[24 février 1598] Le dîner des époux

Il n'y a qu'une petite demi-heure de route de Frenn à Fromart. Dyonis voit déjà poindre les tours de la demeure et se tourne vers Kalisha, installée à ses côtés dans le véhicule. Le baron s'est bien apprêté pour l'occasion - première présentation avec sa nouvelle épouse dans "le monde" pour ainsi dire. Un costume vert d'eau, autant dire moins sinistre qu'à l'accoutumée. Son épée au côté et une petite broche attachant la cape sous son col. Il faut bien marquer la fin d'un veuvage. Alors que la voiture s'introduit dans la cour des Fromart, le seigneur se retourne vers la jeune femme qu'il interroge du regard : tout va-t-il bien ?

Il imagine à quel point la princesse ne doit pas garder d'exceptionnels souvenirs du Ministre - un des deux hommes à avoir organisé son premier mariage avec le porc - mais sur le trajet, Dyonis lui a assuré que tout allait bien se dérouler, il n'y a pas de raison. Et sorti de ses fonctions ministérielles, le vicomte n'est vraiment pas un homme si terrible que cela. Contre toute attente, ils ont eu de quoi se rapprocher - en tant que pères aux prises avec les malheurs de leurs enfants, en tant que témoins des atrocités de l'hôpital général, et en tant que bretteurs avec cette sinistre Despina dont Coldris a finalement eu la peau... à sa façon.
Pour occuper le trajet, Dyonis s'est autorisé à raconter à Kalisha - un sourire au coin des lèves - cet épisode de la soirée royale où son collègue l'a... un peu... fait tourner en bourrique dans les couloirs du palais. Puis où il s'est étonné de remarquer une alliance à son doigt - ce à quoi Coldris a répondu qu'il ne s'agissait que d'une de ses manigances politiques.

Mais pour l'heure, ils arrivaient. Quand un laquais vient ouvrir la porte du véhicule, le baron dessend puis donne "la main" à Kalisha. Le ministre sera là d'un instant à l'autre pour les accueillir.

@Éléonore de Fromart @Kalisha Howksley de Frenn @Coldris de Fromart

C’était l’un des inconvénients de son mariage avec le vicomte : sa position l’exposait à davantage de cérémonie et autre diner avec des personnalités. Comme ce diner avec le ministre des Affaires étrangères. Non, avec le vicomte de Fromart. C’était un repas officieux, entre deux personnages de la noblesse qui avait appris à s’apprécier.
Pour sa part, elle restait terrifiée. La simple idée d’avoir à affronter son regard la glaçait sur place. Elle se souvenait encore de sa présence à ses noces, comme si l’hiver avait pris possession de la cathédrale avant l’heure. Son ministère lui allait assurément bien, car c’était tout ce qu’il lui inspirait : une assurance sans borne qu’il aurait été fou de remettre en doute. Il ressemblait à ces statues antiques d’Arès à la présence imposante.
Elle eut tout le loisir dans la voiture de s’étonner encore et encore de la toilette étonnante de son époux qui semblait l’avoir fait rajeunir d’une poignée d’années. Pour sa part, elle avait opté pour une robe prune et or, mi-occidentale, mi-orientale comme à son habitude. Un discret diadème ceignait son front et illuminé son chignon de jais.
Kalisha n’avait pas manqué de rire au récit de la dernière fête royale, voilà qui cassait le mythe de ce personnage si austère et froid d’apparence ! Elle n’aurait jamais songé qu’il put faire preuve d’une telle espièglerie ! Peut-être fallait-il passer outre les apparences au fond. Quant à l’alliance… Florentyna lui avait dit qu’il était grand amateur de théâtre, couplé à sa malice cela ne pouvait faire que des étincelles, il semblerait.
À leur arrivée dans ce château encore méconnu, elle posa sa main dans celle de son époux avec un petit sourire rassurant, détendue grâce à ses paroles soigneusement choisies. Elle passa sa main autour de son bras et lui fit signe qu’elle était prête à se jeter dans le gueule du loup.

