[Flashback - 1584 -1594] - Et ils vécurent heureux et eurent un enfant...

Depuis que son père lui avait appris qu’il avait invité les Aussevielle à déjeuner pour son anniversaire, Bérénice ne cessait de courir partout comme une petite fille en riant. Plusieurs fois son père l’avait sermonné sur son comportement et plusieurs fois elle s’était platement excusée sans pouvoir s’empêcher de recommencer quelques minutes plus tard sous le regard roulant de Coldris. Mais au fond, cela ne devait pas tant le déranger, non ?

Parmi sa quinzaine de robes disponibles, elle avait longuement hésité entre deux. Passant l’une puis finalement l’autre avant de finalement hausser les épaules, incapable de choisir entre la bleue azur ou la bleue pervenche. Elle avait donc déboulé dans la salle d’armes où s’entrainait son frère avec les deux toilettes sous son bras pour lui soumettre l’effroyable dilemme auquel elle était contrainte. Il avait baissé sa rapière, quelque peu surpris avant de lui adresser un regard pour le moins circonspect. Mais c’était vraiment vraiment vraiment important comme choix ! Cela faisait tellement longtemps qu’elle ne les avait pas vus ! Layla un peu moins, car son père avait bien voulu l’emmener à Saint-Eloi pendant que Démétrius était à Lodmé, mais lui cela faisait près de trois ans qu’elle ne l’avait pas revu. C’était idiot, oui, mais elle ne voulait pas avoir l’air ridicule devant lui. Alduis examina pensivement les différentes options durant un temps qui lui sembla infini avant de choisir la bleue pervenche. Elle acquiesça dans un grand sourire, lâchant les deux précieuses robes qui s’affalèrent sur le sol tandis qu’elle sautait au cou de son frère pour le remercier d’un baiser sur la joue.

Il avait ensuite fallu se coiffer et après près deux heures à faire et défaire, ses deux coiffeuses avaient finalement réussi à la satisfaire. Ses belles boucles blondes comme les blés étaient entremêlées dans un élégant chignon de tresses et de perles d’où cascadait le reste de sa chevelure. Sur le dessus, une tresse agrémentée d’un ruban assorti à sa robe parachevait l’ensemble.

Ensuite, il avait finalement fallu… Attendre. Et sans froisser le satin de sa robe ou se décoiffer ce qui excluait d’office de se laisser tomber sur son lit pour rêvasser. Elle avait essayé de lire, mais passé la dixième lecture de la même phrase, elle avait refermé l’ouvrage dans un soupire. Qu’allait-on manger ? Elle serait bien allée dans les cuisines pour espionner comme une petite souris, mais c’était sans compter les odeurs qui allaient imprégner sa toilette. Elle en avait assez d’attendre ! Elle n’osait même pas sortir de peur de tacher le bas de son jupon !

Elle s’était donc accoudée à l’une des baies vitrées de la galerie donnant sur la Cour d’honneur pour ne pas manquer l’arrivée de la voiture des Aussevielle, à peine les grilles furent-elles ouvertes, qu’elle dévala l’escalier principal, esquivant de justesse une jeune servante sur son passage. Sur le parvis, elle lissa sa robe et rajusta ses mèches, contenant difficilement le frétillement de ses petits pieds. Son père n’était même pas encore arrivé, ni Léonilde d’ailleurs. Elle était la première et suivit la voiture entrer dans la cour au petit trot comme si elle avançait au ralenti. L’intendant arriva, ainsi qu’un garçon d’écurie pour conduire les chevaux, mais trop tard Bérénice sautait déjà les quelques marches pour accueillir leurs convives. Elle salua Virgil et Elena d’une révérence et des remerciements d’usage pour le venu le temps que Démétrius ne descende à son tour.

Elle resta un bref instant interdite tant elle le trouvait changé : en trois ans, il était désormais devenu un homme. Sans pouvoir s’en empêcher, elle lui sauta au cou pour l’embrasser comme elle l’avait toujours fait.

— Je suis si heureuse de te revoir et que tu aies pu venir toi aussi !

En trois ans, elle aussi avait sans doute changé. Elle n’était plus vraiment une petite fille désormais, mais pas vraiment une adulte non plus. Elle était dans cet entre deux où le corps se métamorphosait comme en témoigner sa poitrine naissante sous le décolleté carré bordé de dentelle de sa robe.

L'anniversaire de Bérénice. Treize ans. C'était étrange à penser et tout ce qui avait pu arriver - sa première campagne n'étant pas un passage négligeable -, il revoyait encore très bien ce jour, un siècle plus tôt, où il avait quitté le bureau de son parrain pour prendre une dernière fois le thé avec elle. Cet moment étrange, très étrange, où son esprit n'avait pas encore intégré l'information absolument insensée livrée par son parrain. 

Il y avait, à l'époque, tant d'informations qui avaient du mal à passer, sans doute, et l'anéantissement de tout espoir avec Isaure était sans doute la pire d'entre elles. Oui, bien sûr qu'avec le recul, c'avait été horriblement naïf et qu'il avait toujours su, avant de la rencontrer, que cela ne se passerait pas ainsi. Mais il l'avait aimée et… et il l'aimait sans doute toujours malgré tout. Cela… cela ne changerait jamais et c'eût été un odieux mensonge de prétendre qu'il écrivait à Marie uniquement parce qu'elle était une bonne amie, sans espérer qu'elle lui transmette de ses nouvelles. 

Elle avait supplié son père de la laisser entrer dans ce couvent, parfaitement incapable qu'elle était de concevoir sa vie avec un autre - là-bas, elle se sentait mieux. Sans les responsabilités qui lui incombaient, il aurait sans doute fait la même chose. Mais le devoir passait avant tout et si la guerre était une chose dangereuse, il savait qu'il en reviendrait pour le remplir. Il n'aurait pas pu renoncer à ce projet là. Pas comme ça. Et même s'il s'en voulait un peu de tracasser son père, il lui était reconnaissant de l'avoir laissé partir. Là-bas… Là-bas, il n'y pensait plus. Ou considérablement moins. Tout finissait par s'arranger, tous les maux par s'effacer et il était en paix grâce à leur Seigneur. Il fallait seulement s'accrocher et ne pas douter. Bientôt, ce pincement persistant disparaîtrait et il ne se souviendrait plus que du meilleur. 

