[22 Décembre 1597] Des Retrouvailles tant attendues [Terminé]

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'Dé à 6 faces' :

Tendu, inquiet pour la santé d'Eldred - mais également gêné à présent de le sentir lui-même aussi acculé et mal à l'aise - Dyonis ne s'attend pas à ce que le Zakrotien lui révèle soudain. Tout s'explique. Son trouble à revoir céans Lavinia, à comprendre qui elle est, à devoir établir le lien entre la rescousse dans les rues et ce domaine. Le baron en a tout de même un petit sursaut de surprise. Instinctivement, ses pupilles vont d'Eldred à Lavinia. Il secoue la tête, un peu étonné de ces deux nouvelles si soudaines, coup sur coup. Une fois sa froideur retrouvée, il s'en revient à faire face à l'esclave. Sa bravoure et ses grandes valeurs ne sont plus à démontrer, et Dyonis en trouve ici une nouvelle confirmation. Avoir non seulement secouru une noble dame, mais en plus n'en avoir rien dit jusqu'à maintenant alors que bien d'autres auraient eu comme premier réflexe de courir s'en vanter.
Le Premier Conseiller réagit d'un claquement de talon, accompagné de sa main métallique au cœur, dans le geste d'honneur militaire. "Eldred, merci." Deux mots suffisamment éloquents tant le baron ne les prononce pas à la légère. La position si dévouée du Zakrotien - et pas seulement en tant qu'esclave, comme il le sait depuis leur entrevue et le serment d'allégeance - l'amène de plus en plus à considérer Eldred un peu différemment de beaucoup d'autres de ses esclaves. Qui sait alors sur quelle attribution de nouveau rang cela pourrait-il déboucher au long terme ? Les deux hommes se retrouvent l'un dans l'autre sur bien des points, cela ne fait aucun doute.

Dyonis entend là-dessus la remarque de William. Il en arrondit les yeux et demeure interdit, un court instant. Il grommelle : "J'espère que vous plaisantez, William ?" (Un temps) "Vous sanctionner pour vous être inquiété d'autrui ? Vous n'êtes plus chez l'usurpateur." Inquiété un peu trop exagérément, certes... Mais cela aussi doit constituer un sinistre reste de son service auprès du fou de Zakros. Avoir vu quotidiennement des esclaves se faire brutaliser, torturer, estropier par leur maître a dû développer chez le sieur Wagner une inquiétude constante. Une méfiance toujours aux aguets. Le domestique va devoir se débarrasser de cela. Dyonis se fend tout de même d'un petit sourire après ses paroles comme souvent bien laconiques.

Il se radoucit, son sourire s'élargit même, et revient vers Lavinia dont le compliment lui va droit au cœur. "Au moins en mon fief, oui, j'essaie que les choses soient droites. S'il pouvait en être ainsi au gouvernement et dans nos rues." (Un temps) "Mais c'est en effet un très heureux hasard. Vous avez donc - certes d'une façon que j'aurai préféré éviter - déjà fait ainsi la connaissance d'Eldred. Un homme de confiance." Il se rassoit. "Depuis nos derniers courriers, comment va votre époux ?"

Eldred n’avait pas eu d’autre choix que de révéler qu’il était le mystérieux sauveur. C’était l’explication la plus rationnelle qu’il ait trouvée et qui soit vraie. Lavinia s’écarta brutalement de lui et il sut instinctivement qu’il avait dit quelque chose qu’il n’aurait pas dû. Mais c’était sans doute mieux ainsi. Il n’y avait aucun espoir d’une quelconque relation qui ne finirait pas tragiquement alors… Mieux valait ne rien commencer pour ne rien briser. Il entendait bien au son de sa voix comme éraillée que tout venait d’être annihilé sur place.

Bien entendu, Dyonis fut surpris de cette nouvelle qui tomba comme un cheveu sur la soupe (et il n’avait pas encore tout entendu). Il ne lui fallut que quelques secondes seulement, pour qu’il se reprenne et le salut comme Alduis l’avait fait dans l’église. Sauf que c’était le Seigneur de Frenn qu’il avait sous ses yeux et… Eldred s’inclina aussi profondément que possible pour masquer sa gêne tandis qu’il déglutissait péniblement. Il n’avait rien à dire tant il était touché de ce geste aussi spontané que sincère, qui une fois n’était pas coutume, lui rappela pourquoi il avait prêté serment à cet homme.

