[5 février 1598] Deux damoiseaux et une luciole

La promenade du jour amena Tristan aux abords de la Rose Azúl. Il étira par réflexe un large sourire, radieux au souvenir de sa dernière visite à Irène. Enfin, il avait pu la serrer dans ses bras, la féliciter, et voir les deux adorables jumeaux. Aux prénoms tout aussi adorables - et très originaux. Tristan avait même confectionné de petites breloques à attacher à leur berceau, comme cadeau de naissance.
Mais aujourd'hui, il préféra ne pas entrer déranger - d'autant qu'Irène semblait bien occupée. Depuis l'extérieur, par la fenêtre, le petit invalide voyait bouger dans la boutique. Une jeune femme brune, et apparemment un enfant avec elle. Ils étaient de dos et trop dans l'ombre pour qu'il puisse reconnaître la demoiselle. Il profita de cette petite pause pour s'étirer, tout à ses habitudes félines. Voilà qui dégourdissait ses bras menus, échauffés par l'effort de rouler sa petite chariote en bois au fil des rues. Mais alors qu'il allait repartir, Tristan dût freiner d'un coup s'il ne voulait pas se prendre la porte : les clients sortaient, justement.

Éléonore allait se marier ! Bon, d'accord, il fallait avouer que cette idée n'était pas aussi horrible qu'elle n'y paraissait. Ce n'était toujours qu'un second choix, et par dessus toute frustration, un plan dont elle n'était qu'objet, mais tout irait bien. Non, cela n'allait plus tout gâcher. Chercher une robe permettait au moins d'oublier la confrontation avec son oncle, qui était à Braktenn. Il ne devait plus en dormir… elle n'osait pas se demander si c'était d'être loin de Tianidre ou de songer à ses sottises qui affectait le plus son sommeil… Mais… mais… oh, bientôt il ne devrait plus s'en soucier. 

Cette sortie parvenait assez à lui changer les idées. Sans trop de monde, sans trop de pression. Toutefois, alors que Bérénice réglait certains détails avec la commerçante, ses orteils commencèrent à s'agiter et, comme l'enfant dissipée qu'elle n'était plus censée être, elle eut besoin de prendre l'air. 

Après s'être excusée, elle regagna la porte de la boutique discrètement et ouvrit la porte… qui aurait bien manqué de renverser quelqu'un si cette personne ne s'était pas justement arrêtée. Éléonore papillonna des paupières sur le coup de la surprise. 

— Tristan ?! s'étonna-t-elle en reconnaissant le jeune infirme. 

Elle se sentit un instant bête de ne pas avoir cherché à le revoir, comme ils l'avaient suggéré… C'était que les évènements s'étaient à ce point enchaînés ces derniers temps… Elle sourit tout de même au bon souvenir que leur rencontre avec constitué. Une légère éclaircie dans… brrrr. 

— Quelle bonne surprise !

Maman n’avait pas voulu aller au Lupanar pour aller acheter des fleurs malgré son insistance, mais il avait quand même pu obtenir un bouquet chez un fleuriste pour la dame-qui-vend-des-costumes-pratiques. C’était un peu la seule raison pour laquelle il avait bien voulu accompagner sa mère et la princesse de grand-père pour essayer des robes. Qu’est-ce que c’était ennuyeux sinon ! Heureusement qu’il y avait Grâce pour passer le temps. Par contre il n’avait pas pu emmener Didon parce que « dis donc on ne va pas arriver en sentant le cheval ! » avait dit Maman… et Adéis s’était renfrogné avant de se hisser dans la voiture.

Éléonore avait terminé de choisir, mais pas Maman, alors le petit rouquin observait la rue mains et visage collés contre la vitre avait l’espoir de pouvoir subitement passé à travers pour s’échapper lorsque la jolie princesse poussa la porte pour sortir. Il pouvait bien la suivre aussi alors, non ? Promis, il resterait sagement à côté d’elle, il ne voulait pas lui causer de problème parce qu’elle était très gentille, la princesse de grand-père.

Adéis sursauta lorsqu’elle freina brusquement pour éviter de culbuter ce grand garçon dans cette drôle de petite chariote. Il pencha la tête sur le côté, surpris par l’apparition autant que la réaction de la jeune femme.

— C’est ton ami, Tristan ? s’enquit-il discrètement tout en restant en sécurité derrière son large jupon.

Oh il avait pas l’air méchant du tout, mais cette rencontre lui avait fait un peu peur et Maman était toujours à l’intérieur…

Il freina quand la porte s'ouvrit et souffla un petit "wou hou" sous le coup de la surprise. Il regarda alors celle qui sortait de la boutique et ses yeux s'agrandirent en même temps que fleurit son sourire. C'était Mademoiselle Éléonore ! La jolie escaladeuse, la manieuse de dague à qui il avait improvisé cette séance de lecture de cartes ! Quel heureux hasard ! Tristan s'en réjouit. Elle aussi sembla d'abord toute surprise, avant de lui sourire. Le garçon ouvrit les bras, et les mains aux côtés de son visage en rebondissant sur son exclamation d'un joyeux :

-- Oh mais oui ! J'suis content de vous voir par ici alors ! (Bref regard vers la porte du magasin d'Irène) Des emplettes pour vot'garde-robe ? (Et se prenant alors à jouer le publicitaire, et à singer le grand connaisseur par deux doigts pincés vers sa bouche) Vous ne pouvez pas mieux choisir chère M'dame !

Tristan aura remarqué, tout en papotant de sa voix espiègle, l'adorable petit garçon qui suivait Éléonore. Quelle impressionnante chevelure rousse ! Elle accrocha un court instant le regard artiste de l'invalide, avec ses ondoiements de lumière dans son nid aux couleurs d'automne. Mais le pauvre semblait avoir eu un peu peur, à le voir ainsi surgi sur le côté, tout près d'eux... Tristan croisa les bras sur ses genoux et se pencha vers lui, un grand sourire aux lèvres, et ses iris ambrées toutes brillantes.

-- Bonjour jeune homme !

Sûrement un garçon de la famille d'Éléonore. Un petit frère ? Un cousin peut-être ? Tristan acquiesça à son prénom mais laissera Éléonore répondre ce qu'elle souhaitait, elle à qui le petit adressait tout naturellement la question.

Quelle joyeuse surprise que de retrouver ici Tristan ! Et qu'il semble également réjoui de la revoir. Bon, la conversation qu'elle avait eue avec lui représentait une imprudence propre à l'état dans lequel elle se trouvait alors et elle s'abstiendrait de tels étalages désormais.

— Quelque chose comme ça, confirma-t-elle quant au motif de sa présence. C'est ce que j'ai cru comprendre, ajoute-t-elle, amusée, pour le choix de l'enseigne.

Et s'il était vrai que si à cet égard elle n'était pas la plus exigeante, elle avait tout de même trouvé cette boutique bien sympathique. Là dessus, elle remarqua qu'Adéis la suivait à l'extérieur. Elle eut une légère hésitation avant de décider de ne pas le renvoyer à l'intérieur comme un enfant. Elle aurait eu horreur de cela. Elle lui sourit.

— Oui, ne t'inquiètes pas, lui assura-t-elle.

Bon, il y avait ami et ami, bien sûr, et le mot était peut-être un peu fort dans ce cas mais elle ne voulait pas l'embrouiller avec ce genre de détails. Ce qu'il devait savoir, c'était qu'elle considérait cette apparition comme amicale, et non comme un danger.

— Il sait faire des tours avec des cartes, lui souffla-t-elle avec enthousiasme.

Et avait le hasard de son côté dans leur lecture… une rencontre bouleversante, quelque chose de fort du côté de l'amour, en conflit de valeur, quelque chose de surprenant ; aussi improbable que cela puisse paraître, il avait touché juste. Troublante coïncidence.

— Tristan, je vous présente Adéis d'Aussevielle. Hmmm…

Futur beau-petit-fils ? Oui, non, ça ne venait pas. Cela avait l'air drôlement idiot, même. Éléonore se mordilla la joue, ennuyée. Elle baissa les yeux. Elle n'avait pas envie de mentir non plus mais… ses gants étaient quand même drôlement jolis, non ?

