[12 février 1598] - L'anniversaire d'une luciole

Les affaires n’avaient pas tardé à le rattraper et il avait passé la journée entière entre ses deux bureaux, du palais et du domaine de Fromart. Son travail n’attendait pas et l’ouverture des hostilités prochaines contre Djerdan requerrait toute son attention. Des listes d’inventaires d’hommes, d’armes, de chevaux, des calculs prévisionnels, des audiences avec l’Etat-Major et tant d’autres choses encore. Coldris se complaisait dans cette ébullition que préparaient les grands évènements tels que pouvait l’être une nouvelle campagne.

Ce n’était pas pour autant qu’il avait oublié ses nouveaux devoirs conjugaux et notamment l’anniversaire de sa belle luciole, qui aurait lieu le lendemain matin. Oh que non et cela faisait plusieurs jours qu’il y pensait et qu’il avait bien entendu choisi quelques présents en espérant que cela puisse lui convenir.
Il avait résolu de passer la soirée à Fromart en sa compagnie. Il peinait encore à croire qu’il était réellement marié, mais savoir qu’elle passerait le restant de ses jours à ses côtés le comblait comme pouvait en témoigner son regard étincelant. Il ne se lassait pas non plus de la prendre dans ses bras.

La soirée s’écoula ainsi paisiblement, de temps à autre, Coldris observait l’horloge, attendant patiemment que le 12 succède au 11 février. Elle sonna finalement les douze coups de minuit et Coldris se leva d’un bond comme un enfant du sofa pour le contourner et passer dans son dos. Discrètement, il extirpa une broche à l’effigie d’un phénix orné de grenats, d’ambre et de topaze qu’il accrocha sur sa poitrine dans un large sourire.

— Joyeux anniversaire, ma belle étoile ! s’exclama-t-il les yeux rieurs.

Éléonore avait passé le plus clair de sa journée à déambuler pour tenter de réaliser qu'elle habitait bel et bien ici désormais. C'était un sentiment étrange, diffus, qui la hantait depuis le réveil. Et c'était idiot, car hormis une bague qu'elle ne cessait de faire tourner car sa présence sur son doigt la perturbait, rien n'avait changé. Ayant épousé un homme occupé, il allait néanmoins sérieusement lui falloir réapprendre à l'être. Elle ne voulait ni qu'il soit exposé aux tourments que lui causaient le désœuvrement. Et puis, elle ne voulait pas devenir lassante. Et… et tout simplement, maintenant qu'elle devait vivre, elle ne savait tout simplement pas ne rien faire.

Elle avait d'ailleurs vérifié si elle avait bien le droit d'exploiter les ressources de la bibliothèque. Elle espérait trouver de quoi dépoussiérer ses souvenirs - notamment linguistiques et philosophiques. Entre cela et les entraînements auxquels elle s'était engagée, elle avait de quoi faire un moment. Ensuite, elle trouverait autre chose, c'était ainsi qu'elle avait toujours fait. Il fallait seulement qu'elle occupe son esprit de façon à ne pas se laisser chuter dans ses propres abîmes. Elle n'était plus seule, elle en trouverait la force, mais Coldris ne pouvait pas tout le temps la retrouver abattue. Et puis, si on en venait à lui raconter qu'elle sombrait dès qu'il la laissait quelques heures, il s'inquiéterait inutilement.

Elle s'était beaucoup tourmentée pour le lendemain, car elle n'avait aucune envie d'aller voir Oncle Eineld, mais elle n'y pensait plus tant depuis que son charmant soleil l'avait retrouvée. Elle se sentait mieux auprès de lui. Ce qu'elle avait en revanche entièrement oublié, c'était que sa vingt-deuxième année touchait à son terme. Elle ne l'en avait pas prévenu, car elle ne voulait pas qu'il se sente obligé de s'en préoccuper alors que leur mariage - cela faisait tout drôle à penser - lui avait déjà demandé tant de temps. Elle le lui dirait sans doute tôt ou tard, comme une anecdote, mais pour l'instant elle n'y pensait pas.