C’était le jour de leur diner avec Dyonis et sa femme, la princesse Kalisha. Il avait prévu de révéler ses noces à cette occasion, non sans se jouer un peu de lui auparavant. Rien que pour voir sa tête à l’annonce. D’ailleurs, il n’avait plus remis son alliance depuis ce bureau impromptu avec Sa Majesté et Son Excellence. Ce soir-là, elle se trouvait dans la poche de son veston au côté de son cher et désirable laudanum. Pour l’occasion, il avait choisi un velours coupé vénitien dont les poils de différentes hauteurs laissaient apparaitre les arabesques dans un relief inégalé par les manufactures monbriniennes. De couleur noire, bien entendu, mais avec quelques reflets bleu nuit et une pointe d’argentée par-ci, par-là pour s’accorder avec sa chevelure.
Il avait demandé à sa petite luciole de les rejoindre un peu plus tard, en tant qu’invité. Ce fut donc seul qu’il accueillit ses invités du soir. Son sérieux s’ébranla si tôt qu’il découvrit l’arlequin de Frenn descendre du carrosse. Qu’est-ce que… Par tous les Diables !

— J’ignorais que le charivari commençait ce soir ! lança-t-il au bord de la crise de rire. Vous auriez dû me prévenir !

Un costume vert d’eau. Et dire que der Ragascorn trouvait qu’il manquait de surprise… Quand il allait lui racontait celle-là, il n’allait pas en croire ses oreilles… Et il n’avait même pas encore touché à son opium ce soir, c’était dire si ses mirettes n’en faisaient pas qu’à leur tête. Sa contenance retrouvée, il salua d’un baise-main la Princesse-baronne comme il se devait : elle était toujours aussi ravissante, si ce n’était plus, désormais qu’elle souriait de bon cœur. Un mariage qui allait porter ses fruits à n’en pas douter. D’ailleurs, il n’avait qu’à voir le baron affublé en grenouille printanière pour sentir les premiers émois de sa nouvelle relation conjugale. À moins que ce ne soit les loukoums ? Il aurait bien le temps de les interroger à ce sujet. Il leur fit signe de le suivre jusqu’à la Salle à manger, dressée pour l’occasion avec élégance.

— Sachez, Madame que vous êtes la bienvenue céans pour visiter ma future belle-fille aussi souvent qu’il vous plaira, précisa-t-il par courtoisie avant de se tourner vers un Dyonis vert d’espérance — il n’était pas sûr de s’en remettre — Vos noces se sont-elles déroulées comme espérées malgré la contraction du délai ?

Alors qu'ils passent le portail, d'un nouveau sourire Dyonis entreprend de rassurer son épouse. Il sait combien elle est intimidée, d'autant qu'avec son porcin de premier mari, elle n'a jamais vraiment assisté à des rencontres mondaines de qualité. Quelque part, oui, à ses côtés désormais la princesse va avoir à côtoyer bien plus de personnes importantes. Mais autant y aller petit à petit. Ce dîner en petit comité, pourvu que Kalisha s'y trouve à l'aise...
Le baron espère y avoir contribué déjà par une tenue... singulière pour qui le connaît. Un signe de sa nouvelle vie loin du veuvage, et une manière sans doute d'amuser les uns et les autres devant la surprise que sera leur arrivée. Surprise, la jeune femme l'a été elle aussi. Pour sa part, elle porte une de ses élégantes tenues métissées, prune richement brodée. Ils descendent de la voiture et le ministre vient les accueillir.

Bleu sombre et argent, donc, pour Coldris. Encore un peu et à eux quatre, ils auront peu ou prou les couleurs primaires ! Et si Dyonis s'était bien attendu à surprendre et amuser son collègue... il ne s'était pas imaginé que ce soit à ce point ! Voilà que le vicomte est pris d'un franc rire devant lui. Eh bien, pour être mémorable, c'est mémorable ! Encore davantage que la simple boutade que le Premier Conseiller pensait faire - en plus d'une forme de symbole que la page de son deuil était tournée. Dyonis se mord d'abord la lèvre, mais bien vite, il pouffe, puis craque et rit à son tour avec le ministre. C'est communicatif - surtout de la part de Coldris qui a le rire aussi ouvert plutôt rare.

"Ah non. Pas ce soir. Je m'entraîne encore." joue à son tour Dyonis, avec un coup d'œil amusé vers Kalisha. Bon, on pouvait dire que cette entrée en matière a dû déjà décrisper la soirée, espère-t-il.

Il s'écarte d'un petit pas pour laisser Coldris présenter ses hommages à sa jeune épouse. "Oh, très bien, répond-il au sujet de la noce. Nous avons réussi, je crois, à compenser l'austérité des lieux par la chaleur humaine et l'humeur familiale. Je vous remercie pour le gibier, il a été très apprécié."