Adéis avait été un peu effrayé par cette apparition soudaine en sortant de la boutique, alors pour une fois, il se faisait discret derrière Éléonore. Elle avait l’air de le connaitre, elle. Il écouta donc ce qui se disait en attendant. Bah oui, elle était venue parce qu’elle avait bien voulu l’écouter et se marier avec son grand-père ! Et pour ça, il fallait acheter une jolie robe… Sauf qu’on n’avait pas le droit de le dire. Maman lui avait dit que c’était un secret et que c’était très très important de ne rien dire. C’était comme une surprise… Mais le monsieur avait quand même raison, on trouvait de jolies choses chez la Dame-aux-robes.

Pour le rassurer, elle lui expliqua qu’il savait faire des tours avec des cartes. Il n’en fallut pas plus pour que son regard s’émerveille et que ses petites mains s’entrechoquent avec un enthousiasme débordant :

— Oooooh, je peux voir ! Dites, vous pourrez me montrer ?

Ses poings s’étaient désormais refermés, collés contre son menton dans une adorable moue suppliante. Il aurait tellement voulu voir ça ! Toute crainte s’était désormais dissipée aussi rapidement que la brume pouvait parfois se lever en été. Comme Éléonore le présentait, Adéis effectua une révérence polie.

— Enchanté, Monsieur Tristan. Maman est une amie de la… Ah non, on ne pouvait pas dire ça, c’est vrai… l’amie de mon oncle Alduis.

Son regard se baissa sur les petites roues de la chariotte dans laquelle il se trouvait.

— Vous aussi, vous pouvez pas marcher, alors ? demanda-t-il lorsque la conclusion s’invita dans son esprit.

-- Ne croyez pas, soyez sûre ! ajouta-t-il dans son jeu de publicitaire, en battant des cils.

Mais déjà, le petit garçon arrivait derrière Éléonore et elle se chargea de le rassurer. Tristan appuya ses paroles d'un hochement de tête et fit son plus large sourire, sincèrement touché quand la jeune femme rappela ses tours de cartes. Il arrondit la bouche au prestigieux patronyme à particule du petit - mais après tout ce n'était pas si surprenant que cela puisque l'enfant accompagnait une noble dame.

-- Mais avec joie ! s'égaya à son tour Tristan, faisant couiner au passage sa vieille chariote au gré de ses mouvements bondissants. Il était heureux de voir Adéis se défaire enfin de ses premières craintes, pour battre des mains devant lui et réclamer de voir les tours. Et enchanté, Adéis ! C'est un très joli prénom !

Alors qu'il préparait ses cartes, tirées de sa besace, il fronça un sourcil un peu perdu aux présentations que tentait de compléter le petit : Maman est une amie de l'oncle Alduis ? Euh... quoi ? Le Alduis d'Alexandre ? Oui sans doute, ce n'était pas un prénom courant. Il commença à essayer d'établir les liens, trouvant quelque chose de quand même bizarre et flou à pareille présentation, mais n'insista pas. Cela ne se ferait pas et déjà, Adéis posait une autre question. "Vous aussi"... Le sous-entendu était clair : le garçonnet connaissait également une personne infirme. Tristan se pinça la lèvre, puis hocha la tête avec légèreté pour ne pas dramatiser la chose : le petit ne devait pas avoir besoin de ça.

-- Hé non, fit-il en haussant les épales comme si de rien n'était. Son regard curieux se tourna brièvement vers Éléonore : connaissait-elle la personne invalide en question ? Celle à laquelle pensait l'enfant ? Mais bon, c't'ainsi. Et puis regardez, vous, vous pouvez pas faire ça ! lança-t-il, narguant évidemment pour de faux les deux valides, avant de se choisir un coin à peu près plat de la rue pour lancer sa légère chariote dans un tournoiement en décollant les pieds du sol : Wou houuuu !

Quand il ralentit enfin, sa tête encore un peu sonnée par le tournis dodelina un instant. Tristan retrouva sa stabilité et ses esprits. Il avait blagué, mais peut-être ne valait-il mieux pas s'appesantir tout court sur le sujet. Il se raccrocha donc à son tour de cartes réclamé par Adéis et adressa un regard complice à Éléonore. Allez ! Il allait lui proposer le même qu'à elle pour commencer.

-- Ha oui, les cartes ! C'est comme ça qu'on s'est rencontrés, avec Mad'moiselle Éléonore ! (à Adéis, à qui il présente ses cartes en éventail, faces retournées, après avoir un peu bricolé discrètement en même temps qu'il avait parlé) Tenez Adéis, vous allez voir. (Dans le doute, il vouvoyait aussi le noble petit garçon. En vérité, quelqu'un de sa caste ne devrait même pas lui parler avec cette familiarité... mais la présence d'Éléonore le rassurait pleinement, lui inspirait quelque chose d'amical et sûr pour s'offrir ces libertés) Tirez une carte. 'Me la montrez surtout pas ! Retenez-la bien puis r'mettez la dans l'tas. (il se retourne vers Éléonore pendant qu'Adéis prendrait le temps de choisir sa carte, de la mémoriser, de la remettre dans le tas) Comment vous est Braktenn depuis la dernière fois ? Et alors, comment est l'tableau avec le r'cul ?

Clin d'oeil. Il se souvenait bien des mots qu'avait eus Éléonore cet après-midi là, et des images avec lesquelles il avait répondu.

Eléonore sourit. Bon, d’accord : sûre alors. De toute façon, il y avait intérêt ! On parlait tout de même de sa robe de mariée !

L’arrivée d’Adéis entraîna une présentation pour le moins bancale… qui devint parfaitement fantaisiste dès lors que le petit tenta de l’étayer. Elle aurait pu essayer de se rattraper, mais elle ne trouva rien de convaincant avant qu’Adéis ne pose une autre question. Eléonore adressa une confirmation muette à Tristan qui apprêtait ses cartes. Elle aussi avait noté ce “aussi” qui n’était pas apparu innocemment dans sa phrase et elle savait à qui il faisait référence. A quelqu’un qui devait arriver ces jours-ci et que Coldris respectait beaucoup. Et si lui, il ne l’approuvait pas ? Et si cela fichait tout par terre ?

Elle sourit à la réponse et à la démonstration de Tristan. C’était joli, cet optimisme - et meilleur pour le petit sur l’épaule duquel elle déposa sa main un instant. Et voilà que leur danseur de couteaux - détail qu’elle ne mentionnerait certainement pas d’elle-même - décida d’enchainer sur le tour de cartes qui lui avait été réclamé. Elle observa ses mains à la recherche de l’astuce - sans se formaliser un seul instant du ton qu’il employait, après tout il était aimable -, mais s’en détacha dès lors qu’il l’interrogea.

Le recul. Sa venue.

— Plus ensoleillés, aussi bien l’un que l’autre. Mais à vrai dire, je pense que je vais rester par ici, finalement. Je commence à apprécier la proximité de la capitale. Il s’est passé… quelque chose de fort et de surprenant Puis, à Adéis : Je pourrais voir ta carte ? Revenant à Tristan : Et de votre côté, cela se passe-t-il bien ?

Elle était un peu embêtée de ne pas savoir composer de question plus précise. Peut-être avait-elle encore eu un excès d’égocentrisme - elle ne s’en débarasserait jamais, elle se détestait - la dernière fois... mais c’était surtout que rien de ce qu’il ne lui avait dit à son sujet n’était vraiment propice à être interrogé ainsi.

Il avait l’air très gentil et très amusant ce monsieur ! En plus ça n’avait pas l’air de le déranger de ne pas pouvoir marcher. Est-ce  son papa aussi serait heureux comme ça un jour ? En tout cas Adéis applaudissait comme un petit diable rebondissant à l’acrobatie de Tristan.

— Woow ! Vous êtes trop fort,  Monsieur Tristan ! s’exclama-t-il tandis que ses mains se heurtaient toujours l’une à l’autre.

Et puis quand l’agitation retomba, il sortit un paquet de cartes. C’était que ces personnes avaient toujours l’air d’avoir des poches plus grandes que les gens ordinaires, comme si elle pouvait en sortir un poulet par magie sans qu’on sache comment ça pouvait tenir dedans…

Il ne comprenait rien de ce que pouvait raconter Tristan à Eléonore. Le tableau ? Quel tableau ? Un tableau c’était toujours le même. Ou alors elle avait pas aimé son portrait ? Oh c’était pénible ça, les peintres qui demandaient de rester immobile pendant des heures. C’était pas possible de tenir !