Oui, enfin, ne pas douter… En l'occurrence, alors que la voiture les emmenait tous les quatre vers Fromart, il doutait sérieusement du bien-fondé de sa présence. D'autant plus que Bérénice n'était pas au courant et qu'il fallait qu'elle n'en apprenne rien. Oh, il respectait le choix de son père et l'aurait respecté qui qu'il juge bon de le faire épouser, mais… enfin, c'était tout de même Bérénice ! Et… Non, vraiment : au plus il réalisait, au plus il trouvait cela étrange. Enfin… Bérénice, c'avait été… Oh, non, pas tout à fait comme Layla - personne ne pouvait rivaliser avec sa petite sœur - mais assurément plus proche de cela que d'une future épouse. Et songer qu'il allait la revoir pour la première fois depuis qu'il avait réalisé le laissait assez sceptique.

Il descendit de voiture après ses parents, avant de tendre la main à Layla pour qu'elle fasse de même. Elle aussi était devenue une grande princesse qui aimait beaucoup ses histoires et qui avait réussi à lui arracher la promesse de l'accompagner pour choisir une robe. C'était que bientôt, elle arriverait à lui mettre des rubans dans les cheveux. 

Il eut à peine de temps de se retourner qu'une princesse bleue s'accrocha à son cou. Il resta planté là comme un idiot, oubliant de la faire tournoyer comme il n'y avait jamais manqué autrefois. Il lui tapota amicalement le dos, n'osant même pas la serrer contre lui. Il se sentait horriblement bête et maladroit mais c'était tout de même étrange de la voir ainsi… enfin… elle était encore… enfin, il ne savait pas trop quoi en penser. Elle ne pouvait plus être sa petite princesse d'autrefois, elle était trop grande pour que cela puisse continuer avec ce qu'il savait, mais… mais il n'était vraiment pas prêt à se dire qu'ils allaient se marier.

— Bonjour, Bérénice. Cela... Faisait longtemps. Alors comme ça tu vieillis encore aujourd'hui ?

Alors que Bérénice sautait dans les bras de son fils, Virgil adressa un regard circonspect à son épouse. Voilà précisément pourquoi il avait tant tenu à conserver le secret. Nom de Dieu qu’avait-il bien pu passer par la tête de Coldris pour lui dire ce jour-là ? Avec tout ce qu’il gardait pour lui, il aurait bien pu attendre quelques années supplémentaires, non ? Elena resserra sa main autour de son bras comme pour lui signifier que ce n’était rien de méchant et qu’il n’avait pas à s’inquiéter. Et puis, elle avait parfaitement confiance en leur fils. Contrairement à son époux, elle avait approuvé le choix de Coldris. On voyait bien ce que le conserver dans l’ignorance avait pu donner. Le plus tôt aurait été le mieux. Pauvre enfant. La petite Isaure aurait pu faire une marquise parfaite, il est vrai, mais son mari en avait décidé autrement et ce n’était pas à elle de remettre en question les choix concernant son fief tant elle pressentait qu’il y avait là-dessous bien plus qu’une simple amitié.

Pour l’anniversaire de Bérénice, Layla avait choisi une robe verte comme ses yeux. Il est vrai qu’elle avait sans doute quelque peu enquiquiné son frère pour savoir ce qui lui allait le mieux pour assister au déjeuner chez les Fromart. En même temps, il venait tout juste de revenir ! Elle pouvait bien en profiter un peu, non ? Et puis il n’avait pas intérêt à repartir tout de suite, ça non ! Enfin puisqu’ils venaient tous d’arriver et que Démétrius lui donnait la main pour l’aider à sortir comme une jeune fille de la condition qu’elle n’était pas, elle s’extirpa juste à temps de la voiture pour apercevoir Bérénice s’accrocher au cou de son frère. Elle lui adressa un large sourire se doutant du plaisir qu’elle devait avoir à leur retrouvaille. Par contre… Elle plissa les yeux… Qu’était-ce que ce… tapotement du dos ? Elle poussa un soupir entre l’incompréhension et la quasi-moquerie. Avait-il oublié comment l’on saluait une amie à force de fréquenter des hommes barbus qui puaient le blaireau ? Ce n’était pas comme ça qu’il allait finir par trouver une femme !

Elle sut au moment même où ses bras s’étaient enroulés autour de son cou que c’était la plus piètre idée qu’elle n’avait jamais eue. Elle le sut aussitôt parce qu’au lieu de la faire tournoyer comme la petite fille qu’elle clamait ne plus être depuis longtemps, il n’osa même pas la serrer contre lui. Et que cette espèce de vide entre eux la fit se mordre les joues. Bien sûr qu’il ne pouvait plus se permettre ce genre d’excentricité. C’était un homme maintenant. Un homme qui revenait de la guerre. Elle recula subitement honteuse de l’avoir importuné – et devant sa famille en plus – puis effectua rouge de honte une révérence plus protocolaire.

— Bonjour Monsieur d’Aussevielle, bredouilla-t-elle sans parvenir à croiser son regard.

Elle ne savait même plus quoi lui répondre.

— Je… Euh oui… En effet… C’est juste que…

Elle chercha un appui auprès de Layla qui haussa les épaules l’air de dire qu’elle ne comprenait pas bien non plus, lorsque la voix de Virgil coupa court au malaise.

— Ton père n’est pas là ? questionna-t-il en observant le parvis désert puis la fenêtre de son bureau à l’étage.

Maudit Coldris qui devait observer la scène d’une quelconque fenêtre !

— Il me semble qu’il est dans son bureau, Monsieur le marquis. Il va certainement arriver d’une minute à l’autre, venez, entrez.

Elle n’allait tout de même pas oublier ses devoirs d’hôtesse ! Elle prit une inspiration et soupira discrètement. Ce n’était rien, n’est-ce pas. Elle aurait dû s’en douter. Peut-être qu’il n’avait même pas envie d’être ici et qu’elle l’importunait avec son invitation. Elle aurait dû écouter son père au lieu d’insister pour qu’il vienne, tout cela parce qu’elle ne l’avait pas vu depuis très longtemps. Ravalant sa honte, elle guida maladroitement la famille de ses amies jusqu’à la salle à manger.

