[3 Janvier 1598] Le rapport de la semaine

Après un bon petit-déjeuner copieux, Alexandre quitta Fromart dans la matinée sur le dos de sa mule. Aujourd'hui, il devait se rendre à l'église Saint-Eustache pour déterminer si la gardienne attribuée à son père avait été efficace. Hier soir, lors d'une veillée dans le petit salon, en rappelant cette visite, son maitre avait eu un pénible trait d'esprit pour insinuer que le prêtre avait dû transformer sa nourrice en maîtresse et qu'il risquait fort de les découvrir dans un lit. Le jeune homme soupira au souvenir de la plaisanterie suivante, où le ministre lui avait demandé s'il les interromprait au aussi en plein milieu de l'acte. Il avait beau commencer à bien apprécier, surtout pour sa culture et l'ouverture des idées, ses moqueries grivoises continuaient à l'agacer.

Le jeune homme arriva à l'église lorsque les cloches sonnaient les sixtes. Plusieurs groupes de fidèles, bien emmitouflés, s'engouffraient derrière les portes. Alexandre prit le temps d'attacher Théo à un anneau et de caresser son museau avant de s'avancer vers l'entrée. Il salua les gardes dans les escaliers sur son passage en les plaignait intérieurement de servir dans de telles conditions.

En pénétrant dans l'église, Alexandre ressentit comme à chaque fois une vague d'apaisement, percevant la présence divine en sa maison. Son regard découvrit le prêtre qui disait sa messe derrière l'autel et un certain nombre de fidèles, installés sur les bancs, qui écoutaient et priaient. Quelle superbe vision ! Enfin, les choses revenaient au bon ordre. Il s'avança vers le bénitier, posant au mur une de ses béquilles, puis vérifia par réflexe l'eau avant de tremper sa main et de tracer le signe de croix.

Tout en écoutant les oraisons, Alexandre se déplaça jusqu'au confessionnal et ne nota pas la moindre trace suspecte durant son inspection. Ou cela avait été nettoyé ou rien ne s'était passé. Son regard vérifia le dessous des bancs mais ne découvrit aucune bouteille suspecte. Il s'en alla vers le bureau mais ne trouva toujours rien d'animal et repartit vers l'entrée pour s'en diriger vers le clocher. Toujours rien. Son chemin se poursuivit vers la cellule mais là aussi tout semblait propre et bien tenue.

Commençant à ressentir de la fatigue, Alexandre s'assit sur l'un des lits et leva les yeux vers le crucifix, légèrement moqueur.

"Eh bien, je suppose que c'est l'un de tes miracles. Merci, Seigneur !"

Il se demandait cependant où se trouvait l'ange envoyé pour accomplir ce miracle. Aurait-il repris son envol vers le Ciel ?

Le semaine avait fini par passer sans trop d’accrocs. Aaaah, ce cher Thierry ! Il avait bien fini par les nettoyer, ces satanés gribouillages, quand il s’était rappelé que c’était sa gardienne adorée qui édictait les règles et qu’il ne pouvait que se taire. Pour le reste, elle s’était assez bien débrouillée. Le prêtre avait tant besoin de l’éviter qu’il accomplissait volontiers tous ses devoirs. Se croyait-il gagnant dans l’affaire ? Oh, tant mieux pour lui : elle, en tout cas, était très satisfaite qu’il lui simplifie la tâche.

Le semaine avait fini par passer, oui. Et c’était aujourd’hui qu’Alexandre devrait revenir valider sa période d’essai. Par précaution, la jeune femme avait doublé son inspection, plus scrupuleuse encore que les autres jours, si la chose était faisable. Elle n’avait évidemment rien trouvé : en surveillant si étroitement le sujet, elle ne lui avait laissé aucune chance de dévier. A se demander pourquoi elle prenait la peine de vérifier.

Alors que le curé disait une énième messe, Lucinde vit son employeur. Après un instant d’hésitation, au lieu de se précipiter pour l’accueillir, elle choisit d’attendre et de laisser le jeune homme juger par lui-même de la situation. Elle le laissa mener son inspection, sans douter une seule seconde que tout fut absolument impeccable.

L’ordre et la rigueur, il n’y avait que ça de vrai. La seule chose qu’on aurait pu trouver à redire - pour peu qu’on soit aussi exigeante qu’elle - c’était le chemin détrempé tracé par les fidèles avec la neige qu’ils avaient ramenée à l’intérieur. Ca faisait désordre, mais après tout, on ne pouvait pas y échapper. Elle y remédierait plus tard, quand le moment s’y prêterait.

A la fin de son inspection - de laquelle il n’aurait pu déduire aucun manquement - Alexandre se dirigea vers la cellule. C’est là que la rouquine se décida à le rejoindre. Et pour quoi ?! Entendre parler de miracle. Non, il n’y avait nul miracle : juste un peu de discipline et de fermeté.