Parallèlement, William s’emportait dans ses sanctions. Il ne connaissait pas bien les coutumes monbriniennes sur le sujet, mais cela lui sembla excessif pour si peu, ce que confirma aussitôt le baron.  Eldred soupira profondément pour tâcher de faire évacuer toute la tension accumulée  heureusement, la conversation se reporta sur sa fille et son époux. Elle était mariée. En plus elle était mariée! Et c’était somme toute logique puisqu’elle avait une alliance au doigt. Non vraiment. C’était la pire idée qu’il ait eu jusqu’à présent… Il s’en retourna à son cher feu qui crépitait insolemment comme pour se moquer du guerrier.

Lavina de Kergemont et Eldred venaient d'exposer, chacun leur tour, avec leurs propres mots, la raison de leur troubles. Un malotru qui avait osé embêter une dame. En voilà un personnage qui aurait mérité quelque punition ! Il se sentait terriblement embarrassé d'avoir supposé à un malaise ou une maladie, sans envisager une autre hypothèse. Le domestique se recula vers la cheminée et sentit les flammes chauffer fort son dos. Elles ne lui procuraient cependant aucune chaleur plus forte que la honte qui lui consumait les joues. Quand arrêterait-il d'imaginer le pire pour les esclaves de ce domaine ? Hier encore, il avait craint pour un jeune homme une cheville foulée, simplement parce que celui-ci marchait moins vite qu'à l'accoutumée. En réalité, la neige le gênait et l'empêchait d'aller aussi vite qu'il n'en avait l'habitude.

William se sentait encore plus honteux d'avoir proposé cette idée stupide, hérité des sinistres lubies du vil usurpateur qui trouvait toujours le moyen de rogner sur les gages versés par le personnel. Il baissa les yeux, osant difficilement l'observer en face.

"Pardon, maître. Je ne voulais pas réaliser un tel amalgame. Vous êtes si bon, vous, avec ceux qui sont pourtant vos inférieurs, mais les réflexes, la peur... Je crains d'être toujours encore affecté par tout ce qui s'est déroulé au sein du sinistre domaine."

Il fut soulagé de voir repartir le seigneur vers sa fille, puis se rapprocha de Eldred, qui fixait les flammes comme si celles-ci exerçaient une réelle fascination. Il murmura discrètement.

"Pardonnez-moi encore, Eldred."

Il se décida à changer de sujet, espérant noyer leur embarras mutuel.

"Vous êtes décidément un homme très courageux pour venir en aide à une dame en détresse. Beaucoup de gens, à votre place, auraient passé leur chemin."

Dyonis sera resté quelques instants en face d'Eldred, qui lui adressait une profonde révérence. Songeur, le baron se laisse replonger dans le souvenir des promesses que s'étaient faites les deux hommes trois semaines auparavant - dans ce moment qui avait semblé estomper un temps leurs rangs respectifs, pour laisser parler des valeurs communes, ainsi qu'un souhait de protection réciproques. Le Premier Conseiller pourrait compter sur le Zakrotien pour recevoir moult renseignements - et ce dernier pouvait compter sur l'oreille plus qu'attentive du châtelain.

Il se désintéresse toutefois d'Eldred quand William reprend la parole. Neutre, le seigneur se contente d'acquiescer. "Bien sûr. Je comprends. Un domaine comme cela laisse des traces qui mettront des années à cicatriser. Souvenez-vous cependant toujours et dès maintenant que vus pouvez avoir confiance en moi."
Et tandis que le domestique s'en retournait auprès du Zakrotien resté près de la cheminée, Dyonis avait rejoint sa fille pour lui demander - comme le voulait la plus minimum des politesses même si le sujet n'est pas des plus réjouissants - des nouvelles de son mari. Il pousse un profond et sincère soupir, en apprenant que Monsieur de Kergemont n'a même pas voulu approcher sa femme à son retour ! Quelle peine ! Il pose tendrement une main à l'épaule de la jeune femme. "J'en suis navré. Quelle triste manière de vivre sa maladie. S'enfermer ainsi, se morfondre, plutôt que de voir celle qui précisément pourrait lui donner de meilleurs jours dans les épreuves..." Gravement, il hoche la tête à ce que Lavinia lui confie de ses discussions avec les médecins. "Je n'en doute pas." souffle-t-il en apprenant la piété de la fille. "Votre époux devrait considérer la chance qu'il a de vous avoir. Je... tenterai de lui parler et de le faire changer d'attitude si vous le voulez. Car vous ne méritez guère pareil traitement."