Il se prépare là-dessus à se diriger, en compagne de Kalisha et de leur hôte, vers la salle à manger.

Kalisha fut quelque peu déstabilisée par la remarque du vicomte. Elle ne s’était pas attendue à… cela. C’était pour ainsi dire à l’opposer de l’image qu’il avait renvoyée toutes ces fois où elle l’avait croisé — de loin fort heureusement —. Elle étira un timide sourire face à son rire qu’elle n’avait jamais entendu. Enfin c’était idiot, mais elle ne s’était même jamais imaginé qu’il put réellement rire alors cela n’en était que d’autant plus étrange. Il fallut même que son mari se joigne à lui et cela rendit la scène d’autant plus absurde. Oui, elle avait bien sous les yeux les deux plus hauts personnages de l’Empire après le Roi, en train de rires aux aboies sur le perron de la demeure du vicomte. Il fallut bien qu’elle se décrive mentalement la scène pour parvenir à y croire un tant soit peu.

Dyonis répliqua de mon cœur en lui adressa une œillade amusée à laquelle elle répondit d’un discret sourire autant que d’une inclinaison de la tête. Peut-être n’avait-il pas tort au fond… Elle tendit donc de bon gré sa main au vicomte puis rendit les politesses d’usage à son hôte.

— Je vous remercie, Votre Excellence. Ce sera avec grand plaisir que je viendrais la visiter en ce cas.

Elle laissa discourir du mariage sans s’imposer, emboitant leur pas vers la salle à manger. Ses petits yeux curieux de biche parcouraient les environs avec avidité. Fromart se trouvait à mi-chemin entre Monthoux et Frenn. On y trouverait une certaine austérité dans l’architecture très carrée, pleine de pierre et de parquet sombre, mais avec néanmoins une pointe de modernité dans la décoration raffinée sans être omniprésente. La salle à manger en question n’était pas bien lointaine et Kalisha découvrit la magnifique table qui y avait été dressée pour… quatre personnes.  Elle fronça légèrement les sourcils se demandant bien qui pouvait être l’autre personne en question.  Elle n’osa pas cependant éclaircir le mystère. Son regard s’arrêta sur le tableau  d’une cité au bord de l’eau (Venise ?) sous le soleil couchant, hypnotisant de réalisme.


— C’est absolument magnifique, Votre Excellence, indiqua-t-elle tant pour la table que le tableau en lui-même dont elle avait bien du mal à ne pas admirer chaque petit détail de l’incroyable jeu de lumière.

S’il avait su qu’il se laisserait aller à un tel rire à peine le baron débarqué sur son perron ! En même temps… Du vert d’eau. Il n’allait pas s’en remettre. Ça lui piquait les rétines à ce niveau ! Et les voilà qui se retrouvèrent tous deux à rires aux éclats comme les deux vieux amis qu’ils n’étaient pas vraiment. Etrange évènement à bien y réfléchir. Et voilà qu’il renchérissait. Coldris souffla.

— Vous titillez ma curiosité, mon cher baron. Voilà que j’ai envie de vous voir prendre la couronne du Pape des fous désormais ! Oserez-vous l’Arlequin ?

Pour ce qui était du sérieux du diner, cela semblait désormais compromis. A défaut, ils passeraient visiblement un repas haut en couleur — sans mauvais jeu de mots. Quoique. —

Il présenta ses hommages à la nouvelle épouse du Premier Conseiller puis s’enquit auprès de celui-ci des festivités.

— Vous m’en voyez ravi, dans ce cas. Venez, rentrons nous mettre à l’abri si vous le voulez bien.

D’un geste de la main, le maitre des lieux les invita à entrer. Des domestiques les déchargèrent de leur manteau sitôt la porte passée et tous purent rejoindre la salle à manger que Léonilde avait fait mettre en beauté pour ce repas avec son élégance habituelle.

— Je vous remercie, Madame. Il se tourna vers le tableau avec un petit sourire. Je l’aime énormément, également. J’entretiens des rapports intimes avec la République, je dois dire, déclara-t-il d’un air rêveur.

Les joues rosées de froid de la Princesse s’empourprèrent dans un regard fuyant pour son plus grand plaisir. Ah ça oui, il était des plus intimes avec la belle Venise.

— Je vous en prie, prenez place, indiqua-t-il avant de sourire avec malice. Je vois que vous avez remarqué, l’assiette supplémentaire. Vous ne m’en voudrez pas d’avoir convié une jeune amie à notre tablée, je l’espère ? Je me suis dit que sa compagnie vous siéra mieux que la mienne, Madame. Tenez là voilà qui arrive d’ailleurs.