Bérénice se détacha bien rapidement, et Démétrius ne s'en sentit que plus maladroit. Il aurait voulu la retenir et la serrer contre lui mais l'ambiguïté de leur lien l'en empêcha. La distance instaurée par ce « Monsieur d'Aussevielle » le blessa plus qu'il ne l'aurait avoué. Il l'adorait, pourtant, sa deuxième princesse, mais… mais elle ne pouvait plus l'être. Ce que ce pouvait être compliqué ! Et à tous les coups, Layla allait le presser de milliers de questions auxquelles il ne pourrait jamais répondre… il l'adorait aussi, mais sérieusement, il ignorait combien de temps ce devrait rester secret et ce serait trop inconfortable pour elle d'avoir à le tenir. 

Il ne sut s'il devait remercier son père de détourner l'attention ou trouver dommage de n'avoir pu se rattraper. Dans le doute, il lui adressa tout de même un regard reconnaissant et s'efforça de retrouver une contenance. 

Le repas passa dans la recherche du bon moyen d'expliquer sa réaction sans mentionner leurs fiançailles et tout ce qu'elles pouvaient impliquer. Cette omission était malheureusement nécessaire, comme ce n'était pas à lui de le lui annoncer. 

— Puis-je vous emprunter la princesse du jour un moment ? demanda-t-il - surtout à son parrain, à vrai dire - alors qu'ils quittaient tous la salle à manger pour passer au salon. 

Personne ne semblait craindre de catastrophe. Pas même son grand frère qui sembla se refermer sur lui-même sans qu'il ne comprenne ce qu'il lui prenait. Il posa brièvement la main sur son épaule en signe d'amitié avant d'adresser à Bérénice un regard presque suppliant pour qu'elle l'accompagne… il se dirigea machinalement vers l'extérieur et s'assit sur les marches. 

— Je préfère Lieutenant que Monsieur, plaisanta-t-il parce qu'il avait réussi à oublier de réfléchir à la façon de commencer. Mais… je préfère surtout que pour toi, cela reste « Démétrius ». Je sais que j'ai eu l'air distant, mais je ne veux pas que tu croies que c'était contre toi. J'étais simplement… troublé de constater que tu étais presque une femme. Tu vas sans doute me trouver très bête, mais je ne m'attendais pas à ce que ma grande princesse ait tant grandi. Je suis désolé si ma réaction - son absence de réaction ? - t'a blessée.

Le repas se traversa sans plus d’encombre, son père ayant décidé de bavarder avec Virgil et Elena. De leur côté de la table, ce fut nettement plus calme quoique Layla tentât bien de mettre un peu d’exubérance pour son anniversaire. Elle avait d’ailleurs proposé de faire un colin-maillard dans le parc après le déjeuner. Ce fut la seule fois de tout le repas où elle osa croiser le regard de Démétrius pour voir ce qu’il en pensait avant de le baisser subitement sur son dessert. Quelle idiote ! Monsieur d’Aussevielle ! Elle n’avait donc rien trouvé de mieux ? Et ce silence si pesant c’était si affreux. Elle avait eu tellement honte.

— Oui c’est une idée, Layla. Pourquoi pas.

En tout cas, ce n’était pas vraiment ce qu’elle avait imaginé pour son anniversaire et elle se sentait terriblement mal de sa bêtise. Monsieur d’Aussevielle… Monsieur d’Aussevielle se répétait-elle en boucle. Elle avait bien vu que cela ne lui avait pas plu. Pourquoi avait-il fallu qu’elle se jette bêtement dans ses bras comme une petite fille ? Son père l’avait pourtant mise en garde la dernière fois qu’il était venu. Ne pas l’importuner. Mais non, il fallait encore qu’elle n’en fasse qu’à sa tête !

Lorsqu’elle put enfin sortir de table, elle s’apprêta à rejoindre les jardins à la suite de Layla lorsqu’elle entendit la voix de Démétrius s’adressait à son père. Elle se figea subitement. Pouvait-il refuser ? Juste refuser ? Parce que ce serait certainement plus simple et elle n’avait pas envie de faire de bêtises supplémentaires au point qu’il refuse de venir à Fromart ou même juste de la voir. Elle retint sa respiration et…

— Je n’y vois pas d’inconvénient, tant que tu me la ramènes, plaisanta-t-il pour la forme.

Noooooooooooon. Elle adressa un regard suppliant à Layla pour qu’elle trouve une excuse. N’importe quoi. N’importe quoi de mieux que regarder les veinures du parquet. Pourquoi tenait-il tant à lui parler ? Ses yeux remontèrent lentement jusqu’à s’arrêter dans les siens… et… Elle n’avait pas le cœur de lui refuser cela pas plus que de désobéir à son père après le remue-ménage qu’elle avait déjà fait.

Elle lui emboita le pas jusqu’au perron où il s’installa sur les marches. Elle fit de même, mais pas trop près de lui cette fois-ci et préféra garder son regard fixé vers les perspectives du jardin. Lieutenant, pas Monsieur. Elle se mit à rougir violemment au rappel de sa maladresse avant d’oser le regarder et lui sourire lorsqu’il lui demanda de continuer à l’appeler par son prénom. Elle baissa de nouveau les yeux sur son jupon qu’elle froissa entre ses petits poings. Presque une femme… On ne pouvait pas serrer « presque une femme » dans ses bras. Excepté la sienne. Elle hocha tristement la tête. Elle comprenait parfaitement. Tout cela était terminé désormais. Elle inspira et poussa un long soupir.

— C’est moi qui suis désolée, Démétrius… Je ne voulais pas te mettre à l’aise. J’étais juste vraiment contente de te revoir, mais j’ai compris, c’est promis, je ne recommencerai plus.

Il était un peu comme son deuxième grand frère ou une sorte cousin, elle n’avait pas imaginé un seul instant que cela aurait pu le déranger à ce point. Lui aussi avait changé, et il était toujours aussi beau que le prince de son enfance.

— J’aurais dû écouter mon père… Il m’avait demandé de ne pas t’importuner… Je suis sincèrement désolée.

Elle garda un court instant le silence avant de reprendre la parole.