— Moi, j’aime pas les peintres ! commenta-t-il pour s’immiscer dans la conversation des grands.

On lui présenta les cartes. Il devait en prendre une donc et ne pas la montrer à Tristan, il acquiesça puis sa petit main se balada hésitante dans un sens comme dans l’autre comme s’il s’agissait là d’un choix vital dont son petit bout de langue sortit avec concentration pouvait en témoigner.

— Celle-ci ! décide-t-il avec entrain en l’extirpant du lot.

Il la retourna et découvrit une belle reine aux cheveux sombres.

— La reine du cœur ! C’est comme toi, Eléonore !

Ah. Oups. Bêtise. Il ne fallait rien dire non plus. En même temps c’était vrai, c’était une princesse, mais bientôt elle serait la reine de grand-père.
Bon, il replaça la carte dans le paquet, pour en prendre une nouvelle. Cette fois-ci, il se retourna pour la lire, parce que c’était pas un visage. Il fallait compter les trèfles. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Il prit bien garde de ne pas compter deux fois la première puis la montra Eléonore avant de la remettre dans le tas.

Il écouta en même temps Eléonore. Quoi ! Elle devait partir normalement ! Encore heureux qu’elle avait changé d’avis !

— Mon grand-père serait trop triste si vous étiez plus là après…

D'un rire de complicité, le jeune infirme papillonnant apprécia les compliments d'Adéis, auxquels il étendit les bras de part en part pour s'incliner et s'accompagner d'un bondissant :

-- Oh merciiiii !

Le regard de Tristan s'illumina aussitôt, tant au sourire d'Éléonore pour sa petite prestation tournoyante, que pour plus lumineux qu'elle évoquait à Braktenn, en réponse complice à ce qu'ils s'étaient dit autour des cartes lors de cette fameuse rencontre. Elle envisageait même de rester en ville, c'était que vraiment, les choses avaient évolué bien différemment et dans le bons sens. Que de positives découvertes. Le garçon ouvrit les mains devant lui et s'enjoua :

-- Oh quelle bonne nouvelle alors ! J'suis si content pour vous ! Et... est-ce que j'peux savoir c'qui s'est passé d'beau ? (Un temps, étirant son sourire quand la jeune femme prend à son tour du soucis de lui) Oh tout va bien, c'est plutôt la routine. J'continue d'apprendre à lire et à faire des bijoux, et puis je vais peut-être même danser bientôt dans un groupe d'artistes, c'est merveilleux ! J'aurais jamais imaginé ! J'espère qu'un jour des trucs se f'ront officiellement et que j'pourrai vous inviter à venir voir. Si ça vous dit.

Hibiki lui avait promis. Quelle hâte pour Tristan que de pouvoir mettre ainsi à profit sa passion pour les arts, faire voltiger ses lames, tournoyer ses roues et se courber ses formes pour le plaisir des yeux... et avec moins de risque d'être critiqué puisque ce serait désormais officiel. Soudain, il arqua un sourcil, bien étonné par l'intervention du petit garçon au sujet des artistes.

-- Vraiment ? Mais pourquoi ça ? Ils font de magnifiques choses pourtant ! Moi, j'adore voir leurs tableaux !

Mais déjà, il se retira un peu en arrière, pour laisser Adéis choisir sa carte et la montrer à Éléonore. Il arrondit exagérément la bouche dans un pastiche de "oh la laaaaaaa" quand l'enfant s'oublia à clamer avoir pioché cette reine de cœur, avant de lui adresser un regard rassurant : vraiment, ce n'était pas grave, il n'y avait qu'à en prendre une autre. Ce qu'Adéis fit aussitôt, pendant que Tristan acquiesçait - avec un large sourire attendri - à cette transformation soudaine d'Éléonore en la dame de cœur. C'était charmant. Et cela signifiait-il davantage ? Aurait-elle... trouvé l'amour ou bien le petit voulait-il seulement lui signifier ainsi son affection pour elle ? Tristan opta pour saluer en tout cas la seconde option et appuya :

-- Vous avez bien raison, Mademoiselle Éléonore a un cœur grand comme ça j'en suis certain !

Il marqua un temps d'arrêt tout en se livrant à ses petites manipulations : comment ça, "grand père aurait été triste" ? Pas leur grand père commun, il l'aurait présenté comme sa frangine dans ce cas. Alors, le père d'Alduis ? Le Ministre ? Qu'est-ce qu'il venait faire dans cette histoire au juste ? Le coin des lèvres de l'esclave s'en retroussa. Tristan resta interloqué, à essayer de comprendre, avant de se dire que ce serait peut-être un peu gênant et déplacé. Il secoua la tête comme pour chasser le sujet. Et puis, il y avait ce tour de magie à réaliser !
Il aura donc préparé ses passe-passe pendant les quelques interventions du petit auprès d'Éléonore et fut prêt à retrouver l'arcane. Mis de particulièrement bonne humeur par ces retrouvailles avec Éléonore - et cette rencontre - le garçon inspiré du côté des pitreries déclara :

-- Attention ! Souffle magique !

Et de souffler sur les cartes, en agitant ses doigts fins au-dessus, avant de sortir délicatement de l'éventail son cinq de trèfle qu'il lui présenta.

-- Est-ce que c'est bien ça ? (Un temps) Et maintenant, r'gardez avec qui vot' carte se promène ! (D'un habile mouvement du pouce et de l'index, il révéla en faisant glisser les cartes une seconde qu'il avait pris soin de planquer juste derrière) Sa dame de cœur ! Qui va rester avec lui à Braktenn !

Il était trop fort Tristan ! Adéis avait vraiment hâte de voir son tour de cartes, mais d’abord il devait laisser les grandes personnes discuter Enfin les laisser… c’était quand même un peu dur de ne pas commenter même quand on ne comprenait pas tout de ce qu'il se disait.

Adéis se fit boudeur.

— Bah moi j’aime pas les peintres, répéta-t-il en croisant ses bras sur sa poitrine. Ils sont pénibles. On doit rester immobile dans des positions improbables…

Il leva un bras vers le ciel, se mit en équilibre sur une jambe puis mima ensuite le peintre :

— « Un peu plus comme ci ! Un peu plus comme ça ! Non ne bougez pas la tête ainsi ! Tenez-vous tranquille Monsieur Adéis ! Ah ah ah ! C’est parfait ! Cette lumiiiiièèère ! C’est si… maaaa »

Adéis rit aux éclats en attrapant son ventre pour soutenir ses soubresauts. Pfff c’était pénible et surtout ça durait des heures entières d’ennui… Il laissa bien vite ses discussions artistiques pour piocher une carte. La dame du cœur. C’était comme Eléonore ! Il ne s’aperçut qu’après qu’il venait de la révéler. Zut alors ! Heureusement personne ne le gronda alors il en reprit une pendant que Tristan commentait. Oh oui il avait bien raison ! Il se tourna vers la princesse de grand-père et la serra comme il put entre ses petits bras qui ne parvenaient pas à faire le tour de ses jupons.

—Oh ouiiiii Eléonore, elle est trop trop gentille ! Même si elle dit qu’elle doit mériter ses cadeaux.

Il regarda ensuite sa nouvelle carte : cinq trèfles. Il observa ensuite avec des yeux émerveillés Tristan et son souffle magique, poussant un petit « oh » admiratif tandis que ses mains se rejoignirent et … et… il écarquilla les yeux grands comme des billes. Un, deux trois, quatre, cinq trèfles. Sa bouche s'entrouvrit comme une carpe alors qu’il hochait la tête. Mais… mais… mais comment c’était possible ? Il l’avait rangé au milieu !  Et qui se promenait avec ? La dame ? Adéis frappa joyeusement ses mains en sautillant.

— C’est la dame du cœur qui se promène avec son bouquet de trèfle-lierre que le Roi lui a offert.  T’es trop fort Tristan ! s’exclama-t-il en applaudissant de nouveau.

Que s'était-il passé de beau ? De juste beau, vraiment ? Non : c'était merveilleux et exceptionnel et c'était inenvisageable encore un mois plus tôt. Il s'était passé…

— Ce serait long à expliquer mais il se trouve que j'ai fait une rencontre qui coïncide étrangement avec cette affaire de… six de cœur.