— Bien le bonjour ! lança-t-elle en passant la porte. Avez-vous passé une bonne semaine ?

Alors que le petit esclave remerciait le Seigneur pour ses bienfaits, il remarqua la gardienne choisie pour surveiller son père dans l'ouverture de la porte. Il se releva aussitôt pour la rejoindre et la salua poliment.

"Bonjour, madame. Tout d'abord, mes meilleurs vœux pour cette année nouvelle. Elle semble par ailleurs s'ouvrir sur les meilleurs auspices : je viens de visiter l'église sans rien relever qui n'y avait pas sa place."

Il serra ses béquilles entre ses mains afin de stabiliser son équilibre et reprit :

"Puis-je connaître un peu les détails de cette semaine ? Comment s'est-elle déroulée ? Avez-vous connu beaucoup de difficultés ? Puis-je également ce qui fut des messes données ?"

— Et les miens en retour, bien sûr. Que cette année vous apporte tout ce que vous en espérez, lui souhaita-t-elle poliment, comme elle le souhaitait pour elle même.

Quant à se voir confirmer qu’aucun manquement n’avait été relevé, Lucinde n’en fut pas surprise. Ordre et méthode, rien de plus abordable pour peu qu’on s’en donne les moyens.

Elle récapitula à part elle les questions d’Alexandre - détails, difficultés, messes - puis entreprit d’y répondre :

— Quelques difficultés pour accepter mon autorité le premier jours, mais il a fini par ramasser toutes ses bouteilles. Cinq tentatives d’évasion lundi, toutes avortées. Mardi, nous avons eu une petite mésentente devant le confessional, mais c’était un malentendu. L’ennui est qu’après cela, il s’est mis en tête de dessiner des obcénité sur les murs du clocher, mais cela s’est rapidement arrangé. A partir de là, il s’est tenu relativement tranquille. Il enchaine les messes pour éviter ma compagnie, n’a pas bu une seule goutte d’alcool et s’est tenu correctement avec les paroissiennes. Besoin d’autres précisions ?

Alexandre la remercia poliment d'un hochement de tête en réprimant un sourire à l'évocation des choses qu'il espérait et qui se réaliserait. Il y avait bien une, en particulier à laquelle le jeune homme, ou deux. Ou peut-être bien trois. Quoique l'un de ses souhaits, à savoir trouver le moyen de rendre fière sa mère, ou même dans un espoir fou de la ramener en sécurité à Monbrina, dépendait de sa possibilité de devenir le secrétaire du ministre des affaires étrangères. Son orgueil et son ambition aimaient à se rappeler de son objectif et il comptait bien s'y tenir. Il prouverait à son maître que son jugement ne l'avait pas trompé. D'un point de vue personnel, l'infirme aimerait nouer une relation à ce garçon en fauteuil aperçu depuis quelques semaines dans la capitale et qui ressemblait trait pour trait à son père. On pouvait nier leurs liens et son désir était de recréer un lien avec cet enfant, peut-être même de l'aider à s'épanouir.

Leur conversation devint rapidement professionnel et Alexandre écouta, le visage grave, le récit de son employé. Les premières révélations se révélaient déjà merveilleuses et il lui tardait d'être à la veillée pour apprendre à Coldris que celui qui avait été son si grand ami avait été facilement dompté contrairement à ce que laissait entendre ses nombreuses moqueries sur le fait qu'une femme ne saurait jamais contrôler le père Thierry. Il allait ce soir prendre une bonne leçon et devoir admettre que les femmes étaient tout à fait capables des mêmes choses qu'un homme. Parfois, plus même. Au passage, cela lui démontrerait que son esclave possédait un bon sens des initiatives et savait recruter les bonnes personnes. Finalement, les frasques de son père avait quelque chose de positif. La suite du rapport se révéla plus attendu. Il s'imaginait bien que cet imbécile essaierait de faucher compagnie à Lucinde. Cet sot ne faisait que cela : briser les règles et défier l'autorité. Par bonheur, Lucinde possédait l'expérience nécessaire pour l'arrêter et le remettre dans le bon chemin. Il hocha légèrement la tête pour marquer approuver, puis l'entendit poursuivre sur un désaccord devant le confessionnal. son esprit retint aussitôt l'information. Il l'interrogerait en détail sur ce sujet.  Elle assurait que son père donnait régulièrement des messes et ne touchait plus à une seule goutte d'alcool.

Quand il reprit la parole, Alexandre laissa échapper un commentaire ironique :

"L'esprit Saint semble l'avoir touché avec vous et l'éloigne des seins"

Il redevint plus sérieux et ajouta :

"Quelle était cette affaire au confessionnal ? Que... ?"

