[Flashback - 1584 -1594] - Et ils vécurent heureux et eurent un enfant...

Qu'attendait-il d'elle exactement ? Il haussa un sourcil, légèrement circonspect. C'était à dire qu'il n'avait pas attendu grand chose, seulement… obéi à son père. Non, bien sûr, il y avait certaines évidences - qui ne dépendaient absolument pas de lui, d'ailleurs - mais ce n'était évidemment pas pour s'entendre préciser de banalités qu'elle l'interrogeait. À moins que la question ne porte sur sa visite ? Qu'elle… ait interprété sa démarche autrement ?   

— En fiancé parfaitement désastreux, j'ai dû oublier de me pencher sur la question, admit-il. Je me disais qu'il serait intéressant que tu ne portes plus que de l'orange et que tu teignes tes cheveux dans une couleur plus foncée, mais dans l'immédiat, si je pouvais réussir à te rassurer j'en serais très content.

Démétrius semblait étonné de sa question pourtant elle était très sérieuse : qu’attendait-il de sa femme ? Outre les banalités d’usage, elle avait besoin de savoir à quoi ressemblerait leur mariage, car s’il imaginait sa femme comme sa propre mère – et Dieu savait qu’elle l’appréciait – et bien… elle doutait de ne pouvoir s’y conformer avec tout le respect qu’elle avait pour eux.

Elle cacha délicatement son brin de rire derrière sa main. Elle en déduisit néanmoins que la réponse devait être si évidente qu’il n’avait pas pris le temps de se questionner. C’était en soi une réponse, non ? De l’orange et des cheveux teints ? Allons bon, songea-t-elle dans une moue dubitative.

— Mon cher Monsieur d’Aussevielle, entama-t-elle en se penchant dans un sourire espiègle, dois-je en déduire que l’automne est votre saison favorite et que vous ne sauriez vous en passer ou n’est-ce là qu’une obsession de votre part ? Vous apprendrez à vos dépens que quand bien même j’en apprécierai la couleur, je ne saurais me conformer à de tels ordres.

Manière délicate de lui dire qu’il n’avait pas intérêt à s’amuser à la commander comme il le faisait avec ses hommes ou il n’aurait plus qu’à hurler à la mutinerie.

Le futur marquis fronça les sourcils et posa les deux mains à plat sur ses accoudoirs pour se lever et la rejoindre. Alors… cette histoire de robe orange était bien sûr une pure plaisanterie, mais disons que dans les évidences, il y avait tout de même un minimum de… prise en considération de ses demandes, n'était-il pas ? Et ne certainement pas commencer à tout contester pour le plaisir de le contrarier parce que ce n'était pas ce qui allait rendre les choses faciles. Ce n'était pas parce que c'était elle qu'il fallait espérer le voir céder à tous ses caprice. Il voulait bien être très diplomate mais le devoir n'était pas sujet à plaisanterie.

Il s'appuya sur son accoudoir droit. Oui, définitivement, assise, elle était plus petite que lui. 

— Mademoiselle de Fromart...

Il ne s'agissait pas, néanmoins, d'une mission d'intimidation, loin de là. Ses mains plongèrent, la première dans son dos et la seconde sous ses genoux pour la soulever avant qu'elle n'ait le temps de protester. Tant pis si ce n'était pas très convenable.

— Vous apprendrez à vos dépens que c'est Capitaine et non Monsieur, poursuivit-il en reculant vers une zone plus dégagée pour s'y mettre à tourner sur lui-même. 
Que je n'aime que l'été et le printemps - enfin, il préférait - Et qu'il est très mal élevé de refuser une requête soumise avec tant d'espoir par l'humble chevalier qui voulait seulement vous rassurer.

Il fit quelques pas pour la déposer - un peu de travers mais le plus délicatement du monde dans son fauteuil, posant presque un genou à terre dans cette opération avant de se relever.

Bérénice le suivit du regard lorsqu’il se redressa et s’approcha d’elle. Elle leva doucement les yeux vers sa haute stature qui la couvrait désormais d’ombre, se demandant bien ce qu’il comptait  faire quand… elle se retrouva soudainement portée entre ses bras. Elle aurait sans doute dû s’offusquer de cette attitude cavalière et bien peu convenable, mais en réalité, elle ne parvenait plus qu’à lui sourire. Au fond cela n’avait pas tant d’importance puisqu’ils allaient eh bien… hmm… se marier. Et… enfin… voilà. Ce qui était étrange c’est qu’elle avait alors l’impression que leur différence d’âge disparaissait autant qu’elle s’étirait tant cela la renvoyait à de lointaines années où il avait pu porter sa princesse entre ses bras après l’avoir sauvée d’un dragon-fourche.

Capitaine. Pardon, il est vrai que Monsieur aimait à ce que l’on use de son grade. Elle aurait dû s’en souvenir depuis leur dernière conversation tout de même. La seule différence était qu’il était désormais monté en échelon. Et comme il entreprenait de reculer, elle passa ses bras autour de son cou pour se stabiliser.

— Vous serez heureux d’apprendre, Capitaine d’Aussevielle, qu’il s’agit également de mes saisons favorites et que si l'orange – du crépuscule donc, plus que de l’automne – sait tant vous ébaudir, alors sans doute pourrais-je m’en vêtir pour avoir le plaisir de vous voir sourire. Néanmoins, sachez que je refuserai de me plier à toutes vos extravagantes requêtes pour le simple fait que je vous dois d’être dévouée, mon beau – presque – fiancé au regard d’acier. Et si je saurais vous appuyer et vous écouter, n’essayez point de me dompter ou de m’écraser.

Elle fut déposée avec douceur dans ce fauteuil où sa posture n’avait plus rien de très convenable pour une rencontre avec son futur mari et se redressa somme toute rapidement, avant de reprendre sur la même légèreté, quoique plus espiègle:

— Mais dîtes-moi, mon preux chevalier, n’êtes-vous point censé gagner les faveurs de votre Dame, en lice ou en lui chantant la fine amor ? fit-elle innocente.

Avec tout ce jeu, elle en avait presque oublié ses craintes et ses interrogations. Enfin… sans doute reviendraient-elles en temps et en heure.

C'était qu'elle restait tout de même sur cette histoire d'orange ! Le fait était qu'il n'était pas venu pour chercher des raisons d'entrer en conflit. Il cessa de tourner - le but n'était pas de ne plus tenir droit et de la laisser s'éclater la tête par terre en tombant. 