Elle désigna Adéis du regard. Elle s'en voulait un peu de le prendre pour excuse, mais quelque part, c'était bien sa présence qui l'empêchait de dire certaines choses qu'elle aurait éventuellement pu préciser. Et pour le reste - ce qu'Adéis savait, à savoir l'identité de son phénix adoré notamment -, elle préférait attendre avant d'en parler. Attendre que ce soit fait. Quand bien même elle faisait plutôt confiance à Tristan, elle était décidée à redevenir prudente, aujourd'hui qu'elle avait une raison positive de vivre. 

Tristan qui se trouvait justement porteur de bonnes nouvelles à son sujet. Elle était contente de le voir si enthousiaste. 

— Mais c'est formidable ! Oui, ce serait avec plaisir !

Plus de plaisir qu'Adéis en éprouvait à se faire peindre en tout cas. Elle fut prise d'un rire devant ses imitations. Quel adorable pitre ! Qui ne put s'empêcher de trahir la carte qu'il avait tirée. Montrer, Adéis, montrer en pas dire. Enfin, ce n'était pas bien grave, et son commentaire la fit sourire. Tout comme la réponse de Tristan - juste Éléonore, pas Mademoiselle ! - et… Elle entoura brièvement les épaules d'Adéis, touchée, avant de lui ébouriffer les cheveux sur son dernier commentaire.

Elle évita soigneusement d'en rajouter sur la gaffe d'Adéis. Oui… oui, son grand père aurait été triste. Et elle alors ! Il était absolument inconcevable de vivre si loin de lui. Elle l'aimait tellement… 

Le tour se fit avec une autre carte sans qu'elle ne soit sûre de discerner l'astuce. Elle se concentrerait mieux la prochaine fois. Bien joué, Tristan.

— Tiens donc, on n'est plus un chevalier ? demanda-t-elle à Adéis.

Pourquoi donc Adéis n'apprécierait pas les peintres ? Tristan avança la tête, tout curieux, vers le garçon que ne se fit pas prier pour expliquer sa pensée. Le jeune invalide rit de bon cœur, de concert avec Éléonore, à l'acrobatie de l'enfant et à son imitation pour le moins savoureuse.

-- Eh bien eh bien ! J'comprends mieux ! Ce qui pourrait être intéressant, c'est que les artistes fassent un peu plus juste avec leur imagination ! Ce serait... intéressant un peu, de voir les gens comme dans leurs souvenirs et avec le cachet de leur imagination ! (Un temps, pouffe en revoyant Adéis sur une seule patte) Oh mais ne m'dites pas qu'un peinte vous a déjà fait tenir une posture si farfelue pour un tableau ? Ce s'rait peu noble...

Achevant la préparation de son tour, il faillit faire valdinguer ses cartes en ouvrant d'un coup les bras, aux bonnes nouvelles qu'apportait Éléonore. Une rencontre ? Le six de cœur ? Oh ! Alors elle aurait vécu des choses en accord avec ce qu'avaient dit les cartes ? Tristan se sera retenu avant de faire gicler ses cartes, mais ce fut sa voix qui éclaboussa d'entrain :

-- Quel bonheur ! (il capta son regard entendu vers Adéis et ne posera pas davantage de question de ce fait. Même si n'empêche, il serait bien curieux d'en savoir davantage sur la fameuse "rencontre" - voire de la découvrir de visu un jour. Quant à cette cachotterie... ce devait encore être une surprise pour le petit... ou quelque chose d'un peu complexe ? Aussi Tristan en resta-t-il à la joie sincère) Eh bé comme j'suis content que l'vent ait tourné pour vous !

Tout sourire, il confirma au passage qu'il serait ravi de voir la jeune femme assister à un des potentiels futurs spectacles de la troupe d'Hibiki... qui savait ? Si ça se faisait bel et bien, l'invalide avait grand hâte. Mais pour l'heure il se reconcentra sur un plus modeste spectacle et, après avoir arqué un sourcil interrogatif à cette histoire de cadeau, se prépara à tirer les arcanes.

-- Oh, un cadeau, ça peut être aussi juste pour faire plaisir et parce qu'on aime fort quelqu'un ! Et quand bien même, j'suis certain qu'y est mérité !

Il accomplit donc son tour de passe-passe, ravi de recueillir une nouvelle fois un sourire au visage d'Éléonore, et les émerveillements enchantés d'Adéis, aux compliments duquel Tristan croisa les mains à la naissance de sa gore, non sans un petit hoquet flatté.

-- Oh ! Un chevalier au trèfle, dans ce cas. (Un temps) Et sinon dites-moi jeune chevalier, vous n'aimez pas les peintres, vous n'aimez pas poser sur une jambe, mais qu'aimez-vous faire de beau comme activités ?

Question joueuse et spontanée ! Lui-même aimait jouer, et peut-être apprendrait-il qu'Éléonore partageait certaines des activités de ce petit chevalier ?

Ah ça oui, ils devraient peindre un peu plus avec leur imagination, parce que lui, il avait des choses très très importantes à faire et rester immobile dans une posture idiote n’en faisait pas partie.

— Comme Alexandre ! s’exclama-t-il dès qu’il en eut l’occasion. Tu sais qu’il a fait plein de portraits de moi pour les offrir à ma maman qui les a envoyés à mon papa.

Quant à la question de la posture… Adéis frotta la fange des pavés du bout de son soulier, les doigts entrelacés tout en se balançant d’avant en arrière.

— Eh bien… en fait non… pas tout à fait… marmonna-t-il gêné avant de se redresser d’un coup. Mais c’est quand même très beaucoup pénible!

Finalement comme il ne comprenait rien, il abandonna et reporta son attention sur un pigeon qui gonflait ses plumes. Jusqu’à ce qu’il fut l’heure de tirer une carte et de se tromper pour la dame du cœur. Il l’aimait bien Eléonore, elle était très gentille même si elle n’acceptait pas facilement les cadeaux. Il hocha exagérément la tête aux paroles de Tristan. Oui, oui. C’était comme Maman qui avait envoyé un cadeau à papa de chez la dame-aux-jolies-choses.

Et comme la seconde fois il ne fit aucune erreur, Tristan pu faire son tour et c’était si fabuleux  qu’Adéis en avait des étoiles pleins les yeux ! En plus il y avait même la dame du cœur et son bouquet de trèfles-lierre ! Ce qu’il manquait c’était le Roi mais la princesse de grand-père ne comprenait pas…

— Bien sûr que je suis un chevalier ! Comme mon papa ! Mais c’est pas moi, là… C’est ton roi Eléonore. C’est lui qui t’offre des fleurs sans fleur.

Quant à l’autre question de Tristan, oh il aimait faire plein de choses et un large sourire se figea sur ses lèvres.

— J’aime bien jouer aux chevaliers. Et aussi aux pirates. Et puis écouter des histoires, surtout celles de mon papa. Et puis faire du poney. Tu sais Tristan, je l’ai appelé Didon, mon poney, parce que « bah dis don’ tu avances ! ».

Il ramena sa main sur ses lèvres et pouffa de rire.

Tristan accepta de ne pas poser davantage de questions et il fallait avouer que c'était plus simple ainsi pour l'instant. Ils se réjouirent mutuellement du bien qui leur arrivait, puis ce fut à Adéis de faire le pitre. Il grossissait le trait, bien sûr, mais son jeu restait amusant. Tout comme sa mine gênée quand Tristan pointa son exagération. Pour sa part, elle connaissait un excellent moyen de passer le temps dans cette immobilité : élaborer un plan. Mais vu le type de plan qui lui venait, conseiller sa méthode au garçonnet n'aurait pas été très apprécié. 

Et comme personne ne semblait la trouver exécrable - c'était parce qu'ils n'avaient pas dû la supporter à toute heure du jour et de la nuit ces neuf derniers mois -, on put assister à ce tour qui impressionna beaucoup Adéis et dont elle-même devait reconnaître qu'il était drôlement maîtrisé. 

