[10 février 1598] - Rendez-vous manqué

Finalement, la vie avait repris son cours depuis la levée de sa sanction. Ce n’était pas si long et pourtant retourner en ville après cette période de mise au pas avait quelque chose d’étrange. Il avait l’impression d’émerger d’un long rêve et le chahut des rues lui paraissait soudainement de nouveau difficile à gérer. Il inspira profondément.
Ce n’était rien à côté de ce qu’il allait devoir affronter. La veille, il avait appris du petit Nicolas les dernières frasques de Cassandre. Le pilori, sans doute. Les faits remontaient à plusieurs jours déjà et il était persuadé que la sanction allait sans doute tomber d’ici peu. Il avait informé Dyonis de ce qu’il avait appris. Tant sur sa petite valkyrie – dont il pensait qu’elle serait mieux à Frenn – qu’au sujet des rebelles qui avaient été aperçus rôdant dans les bois. Il aurait aimé pouvoir lui parler de nouveau. Il lui semblait que certaines choses devaient être dites, et il voulait être là pour la soutenir. Même s’il avait souvent le mauvais rôle.

Il se dirigea vers la Grand’Place où il s’attendait à surprendre un attroupement autour du pilori, mais rien. La place était déserte. Enfin, déserte… Comparativement à un jour de châtiment. Il soupira, ne sachant s’il devait s’en réjouir ou non. Exténué par l’avalanche de stimuli, il s’assit sur le rebord de la fontaine. Comment pourrait-il connaitre la date sans déranger le baron pour cela ?

Eldred s’était assis sur les marches de dépit. Il n’avait sans doute plus qu’à s’acquitter des quelques commissions qu’il était venu chercher en ville avant de rentrer au domaine de Frenn. Ses pensées voguaient et il ne remarqua pas la jeune femme qui se présenta soudainement devant lui.

Ses paroles le tirèrent d’un coup d’un seul de ses pensées. Il le leva les yeux, tentant de remettre de la suite dans ses idées.

— Non, non, tout va bien. C’est bien aimable de vous en inquiéter, Mademoiselle.

Il se leva finalement, jugeant que ce serait tout de même plus poli quand bien même il allait désormais la dominer de toute sa stature. Il épousseta son manteau comme il put afin d’être un tantinet présentable.

— Vous êtes toujours du genre à proposer d’aide au premier venu de la sorte ? questionna-t-il tout de même plus intriguer que vexé par la chose.

Eldred écarquilla ses prunelles face à sa leçon. Il ne mentait pas. Il allait bien. Il s’était juste attendu à trouver Cassandre le cou dans un étau à recevoir de vieux légumes pourris dans la figure. Déçu, était plus approprié. Enfin non pas qu’il eût hâte qu’elle se fasse humilier, loin de là, seulement il avait réellement espéré la voir qu’importait les circonstances. Désormais il se trouvait décontenancé face à la demoiselle qui… lui faisait la morale ? Il sentait que cela ne partait pas d’une mauvaise intention, tout au plus une certaine candeur, c’était juste… étonnant. Il lui adressa une espèce de sourire mal habile lorsqu’elle s’excusa avant de secouer la tête.

— Ce n’est rien. Mais je vais réellement bien. Je m’attendais simplement à trouver quelqu’un ici.

Il se redressa finalement et épousseta son manteau. Il prenait toujours soin d’être présentable quand bien même il n’était qu’un esclave

— A la campagne, sans doute. En ville, vous risquez de finir dans de beaux draps un de ces jours, déclara-t-il espièglement au double sens.

Sincèrement… Ce pourrait être fâcheux d’aborder de la sorte n’importe quel homme de Braktenn. Tous n’étaient pas dotés des intentions les plus chastes ou même les plus chrétiennes.

La jeune femme s’obstinait à vouloir trouver une raison à son absence et cela fit sourire le grand gaillard. C’est qu’elle n’imaginait à quel point elle pouvait être à la fois si proche et si loin de la vérité.

— Oui sûrement un petit incendie. Rien de bien méchant. Je la verrais une prochaine fois j’imagine, conclut-il.

Ce qui intriguait plus Eldred en revanche, c’était bien cette volonté de venir l’aider. En ville cela pouvait s’avérer dangereux et c’était ce que soulignait le double sens de sa phrase. Elle semblait toute jeune et innocente, il n’aurait pas voulu qu’on abuse de sa gentillesse évidente.