Coldris effectua un geste de la main pour la convier à entrer.

— Venez donc ma chère, ne faites donc pas votre timide ! Il la laissa arriver puis tendit sa main dans sa direction. Laissez-moi vous présenter Eléonore de Tianidre.

Éléonore était partie faire un tour avec Jean comme prévu dès qu'elle avait été prête. D'une part pour arriver de dehors, d'autre part parce qu'elle en avait grand besoin pour chasser ce qu'il lui restait de trac. Elle était pourtant bien équipée : sa broche phénix contre son cœur, son médaillon dans sa chemise, le poignard d'Ariste caché contre sa cuisse. Elle lut et relut ces lettres qu'elle connaissait par cœur jusqu'à revenir comme une fleur dans la cour de Fromart, depuis laquelle on la mena vers la salle à manger.

Ce n'était qu'un homme qu'elle avait déjà rencontré plusieurs fois et une femme qui, selon les descriptions de Florentyna, n'avait rien d'une Adélaïde de Dieron. Elle n'espérait pas grand chose de leur rencontre, mais ne voulait certes pas lui être désagréable. Elle se sentait presque coupable de sa chance quand elle se rappelait combien parmi ses semblables se voyaient imposer des mariages désespérants. Même si elle avait dû épouser Gabriel, c'eût été une chance en comparaison de la majorité… Enfin, soit, si cette femme ne lui était pas hostile, elle n'avait pas de raison de se tracasser. Ce dîner n'était qu'un entraînement aux épreuves qui lui donnaient la nausée rien qu'à y penser et auxquelles elle n'échapperait pourtant pas.

Elle fut un peu surprise de la vitesse à laquelle Coldris insista dès qu'elle apparut dans l'encadrement. Une transition comme irréelle la fit passer d'une solitude maîtrisée à… la compagnie. Elle eut du mal à soutenir son regard, et ne put le saluer qu’avec une distance tranchée qui la surprit elle-même. Polie, mais sans chaleur aucune alors même qu’elle avait juste envie de se cacher dans ses bras. Elle ignorait si ce qu'elle craignait le plus, au final, était de ridiculiser son am… époux, ou bien de le laisser se rappeler combien elle était idiote en société. Mais elle était prête. Elle était prête. Elle s'était préparée à beaucoup de choses, d'ailleurs, mais pas à ce que le Premier Conseiller se soit déguisé en elfe.

— Voilà une couleur qui illumine votre regard, Excellence, lâcha-t-elle spontanément.

Elle sourit, essayant de faire abstraction de la stupidité profonde de ce qu'elle venait de dire. Voilà pourquoi il valait mieux qu’elle se taise en public. À vrai dire, passée la surprise, elle trouvait même cela plutôt joli. Symboliquement intéressant, pour le moins. Cela ne rivalisait bien sûr pas avec l'élégance envoûtante de son merveilleux soleil, qui était, lui, drapé de ciel nocturne.

— Je suis ravie de vous revoir en de meilleures circonstances, se rattrapa-t-elle immédiatement.

Oui, c'était quelque chose dans ce goût-là qu'elle avait pensé dire, mais sans doute aurait-elle pu trouver mieux.

— Madame, salua-t-elle sans être capable de rien ajouter à son sujet.

Elle devait avoir l'air fine ! Mais Coldris était là. Coldris était là. C'était la seule certitude dont elle avait besoin.

Il a de quoi comprendre la surprise - quoique contenue - de son épouse devant le drôle de tableau que forment là le Premier Conseiller et le Ministre, à rire d'une situation devenue presque incongrue. Au moins, dans son sourire il la sent plus rassurée. Puisse la suite de la soirée continuer de les détendre. Quant à l'Arlequin et au Pape des fous, Dyonis esquisse un geste de modestie, prothèses levées devant lui :
"Je n'aurai tout de même pas ces prétentions-là. La concurrence est rude à Braktenn pour le titre de Pape des fous."