Ce fut à ce moment que le propos se fit moins clair. Oui, oui, un petit chevalier, de toute évidence. Mais le roi dont il parlait alors ne lui avait pas offert de fleurs, enfin ! Ni même de fleurs sans fleurs - à noter que ce ne voulait pas dire grand chose. Elle acquiesça toutefois : il ne pouvait désigner qu'une personne, facilement identifiable. Une personne qui ne serait pas là ce soir, d'ailleurs… elle avait encore un peu de mal à s'habituer à son absence en dormant chez lui, c'était… comme si elle n'avait pas grand chose à faire là. Enfin, c'était comme cela qu'elle l'avait ressenti lundi, mais après tout, retourner chez son oncle n'était pas vraiment envisageable. 

Elle écouta les activités du jeune chevalier avec un léger sourire. Ce devait être chouette d'avoir un papa qui racontait des histoires… Et qui ne trouvait pas scandaleusement dangereux d'approcher un équidé. Elle souffla de rire en entendant sa précision. Aaah la la...

Alexandre. Il acquiesça avec un sourire nostalgique - pas trop éloquent, espéra-t-il... Son ancien amant était à Fromart, se rappela-t-il. Pourvu qu'il aille bien, et Alduis aussi en sa compagnie. Pourvu qu'Alexandre accepte davantage son orientation désormais avec son homme qu'il ne l'avait fait naguère avec lui. Il s'empressa de chasser ses questions, de faire bonne figure pour s'enthousiasmer aux paroles d'Adéis !

-- Y doivent être superbes. Alexandre est un grand artiste. Et c'est une si belle idée de la part de votre Maman, en attendant qu'vot' père puisse vous r'voir en vrai.

Il préféra ne pas poser d'autres questions ni quant au père lointain - si le sujet était sensible - ni quant à ce fâcheux sujet des poses qui semblait incommoder l'enfant plus qu'autre chose. Tristan souffla de rire, comprenant que ces séances sans bouger devaient çà être très beaucoup pénibles. Non moins attendri, il écouta cette étrange histoire de roi d'Éléonore et de fleur sans fleur - quoi ? - mais se garda de demander trop de précisions, ayant toujours en tête le souhait tacite de la jeune femme de ne pas trop pousser vers des questions trop privées ou incommodantes. Ne sachant si cette affaire de fleur sans fleur en faisait partie, dans le doute...
Parler pirate était déjà plus réjouissant - ce qu'appuya le léger sourire d'Éléonore que Tristan partagea volontiers. Et ce poney Didon... Didon comme une reine dans les mythes que lui racontait Lénius. Il rit de bon cœur à la véritable explication donnée par Adéis.

-- Quel genre d'histoires ? rebondit le petit esclave à propos des contes de son père. M'en raconteriez-vous une ? En échange, jeune pirate... vous pouvez monter à bord ! dit-il alors qu'il venait soudain d'avoir cette idée, en désignant ses jambes : cela amuserait-il Adéis, un tour sur ses genoux, sur le fauteuil roulant ?

La rue était suffisamment praticable pour que Tristan ait proposé cela - et il ferait voguer son navire en toute tranquillité, comme sur des eaux douces, cela allait sans dire. Néanmoins, il s'empressa d'adresser un regard consultatif à Éléonore : autorisait-elle la montée à bord ?

-- Il y a pas loin d'ici des choses plutôt rigolotes à voir - proposa Tristan en regardant la demoiselle puis le petit garçon. Il songeait à cette petite troupe qui installait régulièrement dans les environs son théâtre de marionnettes. 'Fin... z'avez un p'tit peu de temps d'vant vous ?

Eléonore s’abstint bien de commenter ce qu’elle avait pu voir du grand talent d’Alexandre : c’était parfaitement hors de propos. Elle se contenta d’un léger sourire, et… de ne pas se laisser encore emporter par l’idée de “revoir son père en vrai”.

Elle était reconnaissante envers Tristan de ne pas en rajouter sur cette affaire de fleurs et de roi. Elle n’aurait pas su quoi répondre. Dans une semaine, peut-être, elle pourrait l’expliquer. Eléonore haussa légèrement les épaules lorsqu’elle fut consultée pour le tour en fauteuil : tant qu’ils ne s’éloignaient pas. Elle était néanmoins curieuse de ce qu’Adéis pourrait raconter.

En revanche, la proposition suivante la laissa plus perplexe - d’ailleurs, cela n’avait même pas été à elle de donner son avis la première fois, elle le savait bien. Adéis semblait enthousiaste, et elle sentait que Tristan n’avait pas de mauvaise intentions mais…

— Le temps ne pose pas de problème, et ce serait avec plaisir, cependant… - elle se tourna vers Adéis - Nous ne devrions pas nous éloigner sans l’accord de ta mère. Il va falloir que tu le lui demandes.  

Elle préférait jouer les grandes sœurs que les grands-mères, mais encourager une disparition en pleine ville, c’était un peu fort. Il comprendrait.

Tristan s’enthousiasmait  des portraits et Adéis acquiesça vigoureusement, oui c’était très joli au dire de Maman, lui il n’avait pas trop d’avis en fait. Il avait tellement hâte de revoir son Papa. Il devait être si triste, presque tout seul là-bas. Le petit se mordit la lèvre pensivement. C’est qu’il aurait bien aimé avoir un calin de son papa.

Après le tour de magie, Tristan lui demanda ce qu’il aimait faire, mais là encore il pensait à son Papa, parce que personne ne racontait mieux les histoires, même si grand-père n’était pas vraiment mauvais. Il se mordit l’intérieur des joues à la question de Tristan. Raconter une histoire ? Il n’était pas vraiment sûr de pouvoir, mais il ne voulait pas décevoir Tristan non plus. Il pencha la tête sur le côté d’un air attendri et tenta le tout pour le tout.

— C’est des histoires de chevaliers, de croisades, de saints et de dragon. Mais je les écoute juste, je sais pas les raconter. Ma préférée c’est Saint Georges.

Bon dommage, il ne monterait pas à bord, mais il ne voulait pas faire honte aux histoires de Papa en les racontant mal… La proposition suivante le fit trépigner sur place, illuminant son regard vert d’une myriade d’étoiles. Il ne savait pas ce qu’il y avait là-bas, mais cela avait l’air super ! Il opina du chef tirant légèrement sur la manche d’Eléonore pour qu’elle dise oui avant de se renfrogner en entendant la réponse. Bouille angélique, il renchérit :

— Mais je suis sûre que c’est pas très loin et que Maman dirait oui de toute façon.

Bien agiter les cils d’un petit air suppliant.

Les sujets apparemment sensibles furent donc évincés, pour le plus grand soulagement d’Éléonore semblait-il, et du cerveau de Tristan lui-même qui commençait à se faire des nœuds. Bon, s’il y avait chose à savoir pour lui, il les saurait en temps voulus et n’en demanderait pas davantage pour le moment. Il préféra bien plus volontiers s’intéresser aux histoires d’Adéis. Des dragons, des combattants, des saints et les croisades.
Saint Georges, il ne connaissait pas… Tristan hocha donc la tête, un peu penaud – peut-être viendrait-il à pouvoir lire son histoire, et bien d’autres, lui aussi. Quand son apprentissage des lettres auprès des Cassin serait suffisamment avancé.

Éléonore ne goûta pas plus que cela son idée de gambade et Tristan ne fut pas long à comprendre son malaise. Il se mordit l’intérieur de la joue et sentit le rose lui monter aux joues. C’est… c’est vrai que le petit avait sa mère à l’intérieur de la boutique et qu’ils ne pouvaient pas prendre comme cela la poudre d’escampette. Dans les impulsions de son jeune âge, il avait oublié ces choses-là – restes de l’enfant des rues que lui-même était, pouvant aller où il voulait quand il voulait sans avoir personne dont demander l’autorisation. Vieux réflexe.
Cela le désola d’avoir à décevoir Adéis qui lui faisait ce regard si adorable à l’ombre de ses cils battants, mais… heureusement que la voix de la sagesse était là avec les deux garçons !

— Eh bien… je… je crois qu’Éléonore a raison. Il serait plus sage de rester par ici, si jamais vot’ maman sortait. Désolé, j’aurai dû y penser. (Il s’employa à donner aussitôt le change) Mais peut-être qu’avec sa permission aujourd’hui ou plus tard, alors oui, c’est une idée !

Quand même… Saint George lui trottait encore dans la tête et il était trop curieux pour laisser passer un nom inconnu sans se renseigner un peu.