— Je ne veux pas vous effrayer, mais il arrive parfois que vous vous retrouviez entrainé dans une ruelle d’une façon ou d’une autre. Certains hommes ne reculent devant rien. Et certains lieux publics n’ont rien de sûr. Les églises en particulier, souligna-t-il avec amertume en songeant à cette maudite verge vérolée en soutane.

Incendie… Oh non… non ce n’est pas ce qu’il voulait dire ! Il se passa une main gênée sur le visage. Quoiqu’à bien y réfléchir, Cassandre pouvait s’avérer aussi destructrice qu’un incendie parfois… Il souffla un petit rire plein d’autodérision devant son lapsus.

— Oui, un incident, tout à fait, corrigea-t-il avec bonhommie.
Il n’allait pas lui faire remarquer que son monbrinien n'était pas si affreusement mauvais en temps normal, du moins pour ce qui était du langage courant.

Pourquoi se retrouverait-elle dans une ruelle ? Vraiment ? Mais qui éduquait donc les femmes dans ce pays de fous ? Il voyait bien une dizaine de raisons pour qu’elle se retrouve embarquée dans une sordide traverse sans s’en rendre compte, mais il n’allait tout de même pas lui faire l’affront de lui montrer comment n’est-ce pas ? Quant à crier… Il passa distraitement une main dans ses cheveux, comment dire…

— Certes mais le voir un peu plus et somme toute une question de survie pour une jeune demoiselle seule, si vous voulez mon avis.

Quant à la « maison de Dieu », il expira un bref souffle, autant pour sa naïveté évidente que la contradiction de ses paroles.

— Il est vrai que les voleurs sont des personnes bien fréquentables pour une femme, pointa-t-il. Quoiqu’il reconnaissait que certains pouvaient l’être, c’était quand même plus l’exception que la règle, on n’allait pas se mentir. Vous n’êtes pas au courant de ce qu’il s’est passé à Saint-Eustache le mois dernier ? Le curé qui baisait et abusait ses paroissiennes ? Ca ne vous dit vraiment rien ?

Elle avait raison : même les Monbriniens de souche se trompaient parfois. Il lui fit signe d’un geste de la main qu’il n’y avait pas de mal.

— Ca va bientôt faire un an. Mais j’ai appris le monbrinien à Dorlok quand j’étais jeune. J’ai travaillé un temps là-bas et on croisait parfois des marchands étrangers.

Au sujet de l’insécurité, Eldred l’a trouvé un brin naïve. C’était bien mignon tous ces bons sentiments, mais la vérité était bel et bien là. Il n’aurait pas pensé dire ça un jour, mais le pragmatisme et la prudence de sa petite valkyrie lui manquait soudainement. D’autant plus qu’il pensait réellement pouvoir la voir aujourd’hui. Ils avaient tant de choses à se dire. Il avait envie de la serrer dans ses bras, mais ce serait pour une autre fois.
Il évita de préciser à la jeune femme que si part sang ennemi, elle pensait à une belle vache, alors oui il lui était arrivé de boire du sang au petit matin. C’était plein de fer et surtout cela faisait partie d’un rituel sacré. Enfin mieux valait s’abstenir de lui faire dégobiller ses tripes avec des histoires de barbares païens à civiliser !

Il souffla faisant voler une mèche de cheveux en l’air à sa démonstration sur les voleurs. Il pouvait témoigner que l’immense majorité n’était que des salopards sanguinaires.

— C’est complètement l’inverse. Il existe des exceptions. La majorité ne mérite que d’être pendue haut et court. C’est ainsi. Il n’y a pas d’excuses à trouver à ces individus.

Elle finirait sinon par l’apprendre à ses dépends bien rapidement et il ne le lui souhaitait pas. Ce n’était pas une question de chance avec une telle candeur. Enfin… Jouer les bons esprits ne lui rapportait jamais rien que des emmerdes. Surtout avec une femme. Il avait retenu la leçon.

Alors comme ça elle connaissait l’église ? Il manqua de s’étouffer en entendant de nouveau le nom de cette couille de troll.

— Je le connais oui. Il est esclave à Fromart pas enfant de chœur.

Eldred fut étonné de constater qu’elle situait au moins approximativement Dorlok. Il lui adressa un sourire radieux.

— C’est tout à fait ça, Mademoiselle. Enfin vous savez, à côté de Braktenn c’est à peine plus qu’un comptoir commercial.