— Rien ne me peinerait plus que d'en arriver là, répondit-il très sincèrement. Comme je le disais : je veux seulement que cela se passe bien.

Ce qui signifiait qu'il n'avait certainement pas à être le seul à faire des efforts, et que s'il voulait bien être très diplomate, il attendait tout de même un minimum de respect. La confrontation ne gagnait à personne, mais ce n'était pas lui qui avait le plus à y perdre. Sujet clos. 

Il se rassit, cette fois dans le fauteuil qui se trouvait à côté du sien. 

— Mais c'est qu'elle me ferait bientôt frôler la mort avant de daigner se déchausser ! Non mais dites donc ?! Et que faites-vous donc, ma belle amie, de toutes les fois où je vous ai sauvé la vie sans rien demander en retour ?! 

Ou comment éviter de lui rappeler qu'il s'agissait bel et bien d'un mariage qui aurait lieu que cela les arrange ou non, avec tout ce que cela pouvait impliquer. 

— À défaut de combats superflus, je peux sans doute vous proposer mon oreille la plus attentive et mon épaule si vous aviez un jour besoin de vous y reposer.

Rien ne le peinerait plus et il voulait que tout se passe bien. Oui. Elle aussi bien sûr, mais elle doutait que leurs attentes ne soient compatibles. Elle savait déjà qu’elle ne pourrait jamais obéir aveuglément comme tout bon soldat ou comme toute épouse le devrait. Elle ne cherchait pas le conflit, elle voulait simplement exister. Être son égal, pas son subalterne. Et en réalité, le connaissant sans doute trop bien, elle craignait de n’échanger l’autorité de son père pour une autre tout aussi entravante pour son esprit, si ce n’est plus. Et pourtant, elle ne voulait pas plus le blesser ou lui rendre l’existence difficile… Elle baissa le regard, rangeant ses craintes au fond de son cœur, aussi loin qu’elle le pouvait. Elle n’aurait jamais de réponses et il fallait se faire une raison : il ne serait sans doute jamais d’accord sur ce point.

Démétrius la reposa sur le fauteuil et elle se prit à le taquiner pour oublier pour masquer ses inquiétudes. Elle rit toutefois de bon cœur et délassa l’un des rubans verts qui liaient ses manches à son corsage puis se pencha pour le nouer à la poignée de sa rapière avant d’embrasser pudiquement sa joue.

— Vous voici dédommagé pour vos prouesses passées. Je gage que nous pouvons désormais repartir de bon pied ?

Et comme il lui proposait son oreille et son épaule, elle déposa timidement sa main par-dessus la sienne agrémentée d’un discret « Merci ».

Passé quelques secondes et oubliant leur petit jeu précédent, elle repassa à l’habituel tutoiement pour lui poser la question qui la chagrinait et comme il avait indiqué bien vouloir l’écouter…
— Est-ce que tu vas m’obliger à venir à l’église ? questionna-t-elle avant de se rendre compte qu’il allait détourner joyeusement ses propos. Elle préféra donc anticiper dans un sourire sa réponse : je veux dire, après nos noces, bien entendu.

Et voilà qu'un joli ruban vert et un baiser sur la joue récompensait tous les efforts qu'il avait fourni pour la sauver dans leurs jeux d'enfance. Il avait suivit ses gestes, intrigué. Il eut un léger rire. 

— Voilà qui est mieux, conclut-il ce petit jeu avant de lui proposer ce qu'il était actuellement capable de lui offrir. 

Sa question lui fit hausser un sourcil et il s'apprêtait à rappeler que la cérémonie se ferait difficilement en son absence quand elle précisa sa pensée. Il était vrai qu'elle était la fille de Coldris de Fromart… c'était tout de même fort incommode. Il s'interdit comme il put de songer que tout aurait été tellement plus simple avec son Isaure. Qui avait tout eu pour devenir une épouse idéale… Non, c'avait beaucoup être entièrement vrai, il aurait été parfaitement mesquin de sa part de commencer à les comparer. 

C'était tout de même une question délicate. Il ne pouvait pas décemment faire comme si cela n'avait aucune importance. Ne fût-ce que - que le Seigneur lui pardonne cette hypocrisie - ce qu'il fallait pour ne pas trop nuire à leur image. Dans certains cas, c'était tout de même une question de convenance. Lui non plus ne faisait pas uniquement ce dont il avait envie. Mais même pour elle en tant que personne… Non, il n'avait pas moralement le droit de ne même pas l'encourager sur la bonne voie. Ce n'était pas ici qu'elle aurait pu apprendre quelle plénitude cela procurait. Quel soutien dans les moments les plus désespérés. Il était parfaitement incapable d'imaginer le vide que l'incroyance pouvait laisser.

— Mon but n'est pas de te rendre la religion encore plus insupportable qu'à ton père et ce n'est pas en te traînant de force que je pourrai espérer te montrer tout ce que cela peut apporter… mais je manquerais à tous mes devoirs si je n'arrivais pas à te convaincre de faire un effort. Tu comprends ? Je... Est-ce… un endroit si terrible pour toi ?

À vrai dire, il avait du mal à comprendre ce lieu pouvait avoir d'à ce point repoussant pour devenir sa préoccupation première. Elle ne pouvait tout de même pas être si inquiète pour ce qui était, au pire, un moment d'ennui.

Au moins trouvèrent-ils un terrain d’entente sous la forme de ce simple petit ruban qui nouait désormais le passé au présent et même au futur. Elle devait avouer qu’elle préférait l’entendre rire et que cela endormit quelque peu les angoisses qui se pressaient dans son abdomen. C’était étrange, car si d’un côté il lui semblait le connaitre, de l’autre elle avait perpétuellement la sensation qu’il lui était inconnu. La seule chose qui demeurait de son enfance, était la confiance qu’elle lui accordait toujours si tant est qu’il ne décide pas de la briser.

Ce fut d’ailleurs pour cette raison qu’elle lui posa cette question absolument idiote et hors de propos. Chose dont elle se rendit bien vite compte face à l’étonnement qui le parcourut. Elle était à deux doigts de lui dire d’oublier cela, mais c’était trop tard. Elle savait qu’il cherchait déjà la meilleure façon de formuler sa réponse.

Il y avait pire que papa. Il y avait Alduis. Papa pouvait encore faire semblant quand sa charge l’exigeait. Alduis hmm. C’était sans doute terminé depuis bien longtemps. Elle acquiesça néanmoins aux efforts. Il était évident qu’elle ne parlait pas des messes de représentation auxquelles elle se devait d’assister. Elle ne voulait pas entacher son nom ni la respectabilité de sa famille. Elle parlait… Du quotidien. Elle prit une inspiration, consciente qu’elle se dirigeait droit vers une pente glissante et boueuse.