Sa question se suspendit quand son regard remarqua une silhouette qui arrivait derrière eux. Une silhouette bien connue. Un léger sourire lui vint. Il aurait pu parier ak suite : son père allait le supplier de rappeler le chien de garde dressé à le surveiller.

En apercevant son fils explorer l'église, tout en disant la messe, Thierry s'était figé. Son coeur tambourinait à tout rompre à imaginer les raisons de sa présence. Venait-il enfin le délivrer des griffes de son horrible gardienne ? Cela faisait une semaine qu'il n'avait pas réalisé la moindre bêtise. Ou presque. Il avait compris la leçon. Parfaitement compris. Et il se montrerait plus prudent. Il n'abuserait plus aussi souvent des fous où il échappait à la surveillance aux gardes. Et il essaierait de ne pas trop boire. Quoique... Comment résister à une bonne bouteille de vin en même temps ? Alexandre ne pouvait comprendre : il ne buvait pas ! C'était peut-être là le problème entre eux. Et s'il initiait le garçon à ces bonnes choses, comme tout bon père se devait de faire, et de lui ouvrir ainsi le palais aux merveilles œnologiques ? Ce serait une activité qui les rapprocherait et Thierry se réjouissait déjà de faire partager à son cher enfant ses connaissances.

Soucieux de pouvoir discuter avec Alexandre, le prêtre abrégea un peu plus tôt que prévu a messe puis s'empressa de filer vers la cellule, là où il avait vu son fils, puis Lucinde le rejoindre. Thierry s'approcha et écouta le récit, tapi derrière le mur, le récit conté par son bourreau. Elle disait vraiment tout. Et si son fils en était déçu ? Et si ça le décidait à prolonger l'expérience ? Paniqué, il entra dans la pièce et vint s'accrocher au corps de son fils.

"Alex... Alex ! S'il te plaît, fais-la partir ! Elle est épuisante !"

Il s'écarta, craignant soudain de le faire tomber, puis ajouta :

"Je te promets de continuer mes eforts. Je ferais tout ce qui t'a plus dans ta visite du jour ! Mieux : je le jure !"

Professionnelle, Lucinde résuma la semaine. Elle aurait sans doute pu faire encore plus concis, mais son jeune interlocteur ayant forte tendance à tergiverser, l’imperfection passa inaperçue.

Elle estimait que tout ce qu’il y avait d’important avait été dit - sauf la partie caches et documents qu’elle avait omise par précaution, dans le doute sur la position que tiendrait alors son employeur - mais demanda tout de même à Alexandre si ce rapport lui suffisait.

Non. Bien. Il était consciencieux et c’était une qualité… Il voulait de plus amples explications, libre à lui de les réclamer, elle les lui fournirait de bon gré.

Enfin… Elle les lui aurait fournies si un certain prêtre ne l’avait pas bousculée pour aller s’accrocher à son fils, et lui pleurnicher dans les oreilles. Elle, épuisante ? Il n’était pas gêné ! Toutefois, elle garda pour elle ce commentaire.

Elle ne put retenir un souffle de rire face aux lamentations particulièrement pitoyable du curé. Qu’y avait-il de si insupportable aux rudiments de disciplines qu’elle avait instaurés ? Non, vraiment, cela lui échappait. Quant à ses efforts… Elle se demandait bien à quel titre il osait revendiquer un quelconque effort de sa part. Il avait été d’une mauvaise volonté déplorable et s’était borné au strict minimum.

Récupérant l’attention d’Alexandre, la femme répondit à la question, comme s’ils n’avaient pas été interrompus :

— C’était, comme je vous l’ai spécifié, un malentendu. Votre père portait assistance à un homme en difficulté. Ce qui était naturel, même si les bons sentiments étaient inutiles. Cela faisait partie de ses obligations et tombait sous sa responsabilité : il n’y avait pas de quoi lui en jeter des fleurs. Quand je l’ai vu sortir, je me suis enquise de ses intentions, et il s’est comporté comme un enfant pris en faute, ce qui a nourri la méprise. Ce n’était actuellement pas la peine de broder sur son attitude parfaitement pathétique.
Mais, si je puis partager mon opinion, je dirais que même s’il n’y a pas eu de débordements cette semaine, une surveillance n’en demeure pas moins indispensable pour que cela dure. Que vous me la laissiez, ou que vous préfériez la confier à quelqu’un d’autre.

Elle ne savait même pas pourquoi elle avait pris la peine de prononcer cette dernière phrase. Il ne l’aurait pas arrangé de devoir si rapidement trouver un autre emploi… Quoi qu’elle ne doutait pas de s’être montrée digne de ce que l’on avait attendu d’elle.

Alexandre s'apprêtait à écouter les nouvelles explications de Lucinde suite à ses interrogations lorsque le sujet de leur entretien se manifesta de sa manière habituelle. Soit de façon peu élégante et inapproprié. Il lu jeta un regard de travers puis ajouta d'une intonation suffisante :

"Normalement, c'est le père qui signale à fils qu'il est impoli d'interrompre une conversation."