— Je crois... je crois qu’Alduis voudra partir avec toi la prochaine fois, avoua-t-elle d’une petite voix. Tu veilleras sur lui, n’est-ce pas ? Tu ne le laisseras rien faire d’idiot ? Je ne veux pas qu’ils vous arrivent quelque chose...

Et bien évidemment, elle demanderait la chose inverse à son frère. Elle avait terriblement envie de le serrer dans ses bras, mais c’était terminé, désormais. Elle ne pouvait plus aussi froissa-t-elle simplement le satin de son jupon bleu pervenche.

Heureusement, tout de même, que sa petite - grande aussi, maintenant… - Ly était là. C'était que lui n'était plus vraiment fait pour la partie "enfants" de la table, il fallait le dire… Enfin, il les aimait bien quand même et savait que sa Presque-petite sœur arriverait à le convaincre qu'un colin maillard juste à trois n'était pas assez amusant et que sa participation était quand même requise. 

Mais comme le repas s'achevait, avant que qui que ce soit joue à quoi que ce soit, il lui fallait parler à Bérénice. Il sourit à son parrain. Oh, elle ne risquait rien avec lui et il le savait bien. 

Elle serait revenue d'ici quelques minutes, et, il l'espérait, rassurée. Il vit bien qu'elle n'y tenait pas, mais lui bien et il était convaincu qu'il était préférable qu'ils en parlent. Allons, c'était lui, tout de même, elle n'en avait tout de même pas peur… elle se décida toutefois à le suivre et à s'installer à distance raisonnable de lui. Bon. 

Plusieurs fois, il se demanda s'il ne devait pas s'approcher pour l'étreindre. Pour… la rassurer. Quelque chose. Il secoua la tête. Elle n'avait pas à être désolée, ce n'était rien. Et s'il fallait toujours écouter son père, il devait reconnaître l'avoir toujours un peu encouragée à désobéir par ses précédentes réactions, finalement. Ce n'était pas si grave, comme bêtise. 

— Ne sois pas désolée. Moi aussi, j'étais heureux de te revoir. Ce n'est pas grave, tu sais. Et j'aurais aimé que les choses puissent rester comme avant mais… Mais cela ne signifie que je te le reproches ou que je t'apprécie moins qu'avant.

Et dans quelques années, elle pourrait prendre une place différente et s'il ne gâchait pas tout, peut-être pourrait-elle à nouveau se jeter à son cou. Pas qu'il s'imagine quoi que ce soit sur leur relation, simplement… simplement ils seraient assez proches pour se le permettre et ils le feraient en connaissance de leur situation. Après l'avoir mieux acceptée, aussi.

Oh, mais si pour se saluer, ce n'était plus approprié, il ne put pas se résoudre à la laisser s'inquiéter. Pour la rassurer, cela ne comptait pas et il savait que son fiancé ne s'en offusquerait pas. Si ce n'était que presque une femme, il ne devait que presque ne plus la serrer dans ses bras. Il n'y tint plus : il se décala sur les marches et passa un bras autour de ses épaules en faisant abstraction de l'idée qu'elle était sa future femme. 

— Si nous sommes ensemble, je ferai ce que je pourrai, promis. De toute façon, je prierai pour lui et… ton père ne t'y encourage probablement pas, mais tu devrais en faire autant, c'est le meilleur moyen que tu ais de le protéger là où tu es, crois-moi. Et essaie de ne pas trop t'inquiéter. (un temps) Tu veilleras sur Layla pour moi ? Toi, je sais que tu n'es pas injuste avec elle.

Et avec tout ce mépris gratuit que l'on pouvait lui adresser… Il fallait bien qu'une amie sûre reste présente pour elle. Il aurait bien voulu lui promettre que tout irait bien pour la prochaine campagne, et qu'il ne pouvait rien leur arriver à Alduis et lui… Malheureusement, ce n'était pas ainsi que cela fonctionnait et même s'il était intimement persuadé que cela irait, il ne pouvait pas lui en garantir autant.

Elle était sincèrement, sincèrement désolée. Elle s’en voulait tellement d’avoir gâché bêtement leurs retrouvailles alors qu’elle était si heureuse de le revoir. Et en même temps, elle avait encore plus l’air d’une petite fille désormais qu’il était si grand, et ce, dans tous les sens du terme.

Bérénice hocha tristement la tête à ses paroles rassurantes. Oui bien sûr, mais cela ne serait plus pareil. Elle entendait encore son père pas plus tard que tout à l’heure lui intimait de se tenir tranquille et non plus comme une enfant. « Presque femme ». Il lui était désormais interdit de courir dans les couloirs et de sauter au cou des hommes quand bien même elle ne les considérait pas différemment de sa famille. Oui, tout ceci venait de prendre fin avec son treizième anniversaire. Elle songea bien à lui demander de danser dans ce cas, mais cette simple idée lui semblait désormais hors de propos, comme si un mur invisible s’était subitement érigé entre eux. Elle lâcha un petit soupir, plein de ces obligations stupides qui venaient soudainement régir sa vie.

Elle en était là à faire sa petite moue mélancolique lorsqu’un bras entoura ses épaules en la faisant sursauter. Elle laissa tomber sa tête contre sa poitrine puisque son épaule était définitivement hors de portée et lui confia sa crainte de voir partir Alduis à la prochaine campagne. Et comme il promettait de faire tout ce qu’il pourrait, elle enlaça spontanément sa taille pour le remercier, oubliant toutes ses fraiches résolutions. Cela pouvait bien attendre un peu, non ? Quant à prier… Elle ne savait pas trop, mais s’il pensait que cela pouvait vraiment être utile, alors elle le ferait. Elle le serra un peu plus fort encore.

— Merci, Démétrius. Je prierai pour toi aussi alors, si tu crois que cela peut vous aider. Tu reviendras aussi n’est-ce pas ? Je te promets de faire tout ce que je pourrais pour Layla. Je viendrai aussi souvent que Papa me laissera venir chez vous. Je te le promets.

Bérénice avait fait l’effort de sécher ses larmes la veille quand Alduis était venu la réconforter. Elle savait que cela le peinait plus encore que ce qu’il laissait paraitre et elle ne voulait pas le blesser. Pas lui. Pas son grand frère qu’elle aimait tant et dont elle avait attendu des mois entiers le retour de Zakros. Le soir, elle n’était pas descendue manger. Elle n’avait pas faim. Elle était restée des heures entières allongée sur son lit à laisser les larmes inonder silencieusement son oreiller.