Éléonore se saisit lorsqu'un ressort non identifié jeta Coldris sur ses deux pieds. Qu'avait-il encore réussi à inventer ? - elle ne pouvait pas s'empêcher de se le demander. Elle le suivit d'un regard circonspect tandis qu'il contournait le sofa.

— Mais… Que… s'étonna-t-elle alors qu'il piquait une broche sur son corsage.

Ses paroles lui écarquillèrent les yeux. Quasi indignée, elle se retourna pour le regarder en face.

— Vous le saviez ! accusa-t-elle.

C'était qu'il était fier de son petit effet, en plus ! Traître ! Ah, elle le détestait ! Ah, elle l'adorait ! Ah, ce qu'il l'agaçait !

— Vous le saviez ! répéta-t-elle en secouant la tête de dépit. Et il lui avait laissé croire qu'il l'ignorait, quel voyou !

Elle se retourna pour se jeter à son cou sans un regard pour le bijou dans un premier temps. Il était adorable d'y avoir pensé, et ce même si elle se sentait un peu frustrée de s'être laissée surprendre. Il avait pensé à elle, et elle ne pouvait s'empêcher de trouver cela touchant. Elle l'aimait tellement ! Pouvait-elle le lui dire encore, ou n'était-ce pas raisonnable ?

— Vous y avez pensé… Mais… Que… Comment avez-vous su ?

En fait, c'était idiot de poser la question : parce que Coldris de Fromart savait tout. Oui, mais encore ?

Elle ne comprenait pas encore ce qui se passait, mais elle n’allait pas tarder à le découvrir, sa douce petite luciole. Il aurait pu jurer également de continuer à la surprendre jour après jour et il s’y employait dès lors qu’il le pouvait. Comme ce soir. Avait-elle elle-même oublié le jour de son anniversaire ? Il peinait à envisager une telle hypothèse tandis qu’elle s’étonnait de la broche qu’il venait de piquer dans son corsage, juste sous sa gorge.

Elle se retourna et lui fit les gros yeux. Bien sûr qu’il savait ! Un nouveau sourire de polisson victorieux se peignit sur ses traits. Elle pouvait lui faire tous les reproches du monde, il lisait dans le fond de son regard pétillant, écrasé sous ses sourcils inclinés combien elle était en réalité heureuse. Il eut tout juste le temps d’ouvrir les bras pour la réceptionner contre lui et la presser contre son propre corps.

Sa fierté en était d’autant que plus grande qu’elle semblait réellement avoir songé qu’il ait pu passer à côté de cette information.

Il souffla de rire à ses bredouillements.

— Comment ? Mais enfin, mon petit agneau, avez-vous donc oublié qui vous venez d’épouser ? Me sous-estimeriez-vous à ce point pour être étonnée qu’une si petite énigme ne puisse me résister ? Il roula légèrement des épaules, un sourire en coin, ce n’est pas ce qui arrête Coldris de Fromart, diable non !

Et il se mit à rire de bon cœur, pleinement satisfait. Pour les détails, il avait simplement demandé à ce que les registres paroissiaux soient vérifiés pour corroborer son hypothèse. Voilà tout. Qu’y avait-il donc de plus simple ?

Ah, cela non ! Comment aurait-elle pu oublier ? Il avait des yeux magnifiques et un sourire absolument renversant - au moins autant qu'ils étaient agaçants. Éléonore était bien en peine de comprendre où certains arrivaient à voir un vieillard. Il était simplement parfait, et aucun autre homme n'aurait pu combler son cœur.

Pour être entièrement honnête, elle doutait davantage de la qualité de son énigme que de sa capacité à en résoudre. Il fallait vraiment qu'il fut brillant pour comprendre même une devinette ratée. À vrai dire, elle ne pensait pas qu'il se serait si vite soucié d'identifier sa date de naissance.

Elle s'écarta légèrement de son corps et roula exagérément des yeux en l'entendant se désigner à la troisième personne, irrécupérable qu'il était. Elle l'aimait à la folie. Son rire la gagna.

— Vous êtes impossible - cela tenait sans doute du compliment. Comment ai-je réussi à tomber amoureuse d'un homme aussi… aaaah, vous êtes impossible !