Il garda un masque d'impassibilité devant les gémissements du prêtre, insensible à ses jérémiades. Lui retirer la garde de Lucinde ? Que non ! Si elle le mettait dans un pareil état, cela signifiait que cette femme accomplissait un excellent travail. Il l'entendit par ailleurs développer sur le malentendu du confessionnal et se retint de soupirer. Même en agissant bien, cet imbécile trouvait moyen de mal se comporter. Incroyable ! A croire que son cerveau aurait été monté à l'envers ! Son employée énonçait que la surveillance devait se poursuivre, ce qui se révélait une évidence. Hors de question de laisser son père continuer à agresser des femmes ! Il ne l'avait que trop couvert, sans en avoir conscience, croyant naïvement que celui-ci ne faisait que les séduire. Le jeune homme ne laissa rien voir cependant de ses pensées, décidé à s'amuser un peu.

"Tu penses avoir compris la leçon, papa ?"

Alexandre contempla son père d'un sourire doux, pour une fois feint.

"Tu serais réellement prêt à me jurer que tu seras à présent un bon curé et que tu ne tourmenteras plus aucune femme ?"

Il le fixa à présent d'un regard sévère et s'écarta.

"Je veux que tu te mettes à genoux et que tu me prononces ce serment, sur ton honneur, que tu respecteras à présent tous tes engagements de prêtre, que tu ne boiras plus d'alcool et que tu n'approcheras plus une femme à moins deux mètres. Si j'entends cela, tu seras à nouveau libre de tes mouvements. Sans contraintes."

Alexandre ne possédait pas la moindre confiance en sa parole de son père, si prompte à mentir et à dissimuler les pires pensées et à déformer la vérité. Il souhaitait en revanche tester son honneur et découvrir jusqu'où celui pouvait descendre en terme de bassesse.

"Que décides-tu, papa ?"

Thierry observait, tremblant, son fils et attendait son verdict. Depuis quand était-il devenu son juge ? Le garçon n'était pourtant qu'un esclave, sans la moindre autorité, mais se permettait malgré tout de lui imposer ses décisions ridicules. Il calma rapidement sa colère en se rappelant de celle du maître d'Alexandre. Il appuyait très certainement toutes ses directives. De toute manière, son enfant, si candide, si aisément manipulable, ne pourrait préméditer des plans aussi complexes sans que quelqu'un ne lui ait soufflé l'idée.

Afin de faire preuve de bonne coopération, il se tut pour laisser Lucinde évoquer l'affaire du confessionnal. Sans rectifier. Sans rappeler que c'était elle qui lui avait fait perdre ses moyens. Il devait montrer à son fils qu'il savait se tenir. Ce serait bon pour la poursuite de a
sa vie. Pour récupérer sa liberté. Il simula ainsi une petite mine piteuse, hochant discrètement la tête aux dires de Lucinde.

Soudain, il y eut enfin la délivrance. Son fils s'adressait à lui de nouveau avec ce sourire doux et compréhensif. Ils se retrouvaient enfin. Il redevenait son petit enfant. Thierry se retint de rire, habilement, en l'entendant demander un serment. Quel adorable petit naïf. A vingt ans, ce petit garçon ne comprenait décidément que les paroles étaient trompeuses, même quand on prononçait les mots jurer ou promettre.

Sans la moindre hésitation, le prêtre s'agenouilla devant son fils, les deux jambes posées cobtre le dallage froid, dans une position humiliante mais nécessaire, et dit avec gravité :

"Je jure, Alexandre, d'exercer en ce jour jusqu'à celui de ma mort mes fonctions de prêtre, sans commettre le moindre écart. A cela, je m'engage de ne plus jamais boire une seule goutte d'alcool et de ne plus m'approcher plus d'une femme à moins de trois mère."

Il releva la tête d'un faux regard timide, se retenant d'éclater de rire. Que c'était facile de manipuler ce pauvre garçon !

Lucinde appréciait qu’Alexandre et elle suive la même ligne de conduite pour ce qui était du prêtre, et répondit à la question comme s’ils n’avaient pas été interrompu. Thierry avait beau lui avoir affirmé que son fils était un gamin naïf, innocent et influençable, la gardienne restait sur sa première idées : ce garçon n’était pas dépourvu de jugeote. Peut-être avait-il juste tardé à se réveiller, comme elle qui avait passé des années à se perdres de un vain altruisme.

Et, parce qu’elle était certaine que son employeur n’était pas stupide, elle comprit tout de suite ce qu’il cherchait à prouver en soumettant l’imbécile en soutane à une prestation de serment. Elle lui adressa un regard approbateur, à l’insu du celui qui, agenouillé, lui tournait désormais le dos.

