[12 Sept 1597] Un crochet par le marché [Terminé]

Cassandre était terrifiée à l'idée d'être surprise et punie. Quel sort connaitrait-elle ? Le fouet ? Le pilori ? Ces châtiments la faisaient frissonner. Son pauvre dos subirait des coups durs, puis elle serait exposée une journée au minimum pour rappeler aux autres esclaves les risques d'une désobéissance. La nervosité la rongeait. Elle guettait les regards qui risquaient de la surprendre. Les esclaves sur l'estrade, bien sûr. Non, eux ne diraient rien. Il y avait une solidarité de corps. Même sans se connaitre, on s'entraidait. C'était ainsi. Elle remarqua ensuite le marchand qui l'avait vue. Elle soupira. Il s'occupait de ses affaires avec le duc. Elle respira. Il devrait l'oublier, trop ravi de sa vente inespérée.

N'empêche, cela ne la rassurait. Elle devait vite dégager et retourner auprès des gardes.

Aud la vit. Enfin. Cassandre lui adressa un sourire quand celle-ci lui répondit.

"Je ne suis que rarement inconsciente... Mais je ne puis laisser un des miens, surtout s'il risque d'avoir faim. C'est un devoir sacré entre nous que de nous assister dans le besoin. Bonne chance."

Sur ces quelques paroles, Cassandre la salua d'un rapide hochement de tête puis se retira. Elle courut habilement entre les jambes des badauds et rejoignit l'endroit où se tenait encore les soldats. Le Premier Conseiller se trouvait avec eux et semblait agacé de sa disparition inopinée. Elle baissa la tête, honteuse. Comment se justifier ? Prétendre avoir eu peur du du duc ? Cela passerait. Elle hésita. Elle se rappela avoir surpris chez lui un éclat sincère de peine quand le marchand avait adjugé Aud au duc. Il pourrait comprendre. Elle hésita encore. dire la vérité, avouer ce qui pourrait être une faute... Quoique est-ce tant que cela une faute ? Elle n'avait pas reçu de consignes particulières. Cela était à tenter. Et puis, cela lui permettrait de tester un peu plus le Premier Conseiller.

D'un air humble, Cassandre s'avança vers Dyonis, la mine basse et fit une révérence polie :

"Pardon, messire, de vous avoir pris votre temps à attendre. j'étais... Je voulais donner du pain à Aud. Je me disais qu'elle pourrait en avoir besoin."

Ses yeux se baissèrent, juste assez pour marquer la politesse et la soumission, mais assez également pour continuer apercevoir l'éclat que prendrait le regard de son interlocuteur. Elle remarqua au même moment le duc se retirer. Enfin ! Ce clown prenait décidément tout son temps. Quel idiot ! Elle attendit son départ certain puis ajouta :

"Je souhaitais aussi ajouter, messire, que je ne travaille pas pour le marquis dont j'ai cité le nom. J'ai dit un mensonge. Excusez-moi. Mais j'avais peur. J'ai pensé que si le duc savait le vrai endroit, il pourrait essayer de me retrouver. Alors j'ai usé du nom d'un membre au gouvernement dont j'ai entendu en ville des rumeurs sur son caractère... particulier. Excusez-moi."

Elle s'excusait beaucoup. Cela l'agaçait un peu cette comédie mais elle était obligatoire. Un esclave devait sans cesse donner des gages de sa soumission. ou sinon...

"En tous cas, merci, messire. Merci beaucoup. Je vous suis très reconnaissante pour votre intervention."

Dyonis laisse le marchand régler son affaire avec Ulysse. Il essaie déjà d'oublier ce qui vient d'arriver. Autant laisser cela derrière lui : il ne pouvait plus rien faire, le sort de la jeune Zakrotienne était scellé. Le Premier Conseiller ne répond toujours pas aux provocations d'Ulysse, quand bien même se pense-t-il en très mauvaise compagnie. Inutile de demander qui il vise par cette expression. Comme le sieur de Rottenberg lui adresse un très narquois "Adieu", le baron se fend malgré tout de ce qu'exige la politesse de base, même s'il y met une voix clairement distante (mais lui, sans mépris, simplement froide et neutre tant le triste sire est indigne qu'on s'échauffe contre lui en public) :

"Au revoir."