— C’est… Je n’aime pas les prêtres… Je… Je suis désolée, tu vas certainement être révolté et je comprendrais, mais… mais… je trouve que ce ne sont que des moutons bêlant bêtement sans réfléchir.

Elle serra ses poings sur ses genoux.

— Je ne veux plus les entendre dire des idioties sur les femmes. Elle leva vers lui un regard implorant : je t’en supplie dis-moi que tu ne crois pas que tout est de la faute Eve et que nous sommes toutes destinées à passer notre vie à racheter. En fait je ne sais même pas quoi ! C’est juste une excuse stupide pour justifier que les hommes nous dominent !

Il voulait comprendre. Comprendre ce qu'il pouvait y avoir de si odieux pour elle dans cette activité si simple. 

Elle… n'aimait pas les prêtres. À vrai dire, cette façon de le dire le surprit - voire l'inquiéta - plus qu'elle ne le fâcha. Quant à la suite… c'était un jugement hâtif, mais le lui renvoyer en pleine figure n'arrangerait rien. Il encaissa et soutint son regard, manière de l'inviter à développer le véritable problème. Les… femmes ? Il poussa un lourd soupir. 

— Les choses sont plus compliquées que cela. La nature de l'Homme est ce qu'elle est et elle est soumise à l'erreur. Et à tenter de les réparer. Faire de son mieux. Si c'est ta question : je ne reportes la faute de rien sur personne. C'est beaucoup trop facile d'accuser. Notre Seigneur saura à quoi s'en tenir et ce n'est pas à moi de juger de ce genre de choses. Calme-toi et fais-Lui confiance avant tout. C'est une autre chose qu'il ne m'appartient pas de juger mais tous les représentants de Dieu ne se valent pas et… ils ne sont qu'humains. Je comprends que cela te déplaise mais… passe outre. Sache reconnaître ce dont tu es responsable, en général c'est bien assez. Trop pour certains. Et… À quand… remonte la dernière fois que tu t'es rendue dans une église ?

Question sans le moindre jugement. Il voulait seulement savoir à quoi s'en tenir. Porter longtemps sa rancoeur n'aidait pas.

Elle savait que ce n’était pas le meilleur sujet de discussion, mais elle devait absolument savoir ce qu’il en était. Elle voulait connaitre l’avis de l’homme avec qui elle allait passer bon gré mal gré le restant de ses jours. Parce que s’il pensait comme cet idiot de vicaire, il pouvait toujours aller se rhabiller… Ils auraient tôt fait de vivre chacun de leur côté. Elle n’était pas prête à entendre de telles inepties sortant de sa bouche. Et… Et… tant pis pour tout le reste !

Soumise à l’erreur, oui, mais ces hommes étaient tout de même censés détenir LA parole de Dieu, prétendu les seuls à pouvoir le comprendre parce qu’ils étaient si formidables (et rien que cela avait de quoi lui hérisser les poils, car tous ces hommes… n’étaient ni plus ni moins que de simples hommes, alors pourquoi se permettaient-ils de tenir de tels discours et gardaient-ils farouchement les Saintes Écritures ?) Lui faire confiance. Oui, elle le voulait bien. Parce qu’elle n’osait pas l’avouer, mais elle s’était tenue à ses prières quotidiennes quand ils partaient en campagne et que puisque cela ne faisait pas défaut, elle continuait de peur que le jour où elle oublie, une tragédie ne se produise. Passer outre… Elle secoua la tête. Elle ne pouvait pas, pas quand on lui servait de tels discours alors qu’elle ne voulait qu’une oreille attentive pour l’écouter.

— Il y a cinq jours… avoua-t-elle en baissant le regard sur son jupon. Quand mon père m’a dit pour… J’ai… Le lendemain… Je ne savais pas à qui parler… Parce que je ne voulais pas encore embêter Alduis, alors je suis allée le voir. Puis elle réalisa qu’il n’était sans doute pas au courant et releva les yeux vers lui. Il y a deux ans… Ton père a « trouvé » un vicaire pour la chapelle. Papa n’était pas trop content. C’était un euphémisme… Mais il a cédé. Je ne me souviens plus comment. Je ne lui avais jamais trop parlé… Et.. Elle fronça les sourcils Cet idiot m’a accusé de m’être déshonoré dans un inceste ! Enfin regarde-moi ! Comment je pourrais faire une telle chose ! Il a voulu me faire jurer que j’étais vierge ou alors il menaçait de m’envoyer au couvent !  Et quand je lui ai dit que c’était toi que j’épousais, j’ai eu le droit à toutes ces bêtises sur Eve et sur le fait que je devais racheter son péché en donnant la vie ! Elle agita ses bras, agacée. Tout ça, c’est des sornettes ! Tu as raison, je peux bien Lui faire confiance, je ne vois pas pourquoi j’irais voir ou prêtre ou mettre les pieds dans une église. Comme s’il m’entendait mieux !

Démétrius s'était attendu à beaucoup de choses en posant la question, mais certainement pas à ce que cela soit aussi récent. Enfin, récent… cinq jours, c'eût été énorme pour lui en étant à la maison. Il était déjà rare qu'il s'en tienne éloigné une journée entière. Mais on parlait de la fille de Coldris, et… Oui, évidemment, une raison comme celle-là, c'était évident. Beaucoup se tournaient vers l'amour de Dieu au cœur du désespoir, même ceux qui le négligeaient dans les joies. N'était-ce pas finalement la preuve que chacun savait au fond de lui-même qu'il ne pouvait s'en passer ? 

On avait beau le charrier sur son optimisme, le fait que son père ait tenté de placer un vicaire à Fromart montrait bien qu'il n'était le seul. Il imaginait bien que la démarche n'ait pas plu à son parrain, seulement ce n'était pas parce qu'il… avait les difficultés qu'il avait à cet égard qu'il devait entraver les autres. 

Une profonde incompréhension se plaignit sur le visage du jeune homme quand Bérénice se mit à parler d'inceste. Mais… il… Comment ? Oh, doucement, lui ne lui avait jamais rien reproché de tel ! Et bien que parler de couvent soit somme toute cohérent, lui n'avait jamais rien dit à ce sujet non plus. Il se rapprocha et attrapa ses mains qui s'agitaient trop à son goût en cherchant son regard alors même qu'il ne manquait rien de sa dernière remarque. Bon, malgré la provocation, il y avait un bon signe à voir dans la concession qu'elle faisait. 