Il balaye d'un geste sec de la prothèse les inquiétudes de sa fille quant aux commérages dont elle se craint devenir la cible. "Qu'ils s'y essayent seulement !" grogne le baron. "Votre mari vous repousse et vous, vous n'êtes en rien fautive. Je ne tolérerai pas d'entendre médire à votre sujet et saurai faire entendre ce que de droit." achève-t-il, sourcils froncés, avant de se rendre compte que Lavinia n'a pas besoin d'assister à de la colère... Non, elle est venue chercher du réconfort et de la tendresse paternelle à Frenn.

Aussi Dyonis s'apaise-t-il aussitôt et, d'un sourire, approuve de tout cœur le dernier souhait de Lavinia : parler de choses moins sinistres. "Un bonheur amplement partagé, ma fille. Nous ferons ensemble ces prochains temps toutes les activités qui vous plairont et si je peux vous âtre utile en quoi que ce soit, confiez-moi cela." (Un temps) "Oh, d'ailleurs ! Découvrir les toutes dernières pièces à la mode vous ferait-il plaisir ? Je reçois cet après-midi une négociante réputée pour les produits de grand luxe qu'elle fait importer d'Europe. Nous... nous rencontrons pour affaires... mais selon leur tournure et si je la sens de bonne foi - quelque chose me dit qu'elle l'est - peut-être sera-ce l'occasion de profiter des robes, bijoux et boissons raffinées qu'elle a à proposer ?" La bonne humeur sera pleinement revenue au visage du seigneur à ces mots. Il connaît le goût de sa fille pour les belles parures et la découvertes des produits les plus délicats.
Puis, une lueur complice et paternelle dans le regard, il ajoute : "Pour ce qui est de cette affaire de chevaux... j'y réfléchissais encore hier : prendre enfin les dispositions pour vous familiariser avec eux vous semblerait-il une bonne idée ? Une peur peut se dompter, et je connais des gens ici-même capables de prendre en main cette mission si le cœur vous en dit." Lavinia n'avait pas eu de temps pour elle depuis des années ! Le mariage, les premiers temps avec son époux... Et si ces quelques semaines de pause dans sa vie, et de retour de la jeune femme à Frenn, étaient l'occasion de prendre enfin au sérieux cette crainte qu'elle a des chevaux ? Elle n'en serait même que plus détendue, plus affirmée et libre lors de ses sorties. L'idée trotte sous le crâne de Dyonis depuis fort longtemps. L'occasion tend aujourd'hui les bras. A la dernière confidence de Lavinia, son père aussitôt réagit : "Mais bien entendu, dites-moi donc ce qu'il en est de vos projets !"

Dyonis serre les dents en entendant Lavinia avaler son thé de travers à sa proposition. A-t-il été maladroit ? Sa proposition s'avère-t-elle donc aussi gênante que cela ? Il est pourtant prêt à tout pour le bien être de sa fille et ne tolère pas l'idée qu'elle paie les pots cassés de ce que traverse actuellement son mari. Le baron gardera évidemment cela pour lui, mais en cet instant il trouve Monsieur de Kergemont bien ingrat. Il préfère cependant ne pas insister sur ce point pour le moment, si celui-ci a l'air d'importuner Lavinia. Non. L'heure se doit d'être plutôt à la joie des retrouvailles et à la réflexion quant aux activités qui permettraient au père et à la fille de rattraper le temps perdu.