Et c’était cela qui lui avait fait tourner la tête le premier jour de son arrivée. Il s’en souvenait encore… La capitale avait assailli ses sens au travers des barreaux de la cage qui les transportaient comme de dangereux fauves vers le lieu de leur exhibition.
Ils en arrivèrent à bavarder de l’insécurité qui régnait et sa naïveté était déconcertante. Eldred ne savait guère trop dire s’il valait mieux en rire ou s’en affliger. Il avait beau essayer de lui ouvrir les yeux, on aurait dit qu’elle avait des pétales de roses collées contre ses globes oculaires. Ah s’il suffisait d’un travail ! S’il suffisait de l’esclavage. Merveilleuse idée. Il grogna sourdement. A choisir ce jour-là il aurait amplement préféré qu’on l’exécute en bonne et due forme, pas qu’on le traine comme un animal dépossédé de toute humanité.

— Je préfère encore la mort. C’est propre et définitif plutôt que d’être privé de ma liberté. Et si j’étais un maitre, je ne voudrais pas d’un vaurien qui n’attend que de recommencer ou fuir.

Elle s’excusa et il la rassura aussitôt. C’était simplement son point de vue d’homme. Pas celui d’esclave. A vrai dire, il avait plutôt de chance et il avait noué des amitiés exceptionnelles ici. Alduis et Dyonis notamment. Et tant d’autres relations encore… Certainement pas cette vomissure de troll d’Alexandre. Il en avait encore un goût aigre du récit de ses derniers exploits et de la tournure nouvelle qu’avait prise sa relation avec son ami. Pour être parfaitement honnête, cela lui allait fort bien. Il n’avait jamais apprécié le rat à trois pattes pour cette espèce de fourberie ou il ne savait quoi qu’il dégageait et les trouvait aussi bien assortis qu’un poulet rachitique à côté d’un étalon rutilant.
Eldred haussa les épaules.

— Un esclave n’est pas « employé », il est acheté. Ca n’a rien à voir. Je suis désolé pour vous. Aux dernières nouvelles, il a les ongles plein de merde à force de gratter les latrines du domaine pour avoir manipulé le fils du vicomte. Il haussa de nouveau les épaules : Si vous le croisez dites-lui de ma part que c’est dommage qu’il n’ait pas le meilleur maitre de Monbrina.

Cela lui faisait toujours plaisir de parler de son pays lorsqu’il en avait l’occasion.

— Je vois. J’ai grandi au pied des montagnes, au milieu d’une forêt de sapins. Je n’aime pas trop les villes à vrai dire, mais on s’y fait quand on n’a pas le choix.

Il perçut qu’il venait de la mettre mal à l’aise avec ses remarques crues et s’excusa de sa maladresse. On aurait dit l’un de ces petits coquelicots qui fleurissaient dans les prés et dont les pétales s’envolaient au premier coup de vent. On n’avait pas idée de faire des femmes aussi fragiles. Putain de pays de merde. Il secoua la tête.

— Chez moi les femmes ne sont pas comme ça. Elles se battent avec les hommes. Certaines sont même des chefs respectées même si c’est assez rare. Quand les hommes ne sont pas là, elles sont capables de défendre leurs biens. Ce n’est qu’une question d’éducation, pas de sexe, affirma-t-il.

Ou alors c’était juste parce qu’ils n’étaient que de grossiers barbares païens. Oui c’était certainement cela, n’est-ce pas ? Du moins au regard des Monbriniens. Il avait toujours du mal à comprendre que cela soit si mal vu pour une femme de porter une arme. C’était pourtant une question de survie. Comme dans cette foutue église. Et tout cela l’emmena à parler de cet enfant de cœur dont il doutait de sa pureté. La pauvre jeune femme en palissait. Et encore elle ne savait pas tout. Comme les cailloux lancés sur le port ou les coups de tisonnier suite aux insultes proférées. Heureusement, il n’était pas du genre à apprécier enfoncer le clou inutilement.

— Mon ami aussi pensait le connaitre, avoua-t-il. Je suis sincèrement désolé pour vous. Je ne pense pas qu’il soit foncièrement mauvais, mais je ne lui ferai nullement confiance à titre personnel. Je ne pense pas non plus qu’il vous soit d’un grand secours en cas de problème ici. Vous ne connaissez personne d’autre ici, au cas où ?