— Calme-toi, enfin. Je… j'avoue ne pas comprendre d'où votre vicaire a pu penser de vous une telle chose, et je comprends que cela t'ait fort offensée - il n'avait pas besoin d'une petite sœur de sang pour imaginer déjà ce qu'il aurait ressenti face à une telle accusation - Mais t'enfermer dans la colère ne mènera à rien, crois-moi… Tu le disais à l'instant : il ne te connaissait pas sinon par… sans doute ce qu'il devinait des excès de ton père - et sans doute la vision de certains domestiques. Un homme de Dieu ne devrait pas préjuger, et j'ignore ce qui a pu se passer pour en arriver à de telles déductions, mais ne fût-ce que pour ton bien, ne t'accroches pas à cette rancoeur, elle te rongera.

Il soupira. 

— Personnellement, sans me considérer comme le dernier des imbéciles, je considère qu'un prêtre a toute sa place parmi nous. Il est présomptueux de croire que l'on devrait faire ce chemin sans guide. Quant au lieu qu'est l'église… je ne suis pas d'accord non plus : ces lieux-là sont plus proches de Notre Seigneur, et pour avoir dû m'en passer un certain temps, je peux t'assurer que je l'ai senti. On s'y trouve plus aisément et l'on perdrait à s'en exiler. J'ai senti que j'y étais mieux, cette semaine, et si je l'avais passée à côté de mon lit, je sais que cela n'aurait pas été aussi efficace.

Bérénice était folle de l’attitude du vicaire, et en reparler après seulement (ou déjà ?) cinq jours n’arrangeait rien. Elle fut tout de même rassurée de lire l’étonnement se peindre sur son visage. Déshonorée. Et par un inceste. Elle n’aurait pas pu finir plus salie par des mots. Elle sentit soudain que l’on attrapait ses mains. Cela pouvait paraitre surprenant, mais ce fut néanmoins suffisant pour la calmer et laissait toute sa fureur s’évaporer rien que par sa simple présente sûr et apaisante.

— Ce n’est pas que cela… Il a aussi souillé le nom de mon frère ! Il a peut-être mal compris, pourtant il n’a jamais posé de questions. Il n’a fait que m’accuser et m’admonester ! Dieu est miséricordieux, mais certainement pas ses serviteurs, grogna-t-elle. Mais tu as sans doute raison, je ne devrais pas m’y accrocher, seulement je n’y arrive pas. Je me sens désormais réellement… poisseuse. Et cela me dégoute profondément. Je devrais certainement aller exiger réparations.

Et si cela ne lui convenait pas, elle irait tout rapporter à son père qui serait ravi d’avoir l’occasion de le mettre à la porte.

Quant aux prêtres et aux églises, elle haussa les épaules comme une enfant.

— Moi, je ne les aime pas. Cela n’a rien d’accueillant. C’est juste… oppressant… Tout est fait pour écraser là-dedans : les voutes immenses, les puissantes colonnes... jusqu’au silence qui bourdonne dans tes oreilles. Tout est froid et austère comme la mort. Cela n’a rien d’un lieu de paix, au contraire, on n’y ressent que l’autorité.

Son frère, oui, il comprenait. Elle était blessée, mais son attitude n'était pas productive. C'était souvent bien difficile de l'être dans ces moments-là et…

— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Pas ainsi. Tu es encore en colère et je crains que cela ne fasse qu'attiser les tensions d'aller revendiquer. Tu te mettrais inutilement en porte à faux, et il ne manquerait plus que quelqu'un entende et aille répandre ces calomnies. Il ne lui ferait pas l'affront de douter que ce soit parfaitement infondé. Si tu le souhaites, je peux essayer de faire quelque chose, mais de ton côté, n'en rajoute pas, tu te ferais du mal. Je sais que ce n'est pas l'impression que cela t'a donnée, mais tu as eu la bonne réaction en cherchant du soutien auprès de Notre Seigneur pour… tout cela. Ce qui les concernait. 

Seulement, cela n'avait pas été ce que l'on en attendait. Le raisons les en dépasserait sans doute toujours et il fallait parfois l'accepter. Il fallait qu'elle passe outre cette expérience. Elle ne pouvait pas se laisser ronger par la haine pour un malentendu. Tout révoltant puisse-t-il être. 

Le reste le laissa plus perplexe. C'était à dire qu'il n'y voyait vraiment pas la même chose. Peut-être pouvait-on se sentir petit dans certains édifices, mais on l'était aussi face à la mer et cela n'avait rien d'oppressant. De lieux senti pour écraser, il aurait désigné sans reproche le palais royal. Quant à l'autorité… il n'était sans doute pas opportun de lui rappeler que c'était une chose saine entre les mains de qui savait l'exercer justement. Et qui plus justement que Lui ? 

— C'est un lieu de paix, maintint-il. Quand on s'autorise à le voir de cette manière. C'est dans le silence que tu t'entends le mieux. Je regrette que tu ne le ressente pas ainsi… Enfin, soit.

Cela ne servait à rien de débattre plus longtemps de ce sujet. Il se rassit convenablement dans son fauteuil, sans la quitter des yeux, en attendant de voir si elle désirait parler d'autre chose.

La seule chose dont elle avait désespérément envie était d’obtenir réparation pour ce que ce vicaire avait pu ne serait-ce qu’oser s’imaginer. Parce que premièrement, quelles qu’aient pu être la nature de ses relations masculines récentes, elle n’était pas idiote au point de se déshonorer, et que deuxièmement, elle était encore moins idiote et dépravée ou Dieu savait quoi pour avoir l’idée saugrenue de le faire avec son frère. Oui, ils étaient proches. Fusionnels même. Oui, elle l’aimait plus que n’importe qui et en vérité aucun homme ne parviendrait sans doute jamais à l’égaler et encore moins à le surpasser, et oui elle s’était imaginée plus d’une fois l’épouser avant de réaliser que c’était impossible et qu’elle devrait se contenter de rêver d’avoir un époux comme lui. Mais non… elle n’aurait jamais… couché avec son frère. Cette simple idée la faisait frissonner. C’était bien pour cela qu’elle se gardait toujours de préciser à quel point il avait une place importante dans son cœur…

Démétrius désapprouvait et elle ne savait quoi en penser. Elle n’avait pas confiance. Pas en lui, non, mais en le vicaire. Qui savait quel genre de choses odieuses il serait capable de lui raconter pour se justifier ? Après ce qu’il avait dit, elle ne voyait pas ce qui l’en empêcherait.

