[6 décembre 1597]Derrière la chute, la rencontre

C'était un fantôme. Ce n'était rien du tout. Elle n'était rien du tout.

Elle imposait son existence dans cette bibliothèque braktennoise, mais c'aurait pu être ailleurs, cela revenait au même. Elle essayait juste d'être dehors. D'être moins avec elle-même, car elle trouvait sa propre compagnie franchement pénible.

Elle se détestait. Encore. Elle était là ? Pourquoi ? Errer là plutôt que de rester dans son lit à Tianidre faisait-il la moindre différence ? De toute façon, elle n'était plus rien.

Elle effleura de sa main son pendentif. Sa couronne de laurier, son talisman. Elle n'avait tout simplement pas le droit de mourir. Cette grâce lui était refusée. Elle avait beau vouloir, c'était une volonté bien plus forte que la sienne qui le lui interdisait. Il avait toujours été bien plus fort qu'elle. Il avait toujours eu toutes les qualités entre eux deux. Ils étaient un tout qui fonctionnait ensemble : lui pour faire tout ce qu'il fallait, et elle… elle parce qu'un malheureux hasard voulait que la perfection même s'encombre d'un fardeau de son espèce. Qu'il l'aime plus que tout. Qu'il réussisse à la rendre formidable. Mais ce n'était qu'une illusion qui disparaissait s'il n'était plus là.

Parfois _ une bonne dizaine de fois par jour, mais elle ne trouvait pas que ce fut "souvent" – elle en venait à se dire que c'était sa propre faiblesse de caractère qui l'empêchait de se décider à mourir. Si elle avait été forte, un ordre, même celui de son Ariste, n'aurait pas dû savoir la retenir. Trop faible pour mourir, trop faible pour vivre. Inutile. Incapable. Pitoyable. Ridicule. Elle se détestait. Mais elle aurait été incapable de désobéir.

Elle ne savait plus comment elle s'était levée après presque huit mois. Oh, évidemment elle s'était déjà levée avant : pour aller sur son balcon goûter au vent qui battait les falaises et ne pas savoir tomber en bas parce que la volonté d'Ariste l'en empêchait. Injuste. Trop injuste. Mais cette fois, elle était sortie de sa chambre. Les domestiques avaient cru à une apparition. Elle s'était dirigée droit vers le bureau de son oncle avec cette idée : aller en ville. Il avait été tellement surpris de la voir là, animée d'un semblant de volonté, qu'il n'avait pas pu le lui refuser. Il avait cligné des yeux plusieurs fois, et son visage s'était illuminé. Il l'avait serrée si fort qu'elle en avait eu mal aux épaules. Eltinne et Gabriel aussi, d'ailleurs. Et aucun, sur le moment, n'avait su émettre d'objection à son départ.

Pourquoi la ville ? Ariste avait choisi l'armée quand il avait eu besoin de recul sur Tianidre. Ariste avait choisi l'armée, son père avait choisi l'armée… Ils étaient morts tous les deux, et elle aurait bien aimer pour mourir si facilement elle aussi mais elle était une femme et ça ne fonctionnait pas. Alors, c'était la capitale. Juste pour ne pas être là. Elle n'arrivait pas à se reprendre en main comme Ariste l'aurait voulu. Elle n'arrivait pas à aller bien comme il le lui avait demandé. Elle devait terriblement le décevoir. Elle n'était pas à la hauteur. Il avait toujours eu tout ce qu'il y avait de bon en eux, et il avait fallu qu'il meurt pour qu'elle comprenne à quel point.

Et la ville n'améliorait pas franchement son état. Enfin… Ce n'était que le premier jour. Elle essayait. Elle essayait vraiment de se battre. Pour lui. Parce qu'il ne voulait pas qu'elle se contente de mourir à petit feu dans un lit. D'ailleurs, comment pouvait-on mourir à petit feu quand le choc vous avait déjà détruite ? Pourquoi son cœur ne s'était-il pas arrêté immédiatement ? Comment était-elle encore vivante ? Même cela lui semblait aberrant.

Elle en était là de ses réflexions quand on la heurta. Et celui qui l'avait heurtée l'ecrasa. Elle se dégagea assez facilement, et il se releva également pour s'excuser. Elle secoua la tête. Il n'avait pas fait exprès. Comment aurait-elle pu lui reprocher quoi que ce soit.

Sa physionomie s'était naturellement modelée de bienveillance. D'ailleurs, personne ne pouvait voir quelles idées elle ressassait. Même quand elle errait dans les rayonnages, on l'eut simplement dit perdue dans ses pensées.