La réponse était très simple : elle en était tombée amoureuse parce qu'il était une évidence, parce qu'il était absolument parfait, parce qu'il était impossible de ne pas l'aimer. Elle ne put s'empêcher de l'embrasser avant de glisser hors de ses bras pour se rasseoir sur le sofa en l'appelant du regard à revenir auprès d'elle. Curieuse, elle détacha la broche dont elle venait de se souvenir de cette position où elle la voyait très mal, pour enfin pouvoir l'observer.

— Un phénix ? identifia-t-elle avec un regard pétillant, retournant l'objet entre ses mains d'un émerveillement enfantin, détournant son esprit de toute considération technique. Est-ce…

Elle retint le "pour moi ?" qui lui brûlait aux lèvres. Il allait encore la charrier, cet imbécile. Elle aimait cet imbécile, mais devait-elle pour autant lui tendre le bâton ? Non. Elle le serra une nouvelle fois dans ses bras pour le remercier.

— Vous savez que vous n'êtes pas obligé de me couvrir de cadeaux, n'est-ce pas ? se sentit-elle obligée de demander.

Plus elle roulait des yeux, plus son sourire s’étirait. C’était ainsi. C’était pour cela qu’elle l’aimait non ? Et d’ailleurs elle le confirmait aussitôt et il éclata d’un rire joyeux.

— Mais parce que je suis unique et que je suis votre perfection, voyons ! Quelle question tout de même !

Il était évident qu’elle n’était pas tombée amoureuse de lui parce qu’il était un sage petit garçon de bonne famille aux excellentes références. Rien ne valait un ministre débauché opiomane à la malice éprouvée. Il lui rendit son baiser sans retenu, pourquoi s’en priver ? Puis contourna d’un pas joyeux le sofa pour s’y installer à son invitation. Elle détacha la broche pour l’observer. Il la suivit du regard, impatient de savoir si elle apprécierait son présent.

Il acquiesça. En effet, c’était parfaitement cela. N’était-ce pas ainsi qu’elle aimait l’appeler. Son début de phrase acheva de le faire sourire jusqu’aux oreilles. Il prit la broche de ses mains, faisant mine de l’examiner.

— Est-ce que c’est pour vous ? A vrai dire, pas particulièrement, mais j’ai eu beau chercher, je n’ai trouvé personne d’autre dont l’anniversaire était ce jour et qui m’appelait ainsi. Une petite grimace boudeuse pinça ses traits.

Elle l’étreignit et il en fit de même avant de lui rendre son cadeau. Il haussa les épaules à sa remarque.

— Vous n’êtes pas bien épaisse, mais il me faudra plus d’une broche pour espérer vous couvrir.

Petit sourire en coin, il se garda bien de préciser que son second présent en revanche avait tout de la description en question.

Si l'arrogance avait un poids, Éléonore n'était pas certaine que le sol put supporter celui de son époux. Il était impossible. Absolument impossible. Mais c'était cet homme-là qui avait rendu un sens à sa vie. Il était différent. Tellement différent. Était-il parfait ? Eh bien, ses défauts étaient infime comparés au soleil qu'il faisait briller, cela au moins était certain. Elle roula encore des yeux, amusée.

— Je vois que l'humilité ne fait toujours pas partie de vos défauts, soupira-t-elle avant de l'embrasser. Elle ne s'en lassait pas.

Elle identifia convenablement l'oiseau de feu représenté. Un phénix, mais elle préférait celui en chair et en os qui venait de s'asseoir à ses côtés. Interrompre sa question ne lui en épargna pas le revers. Elle pinça un instant les lèvres avant de lui adresser un sourire joueur.

— Ah, fit-elle. J'ignorais que vous étiez du genre à ne pas savoir que faire de vos bijoux. Mais j'aurais toutes les peines du monde à vous refuser un service alors si vous avez besoin de vous débarrasser de ceci…

Elle récupéra la broche qu'il lui rendait et l'étreignit.

Elle s'assura qu'il savait qu'il n'était pas nécessaire de lui offrir tant de choses. Tout ce qu'elle voulait, c'était être avec lui. Il ne prenait pas cela au sérieux, et elle sourit malgré elle à sa réplique.

— Ce que je voulais dire était que…

Elle s'interrompit. Il savait ce qu'il en était, parce qu'il savait qu'elle l'aimait.