"Voyons, les désagréments de chacun de mes enfants sont tout autant les miens. Je vais y réfléchir." dit-il seulement, assez évasif, pour préférer sourire à la suite de Lavinia en la voyant se réjouir de la venue de Despina. "Dans ce cas nous ferons cela cet après-midi même. Dame Despina sera là et aussitôt que nous en aurons fini avec les dossiers plus graves qui l'amènent céans, si tout s'est correctement déroulé nous pourrons vous et moi parler mode et emplettes en sa compagnie. Elle est vraiment une femme de goût."

Il termine lui aussi son goûter, tapote les coins de sa lèvre du bord de sa serviette, puis ne dissimule pas son bonheur à entendre sa fille apprécier son idée quant à sa familiarisation avec les chevaux. "Parfait ! Eh bien voyez-vous, je me suis dit notamment que Firmin, notre maître d'équitation et gérant des destriers, pourrait amplement s'acquitter de cette mission. Ou même Eldred." ajoute-t-il avec un rapide regard en direction de l'homme qui achève son travail à la cheminée. "Après tout, voilà plusieurs mois qu'il se charge régulièrement de soigner les chevaux et de leur dégourdir les pattes. Et le grand talent des Zakrotiens dans les arts équestres n'est plus à démontrer. Qu'en pensez-vous ?"

A peine achève-t-il ses mots que Lavinia, dont la bonne humeur fait plaisir à voir et que Dyonis partage de tout cœur, lui présente un bijou de sa propre création. Son père se penche pour le contempler. "Vous me connaissez, je ne suis pas un fin spécialiste de la mode et des apparats" avoue-t-il humblement et presque amusé "mais je trouve ce travail remarquable. D'une grande finesse, sans parler de l'harmonie avec laquelle vous avez fait jouer les formes et tailles de ces pierres." Son crochet et sa main métallique se rejoignent d'un coup qui claque, dans un geste admiratif. "Félicitations ! J'ignorais que vous vous étiez à ce point perfectionnée dans ces arts !" (Un temps) "Quelqu'un comme Donna Despina sera sans doute bien plus indiquée que moi pour vous conseiller dans la mise en place d'une activité à plus grande échelle, mais je trouve l'idée tout à fait prometteuse."
Tandis qu'il parle, son regard détaille la toilette de Lavinia, où il reconnaît en effet quelques touches faites main et les goûts de la jeune femme. Il en hausse les sourcils, assez impressionné par la créativité de sa fille. Quant à l'idée d'ouvrir un négoce, elle laisse le baron songeur quelques secondes. Après tout, c'est par son absence totale d'activité commerciale que la noblesse se distingue depuis des siècles. La roture travaille et fait négoce. Les aristocrates, eux, protègent, se battent, et veillent au bon déroulement des la vie des vassaux. Mais peut-être est-il là-dessus aussi de la vieille école ? Sourcilleux, il avance : "Le commerce est d'ordinaire plutôt affaire de bourgeoisie, mais si votre activité se présente davantage comme une passion que comme un négoce par nécessité financière, avec toutes les précautions hiérarchiques qui s'imposent cela peut se faire. Il est sûr en tout cas que vous faites montre d'un talent qu'il serait triste de ne garder que pour vous."

Le baron l’avait proposé pour aider sa fille à dompter sa peur des chevaux. Il en avait été étonné - bien que flatté - et s’était empressé de s’incliner en guise de remerciement. Il n’arrivait pas à savoir s’il était heureux de passer plus de temps avec elle ou franchement angoissé à l’idée que quoi que ce soit puisse se produire. Il chassa ses idées tant bien que mal alors que son cœur tentait par tous les moyens de le trahir.

Ce serait sans doute mieux que Lavinia choisisse Firmin. Moins risqué. Moins problématique. Moins désirable. Moins… La vérité, c’était qu’il s’imaginait déjà lui faire approcher la sage jument alezane qui adorait frotter son museau contre sa joue lorsqu’elle le reconnaissait…

Elle s’approcha de lui et croisa son regard. C’était suffisant pour faire voler en éclat toutes ses fantasmagories qui s’étaient invitées dans son esprit. Agir normalement. Que faisait-il d’ordinaire ? Il inclina poliment la tête. Elle lui tendit la main. Que devait-il faire ? Et s’il faisait une erreur ? II prit sa main et s’inclina à nouveau face à elle puis face au baron.

- C’est un honneur de pouvoir vous servir. J’espère ne pas décevoir cette confiance que vous m’accordez.