— Ce n'est rien, ne vous inquiétez pas. D'ailleurs moi aussi j'aurais dû regarder où j'allais.

C'était faux, parce qu'elle ne se déplaçait même pas au moment où il l'avait percutée. Elle promenait son regard sur les étagères. Mais tant pis, autant partager la faute. Le jeune homme qu'elle avait en face d'elle n'avait pas besoin d'être accablé.

La bibliothèque. Un endroit merveilleux, où Nehalan aurait pu passer jours et nuits à étudier les ouvrages. Sa visite se passait pour le mieux, chaque titre qu’il lisait à la lueur de la chandelle éveillait en lui une curiosité nouvelle, si bien qu’il ne fit bientôt plus attention à ce qu’il se passait autour de lui. Son monde se trouvait réduit à l’étagère en face de lui, sa lumière et la pile conséquence d’ouvrages appuyée contre son torse. Fatale erreur.

Perdu dans sa danse endiablée, il ne fit pas attention à la délicate jeune femme qui se trouvait derrière lui. Il continuait de reculer, jusqu’à ce que le choc se produise. Ils tombèrent tous deux à la renverse, et les livres avec eux, dans un grand bruit sourd. Ils devaient avoir rameuté l’entièreté des personnes qui se trouvaient dans le bâtiment avec un boucan pareil.

Il rougit en se relevant, gêné de la position dans laquelle ils se trouvaient quelques secondes plus tôt. Heureusement que personne ne les avait surpris à ce moment-là. Il lui tendit la main pour l’aider à se relever, puis lui présenta ses excuses, en espérant qu’elle ne lui en voudrait pas trop.
« Ce n’est rien, ne vous inquiétez pas. D’ailleurs moi aussi j’aurais dû regarder où j’allais. »

La gentillesse dont elle faisait preuve lui tira un sourire. Il savait parfaitement que c’était de sa faute s’ils étaient tombés. Il n’avait pas à marcher en arrière.
« Je vous en prie, je me suis comporté comme un âne. Veuillez accepter mes plus sincères excuses, ma maladresse me joue parfois de mauvais tours. Il rit doucement, dans l’espoir de détendre l’atmosphère. Il se gratta la nuque, puis ajouta : Nehalan de Torienel, enchanté, si je puis vous être utile ... »

Sans attendre sa réponse, il se pencha pour ramasser les précieux ouvrages, dont la place n’était certainement pas sur le sol.

Le garçon s’excusait encore. Eléonore prit sur elle de sourire. Elle se détestait, elle se détestait tellement… Et elle se sentait mal, si mal… Mais elle n’avait pas le droit d’affliger une âme supplémentaire pour son malheur.

C’était bien pour cela qu’elle avait quitté Tianidre : ne plus être un poids. Personne ici n’avait l’impression de tenir à elle, et c’était bien mieux ainsi. Elle s’efforçait seulement de ne pas être plus incommodante que nécéssaire : manger quand il fallait sans faire d’histoires même si elle n’avait pas envie, sortir de son lit, donner régulièrement signe de vie pour ne pas que l’on se mette à s’inquiéter gratuitement… Elle se sentait toujours aussi peu vivante, mais déjà moins coupable.

Son très jeune interlocuteur était déjà assez ennuyé sans qu’elle n’en rajoute : elle devait faire un effort. Elle avait sincèrement envie de le rassurer.

— Je vous l’ai dit : ce n’est rien.

Et puis, maintenant qu’il s’était présenté, en fantôme aimable, elle l’aida à ramasser les ouvrages qui jonchaient le carrelages tout en répondant :

— Eléonore de Tianidre, enchantée également.

Elle se retint de lui dire que quoi qu’il arrive, on ne pouvait plus rien faire pour elle. L’achever, peut-être, tout simplement. Mais Ariste ne voulait pas. Il voulait qu’elle se batte, qu’elle se reconstruise… Il ne la laisserait pas mourir en paix tant qu’elle n’aurait pas été heureuse. C’était monstrueux de sa part : il savait pourtant bien que ça n’arriverait jamais.

Alors que pouvait-elle faire ? Egoïstement rassurer un inconnu pour sa maladresse et l’aider à ramasser ses fichus bouquins pour essayer de se sentir plus utile ? C’aurait peut-être pu faire reculer un peu son profond mépris d’elle-même si elle n’avait pas pertinnemment su que tout était de sa faute… De toute façon, elle était incapable de laisser quelqu’un en difficulté.