— C’est qui, Saint George alors ? Moi, j’connais pas encore beaucoup d’histoires comme toi, mais bientôt je pourrai en lire aussi ! s’enjoua-t-il. Je suis en train d’apprendre à lire en ce moment, grâce à la merveilleuse jeune fille que je sers à l’hôtel Cassin. (à Éléonore) Ça avance bien d’puis la fois qu’on s’est vus, et que j’commençais tout juste !

On sentait toute sa fierté, et plus encore toute son émotion, à pouvoir dire que lui aussi bientôt aurait de l’instruction. Il avait beau savoir qu’il existait bien des façons de connaître des choses, bien des talents à avoir, son ignorance des lettres lui faisait complexe depuis qu’il fréquentait des gens instruits. Lénius. Alexandre…

Éléonore planta avec défi ses prunelles dans celles suppliantes de l'enfant. Elle les quitta pour rassurer Tristan qui s'excusait. 

— Ne vous inquiétez pas, ce n'était pas à vous de vous en rappeler, le rassura Éléonore. Comme je le disais, c'eût été avec plaisir. Puis, revenant à Adéis : Mais dites-moi, jeune marquis, si vous êtes si sûr que votre mère accepterait, qu'avez-vous donc à risquer à le lui demander ? fit-elle avec ce ton pincé de gouvernante et imitant un petit air supérieur propre à la profession. 

Tristan interrogea alors Adéis sur ses histoires. Comme ce n'était pas à elle que la requête s'adressait et qu'elle jugeait raconter les histoires à peu près à peine mieux qu'elle ne cousait - c'était dire le massacre qu'elle se figurait -, elle s'abstint fort de prendre l'initiative. Elle sourit néanmoins à la bonne nouvelle que Tristan leur partageait. C'était tellement bien qu'il puisse apprendre, lui aussi ! Elle ne pouvait qu'être touchée par la félicité qu'il en tirait et laissait flotter dans l'air. 

— Je suis vraiment contente pour vous ! s'enthousiasma-t-elle, même si c'était sans doute un peu puéril.

Bon ben si tout le monde était contre lui, il n’avait plus qu’à faire la moue et soupirer pour le faire savoir combien tout ceci était horriblement pesant et rabat-joie. Enfin Tristan avait l’air triste aussi alors quelque part cela le consolait. Il n’aimait pas Eléonore quand elle s’amusait à se prendre pour Elisembête et il la fixa avec cette insolence propre à l’enfance.

— Bah on va pas déranger ma maman pour si peu alors qu’elle est occupée avec les détails de la robe pour le…

Mariage… Mais il n’eut pas le temps de finir qu’Eléonore venait de l’interrompre et qu’il se pinçait déjà les joues passée la stupeur de se voir couper la parole de la sorte. Oups. Il avait failli dire quelque chose qu’il ne devait pas dire. On devait pas savoir qu’elle allait devenir la reine de grand-père c’était un secret. Le rouge lui monta soudainement aux pommettes. Il préférait de loin renseigner Tristan qui le questionnait sur Saint-Georges ! Ça, c’était une bonne idée.

— Saint-Georges ? C’est un chevalier d’il y a très très très longtemps. Même que t’étais pas encore né. Un jour, il se promenait en Libye et là y’avait un gros dragon qui faisait peur à tout le monde ! ROAAAAAAAR rugit-il en sortant ses griffes effrayantes Et il aimait bien manger les gens. Surtout les jolies princesses comme Eléonore il adressa une œillade pour voir sa réaction avant de reprendre doctement son récit. Mais Saint-Georges il voulait pas que la princesse du Roi elle soit mangée alors il est parti combattre le très méchant dragon ! Il mima la scène d’épée dans un combat épique. Et puis pof ! Grâce à l’aide du Christ, il a tué le dragon qui est tombé bien mort par terre. Il laissa tomber sa tête sur le côté, langue pendante. Et après il s’est marié avec la princesse. Bon ça c’était pas vraiment dans l’histoire, mais c’était mieux comme ça. Comme… il se rattrapa de justesse les princesses le font avec les chevaliers, pas vrai ? Et toi Eléonore tu connais des jolies histoires aussi ? questionna-t-il curieux.

Tristan hocha timidement la tête aux paroles réconfortantes d'Éléonore. Il n'aurait pas dû commettre cette bourde mais... puisque ce n'était pas grave, alors il s'en trouva rassuré. Son imitation de sèche gouvernante le fit pouffer derrière sa mais, aussitôt cependant il étira un sourire plein de bienveillance et de promesses pour Adéis : ce ne serait que partie remise ! Un jour où sa maman voudrait bien et ne voudrait pas être dérangée puisqu'elle essayait une tenue pour le......
Un temps d'arrêt. Et chez l'enfant, et chez Tristan. Encore cette chose mystérieuse qu'il ne fallait décidément pas révéler ! Le pauvre jeunot qui marchait sur des œufs depuis tout à l'heure. Et la pauvre Éléonore qui dansait au milieu pour rattraper tant bien que mal lesdits œufs avant la casse ! Jouant l'innocent, Tristan ouvrit les mains et compléta avec le plus grand des naturels :

-- ...pour le bonheur d'être toute belle ! Et je suis sûr qu'elle l'est déjà ! Et que la robe le fr'a bien ressortir !

Voilà, ça c'est fait, espéra-t-il. Et d'adresser à Éléonore un très bref regard valant un "toi même tu sais". Si tout ceci était une scène d'une pièce de théâtre dans la rue, le petit esclave aurait bien éclaté de rire. Mais heureusement, le sujet salutaire des lectures et des histoires l'aidé à se reconcentrer.
Ce fut donc parti pour écouter l'histoire de Saint George. Au rugissement d'Adéis, Tristan recula, feignant d'avoir peur, ouvrant ses yeux ambre tout grand comme deux pièces sur les paupières d'un mort. Il arrondit la bouche, outré :

-- Oh b'en non alors ! On ne mangerait pas Éléonore, voyons. Ni les autres.

Heureusement, tout était bien qui finissait bien. Et une nouvelle petite hésitation à l'union des deux héros. C'était sûr maintenant, le secret en question concernait un mariage prochain. D'Éléonore ou de quelqu'un d'autre qu'ils connaissaient. Bon, Tristan attendrait pour savoir. Et puisque l'heure était aux histoires, il appuya la demande du garçon en regardant la demoiselle :

-- Ah ! J'suis sûr que oui ! (Un temps) Faisons échange de bons procédés, j'vous en raconterai une moi aussi !

Il ne savait pas encore laquelle, mais il allait se donner le temps d'y réfléchir. Entre les récits qu'il commençait à pouvoir lire grâce à Bélyl, l'histoire d'Hibiki, et celles qu'il tenait de Lénius à l'oral...

Au lieu de l'amuser, l'excellente imitation d'Éléonore rendit Adéis boudeur. C'était dommage, parce qu'elle ne voulait pas qu'il s'imagine que… enfin, elle, cela l'avait toujours fait rire de singer Eltinne quand ils se retrouvaient entre enfants. Quelle maladroite... Au moins Tristan était-il meilleur public. 

Mais Adéis ne voulait pas demander à sa mère. Bon, tant pis. En revanche.

— Tu as raison, confirma-t-elle avant que le mot fâcheux ne vienne. Elle sourit à la suite proposée par Tristan. Il faut dire que sa mère est bien plus coquette que moi. La seule experte à laquelle je me fie en la matière. Et que vous ne sauriez convaincre Adéis qu'il existe une femme plus jolie que sa maman. N'est-ce pas, petit chevalier ?

Il fallait le dire, heureusement qu'elle avait été là la semaine précédente, autrement Mademoiselle Florange serait venue pour rien. Et cette fois, à défaut de planifier un cambriolage, ils se mirent à parler d'histoires. Elle se fit excellent public pour le récit d'Adéis - quoi qu'il n'ait pas l'envoûtant talent de son grand-père -, faisant toutes les expressions horrifiées possibles et imaginables, puis passant à un visage rasséréné dans un profond soupir de soulagement. 

Oui, bien sûr, les chevaliers et les princesses devaient forcément se marier à la fin et le dragon mourir. Oui, mais elle avait une bien meilleure idée. Elle acquiesça à la proposition de Tristan. 

— Faisons comme cela, confirma-t-elle.