C’était qu’il n’hésitait pas à se parjurer ! Et dans une église, qui plus est ! Mais la fugitive savait fort bien que si elle en avait été forcée, elle l’aurait fait également - du moins, elle espérait être capable de le faire, et pouvoir laisser de côté cette belle morale d’une vie antérieure si elle pouvait en tirer parti. Elle n’avait pas le droit de trouver sincèrement que cette attitude était intolérable : la fin devait toujours justifier les moyens. Elle finirait par s’y faire, sa résolution le nécessitait. Soit, ce n’était pas le moment de s’encombrer l’esprit avec des inepties.

Elle acquiesça gravement à la promesse de la loque qui se trainait au sol. Elle sourit à Alexandre :

— Bien… Je crois que vous avez ce que vous demandiez... Son regard soutenant celui de l’infirme, elle attendit quelques secondes avant de poursuivre, afin de laisser à Thierry quelques secondes pour jubiler de son thriomphe avant de se prendre le revers de bâton. Ce n’était pas utile, mais… On pouvait bien s’octroyer de petites satisfactions de temps à autre. La preuve en est faite. Vous n’aurez pas besoin de moi pour... - une demi-seconde de suspens encore - savoir qu’il est parfaitement inconcevable de le laisser livré à lui-même après ce parjure.

Rirait bien qui rirait le dernier. La souris n’était pas près de danser à nouveau.

Alexandre conserva un visage confiant, simulant pour une fois sa naïveté, et observa son père mordre l'hameçon jusqu'à l'avaler dans la gorge sans le remarquer. Quel imbécile ! Il était si empressé à recouvrer la liberté que ses sens semblaient s'être éteints. Ou il le tenait finalement en bien basse estime. Le jeune homme s'agaça intérieurement de l'entendre se parjurer sans la moindre honte. Comment pouvait-il prêter un serment sans trembler à l'idée de ne jamais le respecter ? Cela le dépassait.

Lucinde revint dans la conversation et Alexandre tourna la tête dans sa direction pour l'entendre approuver ses paroles. Le silence les enveloppa. Il ne s'agissait pas de se trahir. Pas tout de suite. Il préféra contempler son père qui attendait, plein d'espoir en ses belles promesses, jusqu'au moment où ce fut son employée, dans un temps bien calculé, qui dévoila leur duplicité. Alexandre poussa un long soupir.

"Pitoyable... Je souhaitais découvrir jusqu'où tu pouvais t'enfoncer. Alors, tu en es même réduit à te parjurer et à te soumettre à genoux. Il n'y a aucune honte qui te vient ?"

Il fixa son père, toujours à genoux, sans cacher désormais la déception qui se disait sur son visage.

"Ta nourrice reste confirmée dans ses fonctions. Jusqu'au jour où l'évêché se décidera à prendre le relais."

Un sourire cruel se dessina sur son visage.

"IL semblerait que ce soit une longue période puisque les autorités religieuses ne se bougent pas facilement quand il s'agit de cuisine interne. Mais qui sait ? E priant, le Seigneur te délivrera peut-être de ton sort ?"

Ses genoux s'égratignaient, sous sa soutane, sur ce maudit dallage glacial. Pourquoi construisait-on dans les églises un sol aussi dur et froid ? Quelle plaie ! Il se forçait cependant à contenir la douleur et l'agacement pour arborer le visage de la soumission. Son fils allait être touché et le libérait. Il se révélait si et si candide. Il le prendrait alors dans ses bras et l'embrasserait.

Lucinde se rapprocha d'Alex et Thierry se figea. Et si elle émettait des doutes ? La garce se montrait si soupçonneuse et son fils pouvait être si influençable. Il n'en fut heureusement rien. Elle semblait même convaincue de son manège. A moins que celle-ci ne sot juste servile Devant son employeur, soucieuse de ne pas faire de vagues, elle la fermait. Enfin ! Il entendit ensuite ses dernières paroles et glapit mais sursauta davantage quand Alex révéla son véritable visage et la manipulation qu'il s'était permise.

"Tu.... Tu m'as trompé !"

En colère, le père se releva et jeta un regard énervé au fils.

"Tu as osé manipuler ton père ?"

Son fils qui le toisait avec sévérité, animé d'un sourire qui ne possédait plus rien de doux. Ses poings se serrèrent contre sa soutane.

"Ce n'est pas toi, ça, Alex ! Tu es gentil ! Manipuler les gens, les humilier.. Tu ne ferais jamais ça !"

Il prit ensuite un petit air piteux.

"S'il te plait, mon garçon, redeviens gentils et accorde-moi la liberté. S'il te plait... s'il te plait !"