Devinant qu’elle prenait congé ainsi, il la raccompagna jusqu’à la porte.


La journée touchée à sa fin. Le rendez-vous s’était déroulé sans anicroche. Eldred avait ruminé toute la journée durant sa rencontre avec Lavinia. La découverte de sa filiation. Ses aveux sur Thierry. Sa demande concernant les chevaux. Il y avait tant de choses dans son esprit qu’il ne savait plus quoi en faire. Heureusement qu’il devait voir Alduis, demain ! Il allait se moquer de lui, c’était sûr, mais qu’importe, il devait partager son fardeau avec son ami. Il n’y avait que lui qui pouvait comprendre tout ce que cela impliquait, au-delà même de son statut d’esclave, c’était contre lui-même qu’il devait se battre.

Il avait d’ailleurs pris la décision de venir confesser à Dyonis bon nombre de ses secrets qu’il avait accumulés en l’espace d’un petit mois. Certains -la plupart même- n’allaient pas lui faire plaisir, mais c’était ainsi. Il était désormais ses oreilles et la vérité était parfois douloureuse à entendre. Il espérait surtout qu’il pourrait continuer de voir Alduis librement…

Eldred s’annonça au bureau du seigneur de Frenn, lieu où il était à peu près sûr de le trouver en toutes circonstances tant il était un acharné de son travail. Il s’inclina poliment.
- Puis-je vous déranger, Messire ? J’ai bon nombre de choses dont je souhaiterai vous faire part.

Et bon nombre qui ne lui plairait sans doute pas : Thierry, Alduis, la dague, Aud,… L’heure était venue de se confesser… Il n’y aurait qu’une seule confession qu’il n’aurait pas : celle concernant ce qu’il ressentait dès qu’il croisait le regard de sa fille.

Pendant la discussion touchante entre le père et la file qui avait un tel plaisir à se retrouver, William s'effaçait au mieux qu'il le pouvait pour vaguer à ses tâches ordinaires de domestique. Il laissa Eldred tranquille, qui semblait encore pendant un long moment en contemplation devant le feu qui brûlait das la cheminée. L'employé retourna autour de la table, laissant les deux nobles décider de quand ils boiraient leur thé. Il leur proposa cependant de temps en temps quelques pâtisseries. Il restait ensuite en retrait, attendant un moment opportun pour les servir à nouveau, là aussi avec un grand souci de discrétion, sans donner l'impression d'assister à leur conversation.

Lorsque vint la fin de cet entretien, William s'attacha à débarrasser la table pour reprendre sur son plateau tasses et assiettes. Il restait encore un certain nombre de gâteaux. Ils n'avaient que peu mangé, préférant le bonheur simple de leur discussion. Il entendit soudain Eldred annoncer au maître avoir des choses à lui communiquer. William n'avait pas fini de débarrasser la table, ni de l'essuyer, mais ce ne serait sans doute pas correct de rester. Il préféra se tourner vers le baron.

"Souhaitez-vous que je sorte, maître, si Eldred a des informations qui sont peut-être confidentielles à vous apprendre ?

Dyonis ne sait guère trop comment interpréter l'air étonné de sa fille, alors qu'il lui propose une formation équestre avec Firmin ou bien Eldred. Serait-elle réticente à prendre des leçons avec un esclave ? Ou bien ne serait-ce que le résultat de sa peur encore présente à la seule idée d'apprendre à apprivoiser les chevaux ? Le seigneur ne rebondit pas. Lavinia connaît maintenant sa proposition. Il n'y a qu'à la laisser réfléchir et venir lui en reparler en temps voulu.

"Oh ! Mais c'est une très bonne idée. Je suis certain que Donna Despina sera intéressée par vos croquis et pourra en effet, grâce à eux, juger sur pièce et mieux vous conseiller." acquiesce-t-il à la proposition de la demoiselle.