Elle réfléchit un instant au plan qu'elle préférait. Si on partait là dessus, cela donnait ceci, puis cela. Pour en arriver à ce point, il fallait amener cela. C'était un peu comme trouver une excuse. L'ennui était que si elle mentait plutôt bien, elle n'avait pas la virtuosité d'un certain maître conteur… qui serait absent ce soir et n'avait même rien à raconter sur la cruche qu'il devait voir. Pffff… 

— Eh bien… C'est l'histoire d'un grand vilain dragon qui gardait une tour dans un pays lointain. Une immeeeeense tour, si haute que lorsque l'on montait tout en haut, on pouvait toucher les nuages.

Oui, comme ceci, c'était bien.

— Les gens de tout le royaume en avaient très peur, et l'on disait qu'il transformait en cendres tous ceux qui le contrariaient !

Sans même être ecclésiastique. Non, vraiment. 

— Seuls les plus téméraires s'approchaient de son terretoire… Moins nombreux encore étaient ceux qui en revenaient. On prétendait qu'il y avait bien longtemps, ce dragon avait dévoré un prince en exil et que depuis lors, il ne vivait plus que pour le sang.

Bon, d'accord, elle grossissait un peu le trait, mais il ne fallait pas non plus que cela ressemble trop à la réalité. 

— Parmi ceux qui osaient l'attaquer, il y avait quelques vaillants chevaliers, mais surtout d'avides mercenaires, des brigands sans foi ni loi, des repris de justice envoyés là par un prince couard et cruel qui cachait un terrible secret.

Et puisque l'on s'était assez éloignés, elle poursuivit avec emphase :

— Mais un jour, dans les environs de cette tour s'aventura une princesse curieuse et intrépide, venue d'un autre royaume encore plus lointain. Elle déambulait dans se soucier des rumeurs, quand soudain, le dragon atterrit devant elle. Elle le regarda au plus profond de ses yeux de glace - disant cela, elle fixa Tristan et Adéis tour à tour - tandis qu'il lui rappelait d'une grooosse voix qu'elle n'avait rien à faire là. Elle assura qu'elle n'avait pas peur de lui. Comme il était intrigué par sa témérité, le dragon lui proposa un défi. Si elle parvenait à escalader l'immense tour, il s'engageait à la laisser repartir. Mais en cas d'échec, il la mangerait toute crue.

Éléonore marqua une plus longue pause pour jauger son public. 

— Un chevalier était déjà parti du royaume encore plus loin pour venir la sauver, mais la princesse l'ignorait, et comme elle n'avait pas de fiancé parce qu'elle n'était pas très jolie, elle accepta le défi du dragon. Et elle se mit à escalader la tour. Elle face à elle-même, jouant avec le vide et se cramponnant au mur comme elle pouvait. La tour était tellement haute que l'ascension prenait des jours. Et le dragon était impressionné, parce qu'il ignorait que les princesses étaient de véritables lézards des murailles. Impressionné, et puis un peu vexé, parce qu'il n'avait jamais perdu. Alors, il tenta de la déconcentrer en volant à côté d'elle pour lui faire la conversation. La princesse savait qu'il essayait de tricher, mais elle continua d'escalader la tour comme si de rien n'était. Elle lui répondait pourtant. Et l'interrogeait à son tour, parce qu'en réalité, elle ne le trouvait pas méchant. Seulement différent.

Il allait tout de même falloir qu'elle apprenne à s'en tenir à ses prévisions, parce que c'avait beaucoup dévié, là.

— C'est alors que le chevalier arriva. Et comme il n'était pas vraiment courageux, celui-là, il refusa d'affronter le dragon en face et préféra lui tirer de flèches dessus. La princesse lui cria d'arrêter, parce qu'elle avait presque réussi le défi, qu'il ne lui restait plus que quelques petits mètres avant le sommet. Et comme il ne savait pas non plus très bien. viser l'une de ses flèches se planta dans l'épaule de la princesse qui lâcha sa prise sous le choc. Elle se mit à tomber. Tomber très vite alors qu'elle avait presque atteint les nuages, et le chevalier continuait à attaquer le dragon. 

Sans savoir ce qu'il lui arrivait, le dragon vola en piqué à travers les rafales de flèches qui lui transperçaient les ailes et descendit presque jusqu'au sol pour rattraper sa jolie princesse juste avant qu'elle ne s'écrase. Volant péniblement, puisant dans ses dernières forces, il l'a ramena tout en haut de la tour avant de s'effondrer. Les flèches étaient empoisonnées de haine et de jalousie, et du pire poison du monde qui s'apprêtait à les tuer tous les deux. Comme la princesse n'avait été touchée qu'une fois, le poison agissait plus lentement et elle pouvait essayer de soigner son dragon, mais elle se rendit vite compte que c'était trop tard. Inutile. Le dragon mourant lui fit remarquer qu'elle avait finalement atteint le sommet de la tour et rempli le défi, et elle le trouva tellement bête de faire une telle plaisanterie dans un moment pareil qu'elle éclata en sanglots.

Désespérée, elle déposa un baiser sur la joue du dragon et… il redevint le roi qu'il était il y a très longtemps, avant qu'une très méchante sorcière ne l'emprisonne dans sa forme de dragon, guéri par l'amour que sa princesse lui portait. Mais il était trop tard pour sauver la princesse, et le roi-dragon, désespéré… Non, en fait il l'a soignée aussi et ensemble, ils sont partis à l'autre bout du monde, pour tout recommencer parce que même les vilains dragons ont droit à une seconde chance.

Quoi ? Sa mère ? Mais non ! C’était pas du tout pour elle ! Il secoua la tête et s’appliqua à répliquer, mais Eléonore disait que sa maman était la plus belle. Il se redressa fièrement, oubliant ce qu’il comptait dire juste avant.

— Ma maman c’est la plus belle princesse du monde tout entier de l’univers. Elle a des cheveux dorés comme le soleil et des yeux qui sont un peu bleu et un peu vert comme la mer à Aussevielle. Et puis c’est la plus gentille maman du monde.

Et il tourna la tête en direction de la porte de la boutique parce qu’il avait très très envie de lui faire un câlin. Mais il n’avait pas le temps de s’impatienter parce qu’il devait raconter l’histoire de Saint-Georges et après ce fut à Eléonore et après ce serait à Tristan !

Une histoire de dragoooon ! Son visage s’illumina subitement et il regrettait qu’il n’y ait nul endroit pour s’asseoir et l’écouter attentivement. Il imaginait bien la tour dont on ne voyait même pas le sommet. Ça faisait penser à une histoire que grand-père lui avait raconté avec une tour en cristal et un petit garçon qui montait toutes les marches pendant des années.

Il se concentra sur la suite agitant sa tête face au dragon qui faisait très très peur. Il se demanda quand ce que c’était le secret du prince couard… Peut-être qu’il saurait ensuite ? Et puis il y eut la princesse. C’était une princesse très courageuse et il fut happé par la suite. Enfin il comprenait pas trop comment elle pouvait ne pas être jolie parce que toutes les princesses étaient très belles, mais bon.

— Il est trop nul ton chevalier, Eléonore ! bouda le garçonnet. De toute façon son papa était le meilleur.

C’était quoi ça, un chevalier qui avait peur d’un dragon alors que la princesse elle avait même pas peur ? Pffff Il poussa un petit couinement de souris en portant ses mains à sa bouche quand la princesse fut touchée par le gros âne de chevalier stupide et maladroit. Il ouvrit grand les yeux quand elle tomba et que le dragon se sacrifia pour l’attraper. Il n’avait jamais entendu une telle histoire. C’était un drôle de dragon tout de même ! Il avait même l’air gentil. Mais il allait pas mourir hein ??? interrogea-t-il d’un regard Eléonore. Il lâcha un « ohhhh » quand le dragon se révéla en fait être un roi victime d’une méchante sorcière. Il fut soulagé d’apprendre que tout allait bien en fait et applaudit vivement de ses petites menottes.

— Est-ce qu’il s’appelait Quentin ton chevalier-bête ? Parce qu’un jour mon grand-père il m’a raconté une histoire avec un chevalier idiot qui voulait voler la princesse d’un beau prince. Et à la fin le prince et bah il le tuait en duel et il sauvait sa princesse ! Je suis sûr que c’est lui ! Et puis c’est quoi le secret du prince couard qui envoie plein de méchants attaquer le gentil dragon ?