Elle allait épouser Démétrius d’Aussevielle. Elle ne l’avait pas beaucoup revu ces cinq dernières années. Tout juste de loin et très brièvement. De toute façon depuis son anniversaire, plus rien n’avait été comme avant et elle s’était fait une raison. Il avait d’autres priorités et leurs années insouciantes à jouer aux chevaliers étaient bien loin désormais. Elle avait bien du mal à se dire qu’elle le connaissait. Ou alors peut-être était-ce l’inverse : elle le connaissait bien trop. Car, quelle que fût la distance qui les séparait, elle le considérait toujours comme un membre de sa famille plus qu’un… eh bien un homme à part entière. Elle avait beau s’imaginer la chose, elle… ne parvenait pas… à se dire… que… Enfin fallait-il vraiment ?

Les yeux encore rougis et légèrement gonflés de sa fontaine de larmes de la nuit, elle se dirigea tant bien que mal vers la chapelle. C’était idiot. Elle y allait si rarement, quoique plus souvent que son père ou son frère, surtout lorsqu’il était absent. Elle n’avait jamais osé l’avouer à Alduis, mais elle s’était tenue toutes ces années à ce que lui avait dit Démétrius et elle priait pour eux, chaque jour sans exception jusqu’à leur retour. Et comme ils revenaient toujours indemnes ou presque, elle s’accrochait à cette certitude que cela pouvait avoir un quelconque bénéfice pour les protéger. Depuis deux ans, il y avait de nouveau un vicaire à la chapelle. C’est une idée du marquis d’Aussevielle, elle le savait, car elle avait entendu son père pester le jour où il avait pris ses fonctions. Il avait fallu toute la diplomatie du marquis pour parvenir à le calmer. Il fallait dire qu’il n’appréciait guère que l’on vienne mettre son nez dans ses affaires. Au sens propre comme au sens figuré. Elle avait eu l’occasion de le constater. Des vicaires, il n’y en avait plus eu depuis la mort de sa mère. Enfin mère. C’était ainsi que l’on nommait celle qui vous donnait naissance.

Elle s’immobilisa subitement en posant ses mains sur son ventre. C’était idiot. Elle venait tout juste de réaliser que leur mariage impliquait qu’elle porte ses enfants et qu’elle devienne mère à son tour. Un long frisson la parcourut et cela n’avait rien à avoir avec le petit vent frais qui faisait bruisser les rares feuilles desséchées encore présentes sur les arbres voisins. La gorge nouée, elle hâta le pas jusqu’à la chapelle dont elle poussa la porte.

— Père Rodrigue, interpela-t-elle dans un souffle plaintif, puis-je… puis-je vous parler s’il vous plait… c’est… c’est que…

A en juger le visage du vicaire, elle n’aurait sans doute pas dû entrer de la sorte, il est vrai, mais son esprit était si confus qu’il ne semblait plus pouvoir penser avec un minimum de discernement. Elle l’observa, le cœur battant se rapprocher pour lui désigner le confessionnal.

— Pardonnez-moi mon Père pour mon entrée empressée. J’espère que je ne vous ai pas dérangé dans vos activités, s’excusa-t-elle en s’inclinant élégamment avant d’entrer dans la loge.

Une confession embarrassante ? Elle se mit à rougir avant de baisser la tête d’un air coupable.

— Je… je…

Avait-elle fait quelque chose de mal ? Oh oui elle avait été odieuse avec son père, son frère et elle s’en voulait terriblement d’avoir réagi de la sorte à l’annonce de ses fiançailles parce qu’il ne le méritait pas, lui moins que tous les autres. Elle en était persuadée, mais, mais, mais…

Une larme roula malgré elle le long de sa joue.

Oui, oui, il ne servait à rien de pleurer. Elle acquiesça penaude et essuya ses larmes. Elle allait épouser Démétrius, ce n’était pas si terrible. Elle aurait même dû s’en réjouir à vrai dire, mais elle n’y parvenait pas. C’était… toujours si étrange. Et s’ils ne s’entendaient pas ? S’ils en venaient à se détester ? Et elle allait devoir quitter la capitale n’est-ce pas ? Parce qu’il vivait à Aussevielle maintenant…

Elle renifla en s’installant dans la loge. Opinant doucement de la tête. Elle n’avait personne d’autre à qui confier ses doutes, ici, alors… Il y avait bien Solange mais elle habitait trop loin pour qu’elle puisse avoir une oreille immédiate. Et… Et… Il pourrait écouter ce qu’elle avait sur le cœur, n’est-ce pas ?

— Je me suis disputée avec mon père, hier. Parce que…
Il m’a dit que j’allais me fiancer avec Démétrius, vous savez, le fils du marquis d’Aussevielle et...

… Je n’arrête pas de songer à lui depuis que… Enfin… Il fait partie de ma famille alors… Vous comprenez, mon Père… Ce n’est pas… Je n’arrive pas à me dire que…
je vais devenir sa femme. Et avec tout ce que cela implique, et… et..


… J’ai tellement honte de ce que j’ai pu faire, mon Père. Je n’aurais pas dû…
avoir de telles pensées, alors qu’il a toujours été si gentil et doux et compréhensif.


Elle baissa les yeux sur ses poings recroquevillés et posés sur ses genoux. Bientôt il y aurait une alliance, ici.

Installé sur le banc rigide du confessionnal, le vicaire observa derrière le grillage Bérénice toujours aussi troublée. Quelles pensées se cachaient en elle ? Il l'encouragea d'un sourire et apprit avec étonnement que celle-ci s'était disputé avec son père. Quelle étrangeté ! Elle s'entendait si bien avec lui. Il pâlit de al suite. De quoi parlait-elle ? Elle n'arrêtait pas de songer à lui. Qui était ce lui ? Un galant ? Un galant que son père avait chassé car il l'estimait indigne de sa fille ? Le vicaire blêmit encore en entendant que le galant ferait partie de sa famille. Sa famille... Le lien s'établit aussitôt. Il revit tous ces moments où Bérénice et Alduis lui avaient semblé étonnamment proches. ESt-ce.. Non, c'était impossible. Ils ne pouvaient avoir agi ainsi. Quoique... Les confessions terribles d'Alduis... Il avait pratiqué la sodomie, alors pourquoi pas l'inceste ? Seigneur... Seigneur, commenté tait-ce possible ? Il saisit sa croix et se signa fébrilement.