A peine son fils avait-il franchi la porte, qu'il disparaissait entre les rayonnages. Doran soupira. Quand cet enfant se déciderait-il à grandir ? Son coeur se remplissait certes de joie de le voir si heureux, mais ce n'était pas une raison pour en oublier toutes les règles de politesse et de sécurité. Il décida cependant de le laisser en paix pour cette fois. Il ne voulait pas le briser alors qu'ils venaient d'arriver en ville. Les yeux remplis d'étoiles de Nehalan n'avaient cessé briller depuis leur départ de Torienel.

Son petit dernier était si candide ! Si sensible que s'il lui faisait le moindre reproche, il aurait toutes les difficultés du monde à garder contenance. Non, il devait lui accorder un peu de souplesse pour cette première découverte du monde. Il l'avait tellement protégé, que n'importe quelle rencontre pourrait s'avérer fatale. Peut-être n'aurait-il pas dû créer ce petit cocon de soie juste pour lui, mais il était si fragile. Nehalan n'était pas un héritier, mais il l'aimait comme ses deux aînés. Il devait avoir toutes ses chances dans le monde des adultes. Même si pour cela, il devait y entrer plus tard que les autres, et être davantage accompagné. En lui sommeillait un homme brillant, il en était certain. Le tout était de laisser le temps au papillon de sortir de sa chrysalide. Cela prenait du temps.

Un grand vacarme le sorti de ses réflections. Nouveau soupir. Beaucoup de temps visiblement. Cela ne pouvait être que Nehalan. Qui d'autre, pour être maladroit, que son petit poulain, qui tenait à peine sur ses pattes ?  Il se dirigea vers la source du bruit, tout en veillant à se composer un visage sévère et bienveillant à la fois.

La scène qu'il découvrit entre deux rayonnages faiblement éclairés ne le laissa pas de marbre. Au contraire. Son fils, en compagnie d'une très belle jeune femme d'un âge similaire, aux cheveux légèrement ébouriffés, ramassait avec empressement une quantité astronomique d'ouvrages étalés sur le sol. Son fils. Avec une femme. Il ne perdait pas de temps. Il ne pensait pas qu'il serait le genre d'homme à accumuler les conquêtes. Quand il vit ses joues rougies et ses mains tremblantes, il comprit que ce n'était effectivement pas le genre de son fils.

Il se décida enfin à manifester sa présence. Nehalan aurait sans doute un peu peur, mais il fallait aussi qu'il apprenne. Et puis le but n'était pas de le ridiculiser devant la jeune femme. Était-elle fiancée ? Qui était son père ? Peut-être ferait-elle un bon parti pour son fils.

 " Eh bien, mon fils, qu'avez vous encore fait ? Vous importunez les charmantes demoiselles maintenant ? J'espère que vous avez au moins eu la décence de lui présenter vos excuses. "

Nehalan était médusé. Il le regardait avec un mélange de peur et d'effarement. Le père n'aimait pas indisposer ainsi son fils, il espérait que son intervention lui sevrirait de leçon de prudence et d'humilité. Il n'était pas tout seul dans cette bibliothèque. Il reprit sur un ton plus doux, à l'adresse de la jeune femme.

 " Enchanté, mademoiselle... ? J'espère que mon fils ne vous a point trop importunée. Vous me voyez fort marri de l'inconfort qu'il a pu vous infliger. "

Eléonore se retourna immédiatemment en percevant une présence intruse derrière elle. Instinct d’une époque lointaine, oubliée. Instinct d’un temps ou sa vie avait un sens. D’un temps où l’inconscience était chérie, et où elle flirtait avec le vide en toute sécurité. Un temps où elle savait. Où la confiance d’Ariste suffisait à la rassurer. Un temps où même les gens ne lui faisaient pas peur.

Si le jeune garçon n’avait pas éveillé ses angoisses, l’arrivée du père fut une toute autre affaire. Elle sourit aimablement en puisant du réconfort dans le contact de sa couronne de laurier. Son évasion des cachots de Tianidre semblait être une promenade de santé à côté de l’idée de croiser des gens aujourd’hui. Mais au fond, ce qui l’empêcha de paniquer, ce fut sa profonde lassitude. Qu’importait vraiment le ridicule puisqu’elle était déjà morte ?

Il n’y avait qu’une chose que même son état ne justifiait pas - une erreur que par son accablant égoïsme, elle avait déjà trop commise cette dernière éternité : causer du souci aux autres. Qu’importe le reste, elle n’en avait plus le droit. Et si la solution infaillible pour cesser définitivement d’affliger tout le monde lui était innaccessible, il ne restait qu’à tenter de minimiser le risque… et réparer les malheurs qu’elle provoquait. Elle devait au moins essayer.