Kalisha et lui accompagnent là-dessus l'hôte de ces lieux jusque dans la salle à manger, dont le baron note les apprêts, toujours de sobriété élégante et de teintes sombres comme cela ne l'étonne guère de la part du vicomte. Ses yeux parcourent eux aussi les tableaux, à la suite de ceux de la princesse, et il lui laisse le soin des compliments pour lesquels il est rarement bavard ni adroit. Il appuie donc l'avis de Kalisha d'un sourire. Le double sens que met Coldris dans l'évocation de ses relations intimes avec la République de Venise n'échappe ni à Dyonis, ni à Kalisha dont il note avec attendrissement les joues rosies. Elle va avoir à s'accoutumer à ce genre de discours de la part de leur hôte... et même du roi si elle venait à devoir le côtoyer dans quelque réception mondaine.
"Les soirs y semblent en effet envoûtants." glisse-t-il en contemplant quelques instants de plus le paysage crépusculaire du tableau, avant de s'intéresser à la ravissante table où il s'étonne tout autant de remarquer ce quatrième couvert.

Alors que Dyonis prend place, il entend bien vite l'explication et ne cache pas son étonnent devant un pareil drôle de hasard. Mademoiselle de Tianidre. Eh bien, voici qu'elle est une connaissance commune - quand bien même lui ne l'a vue qu'un court moment, alors que Coldris la présente comme une amie. Quelles circonstances ont bien pu amener à leur rencontre ? Le seigneur de Frenn croit se souvenir qu'Éléonore était toute nouvelle à Braktenn lors de leur rencontre - et assez éloignée de la cour. Oh, sans doute en apprendra-t-il davantage au fil du dîner. Pour l'heure, voici justement que la jeune femme fait son entrée, dans une élégante tenue et parée d'une broche aussi raffinée qu'originale - un phénix, ce n'est pas commun.
Dyonis incline la tête et lui rend son salut dans un sourire discret. Il ne s'attend pas à ce si aimable compliment sur sa tenue, qui vient alors lui arrondir légèrement la bouche dans une brève surprise. Mais agréable surprise. Toutefois, le baron a bien noté que son exceptionnelle petite folie costumière de ce soir a déclenché aussi l'étonnement d'Éléonore. Difficile, il faut dire, qu'il en soit autrement. Risible ou pas aussi aux yeux de la jeune femme - il ne pourra savoir - c'est en tout cas très plaisamment qu'elle accueille cette... vision.
"Oh, je vous remercie, Mademoiselle. C'est aimable à vous." (Un temps) "Moi aussi, je suis heureux de cet agréable hasard." (à Coldris) "Mademoiselle de Tianidre a été d'un grand secours auprès de ma fille il y a trois mois maintenant. J'ai eu le plaisir de faire sa connaissance en cette circonstance, quand bien même j'aurais préféré que ce soit autrement. C'est une amie de grand courage que vous avez là." ajoute-t-il avec toute sa sincérité, ses yeux allant entre Coldris et Éléonore - à qui il reste encore si reconnaissant de l'avoir alerté des agissements du prêtre.

Après tout, Coldris connaît les détails de ce qui s'est produit entre Thierry d'Anjou et Lavinia, Dyonis peut se permettre de l'aborder. D'autant que lui-même est désormais apaisé avec cette triste histoire, qu'il aura du reste sobrement relatée à Kalisha au cours de quelque récente conversation. Toujours tourné vers Éléonore, qui semble bien timide en leur compagnie - laquelle l'est le plus d'elle ou de sa jeune épouse ? - le baron introduit justement cette dernière :
"Je vous présente Kalisha Howksley de Frenn."
...Encore troublant à prononcer pour lui, ce que son air soudain réservé traduit. L'habitude viendra.

Il n’en finissait pas de se délecter de ce vert printanier  sur l’austère baron de Frenn. Der Ragascorn allait vraiment croire qu’il avait abusé de l’opium… Il souffla un petit rire à la mention de la compétition puis haussa un sourcil entendu :

— Elle l’était également pour devenir Premier Conseiller, cela ne vous a pas empêché de l’évincer.

Petit sourire en coin. Là-dessus, il entraina ses convives vers la salle à manger que la Princesse Kalisha s’empressa de complimenter. Ah, Venise… Si chère à son cœur qu’il lui suffisait de contempler ce tableau pour se faire submerger de nostalgie autant que d’une certaine mélancolie.  Il chassa rapidement ses considérations personnelles pour les inviter à prendre place, puis à présenter celle qui était son amie pour ce soir — et le double sens du mot le faisait frétiller d’amusement. Elle le salua avec une distance parfaitement crédible avant de féliciter le baron pour cette idée lumineuse de couleur. Voilà qu’il songeait désormais à un petit vers luisant… Il se mordit discrètement les joues pour étouffer son sourire.