"Vous... Jusqu'où avez-vous été dans... cette relation ?"

Et si elle était enceinte ? De son frère. Sainte-mère du Christ ! Que le Seigneur les protège d'une pareille infamie !

Bérénice  ne savait pas bien comment expliquer les tourments qui l’agitaient, parce qu’en réalité, plus elle y pensait, plus elle se disait que c’était idiot de réagir de la sorte seulement, elle ne parvenait pas à apaiser son esprit qui se pressait d’une tornade de questions et de craintes. Et si elle disait une bêtise en le revoyant ou qu’il ne voulait pas d’elle ?

La question du Père Rodrigue lui fit relever timidement les yeux vers le grillage de la cloison où son visage semblait torturé par les ombres. Ou peut-être pas seulement. Leur relation ? Il était comme un frère pour elle… A quelque chose près.

— Eh bien hmmm… Enfin nous nous connaissons depuis tout petit, vous savez… Mais ensuite il est parti à la guerre et je ne l’ai plus beaucoup vu…

Elle soupira de nouveau en songeant à tout ce qu’impliquait cette union. Cette intimité la terrifiait… Elle n’était pas prête.

— Je n’arrive pas à croire que je vais devoir porter son enfant… Parfois, mon Père, j’ai comme l’impression d’avoir rêvé. Je veux dire, lorsque nous étions petits, il a toujours été mon chevalier ou mon prince, mais je ne pensais pas qu’un jour nous serions amenés à partager une telle intimité.

Bérénice ne savait plus quoi penser et à la remarque si sévère du Père Rodrigue, elle enfonça sa tête entre très épaules comme si les mots pouvaient la heurter réellement. Était-ce si grave ? Elle ne comprenait pas sa véhémence et éclata subitement en sanglots.

— Pardon mon Père, je ne voulais pas… Pardon… Pardon…

Elle n’aurait jamais dû venir ici. Son père et Alduis avaient raison cela ne servait rien. Était-ce si grave d’avoir peur d’épouser son presque frère ? Est-ce qu’il ne voudrait plus de lui s’il savait qu’elle avait pleuré en l’apprenant ? Ses larmes redoublèrent et elle n’entendait plus très bien ce que disait le vicaire. Elle ne voulait surtout pas le blesser, elle se sentait si honteuse et attrapa ses bras comme elle put pour se calmer. Elle aurait voulu fuir, partir très loin d’ici. Il n’y avait qu’Yvain qui devrait écouter les tourments de son cœur. Yvain ne la jugeait pas lui. Ses jambes refusaient obstinément de se lever et elle sentait si misérable.

Elle ne se redressa qu’au mot « couvent ». Il n’allait tout de même pas… Ce n’était pas ce qu’elle voulait. Pas à ce point-là.

— Non, s’il vous plait je ne recommencerai plus, je vous le jure…

Et elle ne comprit pas bien ce que venait faire « l’individu qu’il avait corrompu » parce que, parce que enfin… Elle n’avait vu personne depuis hier à part Alduis et… Oh non ! Elle se jeta subitement sur la grille de la cloison désespérée.

— Ce n’est pas ce que vous croyez, mon Père. Mon frère ne se permettrait jamais une telle chose… Personne ne m’a… Personne ne m’a… C’est juste que j’ai appris que… je vais l’épouser… Je vais l’épouser mon Père.

Elle étouffa un sanglot. Comment avait-il pu imaginer qu’elle et Alduis avaient… Enfin… Tout de même, elle adorait son frère. Elle dormait parfois avec lui dans le plus grand secret, mais ils n’auraient jamais pu… Oh non… C’était atroce de penser à une telle chose. Elle essuya ses larmes du plein de la main avant de reprendre d’une voix étranglée.

— Démétrius d’Aussevielle… Nous… Je vais me fiancer…

Non… Non… Non… Elle ne pouvait pas croire que son père la laisserait à aller dans un couvent. Et pendant un an ! Elle secoua la tête. Non c’était impossible. Il ne pouvait pas accepter une telle chose. Elle réalisa tout à coup que cela n’était qu’un effroyable mal entendu, mais le vicaire ne semblait pas vouloir en entendre parler. Elle tenta de s’expliquer mais elle avait juste l’impression de s’embourber un peu plus. Et prononcer son nom… Prononcer à haute voix ce qui allait se passer était si difficile… c’était encore si abstrait dans son esprit… Elle avait beau se le répéter en boucle… c’était encore si difficile à entendre. Le savait-il ?

Le père Rodrigue ne semblait plus comprendre. Et sa demande la fit soudainement bondir.

— Quand allez-vous donc tous cesser de me prendre pour une catin, à la fin ! hurla-t-elle de rage en se souvenant des inquiétudes de son frère.

Pourquoi personne ne voulait la croire… pourquoi tous refusaient-ils de lui faire confiance ?! Si elle était un homme on ne lui aurait jamais poser cette question !

— Je suis vierge et je n’ai pas besoin de le jurer puisque Dieu le sait ! Si vous ne désirez que jouer les inquisiteurs alors je me passerai de votre oreille !

Elle en avait assez ! Assez ! Assez ! Pourquoi devrait-elle subir cela ? Pourquoi devrait-on l’accuser des pires maux alors qu’elle ne voulait qu’une oreille à qui confier ses doutes ? Pourquoi ! Pourquoi ! Pourquoi ! La seule personne qui pouvait l’écouter et la comprendre était Alduis, mais il en avait déjà tellement fait la veille. Elle ne pouvait pas l’importuner plus encore ou même l’inquiéter, parce que ce n’était rien… C’était juste… juste  qu’elle ne savait plus… et qu’elle avait peur… peur de cette nouvelle vie… peur de quitter sa famille… peur d’être encore plus seule, parce qu’il finirait par repartir n’est-ce pas ? Et ce serait ainsi toute leur vie.

Pourquoi n’aurait-elle pas pu avoir le droit d’être en colère. Elle le détestait, le détestait, le détestait.