Finalement, il s'avère que Lavinia revient sur le premier sujet et se soit décidée pour prendre des cours en compagnie d'Eldred. Soit. Le baron vit sa fille avancer vers le Zakrotien et lui donner son aval pour cette mission - ce qu'il accepte d'une révérence et d'une formule aussi humble que polie. L'affaire s'engage. Bien évidemment, Dyonis y restera attentif et ne manquera pas de demander à sa fille comment les choses se passent au fur et à mesure. Peut-être envisagerait-il même de venir un jour observer un de leurs moments. Le châtelain doit se reconnaître assez curieux de ce que peut valoir Eldred sous la casquette de professeur. D'ici là, il adresse un sourire sobre à l'un et à l'autre en guise d'accord scellé.


Le goûter se termine tranquillement et bien vite, les gâteaux et boissons amenés par William disparaissent dans les estomacs du seigneur de Frenn et de sa fille. Alors que cette dernière se retire afin d'aller chez elle chercher les documents qu'elle souhaite présenter à Donna Despina, Dyonis regagne son bureau. Ce ne sera qu'en fin de journée, après cet habituel chapelet d'entretiens qui constituent son quotidien, que le baron se dirige vers cet agréable salon où demeurent encore quelques gâteaux laissés un peu plus tôt. William est présent et à la surprise du noble, c'est aussi Eldred qui l'y rejoint.
Son front se plisse. Il adresse un regard interrogateur au Zakrotien. Pour qu'il vienne le trouver de la sorte, l'affaire doit être d'importance. Une impression que son vis-à-vis ne manque pas de confirmer. Bon nombre de choses dont il doit être entretenu ? Ciel. Voilà qui n'augure rien de bon. Connaissant le sérieux d'Eldred, il ne se permettrait pas de déranger son maître pour des broutilles. Avant de lui répondre, Dyonis se tourne vers William qui prend soin de demander s'il préfère se trouver en tête à tête avec le Zakrotien.

"C'est en effet préférable. Vous pouvez disposer, William." Puis, une fois seul en face d'Eldred, le visage soucieux mais la posture toujours aussi sérieuse et inébranlable, le baron l'engage d'un : "Je t'écoute."

Dyonis fit sortir William -qui s'inclina respectueusement- ce qui n’était pas plus mal au vu de la longue liste de choses qu’il avait à confesser et qui semblait rendre soucieux le seigneur de Frenn. Et pour cause, cela n’allait pas lui plaire.

Eldred croisa les bras dans son dos et inclina légèrement le buste lorsqu’il fut invité à prendre la parole. Par où commencer ? C’était toute la question. Par ordre chronologique ? Par importance pour Dyonis ? Par risque pour lui ? Il opta pour la dernière option.
Il fouilla dans un repli de sa tunique et en sortit le couteau d’Alduis qu’il déposa sur le bureau.

- Vous reconnaissez peut-être cette arme ? C’est l’une de celle d’Alduis de Fromart. Je l’ai rencontré à l’église au début du mois. Mais en fait on se connait depuis plus longtemps que cela, je l’ai affronté à Zakros. J’ai failli le tuer là-bas… Ça vous parle Efjabörg ? C’était ce jour-là…

Eldred ne l’oublierait jamais. Ni cette bataille ni le tournant qu’elle avait occasionné dans sa vie.

- Etrangement, nous avons sympathisé…

Il se souvenait parfaitement de la pagaille dans laquelle il avait quitté l’église, tout comme de ce duel sur l’autel, entre deux questions-réponses-esquive. Il dut faire un effort pour ne pas sourire.

- Il m’a offert l’une de ses dagues. il indiqua l’arme sur le secrétaire Je ne pouvais pas refuser. Alors je l’ai prise et je l’ai cachée à Frenn. Il sait que je vous protège, et en fait, je crois que quelque part, il vous respecte. Si la situation l’exige, nous nous affronterons, cela ne change rien. Nous avons nos promesses respectives et la sienne concerne Alexandre. Si vous ne voulez pas avoir de problème avec lui, il vous suffirait de résoudre ce point.