Il fallait voir cette face de limace se décomposer. Si cela n’avait pas été si peu professionnel, Lucinde aurait certainement laissé échapper un petit rire. Elle ne trempait pas de l’humiliation gratuite, ni dans la cruauté - parce que cela ne menait à rien - mais prendre quelqu’un à son propre jeu revêtait souvent une nuance plutôt satisfaisante. “Souvent”, c’était à dire : quand cela ne portait pas préjudice, ou même que l’agréable servait l’utile.

Elle laissa Alexandre reprendre la main, et hocha la tête quand il déclara qu’elle conserverait le poste. Elle ne commenta pas - pas même en pensée - cette histoire de honte et de bassesse - il ne fallait pas s’encombrer l’esprit, c’était improductif.

Tout de même, elle trouvait ça gonflé de la part de Thierry de reprocher cette manoeuvre à son fils. Eh bien quoi ? S’il avait été parangon d’innocence, il aurait eu le droit de commenter. En attendant, seul Dieu savait à quel point on pouvait être loin du compte.

La rouquine ne put que ciller de dépit en voyant le prêtre supplier de nouveau. Ne comprenait-il pas qu’Alexandre était un adulte ? En tant qu’adulte, il était fort préférable pour lui qu’il soit prêt à affronter la réalité du monde, et y mettre les moyens si nécessaire.

— Quand vous aurez fini de vous traîner par terre et de dire des bêtises, vous pourrez peut-être vous excuser auprès de votre fils pour tout le temps que vous lui faites perdre avec vos simagrées.

Alexandre contemplait son père qui s'insurgeait contre son père, puis tentait une nouvelle fois de la manipuler en l'attendrissant avec leurs liens filiaux pour ensuite se lamenter plus misérablement que le ferait un enfant en bas âge pour se plaindre d'une punition donnée par un parent. Son écœurement était total. Comment le sang de cet individu pouvait-il couler dans ses veines ? Il ne valait guère mieux que l'homme qui l'avait élevé et qu'il nommait autrefois, ingénument papa. Est-ce que tous les hommes étaient-ils appelés à se comporter de cette manière ? Si un jour, il devenait à son tour père, décevrait-il lui aussi son enfant ? Son esprit songea à Alduis et Coldris. Tous deux ne faisaient que s'opposer, incapables de se comprendre. N'existait-il aucun moyen de bien s'entendre entre un père et un fils ? Il repensa à des paroles prononcées par Eldred le mois dernier, dans cette église même, tous deux assis sur un banc. Il lui disait que pour délivrer sa mère, il lui fallait tuer l'époux qui la retenait et l'obligeait à vivre loin des périls que celui-là représentait. Alexandre ne cautionnerait jamais le meurtre. Par contre, il commençait à comprendre cette idée de tuer le père, du moins dans un aspect intellectuel. Un fils, pour exister, devait se montrer solide et imposer au père la preuve qu'il se voulait différent de ce que lui espérait et il n'avait plus rien à redire sur son éducation. Il n'avait plus ainsi qu'à se taire et accepter.

Face aux lamentations du prêtre, Alexandre répliqua froidement :

"Le fils se libère du père quand celui devient prêt à affronter le monde et le père se devrait à l'encourager et non à chercher à le ramener dans la salle d'études."

Il poursuivit, toujours sévère :

"Quant à ta liberté, je crains que tu en as déjà beaucoup trop longtemps joui et tu en as fort mal usé."

Le bon mot l'amusa intérieurement. Il avait sciemment utilisé ce verbe de jouir pour lui remettre en mémoire ces débordements avec les femmes et qui lui était insupportables. Il frissonnait d'horreur et de honte de savoir maintenant que toutes ces personnes qu'il avait pu apercevoir sortant du confessionnel pouvait n'avoir été consentantes. Depuis cette conversation surprise à Fromart, son esprit les imaginait toutes victimes du prédateur en soutane. Il ne pardonnait pas d'avoir participé malgré lui à ses actions, sans rien faire au fond. Il aurait dû insister bien plus et se déplacer chaque semaine à l'évêché. A force, les autorités religieuses auraient peut-être bougées.

Il entendit finalement Lucinde prendre la parole et fit la moue quand celle-ci réclamait des excuses de la part de l'imbécile vautré au sol à son intention.

"Ne vous fatiguez avec cela. Je préfère ne rien entendre de sa part que des excuses fausses, simplement proférées pour être agréables à l'oreille."

Son regard se tourna un instant vers son père, sans cacher son dégoût.

"Tu n'as jamais été capable d'être sincère. Même avec moi. A moins d'y être forcé."

Il revint vers Lucinde, bien plus aimable.

"Je suis parfaitement satisfait de vos services et je confirme dans cette mission pour une durée indéterminée. Cette réunion peut se clore. Je dois retourner à mon travail."

Il aurait pu en réalité passer l'après-midi en ville : Coldris le laissait libre, à condition de signaler ses sorties à Léonilde et de revenir avant la tombée de la nuit. Mais Alexandre n'éprouvait pas la moindre envie de s'éterniser. Le prêtre vautré sur le dallage était la dernière chose avec laquelle il souhaitait être en cet instant.