— Merci, mon phénix.

Coldris haussa les épaules comme un bambin. Ce n’était pas maintenant qu’il risquait d’ajouter ce défaut à sa liste déjà bien trop longue.

— Figurez-vous que j’ai essayé, mais je n’ai pas trouvé de place pour l’ajouter, même en l’inscrivant en tout petit. Alors je me suis résigné. De toute façon, l’humilité c’est pour les timorées, et celui-ci non plus ne fait pas partie de mes défauts. Enfin vous vous rendez compte ? Cela en ferait deux à ajouter d’un coup comment espérez-vous que je puisse seulement y parvenir avec tout ce qu’elle contient déjà ?

Elle daigna finalement accorder son attention à son présent. C’était effectivement un phénix, elle ne s’y trompait pas. Et oui c’était bien pour elle. Enfin faute d’avoir trouvé quelqu’un d’autre à qui elle puisse être destinée bien évidemment. Ses lèvres se retroussèrent accompagnant ses yeux pétillants.

— Je sais parfaitement quoi faire de mes bijoux, soyez sans crainte, fit-il en caressant sa joue dans un regard langoureux. Enfin puisque vous tenez tant à me rendre service… Il déposa ses lèvres sur les siennes. Il serait bien malvenu de refuser n’est-ce pas ?

Il s’éloigna tout de même un brin. Certes il n’accordait pas la même attention aux bijoux que son beau-père, mais tout de même, de là à simplement s’en débarrasser ce n’était pas non plus dans ses habitudes. Peu importe ce qu’elle pouvait dire au fond, il voyait bien que cela lui faisait plaisir. Et c’était bien l’essentiel au fond, puisque c’était l’unique but de la manœuvre. Il lui rendit son sourire.

— Tout le plaisir est pour moi, ma jolie luciole.

Plus de place pour des défauts supplémentaires ? Elle le dévisagea, amusée. Elle n'était pas la personne la plus qualifiée pour lui en trouver, et pourtant…

— Vous avez bien trouvé de la place pour moi ! remarqua-t-elle.

Et elle était pourtant un fameux défaut, non ? Qu'importe, pourvu qu'il l'aime à jamais. Elle ne voulait même pas imaginer ce que serait si son soleil refusait soudain de lui renvoyer son amour. Elle chassa cette perspective cauchemardesque et tous ses propres défauts qui l'auraient rendue plausible.

— Ah ! Je suis perdue dès qu'il s'agit de convenances ! s'exclama-t-elle dans un sourire. Après tout, le pauvre, elle ne pouvait pas l'exploiter. Mais si vous n'y tenez pas, je ne ne voudrais surtout pas jouer les nutons !

Ni une quelconque autre créature qui, celle-là, se serait montrée avare. Finalement, elle était surtout heureuse de pouvoir passer encore du temps avec lui. Elle alla poser la broche à côté de sa couronne de laurier, sur ses gants. Cela n'allait pas du tout ensemble, il allait falloir qu'elle trouve une astuce pour pouvoir porter les deux.

Coldris lui sourit amusé. Alors comme ça, elle faisait partie de sa liste de défaut ? Allons bon ! Il haussa négligemment les épaules.

— C’est bien pour cela qu’il n’y a désormais plus de place : vous avez pris toute celle restante !

Pour la peine, il l’embrassa. Pour conclure aussi cette joute et avoir le dernier mot, disons les choses telles qu’elles étaient. Quant aux convenances, le mieux était sans doute encore de les laisser de côté. De toute façon, son esprit était déjà passé à d’autres considérations. Après tout, ils avaient un anniversaire à fêter n’est-ce pas ?