— Je ne sais pas… entama-t-elle sans préciser à quelle partie se raccrocher ses propos. J’ai peur qu’il essaye de te dire des choses honteuses à mon sujet pour essayer de se disculper. Et… et si tu finissais par le croire et me détester ?

Elle tourna la tête loin de son regard. Elle n’était pas prête à l’épouser mais le décevoir l’aurait profondément blessée et peinée. Sans parler de son père qu’elle aurait dû affronter. Quoique s’il avait appris que le vicaire était responsable, il aurait vite choisi son camp.

— Je devrais peut-être juste tout raconter à Papa ?

Et comme cela, il ne lui resterait plus qu’à faire ses valises et partir loin d’ici. Il n’en demeurait pas moins qu’après leur dispute, elle ne se voyait pas vraiment lui demander ce service.

Le silence, Bérénice le détestait. Il n’était bon qu’à attiser ses pensées comme un soufflet. Il n’était bon qu’à l’étouffer à chaque nouvelle inspiration comme si ses poumons se remplissaient de vide. Il n’était bon qu’à la terrifier quand il enveloppait son être. Le silence c’était ce qu’elle côtoyait en permanence lorsqu’elle était seule, ce qui lui faisait parfois demander des choses dont elle n’avait pas besoin à ses domestiques juste pour pouvoir parler et quitter sa solitude un bref instant.

Elle avait beau avoir opiné, elle ne voyait pas comment elle pourrait changer d’avis et ce, quoi qu’elle respecte le sien. Tout cela lui faisait surtout réaliser à quel point elle risquait de se retrouver seule et perdue loin de ses repères lorsqu’il repartirait en campagne et qu’elle aurait désormais deux raisons de s’inquiéter de se tordre l’esprit. Après plusieurs seconde de cet étouffant silence, elle reprit la parole.

— Je… Nous allons partir à Aussevielle, n’est-ce pas ?

Si loin, qu’il n’y aurait même plus son père avec qui parler lors des repas en attendant sa permission. Le plus loin qu’elle était partie de Braktenn, c’était Ultimamor ou Bramevert. Aussevielle… c’était le bout du monde pour elle. Elle n’avait pas d’ami proche certes, mais elle perdrait la multitude de relations qu’elle avait réussi à nouer pour tromper l’ennui.

Bérénice hésitait. Il secoua la tête et rattrapa l'une de ses mains depuis sa place. Si elle n'avait rien à se reprocher, il n'y avait pas de raisons. La seconde suggestion lui fit pincer les lèvres. 

— Je ne suis pas certain que ce soit la manière la plus diplomatique de gérer cette situation.

Il était même certain que c'était le contraire. Mais il se voyait mal interdire à son parrain de savoir ce qui se passait chez lui. 

— Je peux toujours essayer, je vois mal quelle vérité à ton sujet pourrait me pousser à la haine.

Quant aux calomnies, elles l'atteindraient encore moins. À vrai dire, si ce prêtre n'était vraiment pas adapté au milieu délicat qu'était Fromart, il pourrait même envisager de voir cela avec son père avant de se retrouver avec une catastrophe sur les bras. 

Alors qu'il venait juste de lâcher sa main, Demétrius sentit bien que la seconde question l'inquiétait quand lui-même ne se l'était pas posée. 

— C'est là que je vis - dans le cadre d'un mariage, c'était somme toute déjà une réponse suffisante, mais l'idée était de la rassurer… -C'est bien plus proche que cela en a l'air, et tu n'as pas à t'inquiéter : je ne sais jamais rester bien longtemps sans remonter voir ma famille. 

Parce que s'il fallait bien qu'il profite de son paradis tant que la présence de son père le lui permettait, il n'oubliait pas que le jour où il écoperait de ses responsabilités serait l'un des plus douloureux de sa vie, avec cette entrave comme dernière préoccupation. Ses devoirs, il les remplirait toujours mais, par pitié, qu'on ne les lui prenne pas trop vite. Qu'il lui interdise de s'engager pour une campagne de plus, de revoir la mer un jour ou même d'approcher un cheval, il s'y serait plié de bon gré pourvu qu'il reste. S'il lui avait dit qu'il était temps de demeurer pour de bon à Braktenn, il n'aurait plus eu qu'à faire ses adieux aux oliviers et à l'océan sans discuter. En attendant, il n'avait pas non plus à rougir d'oisiveté et estimait sa part correcte. Et ne pas négliger sa famille en faisait partie. Tout cela pour dire qu'il n'y avait vraiment pas besoin de voir cela comme un exil.

La diplomatie ? Oui sans doute n’était-ce pas la meilleure manière pour cela, mais en avait-on réellement besoin de ce cas présent ? En tout honnêteté, cela lui était bien égal que le vicaire soit obligé de plier bagages. Et sans aller jusqu’à la haine, une simple défiance ou un simple jugement suffirait amplement à la mettre sur ses gardes. Elle ne savait que trop bien pour l’avoir entendu parler, de quel discours il était capable. Si elle avait confiance en les intentions de Démétrius, elle n’était pas sûre et certaine de son sens critique dès lors qu’il s’agissait des paroles d’un homme d’Eglise et Dieu savait qu’ils pouvaient avoir la langue fourchue d’un serpent.

— Je te remercie, vraiment. En réalité, je ne sais plus trop. Peut-être vaudrait-il mieux que je prenne du recul. Peut-être que ce n’est que moi qui fabule. Peut-être que tout est de ma faute…

Elle espérait que cela suffirait à le convaincre d’oublier. Quant à elle, elle allait réfléchir à la question et voir si elle se décidait ou non à parler à son père. Et pourtant, elle appréciait tous ses efforts et même ses marques d’amitié. C’était idiot, mais après tout ce temps, cela lui faisait bizarre d’avoir sa main dans la sienne. Dire qu’elle avait eu l’habitude de lui sauter au cou ! Désormais la simple idée de le frôler avait de quoi la rendre nerveuse et pourtant, elle en appréciait paradoxalement le contact rassurant.

Outre la proximité évidente que réclamerait leur union, Bérénice craignait son départ pour Aussevielle… Elle acquiesça, un peu perdu dans ses pensées, se demandant ce que « bien longtemps » pouvait signifier dans sa mesure du temps. Elle avait si peur de tout quitter… Et son père serait seul et son frère…

— Je dois absolument être là quand Alduis rentrera. Je lui ai promis… Je… Si je ne suis pas là, il n’y aura personne pour l’accueillir… Je ne peux pas… je ne peux pas… prononça-t-elle d’une voix étranglée.