"Je vous souhaite une bonne journée, madame, et une excellente continuation."

Il la salua poliment puis s'éloigna poir quitter la cellule sans un regard ou une parole pour son père.

Son fils ne cédait pas. Il était décidément résolu à l'humilier et à le priver du moindre fragment de liberté. Néanmoins, plus que ce constat, Thierry s'alarma intérieurement de l'entendre être aussi froid et amer avec lui. Cherchait-i à se venger pour toutes ces années à ne pas avoir assumer sa paternité ? Pourtant, sans le lui dire, il s'était occupé comme il le pouvait de lui. Il veillait sur Alex à distance et intervenait quand dans la rue des gens osaient se moquer de lui à cause de son infirmité. Ou lui en voulait dire du fait que Rosina serait retournée auprès de son époux ? Il eut une pensée culpabilisante au souvenir de sa maîtresse mais son aveuglement se réveilla ensuite. Ce n'était pas tant sa faute que cela. A cette époque, Rosina avait encore un père, mais également un frère, riche, et une sœur. Ils l'auraient certainement accueillis et veillé au bien-être de son enfant. C'était elle seule qui avait fait le choix de retourner auprès de son mari violent. C'était sa faute.

Thierry préféra cependant ne rien dire, conscient que cela ne ferait qu'aggraver sa situation et sa relation avec son fils. Il retint de lever les yeux à l'intervention de cette agaçant Lucinde pour ensuite blêmir à la réponse de son fils. Si, il savait être sincère. Avec lui, si il pouvait l'être.

"Alex.."

Mais les mots, étranglés par l'émotion, ne vinrent pas facilement. Le prêtre était paniqué de croire que son fils, que lui adorait, semblait persuader qu'il ne l'aimait pas.

"'Alex... Je t'aime !"

Mais le fils avait déjà passé la porte depuis longues minutes quand le père réussit à formuler ces paroles maladroites.

Il était pénible de voir ce que c'était d'avoir un père qui vous tirait vers le bas. L'empathie, ça ne servait à rien sinon se blesser pour les maux d'autrui, mais Lucinde compatissait tout de même sincèrement. Elle aurait pu se retrouver dans une situation bien pire s'il n'y avait pas eu cette nuit-là. A l'époque, elle n'avait pas compris qu'on la réveille en plein milieu de la nuit et qu'on la traîne à l'autre bout du pays. Il lui avait fallu des mois pour comprendre. Et dix jours de marches après avoir vu la pire horreur de sa vie pour réaliser qu'une autre personne devait aussi payer. Devait payer parce que Maman n'avait plus jamais eu l'esprit tranquille et ne s'était départie de ses cauchemars. Devait payer parce qu'il ne méritait pas de s'en tirer à si bon compte.

Elle en était arrivée là de ses réflexions quand Alexandre lui réassura qu'elle conservait son emploi, et affirma devoir retrouver le sien. Peut-être était-ce vrai, peut-être n'était-ce qu'un prétexte pour quitter les lieux, Lucinde n'y trouvait rien à redire. D'ailleurs...

— Et moi au mien, répondit-elle en désignant l'autre serpillère baveuse. Je vous souhaite une excellente journée, et une suite favorable à vos projets.

Pas de "bonne chance". Il était très rare qu'il faille miser sur la chance. Tout cela n'était qu'une affaire de détermination, de discipline et d'assiduité. Son seul pari était de se laisser croire que ce garçon visait haut. Pas qu'elle croie pouvoir en retirer un quelconque bénéfice – viser haut, ça prenait du temps, et le temps qu'il atteigne son but, elle espérait avoir déjà rempli ses propres objectifs –, juste que son intuition le lui soufflait et qu'elle aimait avoir raison.

Sauf quand il s'agissait de voir en quelqu'un une irrécupérable loque usée.

— Alex... Je t'aime !

Une voix lui souffla des paroles gentilles en écho. Gentilles et terriblement fausses, cherchant à la manipuler. Elle secoua la tête pour ne plus les entendre. Puis, une voix plus ferme, plus franche – mais bien plus rassurante – la rappela à l'ordre. Marie-Laurence de Coutrenielle lui avait appris à puiser toute la force et l'assurance dont elle avait besoin dans l'autodiscipline. Une femme adorable… Mais avec elle, ce cher Thierry aurait été mis au pas deux fois plus vite.

— J'en ai assez de vos jérémiades. Levez-vous. Nous avons des visites à effectuer.

Trois secondes à peine après cette première injonction, elle renchérit :

— Tout de suite !