Et Coldris ne s’était pas gêné pour le lui fêter plusieurs fois. D’autant plus qu’elle allait bientôt devoir le quitter pour l’hôtel Tidrien comme convenu. Son propre père serait certainement très heureux de pouvoir également en faire de même quoique bien évidemment pas de la même façon.
Et comme leur temps était compté, c’était aux aurores qu’il l’avait tirée du lit sans ménagement avec son enthousiasme habituel dès lors qu’il se mettait à bouillir d’impatience. Il ne lui avait pas laissé le choix : ce matin, ce serait équitation. Et tant pis s’il bruinait ! Ce n’était pas ça qui risquait d’entacher le plaisir non dissimulé qu’il éprouvait à l’idée de lui offrir un cadeau littéralement imposant.
Il n’avait pas pris la peine de déjeuner. Simplement de s’habiller et s’était dirigée vers les écuries en sa compagnie. Il prendrait Sophia, mais ce n’était pas l’important pour l’heure. D’un pas, il se glissa malicieusement derrière sa petite luciole pour lui couvrir les yeux et la fit avancer doucement entre les stalles, sous le regard curieux des chevaux qui sortaient leur tête pour assister au drôle de manège. Coldris s’arrêta devant l’une d’entre elles. Une belle jument haquenais d’un noir profond se présenta. Il lui rendit la vue.

— Elle est pour vous, précisa-t-il avant qu’elle ne pose la question. et non, personne d’autres n’en voulait. Pas même, Alduis. Pourtant Dieu sait qu’elle doit être plus rapide que sa jument, se moqua-t-il pour la forme.

Éléonore ne put s'empêcher de sourire. C'était donc elle qui avait volé sa place à son humilité ? Oh, après tout, avec ou sans place, Coldris n'aurait pas voulu d'un tel trait. Elle l'aimait déjà sans. Elle l'aimait à la folie.

Elle aurait aimé préciser qu'elle dormait mieux avec lui, mais encore aurait-il fallu pour cela qu'elle puisse consacrer du temps à cette activité. Elle ne s'était pas imaginée, en veillant avec lui, que ce serait pour être tirée du lit avant les poules. Enfin, tant mieux : ce n'était pas la journée pour qu'il disparaisse comme un voleur !

Ce n'était pas non plus comme si elle avait l'habitude de s'éterniser dans le sommeil. Elle se leva et se prépara de bonne grâce pour l'accompagner : Son Excellence avait apparemment ses projets, et elle ne tenait pas à jouer les rabat-joie. Elle était toutefois incapable de retenir ses regards suspicieux : qu'avait-il encore inventé comme bêtise ? Elle passa tout en revue, lieu qu'il aurait voulu lui montrer à vilain tour pour marquer le coup - elle manquait forcément quelque chose, l'attitude de Coldris le hurlait -, mais aucune de ses hypothèses ne suffit à expliquer pourquoi elle se retrouva soudain privée de vue en arrivant dans les écuries. Ce n'était pas la première fois qu'elle devait l'y suivre sans les yeux, mais cette fois, elle se méfia davantage. Son espièglerie pouvait surgir à tout instant.

De nouvelles suppositions se bousculèrent, mais il ne se passa rien. Il s'arrêta et découvrit ses yeux. Elle dévisagea, incrédule, l'équidé qui lui faisait face - elle ne pensait pas l'avoir déjà vu, tout à propos. Tout à coup, elle fut certaine que tout ce cérémonial avait constitué la seule plaisanterie. Il devait être si aisé de jouer avec les soupçons d'une personne comme elle.

Éléonore n'eut pas le temps de remettre toutes ses idées en ordre que son annonce lui décrocha la mâchoire. Elle se recomposa en une fausse indignation pour ses taquineries.

— Je… Quand vous dites qu'elle est pour moi, vous voulez dire que…

Non, bien sûr qu'il ne voulait pas dire qu'il la lui prêtait pour la matinée. Quoiqu'elle n'en était même pas certaine. Elle désigna la broche qu'elle avait accrochée sur son cœur.

— Mais… C'est qu'il y a déjà… je veux dire…

C'était parfaitement déraisonnable. Qu'il n'avait pas besoin de faire cela. Que la jument était magnifique, mais lui impossible. Qu'il exagérait. Elle ne voulait pas finir parmi celles qui espéraient recevoir une montagne de diamants dès que Monsieur passait la porte. Chassant cette crainte, elle se retourna pour le serrer dans ses bras. Puis, soudain alertée par cette question, la posa :

— Comment s'appelle-t-elle ?