Bérénice ne semblait pas convaincue par son argument, et rejetait maintenant son aide. Le fait était qu'il ne pensait pas que ce soit réellement la faute de qui que ce soit. Ou du moins, les torts étaient-ils probablement partagés. Il serra doucement sa main. 

— Si tu changes d'avis, tu sais où me trouver. Mais ne te tourmentes pas pour cela.

En attendant, il prendrait ses précautions de son côté. Ne fût-ce que pour éviter que cette affaire ne tourne mal. Sans lui refuser sa confiance, il voyait bien qu'elle tenait à changer de sujet et aucune des raisons qu'il y devinait ne l'inspirait beaucoup. Il n'insista pas davantage, et le sujet vira à Aussevielle, la mettant rapidement dans un état… compliqué. 

Il récupéra ses mains, évitant de se demander combien de fois il aurait à le faire. C'était à se demander, à la fin, si elle ne le faisait pas exprès pour susciter sa compassion. Enfin, en l'occurrence, cela ne changeait pas grand chose. Il était particulièrement bien placé, en ce moment, pour comprendre la situation. Sa petite Ly… Oh, il n'aurait pas davantage contesté la décision de son père sur ce sujet que sur un autre, mais cela allait être étrange. 

— Ne t'inquiètes pas comme cela, voyons. Nous nous arrangerons.

Après tout, il s'agissait seulement de voir sa famille. Ils trouveraient quelque chose.

Bérénice acquiesça lorsqu’il réitéra sa proposition. Elle saurait en effet où le trouver, mais en réalité elle doutait de venir le voir. Elle n’aimait pas trop avoir recours à l’aide de quiconque et le faire a posteriori lui demandait un effort encore bien largement supplémentaire. Elle appréciait toutefois qu’il se propose si spontanément.

Quant à aller à Aussevielle, elle n’aurait pas le choix, certes, mais elle se refusait à laisser Alduis seul à son retour. Elle avait en quelque sorte promis d’être toujours là. Il en avait été tout aussi éprouvé de l’annonce et elle craignait qu’il ne revienne plus si elle avait le malheur de manquer un de leur rendez-vous. Elle avait au contraire toutes les raisons de s’inquiéter, car c’était réellement important. Elle retira délicatement ses mains pour les reposer sur ses genoux.

— Je m’inquiète, parce que je ne veux pas avoir à choisir entre vous, tu comprends ? Quelle raison aura-t-il de revenir si personne ne l’attend ? Je ne veux pas qu’il lui arrive quelque chose par ma faute. Et puis… J’ai peur de partir là-bas. C’est loin de tout et je ne connais personne à part toi confia-t-elle finalement

N'écoutait-elle donc pas ? Oh, il voulait bien comprendre qu'elle s'inquiète, mais non, il n'y avait vraiment pas de raisons. Alduis aurait dû avoir comme raison de revenir qu'il s'agissait là de son devoir, tout simplement, mais là n'était pas la question. Il arqua un sourcil, ne comprenait guère le lien entre un éventuel accident et la présence de Bérénice à Fromart. Non, vraiment, ce n'était pas bien rationnel. Mais soit.

— « Nous nous arrangerons » ne signifie pas que j'attends pour t'envoyer paître, rappela-t-il d'un ton peut-être un peu sec avant de reprendre : Et je ne t'ai à aucun moment demandé de renoncer à ta famille. Pour ce qui est d'Aussevielle, comme je le disais, c'est moins loin que tu sembles le croire. C'est normal de craindre l'inconnu, mais fais-moi confiance, tu y prendras rapidement tes marques. C'est un endroit magnifique. L'été y est plus beau que partout ailleurs.

Elle aurait sans doute mieux fait de se taire que de lui dire ce qu’elle ressentait. C’était une mauvaise idée. C’était toujours une mauvaise idée quand ce n’était pas Alduis qui l’écoutait. Et cette seule pensée suffisait à lui brûler les yeux. Mais il ne comprendrait jamais à quel point ils pouvaient être liés. Personne ne le pouvait. Elle n’arrivait pas à imaginer sa vie sans lui. Vraiment sans lui. Pas juste lorsqu’il était en campagne. Cette fois-ci, ils seraient vraiment séparés. Yvain non plus ne viendrait pas à Aussevielle, comment aurait-elle pu justifier d’emmener une vieille armure ? Elle serait entièrement seule avec ses doutes.

C’était bien un homme qui parlait. Lui n’avait pas à renoncer à sa famille. Elle… elle quittait son domicile et perdrait jusqu’à son nom dans l’union. L’essence même du mariage résidait dans l’abandon de sa famille. Cela lui étira un sourire triste. Aussevielle était peut-être belle, mais elle doutait de pouvoir l’apprécier à sa juste valeur.

— Oui, je comprends. Je verrais bien.

Il n’aurait pas dû l’épouser. Elle ne satisferait jamais ses exigences. Elle s’en sentait tellement loin. Il pouvait faire tous les efforts du monde, le problème viendrait toujours d’elle. S’il y avait eu le moindre espoir de faire changer d’avis son père, elle l’aurait fait sans hésiter. Elle avait simplement envie de retourner pleurer dans son oreiller, mais la politesse lui interdisait de prendre congé maintenant. Elle chercha un autre sujet à aborder, mais rien ne lui vint. Toutes ses pensées étaient focalisées sur ce qu’elle ne serait jamais : obéissante, pieuse, sage, dévouée et sans doute tant d’autres encore quand lui s'approchait de la perfection même.

Il sentait bien qu'il l'avait froissée, sans pouvoir déterminer en quoi. Pourquoi réagissait-elle comme s'il le lui avait refusé ? Ce que les femmes pouvaient être compliquées ! Enfin, tant pis.

Oui, elle verrait bien. Bien sûr qu'elle verrait. Il ferait tout pour qu'elle y soit bien, il le devait à leur amitié d'enfance, et aussi à son parrain. Oui, puisqu'il était impossible de lui montrer dès maintenant qu'elle n'avait pas à s'en faire, elle verrait. De toute façon, ils n'avaient pas leur mot à dire dans cette union. En tant que telle, elle n'avait rien de bien compliqué. 

Comme elle n'avait rien de plus à dire et ne tenait manifestement pas à ce qu'il reste, Démétrius se leva. 

