphémisme et Coldris n’avait fait qu’en rajouter jusqu’à ce qu’il se mure dans le silence. Idéaliste également qui espérait vainement guérir le vice en la sauvant. Il la jaugea de pieds en cape tandis qu’elle poursuivait. 15 000 rilchs. C’était le montant qu’avait déboursé le marquis pour la libérer. Une bagatelle pour son ami. Le prix d’un beau cheval pour lui. Qu’était-ce qu’un magnifique livre illustré en comparaison d’une vie sauvée, avait-il répondu. Eh bien précisément, cela ne servait rien. Il en avait désormais le temps. Enfin évidemment, il l’avait laissé à son idéalisme débordant : il savait pertinemment que le débat aurait été vain.
Il savait également combien il en avait retiré d’une espèce de satisfaction du devoir accompli à la voir s’épanouir. Il en parlait si souvent que l’on aurait pu croire qu’il l’avait prise pour maitresse, mais c’était là bien mal le connaitre pour imaginer une telle chose possible. Il écoutait cela avec une certaine distance. Tant parce qu’il n’avait pas particulièrement d’amitié pour elle que parce qu’il connaissait déjà tout cela. C’était simple : l’un et l’autre n’avaient pas de secrets.
Il fronça néanmoins les sourcils à la mention de la maquerelle : à partir de ce point, il ne savait plus rien excepté qu’il avait fini par la retrouver au lupanar et qu’elle lui avait fait jurer de garder le secret. Il secoua la tête. C’était ridicule. Quel genre de demeuré aurait l’audace de s’en prendre à lui ? Ses lèvres se pincèrent : il ne comprenait pas qu’elle ait pu en arriver à signer un nouveau contrat. Qu’importe le motif, elle aurait dû s’en retourner. Et elle aurait aussitôt dû en parler à Virgil qui n’aurait pas manqué de l’assigner en justice pour pratiques illégales. Les femmes manquaient décidément de bon sens… Ses mâchoires se comprimèrent sur sa dernière phrase.

— Se venger de Virgil ? répéta-t-il dans un souffle glacial.

Louise poursuivit ses confessions. Il comprenait aisément que ce pauvre Virgil en ait eu la nausée. S’il avait su… S’il avait su… Il en aurait été fou. Il secoua gravement la tête. Elle n’avait pas dû boire que du vin pour n’en garder aucun souvenir, il était bien placé pour le savoir. Il soupira profondément.

Et Isabelle avait raison. Enfin presque. Virgil l’aurait fait pendre. Lui, l’aurait égorgé. La finalité était la même. À la mention du rachat, il souffla malgré lui un petit rire : c’était le prendre pour plus idiot qu’il ne fût. Et si l’idée lui avait seulement effleuré l’esprit, Coldris l’aurait ramené aussitôt à la raison. Ce que les femmes pouvaient être idiotes tout de même… Il leva les yeux au ciel.

— Eh bien vous avez eu tort. On ne remercie pas quelqu’un en lui dissimulant la vérité. Isabelle avait raison : elle serait en train de déguster les pissenlits par les racines. Vous pensez vraiment le marquis assez idiot pour se faire prendre plusieurs fois ? Ce n’est pas à moi qu’il faut faire vos excuses. Je m’en contrefous sincèrement, trancha-t-il .

Coldris baissa les yeux vers la dalle de marbre où s’amoncelaient les petits cailloux dans de drôle de tours précaires, puis il reporta son regard vers Louise. Elle parlait sans doute de Cassandre. A sa connaissance, il n’y avait guère d’autre gamine au Lupanar. Il ne savait pas quoi lui répondre. Oui, c’était stupide. Mais lui dire ne changerait rien à la situation. Il était sincèrement désolé pour elle que sa vie était ruinée à cause de ce vautour, toutefois elle conservait une part de responsabilité dans ce qui lui était arrivé. Virgil l’aurait sûrement rassuré et consolé, lui n’en avait pas l’envie ni la force. Il préféra donc se taire.

En revanche sa demande le déstabilisa. Obtenir justice. Elle l’avait bien regardé ? Ce n’était pas lui le spécialiste des procédures judiciaires. Il était généralement plus expéditif.

— Si elle est en vie, possiblement. Qu’attendez-vous exactement ?

Il aurait même dit « une enfant de leur connaissance », mais Louise ne pouvait pas à savoir à quel point ils pouvaient être proches. La morale c’était pour les faibles. Toutefois, il lui reconnaissait une certaine audace, c’était certain. Et du bon sens. Couper un membre gangréné se révélait bénéfique à plus d’un titre
C’était décidément une vieille habitude que celle de s’introduire dans les domaines des nobles. Il aurait bien voulu voir le si droit Virgil d’Aussevielle face à cette petite fouine. Il l’aurait certainement écouté, non sans l’avoir châtiée en parallèle. L’un n’excluant pas l’autre.
Il contempla de nouveau la pierre froide, tandis qu’elle songeait à la suite. Il n’aurait pas dû se mêler de cette affaire. Il aurait dû faire demi-tour. Fermer ses yeux, ses oreilles et en nier jusqu’à l’existence même de cette maquerelle. Mais… Imaginer que son ami ait pu être abusé et sali, cela laissait une colère sourde gronder dans sa poitrine. Peut-être même était-elle en train de souiller sa mémoire dans une quelconque taverne. Qui pouvait dire ? Virgil était souvent bien trop altruiste à son avis, mais il ne l’aurait jamais laissé abuser de sa générosité de la sorte. Il grogna sourdement.

— Trouvez son adresse, je m’occuperai du reste.

Il verrait bien selon son inspiration du moment à quelle sauce il cuisinerait la maquerelle.