Coldris l’avait entrainé dans les écuries avec une idée bien particulière : certes, ils allaient effectuer son habituel promenade matinal, mais cette fois-ci, ce serait sur son propre cheval, elle n’aurait plus ainsi à se sentir mal à l’aise à l’idée de prendre l’un des siens. D’autant plus que certains pouvaient avoir le caractère tempétueux de leur propriétaire.
Ah ! Et voilà qu’elle recommençait à imaginer qu’il aurait pu faire erreur en la lui présentant… C’est qu’elle était au moins aussi têtue que lui. Il arqua un sourcil dubitatif le temps qu’elle achève sa déduction, mais les mots s’étouffèrent sous ses doigts qui se refermèrent autour de la broche offerte la veille. Oui, il y avait déjà cette broche, qu’est-ce que c’était qu’une broche ? Il haussa légèrement ses épaules raidies par les ans.

— Virgil vous aurez certainement répondu mieux que moi, mais il n’existe pas à ma connaissance de décret limitant la taille ou le montant des présents à offrir selon les célébrations ! Le Diable nous en garde ! plaisanta-t-il dans une étincelle du regard.

Elle se retourna finalement pour l’étreindre et il entoura ses épaules de bon cœur. Quant à sa question…

— Comme il vous plaira, ma douce étoile. C’est la vôtre désormais, baptisez-la comme il vous sied.

Il était fou. Il était déraisonnable. Il était fou, et elle était folle de lui. Mais il suffisait de le serrer contre elle pour savoir que ce n'était pas l'effet de ses cadeaux. Elle étouffa son rire contre son épaule. Sa place. Ce n'était pas drôle, ou peut être que si, elle n'en savait rien, il la faisait rire tout de même. Un rire entre la joie et le dépit, qui se retenait de le traiter gentiment d'idiot.

Et cette bestiole qui n'avait pas de nom ! Éléonore se détacha pour bien regarder le sombre animal. Tendit doucement la main afin de caresser son poil noir.

Elle se tourna vers Coldris en essayant de ravaler son sourire, et proposa :

— Hmmm… peut-être quelque chose comme « Alba »… Non : Neige. Neige, cela lui sied à merveille ! Sauf pour ses pattes, bien entendu !

Il était fou. C’était bien ce qu’elle pensait en cet instant ? Et il adorait qu’elle le pense. Puisse-t-il longtemps la surprendre et l’étonner de la sorte. Autant qu’elle-même savait d’ailleurs le faire.
Il s’approcha à son tour de la haquenais pour caresser son chanfrein de jais tandis qu’elle songeait au baptême de la jument.
Ah ça pour la surprendre elle n’était pas en reste non plus ! Il lâcha un éclat de rire à sa proposition pour le moins incongru : mais c’était ainsi qu’il l’aimait, avec son esprit de contradiction.

— Neige… Ah c’est officiel, tout le monde saura désormais pourquoi vous êtes ma femme ! Quant aux pattes, s’il n’y a que ça, un peu de poix remédiera au problème, suggéra-t-il.

Un sourire amusé se dessina.

— Que diriez-vous, de faire enfin ce pourquoi nous sommes venus ici ? il déposa malicieusement un index sur ses lèvres. Vous pensiez réellement que par équitation, j’entendais m’affaler de la paille ?

Ah, il fallait l’entendre rire de ses idioties ! Elle-même se laissa contaminer. Eh bien, à quoi s’attendait-il donc d’autre ? D’ailleurs, elle comptait bien rester sur sa proposition. S’il suffisait de s’abandonner à son esprit de contradiction pour justifier leur mariage, ce serait bien facile ! Quant au reste…

— Pauvre bête… soupira-t-elle, amusée. Quand il lui aurait suffit de ne pas marcher dans la farine.

Ce qu’ils étaient venus faire ici ? Ah, oui, juste : il n’avait pas arrachée de son lit aux aurores juste pour le plaisir de l’ennuyer - elle était pourtant certaine qu’il en était capable.

— Avec vous, on ne saurait jamais en être sûr… fit-elle remarquer. Dans les deux cas, quitte à être réveillée…

Mais soit : puisqu’il voulait une promenade sous la pluie, ils se promèneraient sous la pluie. De préférence assez longtemps pour pouvoir opportunément oublier qu’elle avait rendez-vous