— Sans arbre et sans serpent non plus, il n’y aurait pas eu de péché, mon Père. C’est un peu facile tout de même comme déduction ! Et sans Eve, vous comme moi n’existerions pas ! rétorqua-t-elle amèrement.

Et puis quoi encore ! De toute façon, tout ce qu’il disait n’avait aucun sens. Et elle était censée dire « Amen » bêtement, parce qu’il en avait été décidé ainsi ! Qu’il aille au Diable ! La suite la laissa pantelante. Juste bonne à cela. C’était donc ainsi. Elle se leva lentement, les mâchoires serrées, tout en ravalant ses larmes.

— Cultivez donc ceux de l’orgueil et de la paresse, Mon Père, ils semblent parfaitement vous convenir, Adieu.

Elle sortit lentement de la chapelle sans prêter la moindre attention à ce maudit chien de prêtre, s'il n'était pas content il n'aurait qu'à en référer à son père, puis referma la porte calmement avant de s’enfuir à toutes jambes en direction du château, ses larmes volant dans son sillage.

Écartés les doutes de Zakros. C'était terminé, Démétrius était rentré. Il était à peine sorti de la chapelle pendant une semaine avant de se rappeler qu'il aurait d'autres préoccupations à gérer désormais. Cela lui semblait toujours étrange…

Son parrain l'avait informé pendant la campagne que ses fiançailles avec Bérénice auraient lieu à son retour. Cela avait fait drôle de se retrouver avec une nouvelle aussi… légère au milieu de tout cela. Même alors qu'il était rentré, cela lui semblait tout de suite particulièrement doux comme difficulté à surmonter. Marie lui avait envoyé des nouvelles d'Isaure, qui se sentait au mieux dans sa communauté. Nouvelle prompte à réchauffer le cœur. Toute la famille se portait bien. Joséphine venait de se marier. Leur frère était revenu de Zakros indemne. Tout le monde n'avait pas eu cette chance, il avait eu toute l'année pour y réfléchir. Et il n'avait pas encore eu a cœur de chercher d'autre témoin. 

Enfin soit, puisqu'il avait reçu la confirmation que Bérénice avait été informée de leur situation, il était grand temps qu'il lui parle. Il n'aurait pas pu essayer de pousser leur relation dans la bonne direction plus tôt, c'eût été malhonnête envers elle… et comme il ne pouvait plus ignorer l'avenir, il s'était… éloigné. Il n'avait pas voulu rendre les choses plus compliquées. Il ne se faisait pas d'illusions : un mariage arrangé était un mariage arrangé. Ce ne serait jamais comme… ni pour l'un, ni pour l'autre… Enfin, cela ne voulait pas dire qu'ils ne devaient pas faire d'efforts pour retrouver leur complicité… une complicité conciliable aux devoirs qui leur incomberaient.

Il avait décidé d'aller la voir, car il aurait été horriblement lâche de se terrer en attendant les fiançailles qui arriveraient… bien trop vite. Seigneur, il avait eu des années pour s'y faire, elle, même pas un mois… Enfin, ce n'était pas à lui de remettre les décisions de son parrain en question. 

Il l'attendait dans le salon où on avait décidé de le faire patienter, et se leva en voyant la porte s'ouvrir. Oui, c'était… vraiment une femme, maintenant. Quoiqu'il ait toujours du mal à la voir ainsi. Il lui adressa un sourire qui se voulait rassurant. 

— Bonjour, Bérénice… Je… suppose que tu t'en doutes, mais je suis venu parce que j'ai appris que ton père… t'avais informé de la situation.

Il n'aurait pas voulu la brusquer. Finalement, il se sentait un peu bête d'amener cela ainsi, mais il s'efforça de ne pas le montrer. 

— J'ai pensé que tu aurais peut-être besoin que nous en parlions avant que tout cela ne soit officialisé.

Ces derniers jours, elle n’avait pas eu le cœur à faire grand-chose. Ou plutôt elle avait fait comme tous les autres jours sans y mettre la moindre joie. Elle souriait parce que c’était ce qu’on attendait d’elle et que l’inverse aurait été étonnant, mais tout son esprit restait obstinément bloqué sur ces fiançailles qui se rapprochaient chaque jour un peu plus. Elle avait beau se le répéter inlassablement comme pour parvenir à s’en convaincre, cela lui paraissait toujours aussi improbable. Pourquoi de tous avait-il fallu que cela tombe sur celui qu’elle n’aimerait jamais comme une femme pouvait aimer un homme ? Enfin… elle l’avait toujours apprécié et même admiré, mais Démétrius… Il faisait plus partie de sa famille. Elle ne l’avait jamais vu comme… un mari ou… un amant. L’idée même ne lui avait jamais effleuré l’esprit. Et puis elle n’était pas naïve au point de s’imaginer qu’il puisse être enchanté par l’idée. Elle n’était certainement pas sa femme rêvée. Si elle priait immanquablement pour eux à chacun de leur départ, sa dévotion s’arrêtait là et à vrai dire, elle n’avait plus envie de revoir le moindre stupide curé après leurs noces. Si elle était généralement sage, elle avait parfois un peu trop tendance à réfléchir par elle-même quand tout ce qu’on lui demandait était d’obéir. Si elle aimait bien les enfants, elle ne s’imaginait passait les prochaines années à risquer sa vie pour leur offrir la leur. Et si elle avait toujours su qu’elle se marierait un jour, elle n’arrivait pas accepter que ce soit pour ainsi dire demain et avec lui.

Oh il était certainement toujours aussi beau et charmant, et s’il avait eu la légèreté de son père, il aurait certainement été prompt à faire tourner les têtes et les cœurs. Il était certainement toujours aussi doux et compatissant, aussi drôle et amicale… et tout le noyau du problème était là : elle ne voulait pas épouser son ami avec tout ce que cela impliquait.