Adèle écouta avec plaisir son interlocuteur lui conter brièvement sur son pays natal et ses yeux brillèrent à l'évocation de montagnes.

"Oh, ayant grandi au bord de la mer, je n'ai jamais vu de montagnes. Est-ce si immense que l'on le prétend ? Il parait qu'elles semblent toucher le ciel ? Est-ce vrai ? Ou s'agit-il d'une hyperbole inventée par les écrivains par désir d'une belle licence poétique ?"

Leur conversation se poursuivit par cet échange de vues sur la malhonnêteté de certains individus et continua sur le fait qu'à Zarkos les femmes seraient aptes à combattre. Adèle frissonna rien qu'à l'idée de serrer une arme entre ses mains. Elle secoua la tête. Jamais, elle ne pourrait ôter la vie d'une autre personne. Même un animal, elle ne saurait trancher le cou. La jeune femme préféra ne pas répondre, trop mal à l'aise, et laissa l'homme indiquer une référence à une affaire judicaire récente qui les conduisit à évoquer son cousin Alexandre. Décidément, depuis son arrivée, elle ne faisait qu'en apprendre de belles à son sujet. Quels sinistres secrets cachait-il encore ? Sa mère assurait pourtant que sa sœur était une femme honnête. Elle avait suivi une mauvaise pente pour échapper à son mariage malheureux mais s'était reprise et avait bien élevée son fils. Adèle s'en montrait désormais sceptique. Qi Alexandre avait été si bien éduqué, il ne se comporterait de manière aussi affreuse.

"Effectivement, je compte désormais lui accorder aucune confiance. J'entends même le sermonner longuement lorsque je le rencontrerais et je m'efforcerais de lui faire prendre conscience de ses erreurs."

Adèle lui adressa un sourire à sa seconde question.

"Non, ma mère a quitté Braktenn lorsque j'étais fort jeune, ruinée, et isolée par un frère qui l'a contrainte au départ. Elle m'a fait promettre de ne surtout jamais entrer au contact de mon oncle, ni d'un membre de sa famille. Néanmoins, j'ai déjà rencontré quelques amies. Une jeune femme charmante m'aide déjà beaucoup au quotidien et son frère essaie de faire jouer de ses relations pour me trouver un emploi. J'ai aussi rencontré une fort gentille commerçante. Je ne suis pas si seule que cela. Je sui certaine que toutes ces personnes seraient ravies de m'épauler s un contrecoup surgissait"

Eldred lâcha un rire rauque à la mention des montagnes. Ah ses montagnes ! Il les adorait. Il n’y avait rien de plus beau que ses montagnes, chaque jour différente, toujours majestueuse.

— C’est si grand que la neige ne fond pas toujours au sommet. Suivant les jours, elles touchent réellement le ciel et on voit les nuages se déchirer sur leurs pics. D’autres jours, elles les dépassent même et lorsque l’on est au sommet, on se trouve au-dessus d’une mer de nuages, décrivit-il perdu dans ses souvenirs.

De toute évidence, elle ne ferait jamais une bonne zakrotienne. Ça ne faisait rien à près tout. Leur discussion se poursuivit et il était sincèrement navré d’avoir à lui ouvrir les yeux sur Alexandre. Ce rat ne savait décidément que blesser et trahir ceux qui le fréquenter. Raison de plus pour que son lapin prenne ses distances avec lui… Il hocha silencieusement la tête à ses paroles. Dommage qu’il ne puisse pas assister à la scène, cela promettait d’être croustillant. En revanche, pour ce qui était des erreurs, il ne lui faisait pas non plus confiance sur sa capacité à changer. Il était néanmoins rassuré d’apprendre qu’elle avait tout de même rencontré ici des personnes de confiance. Mais quel drôle de famille que la leur tout de même !

— Si jamais… Mon maitre est le baron de Frenn. Vous pourrez toujours frapper à la porte. Vous semblez être une femme sage et sérieuse. Il saurait peut-être vous aiguiller.

Adèle sourit en entendant son interlocuteur rire à son interrogation. Son expression ne trompait. Il débordait de joie de pouvoir parler de son pays et elle ne demandait qu'à parfaire ses connaissances. On n'enseignait si peu de choses sur Zarkos, par ailleurs. La jeune femme l'écouta, rêveuse, décrire ces cimes si hautes que la neige ne fondaient. Cela devait être si impressionnant et grandiose ! Ses yeux s'écarquillèrent légèrement quand il lui confirma que certains jours les pics touchaient réellement le ciel et perçaient les nuages.