— Ma chère amie, je crains qu'il ne soit temps pour moi de rentrer, annonça-t-il pour chasser le malaise qui menaçait de s'installer. Prenez soin de vous et… ne t'en fais pas trop. Le pire que tu auras à supporter sera certainement mon humour.

Cela non plus n'était pas drôle, d'accord. Il la salua et alla s'enquérir de la présence de son parrain. Une semaine à Braktenn avant de venir le saluer était bien le maximum qu'il pouvait se permettre. Mais il fallait dire que les circonstances étaient particulières et qu'il aurait été désagréable de croiser Bérénice juste avant qu'elle ne l'apprenne. Soit. 

Une fois cette visite effectuée, il rentra à Saint-Éloi pour se rattraper le retard qu'il avait pris en s'effondrant dans son lit la veille au retour de la chapelle. Il fallait dire que depuis son retour, il travaillait de fin de soirée plutôt que de jour, son temps de sommeil étant plus compressible que son temps de prière. Oh, il n'avait pas reproché à son père de lui remettre les dossiers du marquisat dans les bras à peine avait-il passé le porche. Pas plus qu'il ne s'en était plaint. C'était quelque part la condition à laquelle il partait et il n'aurait jamais rechigné à s'en acquitter. Seulement, tout cela avait été éprouvant et il n'était pas sûr de pouvoir étudier quoi que ce soit correctement en tombant de sommeil. Rien n'était trop urgent pour ne pouvoir se faire le lendemain. Le temps qu'il termine, il était l'heure de dîner. 

Il avait du mal à ne pas songer, en regardant sa petite sœur, qu'elle ne serait bientôt plus là, elle non plus… 

— Père, auriez-vous un moment ? demanda-t-il alors qu'ils quittaient la table.

Le silence s’installa. Cette fois, il n’y avait plus rien d’autres à dire et malgré tous ses efforts, elle ignorait comment relancer cette conversation qui n’avait rien de divertissante. Peut-être qu’elle n’était tout simplement pas prête à tout ce que cela pouvait impliquer. A certains égards, elle se sentait rassurée quant à d’autres l’inquiétude persistait. Il n’y avait qu’à attendre. Attendre et prier pour que tout se passe bien, tout en sachant qu’elle n’atteindrait jamais ses exigences. C’était peut-être ça le plus difficile dans l’histoire. Savoir qu’elle serait toujours une pièce imparfaite de sa vie avec laquelle il fallait composer pour que le reste de la mécanique tourne.

Il se leva pour prendre en congés et bêtement, elle ne trouva rien à lui répondre si ce n’est un sourire timide à la mention de son humour. S’il n’y avait que cela alors en effet, elle n’avait pas à s’en faire, car elle l’aimait bien, elle, son humour.

Elle le suivit du regard prendre la direction de la porte, incapable de dire quoi que ce soit car elle était toujours en train d’évaluer les différentes possibilités. Ce ne fut que lorsqu’elle entendit le cliquetis de la serrure qu’elle sortit de sa torpeur.

—Démétrius, attend !

Elle bondit d’un coup sur ses jambes et se précipita vers lui pour lui sauter au cou comme elle avait l’habitude de le faire avant.

— Je crains que vous n’ayez désormais à subir cela jusqu’à la fin de vos jours. Elle lui adressa cette fois-ci un vrai sourire. Prends soin de toi et… merci. Merci d’avoir pris le temps de venir me voir et me parler

Elle hésita et… se hissa sur la pointe de ses pieds pour embrasser sa joue tandis que les siennes viraient au pourpre.

Démétrius était enfin rentré de campagne, sain et sauf – Dieu merci – de son côté Coldris avait finalement accepté de lancer les procédures matrimoniales. Oh il savait pertinemment qu’il ne trouvait toutes les excuses du monde que parce qu’il ne voulait pas se séparer de sa petite nymphe comme il aimait à l’appeler.

Et si Virgil ne le lui avait jamais fait remarquer ouvertement, il se doutait bien que sa ressemblance avec Sophie n’y était pas complétement étrangère. Si encore le parallèle s’était arrêté là ! Il fallait dire qu’elle partageait bon nombre de traits communs avec celle qui avait ravi le cœur de son meilleur ami. Toutes deux étaient des femmes aussi intelligentes qu’adorable et attachante. Et pas complétement dénuée de piété comme son ami. Il espérait sincèrement que Bérénice se fasse à sa nouvelle vie parmi eux, il ferait tout pour en tout cas, et qu’elle ne leur tiendrait pas rigueur à son père et lui pour l’avoir tenu dans l’obscurité. Ce n’était pas comme si cela faisait trois ans que Virgil le poussait à le faire et que Coldris repoussait à la fin de la campagne « parce que l’on ne savait jamais » et qu’il ne voulait pas qu’elle en souffre inutilement dans l’éventualité où il n’en serait pas revenu malgré les précautions qu’il s’affairait à prendre autant qu’il le pouvait de là où il était.

Et puisque son fils était rentré, il ne l’avait pas ménagé comme à son habitude. S’il s’occupait volontiers de son marquisat, il en avait peu à peu délégué les affaires à Démétrius depuis ses quinze ans. Tout d’abord en lui confiant des dossiers simples et en lui demandant d’observer les audiences ou la résolution des diverses courriers puis en lui laissant une autonomie surveillée. Durant toute la campagne, il n’avait cessé, en plus des nouvelles d’usage, de l'informer des affaires en cours afin qu’il ne perde pas de vue ce qui pouvait se dérouler à Aussevielle. Il était peut-être dur, mais il demeurait son héritier et aller guerroyer ne lui octroyait pas le privilège de délaisser ses terres. C’était son choix et si Virgil l’avait accepté, il n’était pas question pour autant de lui faire la moindre faveur. Lorsqu’il ne serait plus là, ce serait ainsi, autant qu’il s’y habitue dès à présent. Après tout lui-même gérait bien de front sa charge de Procureur et ses terres.

Le dîner familial venait de prendre fin et Virgil comptait se rendre dans la bibliothèque afin de lire un peu avant de replonger dans l’un de ses épineux dossiers sur le feu lorsque Démétrius l’interpella.

— Oui bien sûr.

Quoi que ce soit, il ne tarderait pas à le savoir. Il l’escorta dans le petit salon non loin de la bibliothèque, prit place dans un fauteuil et l’invita à en faire de même tandis que l’on ravivait l’âtre. La portre se referma discrètement sur le domestique.