Son air confus n’avait rien de feint. Elle jeta un regard désolé au garçon - Nehalan, il avait dit s’appeler Nehalan. Dans ce regard perçait une pointe de sévérité qui lui interdisait formellement de contredire sa version, c’en était presque une supplique. Qu’il la laisse au moins une dernière fois être ne fut-ce qu’un tout petit peu utile, même si le problème n’avait rien d’important, elle y tenait. Au moins, ce ne serait pas lui qui passerait pour un imbécile.

— Non... bredouilla-t-elle.

Cela non plus n’avait rien de feint. Ariste n’était plus là pour lui faire confiance, comment aurait-elle pu être sûre d’elle ? Le pire était bien que cette hésitation soit tout à fait en accord avec son histoire.

— Vous faites erreur, Monsieur, c’est moi… J’aurais dû regarder où j’allais, quelle idiote ! J’ai tout fait tomber. Elle se tourna vers Nehalan. Encore merci de m’avoir aidée et… Désolée de vous avoir effrayée. Je ne sais pas ce que j’aurais faits sans vous.

Elle avait fait ça des milliers de fois. Pour couvrir Ariste, Gabriel, elle-même… Jamais pour nuire, uniquement lorsque c’était utile. Curieusement, elle s’y sentait moins légitime désormais. Sans Ariste, comment saurait-elle quand c’était justifié ou non.

Dès qu'il entendit la voix de Monsieur votre Père, Nehalan se figea. Il aurait dû se douter qu'il serait attiré par le bruit. Il avait tellement l'habitude de ses maladresses, qu'il ne prit même pas la peine de poser la question. Le jeune homme se redressa, penaud. Il allait ouvrir la bouche pour s'excuser, mais Mademoiselle de Tianidre le devança.

Il lui jeta un regard interloqué, que Doran ne manqua pas de remarquer. Pourquoi mentait-elle ? C'était à lui d'endosser la responsabilité de ses actes. L'avertissement muet qu'elle lui renvoya le dissuada de toute protestation. Il l'écouta déblatérer des fausseries, tout en continuant discrètement de ramasser les ouvrages. Mieux valait se faire oublier.



Le baron quant à lui, doutait de la véracité de cette fable. On faisait difficilement plus maladroit que son petit dernier, qui se montrait bien silencieux tout à coup. Doran n'en montra rien. Quelle que soit la raison qui poussait cette ravissante jeune femme à protéger son fils, elle ne pouvait être que de bonne augure.

- C'est déjà oublié ne vous en faites pas, répondit-il avec un sourire affable.

Soucieux de mettre la damoiselle en confiance, il poursuivit sur sa lancée. Il s'agissait-là d'une occasion à saisir.

- Ne vous blâmez pas Mademoiselle, certaines choses sont innévitables. Elles arrivent soudainement, sans que vous ne vous y soyez préparée, mais elle peuvent aussi être porteuses d'heureuses nouvelles. Le Seigneur se montre parfois bien malicieux, ainsi va la vie.

Le père se tourna ensuite vers son fils, qui achevait tout juste de ramasser les derniers ouvrages. Il les avait répartis en diverses piles, sur le bord des étagères et patientait en retrait, la gorge nouée.

- Vous ne dites rien Nehalan ? Auriez-vous oublié vos leçons ?

Le jeune homme dégluti. Il inclina la tête, puis se composa un sourire rassurant. Il devait jouer le jeu, son oeillade menaçante le lui avait clairement exprimé.

- Non père. Mademoiselle de Tianidre, je vous remercie de votre sollicitude et vous assure que vous ne m'avez nullement indisposé.

Il avouerait la vérité une fois qu'elle ne serait plus là pour l'exécuter. Ce serait une terrible honte que de mentir à son paternel. Malgré tout, il lui en était reconnaissant. Sans son intervention, il aurait eu à souffrir des réprimandes bien plus sévères.

Ne pas se blâmer. Certaines choses étaient inévitables. C’était le même genre d’énormité que celles qu’on lui servait depuis leur mort. Celle de son tout, et la sienne par la même occasion. Cela ajouta à son chagrin qu’elle masquait du mieux qu’elle pouvait - incapable de faire les choses correctement toute seule, pitoyable gamine inutile.

Elle n’aimait pas être en public. Elle disait n’importe quoi. Elle se détestait. Elle ne saurait pas garder la face bien longtemps. Elle n’aurait jamais dû sortir. Les bas-fonds de Braktenn semblaient bien accueillants comparés à ce genre de conversations… Elle essayait de se concentrer sur le poids de son pendentif pour ne pas exploser. Elle n’aurait jamais dû sortir dans ce genre d’endroits.