"Cela doit être si magnifique. Ainsi, vous êtes montés sur ces montagnes ? Ne'st-ce pas trop difficile ? J'ai pu entendre dire que les sentiers n'étaient que peu praticables."

Ses joues se colorèrent avant de poser la question suivante.

"Je... Vous avez grandi dans un village proche de ces montagnes ? Si je me souviens de mes lectures, les zarkotiens vivent en clans. Est-ce exact ? ESt-ce que je pourrais pousser l'audace à vous demander de m'expliquer un peu mieux votre mode de vie ? pardonnez-moi, mais on écrit si peu de choses sur votre pays et la plupart du temps les publications ne se révèlent guères élogieuses ou instructrices. Ainsi, j'apprécierais beaucoup entendre des informations qui proviennent d'une source bien plus sûre."

Leur discussion devint beaucoup moins charmante lorsqu'il fut question d'évoquer la question de son cousin qui se comportait d'(une piètre façon. Elle ne manquerait pas de lui adresser une leçon sur la juste manière de se comporter. Son interlocuteur lui proposa alors de venir frapper si elle avait un jour le besoin à la porte de son maitre.

"Le baron de Frenn ? Voilà un nom que je ne connais pas. Vous le pensez réellement de nature à vouloir aider une inconnue ? Par ailleurs, j'espère ne pas avoir besoin d'aide. J'ai quitté ma famille pour être indépendante. Ce ne serait pas correct vis-à-vis de ma mère quia accepté de me faire confiance de lui révéler qu'elle s'est trompée."

C’était drôle tout de même tous ces gens qui crachaient sur son pays et tous ceux qui en étaient curieux. Il ne semblait pas y avoir de réel milieu en réalité. C’était tout l’un ou tout l’autre. Pour sa part, il avait bien du mal à se contenir de ne partager toutes les merveilles qu’il y trouvait.

— Pour vous, certainement. Pour nous, c’est juste notre quotidien. Vous savez, chez moi pour devenir un homme, il faut rester trois jours là-haut en plein hiver. Mais pour tout vous dire, j’appréciais y aller quand j’avais le temps. Ca a quelque chose d’apaisant et de très fort en même temps. On se sent à la fois connecter à la terre et… au ciel, acheva-t-il après une courte hésitation pour s’éviter toute hérésie dangereuse.

Il vit ses joues se teinter de rouge et l’incita à parler.

— Que voulez-vous savoir exactement ? C’est vrai, nous sommes organisés en clan. Certains ne forment qu’un village, d’autres plusieurs. Et certains sont seuls, d’autres sont regroupés autour d’un Jarl. Il n’y a pas vraiment de règle en réalité. Jusqu’à ce que Monbrina décide de venir sur nos terres, les clans s’affrontaient souvent entre eux pour obtenir plus de terres ou d’autres avantages. Comme vos seigneurs ici. Pour le reste, je ne sais pas trop si cela est bien différent de votre vie dans les campagnes. Je ne connais pas trop.

Comme elle lui était sympathique et que le rat à trois pattes ne méritait nullement sa confiance, Eldred lui proposa, en cas de problème, de venir frapper à Frenn. Il ne savait que le baron ne la mettrait pas à la porte et l’aiderait sans doute à trouver une solution à son problème. Il fut tout d’abord étonné de voir que le nom ne lui parlait pas avant de se souvenir qu’elle devait venir de loin.

— Le Premier Conseiller de l’Empire. C’est lui, mon maitre. C’est un grand homme, d’une grande bonté et droiture. Evitons simplement de lui dire que vous êtes la cousine d’Alexandre. Il me semble qu’il en a assez d’entendre parler de lui. Qui plus est nous hébergeons désormais son demi-frère infirme parce que son père n’est pas foutu de s’en occuper. Enfin… Je comprends votre position, mais si jamais… Vous savez où aller.

Jules César ? Non effectivement cela ne lui disait rien. Ça devait faire partie de ces trucs pénibles qu’essayait de lui enseigner William sans grand succès. Déjà l’histoire de Monbrina, il avait du mal alors celles de lointains pays qu’il ne savait pas placer sur une carte… Il écouta tout de même en acquiesçant de temps à autre par politesse. Oh à Zakros, c’était pas vraiment ça, personne ne se serait lié avec l’ennemi, mais par contre on ne pouvait pas dire que l’unité et l’ordre régnaient. C’était le problème quand chaque petit chef estimait avoir raison de son côté.