Elle aurait souhaité le revoir le plus tard possible en réalité. Juste pour avoir la lâcheté de se dire que tout cela n’était que le fruit de son imagination débordante. Or voilà que cinq petits jours plus tard, il se présentait à Fromart. Elle… quand elle avait appris son retour, elle avait manqué de défaillir à plusieurs reprises. Contrairement à ce que sa camériste avait affirmé, elle doutait que ce ne soit que son corset qui était trop serré…

A son arrivée, elle avait flâné dans sa chambre aussi longtemps que la politesse le permettait avant de parvenir à trouver le courage de descendre. Ce qu’il lui paraissait loin le temps où elle courrait pour être la première à l’accueillir ! Loin et innocent. Et elle ne savait plus. Ses entrailles venaient de s’entortiller et sa gorge… oh sa gorge… elle avait l’impression d’avoir avalé un quelconque rocher qui l’en obstruait. Elle triturait nerveusement ses doigts entrelacées sur sur son jupon tout en s’approchant de la porte. Elle essaya de prendre une profonde inspiration avant d’ouvrir mais… rien. Tant pis, l’apnée était sans doute possible n’est-ce pas ? Elle poussa timidement la porte et resta quelques secondes interdite en le renvoyant. Son futur mari. Son futur mari… Il n’avait pas tant changé depuis ses treize ans. Simplement ses cheveux qu’il portait différemment par exemple. Son regard lui, était bel et bien inchangé. Elle se mit à rougir violemment et détourna ses yeux vers son jupon vert qu’elle s’empressa de saisir pour effectuer une petite révérence.

— Bonjour Démétrius, bredouilla-t-elle pour la forme. Je suis heureuse de te revoir sain et sauf.

Ce qui était vrai. C’était simplement les circonstances qui… enfin… elle prit place sur le fauteuil opposée au sien. Oui, elle se doutait de la raison de sa visite et c’était bien ce qui la mettait si mal à l’aise parce que subitement tout venait de devenir particulièrement réel. Elle était sincèrement désolé de ne rien pouvoir faire d’autre que de baisser les yeux, mais elle n’osait pas croiser les siens. Comme si, tant qu’elle ne le voyait pas vraiment, elle pouvait encore espérer qu’ils ne restent que de simples amis d’enfance et rien d’autre. Elle entendait pourtant encore les paroles de son père résonner dans son esprit et elle déglutit.

Si elle voulait en parler ? Non elle voulait surtout oublier. Elle lui était reconnaissante de tous ses efforts, mais elle doutait sincèrement de parvenir à en faire de même, parce que contenir les larmes qui la menaçait était déjà un effort constant et qu’elle se refusait à lui infliger cela alors qu’il faisait tout pour simplifier les choses et qu’elle ne savait que les compliquer bêtement en retour.

— Je ne sais pas, articula-t-elle d’une petite voix. Je ne crois pas avoir quoi que ce soit à dire en réalité.

Elle avait honte… tellement honte de se comporter ainsi comme une petite fille. Elle avait honte de lui infliger cela alors qu’il méritait bien mieux.

… mais je t’écouterais si tu…

Elle inspira profondément. Ce ne pouvait pas être si terrible. De toute façon elle savait bien que ce n’était pas plus un choix pour lui que pour elle.

Démétrius sentit à l'attente - si surprenante de sa part - qu'il n'était pas fort attendu. Soit, il aurait tout de même été bête de partir si vite alors qu'elle avait peut-être juste besoin de s'arranger. Elle était mal à l'aise en arrivant et, en toute honnêteté, il s'en doutait. C'était même en bonne partie pour cela qu'il venait. Il ne se souvenait pas qu'une femme ait un jour eu autant envie de le fuir… enfin, soit, c'était compréhensible après ce qu'elle avait appris.

Oui, bon, enfin… même s'il ne voulait pas la brusquer, le seul moyen qu'elle avait d'en sortir était d'accepter la situation - le plus vite serait le mieux. C'était ce que leurs parents voulaient, et c'était ce qui arriverait. Et si tout cela était loin, maintenant, il espérait tout de même qu'elle n'avait eu à essuyer le même coup du sort que lui. Enfin, elle aurait probablement semblé plus marquée si c'avait été le cas. Même avec la force de garder la face, c'était dur et… Dieu merci, la douleur s'en était allée. 

Ils s'assirent face à face et il fut prompt à comprendre qu'il allait avoir du travail pour la rassurer. Pour elle, il pouvait bien faire ces efforts. Rien à dire, soit. Il acquiesça. 

— Je suis désolé que tu ais dû l'apprendre si tard. Je… conçois entièrement que ce soit troublant et sache tout d'abord que je ne te reproches pas d'être un peu ébranlée par cette idée. Je ne me sentais pas beaucoup plus malin quand ton père m'en a parlé, admit-il. Mais j'ai pu y méditer et… je ne prétends pas que ce soit l'idéal, en revanche je suis certain que nous saurons faire en sorte que cela se passe au mieux, projeta-t-il d'un ton confiant.

C’était atrocement malaisant. Elle en était à se demander si cela aurait été pire avec un parfait inconnu et à vrai dire elle n’en savait rien. La seule chose qui la rassurait quelque part c’est qu’il avait sa confiance absolue dans beaucoup de domaines déjà et à bien y réfléchir ce n’était tout de même pas si mal. Pourtant, elle se sentait toujours terriblement mal à l’idée de croiser son regard et de se dire, qu’ils allaient vraiment se marier l’année suivante. Cela sonnait toujours étrangement à son oreille.

Quant à l’apprendre si tard… Elle se demanda soudainement depuis combien de temps il en avait connaissance et quitta du regard son jupon pour ses yeux gris comme ses lames. Son père ne se serait jamais contenté d’une simple lettre et il n’était pas allé à Zakros tant la situation était tendue. Alors cela ne laissait pas beaucoup de possibilités : une de ses permissions ou avant. Et pour ce qui était de l’apprendre à la dernière minute c’était certainement lié à la fin de la campagne et son retour indemne. Elle ne savait pas trop s’il aurait été préférable de le savoir bien avant et de s’inquiéter encore plus de son retour ou de le découvrir du jour au lendemain ou presque avec toute la subtilité que l’on connaissait à son père lorsqu’il s’agissait des affaires familiales. Elle en déduisait sans mal qu’il avait fait cela pour la protéger dans le cas ou un malheur serait arrivé, mais…

Faire au mieux. Elle sourit tristement. Ce n’était pas comme s’ils avaient un quelconque choix n’est-ce pas ? Elle soupira puis songea malgré elle aux paroles du vicaire qui ne semblaient pas décider à s’évanouir dans l’oubli.

— Qu’attends-tu de moi exactement, Démétrius ?