Il venait d’arriver au terme de sa première confession. Il espérait pouvoir conserver l’arme qu’il aurait pu continuer de dissimuler. Après tout, l’intendant n’avait jamais songé à venir fouiller sous le tas de fumier à côté des écuries et il doutait qu’il n’en ait un jour l’idée ou encore l’envie. Et surtout, sans arme, il ne risquait pas de le protéger de grand-chose…

Enfin seul à seul avec Eldred, Dyonis adopte à l'instar du Zakrotien une posture droite, aussi sérieuse que l'exige le moment. Il hausse un sourcil et entrouvre la bouche de surprise devant l'arme que l'homme dépose devant lui. Une lame de superbe facture. Comment - Ciel ! - cela s'est-il retrouvé en la possession d'un esclave ? Ce dernier ne pouvait pas l'avoir dérobée, se rassure aussitôt le baron. Il ne viendrait pas lui présenter l'objet de son forfait. Un point contrarie néanmoins le châtelain : que se serait-il donc passé si un autre esclave ou un employé avait surpris cette dague dans les maigres affaires d'Eldred ? Il aurait sans doute été forcé de le punir pour suspicion de vol... ou au contraire batailler pour lui épargner cela si sa conviction lui avait soufflé l'innocence d'Eldred. Dieu merci, cela n'était apparemment pas arrivé et le maître allait faire en sorte que la chose ne se produise pas.
Son visage pourtant ne se décrispe guère quand viennent les explications quant à la provenance de l'arme. Certes pas dérobée, mais ce que le Zakrotien lui relate est-il mieux ? Dans les paroles de son vis-à-vis, quel point est le plus surprenant : qu'il ait rencontre Alduis de Fromart dans une église ? Qu'il le connaisse déjà et l'ait même affronté sur le champ de bataille ? Qu'ils... aient finalement sympathise ? Efjabörg... Bien entendu, le Premier Conseiller se souvient de la bataille et de tous les enjeux qu'elle a eu aussi bien pour Monbrina que dans la vie de son esclave. Aussi acquiesce-t-il gravement, avec respect, quand le Zakrotien lui demande si ce nom lui évoque quelque chose.
Lorsque vient toutefois l'aveu portant sur de nouvelles accointances entre son serviteur et le fils Fromart, Dyonis marque d'abord un silence. "Méfie-toi, Eldred." ne peut-il que déclarer dans un premier temps - mais sans aucune forme de menace dans ces mots - au contraire même, presque de la sympathie. Les Fromart génèrent la plus grande méfiance au baron. Entre le père, ministre avec lequel il a eu plus d'un différend à la Cour, et le fils qui d'abord l'avait provoqué au Triomphe... puis lui avait joué ce tour abject en l'invitant dans son domaine avec le curé d'Anjou caché derrière un rideau : il est certain que le Saint-Esprit est le grand absent de l'équation ! Dyonis ne juge pas Eldred bâte ou naïf... mais il sait combien les Fromart semblent capables de tout même avec les plus grands de ce monde ! Alors, avec un esclave... Le Zakrotien pourrait donc entendre la réaction de son vis-à-vis comme un conseil aussi bien pour lui-même, et tout autant comme un avertissement sincère : qu'il n'arrive pas le moindre événement contrariant au Premier Conseiller du fait des sympathies entre son esclave et le jeune Fromart. Autrement, il serait nécessaire de prendre les mesures qui s'imposeraient et de ne plus accorder autant de confiance que cela à Eldred.

La première réaction du seigneur sera néanmoins tempérée par la promesse que lui renouvelle Eldred : les choses paraissent bien séparées, claires, et sa promesse à Dyonis primerait quoi qu'il arrive s'il devait affronter Alduis. De nouveau, le baron scelle d'un ferme hochement de tête ce qui vient de lui être assuré. "Je te remercie de ton honnêteté." Qu'Eldred soit venu se confier la valide une fois encore et distille au Premier Conseiller le rassurant sentient que le Zakrotien saurait faire la part des choses. Qu'il est même sans doute lucide au sujet d'Alduis de Fromart et des tensions présentes entre sa famille et celle de Frenn. "Je te laisse juge des suites à donner à tes sympathies avec Alduis de Fromart. Et des conséquences qui en découleront." (Un temps. Il pose son crochet sur la dague et décide) "Tu comprendras, je pense, qu'il me faille garder ceci. Il est hors de question de prendre le risque qu'un autre esclave, un intendant, un garde ou qui que ce soit mette la main dessus. Il y aurait trop de danger pour toi et trop d'explication à fournir. De mensonges à faire pour moi." ...Un aveu à demi-mots que le seigneur protégerait Eldred en mentant sur cette affaire s'il le fallait - mais qu'il n'aimerait pas cela le moins du monde. Ramenant son regard sur le Zakrotien, il interroge : "Et puis-je connaître dans quelles circonstances et sur quels points deux anciens ennemis se sont trouvé des accointances ?"