— Y’a pas de mal, je me suis souvent posé la question, en fait. J’ai fini par me dire que c’était juste pour le plaisir de tout conquérir. Et sans doute pour nos forêts aussi. C’est comme ça, les hommes n’en ont jamais assez.

Il n’avait pas vraiment de meilleure explication à lui donner. Et puis si elle avait déjà du mal avec la mort ou les armes, ce serait sans doute compliqué pour elle à entendre. Il préféra changer de sujet et ils finirent par évoquer Alexandre ainsi que le baron de Frenn. Eldred comprenait complètement sa position et opina. Ah le demi-frère. Le zakrotien fit la moue. Il ne comprenait toujours pas pourquoi le baron avait accepté de l’accueillir chez lui par pure charité…

— A la fin du mois dernier, mon maitre a reçu une lettre d’Alexandre qui le suppliait de bien vouloir le prendre à Frenn pour éviter qu’il retourne chez lui parce que son père ne s’en occupait pas. Et sûrement d’autres choses encore. Du coup, voilà, je sais toujours pas pourquoi, mais le petit est au domaine maintenant.

Il n’était pas sûr que l’on puisse comparer les conquêtes à des enfantillages. C’était somme toute assez simpliste comme vision des choses.

— C’est plus comme un grand gâteau déposé sur une table de gourmands, corrigea-t-il en réutilisant la comparaison utilisée avec Tristan. une fois qu’on met le nez dedans, on veut toujours la part la plus grosse. D’autres le mange jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des miettes.

Quant aux enfants, il n’avait pas trop envie d’aborder le sujet. Penser à sa fille demeurer encore douloureux malgré les années. Plus encore que Byrnja. Et puis il y avait Cassandre. Ce n’était pas sa fille, mais quelque part il l’aimait comme tel. Et comme tout bon parent qui se respectait, il se prenait souvent le revers de la médaille lorsqu’il avait le malheur de la contredire. C’était comme ça. Il haussa les épaules.

— Je ne pense qu’on puisse avoir trop de caractère. C’est juste ce qu’il faut dans ce monde pour survivre.

Eldred lui raconta ensuite l’arrivée de Sébastien à Frenn. Arrivée qu’il ne comprenait toujours pas au demeurant. Enfin le gamin était gentil ce n’était pas le problème, mais depuis quand Frenn était devenu un orphelinat ? Il ne critiquerait pas le baron en public, il avait bien trop de respect pour lui, mais sa bonté allait finir par le perdre.

— Sans vouloir vous offenser je pense que mon maitre en fait suffisamment pour la société sans qu’il n’ait besoin de recueillir tous les marmots de la capitale pour prouver qu’il est bon chrétien.

Eldred haussa les sourcils, bouche légèrement entrouverte devant une telle déclaration. C’était… un étrange mélange d’insipidité et d’idéalisme absolument parfait pour lui donner la nausée. Nom d’une couille de troll, ce que ces Monbriniens pouvaient être chiants quand ils s’y mettaient avec leur culte de l’austérité. En même temps quand on priait un pauvre type décharné mort sur une croix… Il garda néanmoins pour lui ses pensées.

Parler de cet idiot de rat à trois pattes, de son phallus ambulant de père et de toute la marmaille qu’il semait par vents et marées n’arrangea pas vraiment l’histoire. La charité c’était bien beau, mais la merde des autres à essuyer, il la laissait à Alexandre. Les Dieux l’en gardent. Il n’avait pas à se plaindre de sa vie, c’est vrai. De là à ne pas endormir la nuit… Non vraiment, il n’y avait que la pleine lune pour jouer avec son sommeil.

— Allez donc faire du bénévolat à l’hôpital général dans ce cas, Mademoiselle. Je suis certaine que vous y trouverez l’apaisement nécessaire

Et il était sincère. Enfin, si elle parvenait à survivre aux lieux.

— Je suis désolé, mais je vais devoir y aller, on m’attend au domaine pour sexte et je vais devoir m’acquitter de mes commissions. Je vous souhaite une excellente journée. J’espère que vous trouverez ce que vous êtes venus chercher ici.