Et d’ailleurs, elle n’aimait pas du tout les insinuations qui s’invitaient. N’importe quoi ! D’ailleurs, jamais un homme ne pourrait être assez désespéré pour ce rabattre sur une pauvre gourde comme elle. Aucun héritage n’était assez conséquent pour envisager un seul instant de la supporter, elle ne se leurrait pas. Ce Nehalan n’avait pas l’air méchant, il méritait autre chose qu’un condensé de desespoir communicatif.

De toute façon, de ce côté-là, elle ne savait pas ce qu’il lui arriverait. Si elle n’arrivait pas à se faire tuer, elle devrait bien finir par se marier… Dire qu’elle avait même fait semblant d’avancer cet argument pour pouvoir quitter Tianidre. Que ferait oncle Eineld si la chose était vraiment nécessaire ? En tout cas, pas ce choix-là, c’était une certitude - c’était rare, les certitudes, en ce moment.

Alors que son jeune interlocuteur se faisait rappeler à l’ordre, Eléonore décida de prendre congé avant de causer une catastrophe.

— Cela me rassure beaucoup. Mais je crains tout de même qu’il ne soit temps pour moi de prendre congé. C’était un plaisir, Messieurs.

Non, c’était un odieux mensonge, mais ils n’y étaient pour rien. C’était à cause d’elle et d’elle seule que cette rencontre avait été une catastrophe. Et puis… Et puis, il valait mieux rester polie, même lorsque l’on préférait être simplement sincère. Ce monde n’était vraiment pas fait pour elle.

Le père et le fils saluèrent respectueusement  la jeune femme et la regardèrent disparaître entre les royaumes. Dès que le froufrou de sa robe se fut éloigné, Doran posa sa main sur l'épaule de son petit dernier, qui se retourna dans un sursaut.

- Rangez donc tout ceci, et n'emmenez pas plus d'un ou deux ouvrages, ce sera largement suffisant. Vous pourrez toujours revenir si vous le souhaitez.

Nehalan baissa piteusement la tête et se mit aussitôt à la tâche, sans mot dire. Il devait le lui avouer, le tout était de trouver le courage et le moment propice pour le faire. Il remettait petit à petit les livres à leur place, tout en essayant d'effectuer un choix, ce qui n'était guère aisé. Finalement, il emprunta un recueil de poèmes et un essai sur la chanson. S'il voulait de nouvelles partitions ou de véritables textes de musique, il lui faudrait chercher ailleurs.

Pendant ce temps, le baron était allé s'excuser auprès des bibliothécaires, au nom de son fils et de lui-même, avant d'entraîner celui-ci vers la sortie.

De retour dans la voiture, le jeune homme se décida enfin à ouvrir la bouche, sous le rehard sévère de Monsieur votre père.

- Je vous demande pardon, père. Je ne voulais pas provoquer d'esclander. La vérité est tout autre que celle présentée par mademoiselle de Tianidre, comme vous vous en doutez sûrement.

Doran sourit et croisa ses mains sur ses genoux.

- Je vous écoute Nehalan.
- En réalité... j'avançais les bras si chargés, que je ne l'ai pas remarquée.

Le sourire du père s'agrandit. Non seulement il avait vu juste, mais il connaissait maintenant l'identité et la situation de cette jeune femme. L'heure n'était toutefois pas aux plans d'avenir, mais aux réprimandes.

- J'espère que vous êtes conscient de la bêtise dont vous avee fait preuve, encore une fois. A quoi cela vous aurait-il avancé, d'emporter tous ces livres à la fois ? Les auriez-vous seulement tous lus ? A compter de ce jour, prennez le temps de réfléchir avant d'agir.
- Oui père, j'ai compris la leçon, répondit Nehalan sans oser le regarder.
- Cependant, je ne vous punirais pas. D'une part parce que cette rencontre vous a déjà suffisament mis mal à l'aise pour vous servir de leçon, mais aussi parce que je suis fier de vous mon fils.

Nehalan releva la tête, surpris. Qu'avait-il fait qui méritait qu'on le félicite ? La réponse ne tarda pas à arriver.

- Je me réjoui de voir que vous avez su attendre le moment propice et que vous avez osé m'avouer cette vérité.

Il lui en fallait bien peu pour être fier de Nehalan, bien moins qu'avec ses deux autres fils, il le reconnaissait volontier. Il avait apprit à s'adapter à son enfant. Nehalan était en retard sur ceux de son âge, mais n'avait pas cette attitude stagnante qui aurait pu l'inquiéter. Le père le voyait évoluer, bien que cela soit aussi rapide qu'une limace arthritique épuisée et malade. Aussi gardait-il espoir de voir un jour le papillon sortir de sa chrysallide.