— Bien je t’écoute. Ta visite n’a pas rencontré le succès escompté ? proposa-t-il à tout hasard.

Ce qui ne l’aurait pas étonné. Ils avaient beau se connaître – ou peut-être bien parce qu’ils se connaissaient – rien ne serait sans doute très simple au départ. Il fallait du temps et de l’énergie pour cultiver ce jardin qu’était une relation de couple. Chose qu’il n’avait jamais pris le temps de faire, trop occupé qu’il était par ses affaires.

Bon. C'était un faible sourire, mais au moins était-il parvenu à lui en arracher un. Le lui rendant plus franchement, il lui adressa un regard complice avant de prendre congé plus concrètement. Elle ne disait rien, mais ce n'était pas bien grave. Sa voix l'arrêta alors qu'il posait sa main sur la poignée de porte. Il m'en retira pour se retourner vers elle, juste à temps pour comprendre ce qu'elle faisait et profita que ses pieds quittent le sol pour effectuer un tour sur lui-même. Comme au bon vieux temps. Subir ça jusqu'à la fin de ses jours ? Son sourire s'élargit. Cette menace bien cruelle n'avait d'effet que dans le cas où tout se passait bien. Cas en lequel il croyait. 

Il la pressa contre lui, heureux de constater que sa démarche, si elle n'avait pas tout solutionné, n'avait pas non plus été entièrement vaine. 


Démétrius suivit son père dans le salon et s'installa comme indiqué. Sa proposition fit apparaître un petit sourire au coin des lèvres du jeune homme. Pas insolent pour un sou, plutôt satisfait, à vrai dire, mais qu'il ravala bien vite tout de même. Oh, ce n'était pas pour le contredire, mais...

— En réalité, cela a rempli sa fonction, le détrompa-t-il. Aussi bien que je pouvais raisonnablement l'espérer.

C'était que malgré son optimisme, il n'était pas assez naïf pour se figurer qu'il aurait pu faire disparaître toute appréhension en une brève visite. Non, vraiment, sa façon de lui dire au revoir montrait qu'à défaut de l'avoir pleinement convaincue, il était parvenu à rétablir plus ou moins leur lien. Même pour les points moins agréables, au moins, c'était clair. 

Quelque part, il s'en voulait de communiquer cette information. Mais après tout, si Coldris se trouvait informé, son meilleur ami aurait tôt fait de l'être aussi. Au fond, autant qu'il puisse l'anticiper. 

— En réalité, Bérénice m'a informé d'un différend avec le vicaire que vous avez placé à Fromart à cause d'accusations offensantes à son égard. Dans la mesure où elle envisageait de demander réparation via son père, j'ai pensé qu'il était plus sûr que vous le sachiez.

Virgil prit place, curieux de savoir ce que son fils avait à lui dire ou les questions qu’il souhaitait lui soumettre. A en juger son discret sourire, il se fourvoyait complètement sur son hypothèse. Ce n’était pas lui qui allait s’en plaindre, bien au contraire. Il en retroussa lui-même les commissures, satisfait que cela se soit passé comme il l’espérait. Il inclina légèrement la tête.

— Tu m’en vois ravi.

Après tout s’il pouvait y trouver son compte dans cette union après tout ce qu’il avait traversé, rien ne pourrait plus le réjouir. Et si le marquis n’avait aucun doute quant au bienfondé de ce mariage, il arrivait parfois au père d’avoir un bref instant de questionnement rapidement balayé par leurs devoirs respectifs. Qui plus est, Bérénice était tout à fait charmante et il était certain qu’elle occuperait sa fonction parfaitement.

Son visage s’assombrit rapidement lorsqu’il évoqua le différend qu’elle aurait eu avec le vicaire. C’était bien le dernier membre de la famille Fromart qu’il aurait imaginé entrer en conflit avec le vicaire. Elle qui était si douce et bien plus pieuse que les hommes de sa famille. Il n’était visiblement pas au bout de ses peines puisque Démétrius affirmait qu’il s’agissait d’accusations pour le moins offensantes.

— Je vois. Je ne peux cependant rien faire à moins que Coldris ne me le demande. Je doute sincèrement qu’il n’apprécie que je mette mon nez dans ses affaires et mieux vaut qu’elle ignore que tu m’en as fait part. De quelles accusations parles-tu ?

Il aurait tout de même été fort décevant et assez incompréhensible que son père désapprouve que les choses se passent bien. Après tout, si cela pouvait faciliter certains aspects, c'était sa succession que cela renforçait. 

Il en vint donc au fait. Qui semblaient parfaitement anecdotiques, il en était bien conscient, mais soit. Il avait besoin de l'évaluation d'une personne en laquelle il avait pleinement confiance.

— Non, bien sûr… 

Il paraissait que l'installation du vicaire avait déjà suffisamment contrarié Coldris. Il hésita un moment à préciser.

— De celles qui portent atteinte à son honneur et à votre filleul. Vous allez trouver cela idiot, mais indépendamment de la situation, j'ai toujours énormément apprécié Bérénice et cela… Cela m'irrite qu'elle ait à essuyer ce genre d'accusations. J'ai besoin de savoir ce que vous auriez estimé être une résolution équitable à cette histoire. 

Enfin, avec ces affaires de « bâtarde demi-âme de son père », il aurait dû être immunisé contre la colère. Il n'y pouvait rien, certaines choses le prenaient aux tripes et au plus il y pensait, au plus il trouvait cela aussi absurde que révoltant et au moins il comprenait. Mais une rage vaine n'était évidemment pas la réponse à un malentendu. 

— Je devais également vous demander ce qu'il en était de mon retour à Aussevielle, ajouta-t-il quand le sujet fut dépassé. 

À vrai dire, la position de Zakros lui avait fort peu permis d'aller jusque là récemment, et il avait hâte de retrouver leurs terres qu'il préférait voir en plages et en collines qu'en dossiers dont il ne devait surtout pas préciser qu'ils n'étaient pas passionnants - ils auraient bien pu l'assommer qu'il n'en aurait pas moins dû les traîter et il ne pouvait tout de même pas se plaindre ou en montrer les signes devant son père. Évidemment, il faudrait attendre les fiançailles, oui, mais ensuite ? C'était que cette dernière semaine, c'avait plus ou moins été le dernier de ses soucis. C'était que Zakros... Enfin, soit. Il n'allait certainement pas se plaindre de ses propres décisions, n'ayant pas besoin d'entendre qu'il les avait prises en connaissance de cause. Tout cela, il le savait déjà.