Ce fut ensuite autour de Tristan dont il attendait avec impatience le récit.

-- Alors elle a bon goût, sourit Tristan, appuyant d'un indirect compliment ce qu'Éléonore disait de cette maternelle référence en matière d'élégances. Il écouta d'un sourire tendre la jolie description qu'Adéis offrait de sa maman à lui - là, à l'inférieur de la boutique. Mais z'avez quel'qu'chose d'un futur poète, dites-moi ! Ces cheveux de soleil, ces yeux vert d'eau comme le petit en avait lui-même. Et puis pour la poésie, au moins, y a pas b'soin de faire poser vingt-mille-ans, taquina-t-il.

Le petit invalide prit une lente inspiration, les yeux dans le vague. Ah, les mamans... Lui, il ne se rappelait que trop vaguement de la sienne. Il ne l'avait vue que le soir où, à ses huit ans, il avait essayé de fuir l'Hôpital Général pour retrouver ses parents, avait toqué à la porte et... La mère lui avait ouvert. Le garçon se souvenait surtout de son air interloqué, de ses cheveux châtain rentrés dans une coiffe trop strictement serrée pour que sa porteuse ait l'air heureuse. Et puis le paternel avait fait le reste. Le chasser. Ses poings, ses cris, ses...
Enfin... ce n'était pas le moment de repenser à pareilles choses, il cilla pour sécher à ses yeux un début d'humidité. Et puis, il était temps d'écouter des histoires ! Tristan se mit bien sur son siège, croisa les jambes et posa le menton dans sa main - coude appuyé sur son genou. Dès le début, ça lui plut. Le dragon, quelque chose lui signifiait déjà qu'il ne correspondait pas aux "on dit" : ces propos, il fallait s'en méfier, il en savait quelque chose.
Il s'esclaffa volontiers avec Adéis quand apparut ce chevalier si pitoyable. Ah, ça ! Le titre ne faisait pas le héros, l'âge ne faisait pas le moine. Tristan aimait ce genre d'histoires capables de prendre le contre-pied de tant de facilités de jugement. La princesse elle aussi présentait un tempérament fort, loin des potiches de certaines autres histoires ! Le défi lancé par le dragon amusa Tristan et il accueillit d'un très large sourire amical la nouvelle selon laquelle cette princesse... elle escaladait ! Il se souvint de sa première discussion avec Éléonore et ne put s'empêcher de lâcher un admiratif :

-- Comme vous !

Il y aurait une amicale des princesses grimpeuses à former, allez savoir ! Mais déjà, ce nigaud de chevalier revenait à la charge et Tristan leva un point triomphal quand il lui fut réglé son compte. Bien ! Quant au dragon... oui, il se révéla bien plus affectueux que ne le disaient les rumeurs. La presque fin lui fit arrondir la bouche. Il retint son souffle à ce "désespéré"... Oh non, ils n'allaient pas... Ah ! Non, c'était une blague ! Tout était bien qui finissait bien et il se joignit à Adéis pour les applaudissements.

-- C'est qu'y a beaucoup d'vrai ! Oui, y a des qui font peur... mais ont juste besoin qu'on perce un peu leur apparence et reçoivent une autre chance comme vous dites. Moi aussi, j'connais quelqu'un qu'est une gargouille, on dit... mais le meilleur des amis quand on sait le connaître ! (Et accompagnant la question d'Adéis, rieur) Oh oui ! Le se-cret !

Et voici que son tour arrivait. Il se déplia, reprit une position un peu plus sérieuse sur son fauteuil. Doigt au menton, yeux en l'air, il chercha sur quel récit se décider. Lénuis lui en avait racontés un certain nombre. Bélyl aussi, entre deux activités pour son service. Sans oublier celles qu'il commençait à pouvoir déchiffrer dans les livres de légendes du monde de la jeune femme. Ah ! Il y était !

-- C'est une histoire d'un pays très, très lointain. Les Indes. C'est l'histoire du dieu le plus vénéré, Ganesh... Il a une tête d'éléphant avec une des défenses cassées. Mais ça l'embête pas, il est quand même heureux, il danse beaucoup, c'est le dieu de la sagesse et d'la félicité. Alors... Il y a très très longtemps, Shiva, un autre Dieu, part faire la guerre avec ses camarades protecteurs, contre les forces destructrices qui menaçaient les Indes. Mais une fois le combat gagné, il traîne quand même un peu à rentrer. Pendant ce temps, sa belle dame, la Déesse Parvati, elle était bien seule et triste à sa maison sans celui qu'elle aimait si fort.
Un jour, elle a eu besoin de quelqu'un pour garder sa demeure pendant qu'elle, elle allait prendre un bain. Euh... oui, ça devait être dans une source, et sûrement que les bains des déesses, ils sont plus longs, je sais pas. Mais enfin ! Comme elle avait personne, là tout de suite, à qui demander, alors elle a utilisé ses pouvoirs pour créer un être. Un être adorable, elle a réussi à faire ! Tellement, qu'elle s'est même dit qu'avec lui elle ne serait plus aussi seule. Ce serait son fils. Elle l'a appelé Ganesh, elle l'aimait déjà. C'est curieux, elle s'est fait un fils toute seule, mais c'est une déesse ! Bon, donc elle a donné instruction à Ganesh de veiller strictement sur toute la maison, et sur la porte, et ne laisser entrer personne. Ganesh était d'accord. Il a très, très bien monté la garde.
Mais c'est à ce moment que le mari, Shiva, il est revenu de son voyage militaire et de ses combats... Alors que Parvati, elle était encore dans son bain là-bas. Shiva a voulu entrer chez lui. Mais Ganesh, qui voulait absolument tenir la promesse faite à sa nouvelle maman, il a refusé de laisser entrer Shiva.

"C'est ma propre maison", crie Shiva, très en colère.

Il a... pas la lumière à tous les étages de pas dire qu'il est le cher et tendre de Parvati, mais enfin voilà... C'est aussi qu'il était tout sale faut dire, et avait l'air d'un mendiant dans ses vêtements abîmés par les combats, alors Ganesh l'aurait peut-être pas cru. Ganesh insiste pour qu'il s'en aille.

"Je veille sur la moitié du monde", crie Shiva, "même si j'ai l'air d'un pauvre homme à moitié nu."

"Alors," répond Ganesh avec calme, "retournez donc voir dans votre moitié de monde si on y est. J'garde la maison de ma mère."

C'est là que Shiva a cru que sa belle dame l'avait trompé ! Alors dans un coup de rage, il coupe la tête de Ganesh. Alertée par ce tumulte, Parvati arrive en courant. Et toute propre. Comme elle voit son fils sans tête, elle pleura longtemps... longtemps... Comme elle ressentait de la douleur ! Dans son chagrin, elle accable Shiva pour l'avoir laissé aussi longtemps, et puis pour s'être tout de suite fait des idées sur celui qu'elle s'était donné comme fils... Shiva s'en veut affreusement.
Le Dieu Shiva veut se faire pardonner, de tout son coeur, auprès de Parvati. Et puis, il comprend que même si ce fils, il est d'origine différente et particulière, eh bien il va l'aimer quand même lui aussi puisque sa femme l'a adopté. Il décide de faire revivre Ganesh : avec sa magie, il peut lui rendre la vie en lui mettant la tête de la première créature vivante endormie, qu'il verrait dormant sur son chemin. Il envoie ses soldats à la recherche de la créature. La première qu'ils ont vue, c'est un éléphant. C'est un très, très, très gros animal tout gris, avec d'immenses oreilles. Et des défenses, mais celui-là en avait une cassée. Alors, le Dieu Shiva recrée son fils avec la tête de l'éléphant. L'éléphant, grâce à la magie, il n'a rien senti et maintenant, Ganesh et l'éléphant vivent en partageant leurs corps. C'est comme ça que le dieu Ganesh, c'est un garçon avec une tête d'éléphant.
Comme autre marque d'attachement à son fils Ganesh, et pour faire plaisir à Parvati, Shiva lui accorde aussi un don : qu'avant d'entreprendre n'importe quelle activité, les gens fassent une prière au Dieu Ganesh. C'est pour ça qu'aux Indes, ils l'adorent pour la réussite de leurs activités, et pour avoir le bonheur.