Thierry demeurait prostré au sol, le dos à peu près droit, les épaules cependant tremblantes, et fixait la porte par laquelle son fils venait de disparaître. Le détestait-il réellement ? Les souvenirs s'agitaient dans sa mémoire. Il se rappelait de sa haine pour sa mère, aveuglée par sa fierté d'aristocrate, qui leur rappelait à sa sœur et lui l'importance de leur rang et qui s'indignait en l'entendant faire le récit de visites à des familles pauvres. La sensation brûlante du fouet sur les chairs de son dos à la moindre bêtise lui revenait. Il se remémorait de la terreur de Beckie à chaque fois que lui subissait ce châtiment et de sa peur à le vivre elle aussi un jour. Il se dénonçait ainsi de lui-même quand elle piquait une de ces crises terribles de colères. Pour la protéger. Car c'était cela être un bon grand frère. Pas comme cet imbécile qui l'ignorait quand leurs chemins se croisaient dans un couloir du château ou qui se plaisait à lui remettre en mémoire, au cas où ce ne serait apparemment pas évident, que lui était aîné qui dirigerait ce domaine et avait un avenir déjà tracé. Quel sot : S'il avait mieux compris la situation à l'époque et eut plus de répartie, Thierry aurait pu riposter que son seul héritage c'étaient de lourdes dettes.

Il le haïssait lui aussi. Presque aussi fort que sa mère.

Mais il y avait une personne qu'il haïssait encore plus fort. Son père. Pendant plus de quinze années, il l'avait ignoré. Thierry ne se rappelait pas avoir échangé une seule parole jusqu'au fameux jour qui changea le cours de son existence. Puis, quelques mois mois après l'anniversaire de ses quinze ans, dans les débuts rayonnant du printemps, Richard d'Anjou était enfin venu à lui pour lui annoncer qu'il l'accompagnerait demain dans sa tournée et il se formerait, comme l'homme qu'il devenait à présent, au monde et apprendrait à nouer des relations avec les bons contacts. Il ne se rappelait trop de sa joie à réaliser que son père s'intéressait enfin à lui et avait eu du mal à s'endormir.

Leur voyage dura une semaine et Thierry se remémorait que dans leur voiture son père évoquait des affaires commerciales et tentait de lui expliquer les bases du commerce. Il l'écoutait avec attention, enregistrant la moindre de ses paroles, et répondait prudemment, refusant de chercher à le décevoir.

Puis, il y eut cet arrêt, temporaire avait mentionné son père, à un monastère. Il lui avait demandé de l'attendre dans le jardin car le révérend père ne souhaitait pas une oreille indiscrète. Thierry se rappelait avoir marché longtemps dans les allées et discuté avec quelques frères qui entretenaient le potager. Ils lui avaient proposé de leur donner un coup de main pour passer le temps. Un temps qui sembla durer considérablement. Combien de temps la discussion devait-elle encore durer ? Thierry se rappelait avoir été surpris mais s'être dit que cela devait être normal. Alors que le soleil se couchait, un moine vint lui dire que son père comptait passer la nuit en ces lieux et l'invita dans une salle à manger puis lui indiqua une cellule où coucher. Il ne soupçonnait toujours rien.

Le réveil fut un cauchemar. Le révérend père qui régentait la vie du monastère lui avait appris, sans le moindre ménagement, que son père l'avait cédé à ses offices, pour en faire ce qui lui semblait bon de lui, afin de rembourser une partie des dettes de sa famille.

Les yeux toujours fixés sur l'ouverture de la porte, Thierry ressassait ces pénibles souvenirs et sentait ses entrailles se nouer en songeant à son fils qui s'éloignait de lui. Pouvait-il l'avoir à son tour déçu, comme il s'était senti des années plus tôt trahi ? Pourtant, depuis que Rosina l'avait introduit dans cette église, il s'efforçait de veiller sur son sort, discrètement, et tentait d'orienter ses réflexions au mieux quand des pensées dérangeantes ou culpabilisantes lui venaient. Il pensait préserver ce bon coeur généreux. Ce que le sien de père n'avait jamais voulu faire. Il se pensait différent mais d'une certaine manière semblait avoir reproduit le même schéma.

Soudain, la voix sévère de Lucinde retentit. Il tourna la tête, la mine sincèrement misérable, et l'entendit rappeler les visites aux malades à accomplir. Un soupir s'échappa de sa gorge. Peut-être que s'il s'essayait à être un bon prêtre, son fils reviendrait. Au moins, faire des efforts quelques jours. Il n'était pas assez aveugle pour se leurrer et croire qu'il pourrait poursuivre cette résolution plus d'une semaine. Toutes ces fonctions se révélaient d'un tel ennui et ne produisaient en son âme qu'agacement et mépris.

"D'accord."

Sur ce simple mot, le prêtre se releva, la silhouette encore un peu tremblante, et s'apprêta à passer la porte.

"Pouvons-nous y aller, Lucide ?"