Déjà, le duc s'éloigne. Bon débarras. Dyonis entend le remous des agents de Greeglocks, qui se préparent à atteler une charrette pour emmener Aud chez son nouveau maître. Leurs pas pressés résonnent sur l'estrade et d'un instant à l'autre, la Zakrotienne va être embarquée. Le noble ravale un soupir.

Alors qu'il s'apprête à gravir le marchepied pour rentrer dans son attelage, fort contrarié, la petite fille de tout à l'heure réapparaît enfin. Elle baisse les yeux et affiche une profonde humilité, qui met Dyonis dans d'un peu meilleures dispositions pour l'écouter. Il l'entend présenter ses excuses. D'abord pour être allée donner de la nourriture à Aud sur l'estrade, et ensuite pour avoir menti quant à l'identité de son maître. Le seigneur de Frenn hausse le menton et a une légère grimace au coin de la lèvre, alors qu'il réfléchit. L'enfant a pris des risques. Et commis deux fautes. Mais au moins elle semble avoir le courage de l'honnêteté, alors qu'elle aurait très bien pu raconter des salades. Et surtout, devant la menace terrible que représente un personnage aussi déréglé qu'Ulysse de Rottenberg, Dyonis peut comprendre que Cassandre n'ait pas révélé sa véritable localisation. Le fou furieux pourrait s'amuser à aller la retrouver, puisque faire du mal à des esclaves a l'air de constituer un de ses passe-temps.
Le crochet posé contre le linteau de la porte de son carrosse, prêt à y monter, le baron s'est donc tout de même arrêté et il se retourne vers la petite esclave. Il croise son regard, l'expression indéchiffrable, dure mais sans méchanceté.

"Pour cette fois, oublions. D'autant que tu as eu un geste charitable. Mais ne t'avise plus ni de mentir, ni d'encourir à nouveau de tels risques. Le marchand aurait pu te punir : une chance pour toi qu'il ait en ce moment d'autres chats à fouetter." (Sans mauvais jeu de mots... Il se rend compte, immédiatement après, du choix d'expression peu judicieux et cille, un peu embêté) "Je retiendrai que tu as tenu à attendre pour me remercier, et ce malgré la présence dangereuse du duc de Rottenberg. Voilà qui est d'une grande politesse. Quant au seigneur que tu as faussement nommé comme ton maître, n'aie crainte, il ne saura rien."

Il lui adresse là-dessus un léger sourire. Puis, à l'un de ses gardes, juste après que Cassandre ait avoué n'avoir pas donné la bonne identité quant à son maître :

"Auguste, veuillez faire avec cette petite le trajet jusqu'au domicile de ses maîtres. Puis vous rejoindrez le domaine."

Aussitôt l'homme désigné accepte l'ordre, d'une main tendue portée au côté de son casque dans un signe militaire. Il s'avance et pendra soin de demander à la fillette où elle doit aller. Dyonis, de son côté, remonte cette fois-ci dans sa voiture sans davantage de formalités. La porte du carrosse se referme sur lui. Le cocher donne un petit coup de rênes aux destriers et l'attelage s'éloigne, suivi du reste de la garde rapprochée.
Le baron a préféré cette ultime précaution concernant la fillette : avec le sinistre Rottenberg qui rôde encore en ville, elle n'est pas à l'abri qu'il s'amuse à lui re-tomber dessus une fois à l'écart de la foule. La présence d'un soldat découragera une nouvelle tentative d'intimidation et la petite pourra sans difficulté rejoindre son lieu de service. Dyonis d'ailleurs est certain qu'Auguste prendra soin de laisser Cassandre seule juste un peu avant la porte du domicile, pour ne pas attirer ni les regards suspicieux du voisinage, ni les questions en rafale, ni des ennuis pour l'enfant.