Il écouta les échanges de politesse légèrement en retrait. Oui, c’était un agréable hasard. À peu près aussi hasardeux que de tenir la Fortuna en laisse, mais il n’allait pas le contredire, loin de là. Il s’étonna même d’un haussement de sourcil de l’aide de son amie auprès de Lavinia. Un discret sourire orna finalement ses lèvres.

— Mais je ne m’entoure que de personnes de vertus et d’exception, mon cher baron, commenta-t-il avec son arrogance habituelle surmontée d’une pointe d’amusement.

Dyonis en profita pour présenter son épouse. Sa nouvelle épouse. Kalisha Howksley de Frenn dont les joues allaient bientôt finir ton sur ton avec sa robe. Toujours aussi élégante — il se garda pourtant de suivre ses courbes —, elle effectua une élégante révérence qu’elle accompagna d’un timide « C’est un plaisir de faire votre connaissance, Mademoiselle. »
Les chaises furent enfin tirées et ils purent s’asseoir : Coldris face à Kalisha. Ce qui lui donna visiblement encore plus envie de disparaitre derrière l’imposant centre de table.

— Rassurez-vous, je ne compte pas vous manger, rassura-t-il faussement avant d’appeler son valet qui fit entrer le ballet de serviteurs, prompt à déclocher le potage.

Les couverts cliquetèrent sur le rebord de la porcelaine, Coldris reprit finalement la parole après quelques déglutitions de soupe.

— À vrai dire j’ai rencontré mon amie ici présente dans des circonstances fort cocasses. Voyez-vous, elle se trouvait dans mon salon à réclamer une audience à mon fils. Moi qui songeais qu’il avait enfin trouvé sa future femme ! Mais il n’en fut rien de tel. En réalité, je dois avouer que la Fortune ne manque pas d’humour.

Le Premier Conseiller ne s'offusqua pas de se compliment parfaitement… stupide - il fallait vraiment qu'elle apprenne à tenir sa langue ! -, mais il fallut qu'il lui rende la pareille sur un sujet qui vissa les yeux d'Éléonore sur ses jupons. Son pendentif était tiède derrière le sage col de sa chemise, sa masse habituelle, rassurante. Cette affaire avec Lavinia… Elle déglutit.

Non seulement parce qu'elle ne voyait pas où il y avait matière à ovation dans cette histoire, mais aussi, quelque part, parce que cela lui rappelait cette dispute idiote que Coldris et elle avaient eu. Elle ne voulait plus jamais lui causer de tourments, elle l'aimait beaucoup trop pour cela. Elle l'aimait tellement !

Elle ne retrouva ses mots que lorsque le baron lui présenta son épouse et que celle-ci la salua. Ainsi relancée, elle rattrapa ces paroles qui lui avaient manqué.

— Moi de même. Mademoiselle de Monthoux m'a dit grand bien de vous.

Oui. Oui, comme cela, ce n'était pas trop maladroit. Elle l'espérait. Elle lui adressa un regard qui se voulait rassurant « il ne mange vraiment pas, il n'est pas dangereux » pour soutenir les paroles de Coldris. Seulement elle-même savait que la seconde affirmation n'était vraie que pour de rares privilégiés. Quant à la première… ne lui avait-il pas dit exactement la même chose lorsqu'il l'avait reçue à Cervigny la première fois ? Et voilà qu'en plus, il l'avait installée face à lui, manifestement déterminé à la perturber davantage.

Elle baissa un instant les yeux sur son assiette lorsque Coldris raconta leur rencontre. Qu'il la fasse passer pour une cruche, puisqu'il y était… Enfin, en soi ce n'était pas faux… mais tout de même !

— Je devais avoir l'air aussi fine que lors de notre première rencontre, admit-elle avec une certaine autodérision à l'attention de Dyonis. Si j'avais imaginé que Monsieur le Ministre aurait l'amabilité de me faire patienter en personne ! justifie-t-elle, non sans s'étonner elle-même de la stupidité naïve qui se dégageait de ses paroles.

Allait-elle bientôt vanter l'altruisme pure désintéressé de son époux, puisqu'elle y était ? Derrière son sourire ennuyé, elle ne put s'empêcher de se dire que ce n'était pas plus mal de passer pour une gourde finie. En théorie, l'assumer était le meilleur moyen de ne plus se sentir bête dès qu'elle ouvrait la bouche. Enfin, elle verrait bien.