Greeglocks observa le départ d'Ulysse sans se soucier davantage de l'inquiétant personnage. Il n'avait déjà plus en tête que d'assurer le rapide transport de la jeune esclave vers la demeure de son nouveau maître. L'affaire fut rondement menée par ses employés partis à l'arrière du magasin, puis revenus dans le fracas de la carriole qu'ils venaient d'en sortir, tirée par le cheval réservé à de pareilles courses réclamées au patron. Les trois commis revinrent sur l'estrade et menèrent Aud jusqu'au véhicule. Pendant ce temps, Cassandre était déjà redescendue, avant que l'un des acolytes de Greeglocks ou le patron lui-même ne finisse par la rudoyer.
Aud n'aura peut-être que le temps d'apercevoir rapidement, avant d'être ainsi emportée, le sourire très discret et complice de l'esclave juste à sa gauche - celui à la ceinture duquel elle avait glissé la seconde tartine. Le malheureux la remerciait. Il suivit, du bout des yeux, à l'instar des autres captifs unis dans un silence de solidarité pour Cassandre, la redescende de la fillette qui à présent conversait avec le seigneur de Frenn. Le reste de l'échange échappa autant à Greeglocks - tout à ses affaires - qu'aux prisonniers exposés, sous la surveillance et la férule des autres rustauds employés par ce négoce.
Une fois l'attelage parti vers le domaine de Rottenberg - et Aud avec lui, encadrée des trois commissionnaires - le patron tout sourire reprit ses ventes et les enchaîna avec la force de la routine. Déjà, un autre esclave occupait son attention et la petite adolescente blonde ne tarderait pas à quitter pour jamais ses pensées.

Spoiler:

Alors que Cassandre se tenait docilement, la mine humble, face au Premier Conseiller, elle ne put s'empêcher un instant de tourner la tête vers le sinistre cortège qui emmenait la malheureuse Aud vers un destin cruel. Elle ne la reverrait plus. Elle en était à peu près certain. Ce fou de duc la tuerait. Il ne faisait aucun cas des esclaves. A ses yeux, ils n'étaient des objets aisément remplaçables.

La fillette revint ensuite à l'objet de son observation : les intentions de ce Premier Conseiller. Ses actes envers Aud et elle-même plaidaient en un bon cœur. Cassandre ne croyait cependant pas en une générosité naturelle d'un noble. Elle souhaitait le sentir au travers de son propre regard. Lorsque sa tête se tourna, elle comprit que lui aussi l'étudiait et cherchait à cerner sa personnalité. Ses yeux étaient secs et son visage impassible, à l'inverse du sien qui mimait la comédie du bon esclave servile. Il reconnut qu'elle avait eu un acte charitable mais lui recommandait ne plus ni mentir ni prendre de risques. L'homme employa soudain une expression qui lui hérissa le poil. Le marchand n'avait pas d'autres choses à fouetter... Une tournure banale qui révélait le fond véritable de sa pensée. Il soutenait le principe de l'esclavage. Cet apparent soutien à Aud, à elle... Ce n'était que pour agacer le duc. Tous deux étaient ennemis. C'était l'évidence. pour le reste, le Premier Conseiller se moquait bien du sort des esclaves.

Quoique... Elle se souvint ensuite de l'inspection. Quel était son intérêt là-dedans ? Cassandre eut un doute. Quoique... Que le Royaume vende des esclaves en bonne santé était un atout. Il n'y avait donc rien d'illogique dans sa démarche. Ni de généreux.

Brusquement, le discours changea et son interlocuteur la félicitait pour sa volonté à être restée malgré la présence dangereuse du maudit duc. Il s'engageait aussi à ce que le marquis dont elle avait usé du nom ne sache rien de cette affaire. Cassandre eut un nouveau doute. Ses pensées s'embrouillaient. Où se trouvaient la sincérité et le calcul dans les propos de cet homme ? il parlait si bien. C'était bien compliqué de le percer à jour celui-là...

Elle répondit de sa fausse humilité habituelle :

"Je n'ai rien fait de si extraordinaire. c'était normal de vous attendre, messire. Et merci. merci de me protéger."

Là-dessus, le Premier Conseiller montait dans sa voiture pour se retirer. Néanmoins, avant cela, il eut une intention stupéfiante et qui révéla sur son visage une expression surprise. Il demandait à un de ses hommes de la raccompagner. Par souci que le duc la retrouve ? Pour la retrouver ? ou pour la pister et savoir où elle travaillait et mener une enquête à son sujet ? Cassandre murmura un vague remerciement puis se décida à suivre le garde d'une foulée rapide. Elle ne dirait pas un mot. Si ce Premier Conseiller cherchait à l'incriminer dans quelque affaire qui soit, il allait devoir creuser !