Arrivent ces promesses respectives. Le baron comprend très bien celle que lui renouvelle Eldred, acquise depuis ce serment passé entre eux. Celle du jeune Fromart, quant à elle, concerne Alexandre. Dyoinis écarquille les yeux. Est-ce bien là ce qu'il croit et craint comprendre ? Plus d'une fois déjà, le Zakrotien a rapporté à son maître des rapprochements douteux entre l'esclave aux béquilles et Alduis. Pour que le jeune noble lui ait voué une promesse aussi solennelle, impliquant de s'attaquer si besoin au seigneur de Frenn, leur relation devait être pour le moins... intime. Les accusations formulées au procès du petit Bellanger lui reviennent. Il secoue la tête. Avec Alduis. La Fortune prend des tours bien surprenants ces temps-ci. Il ne commentera pas davantage, cependant. Si ce n'est pour signifier avoir bien saisi les termes de cette affaire : "J'entends. Un serment contre un autre si les choses devaient en arriver là." (Un temps) "Quant à Alexandre, sache que j'envisage de réparer le tort dont il a été victime. Que cela reste entre nous, cependant. Et qu'Alduis de Fromart n'aille pas s'imaginer une seule seconde que je fais cela pour lui, ou par crainte de lui. Ce n'est qu'avec la justice et ma conscience que je traite en cette affaire." La rudesse de ses mots est éloquente. Dyonis ne doit rien à quelqu'un qui lui a tendu un piège, a tenté de lui tirer les vers du nez, a invité cet abject prêtre à espionner l'entretien - le tout dans une scène bien indague d'un homme d'honneur. Quand bien même ce repas avait finalement tourné plutôt en la faveur du baron, l'orchestration de cette dissimulation reste basse. Néanmoins, le seigneur note ce petit détail et pas des moindres : au fond, le jeune Fromart l'estimerait. Il lui avait d'ailleurs adressé un salut militaire plein de respect lors de leur dernière entrevue. Quel jeu joue-t-il donc ?
Pour couper net ses propres tortueuses réflexions, Dyonis brise le silence d'un direct : "Autre chose ?"

Eldred avait choisi de commencer par la confession la plus dangereuse pour lui, celle concernant son amitié avec Alduis. Il savait combien il pouvait exister une forme d’inimité entre eux. Il vit l’étonnement de le savoir en possession d’une arme. Enfin… C’était naïf de croire que les esclaves ne possédaient rien. La seule règle absolue était celle du pas vu, pas pris. Évidemment, il ne s’attendait pas à une quelconque manifestation de joie à cette évocation, mais ce « méfie-toi » le laissa quelque peu étonné. Il ne savait pas bien s’il devait le pendre pour une quelconque menace bien que son ton ne le laissait pas transparaitre ou bien pour un simple avertissement, de ceux que l’on donne aux enfants se rendant dans les bois.
Le zakrotien fut remercié de son honnêteté et inclina la tête docilement. Évidemment, il voulait garder la dague, mais il n’entendait pas l’abandonner aussi facilement. Avouer était une chose, céder en était une autre.

- Puisqu’il en est ainsi, je continuerai de voir Alduis. Cela ne peut pas vous nuire bien au contraire. Je pense pouvoir affirmer sans aucun orgueil, connaitre bien mieux Alduis de Fromart que vous-même désormais. Et puisqu’il est votre adversaire tout désigné pour l’heure, vous ne gagnerez qu’à mieux le découvrir vous-même par mon biais.

Il posa son regard sur la dague, toute désignée par son crochet puis le releva vers ses deux prunelles bleu marine.

- Je comprends parfaitement en effet. Mais je ne peux pas vous défendre sans arme. D’autre part, celle-ci est en ma possession depuis le début du mois. Croyez-moi, si elle avait dû être découverte cela serait déjà fait. Je suis prudent. Et personne n’aurait eu l’idée d’aller fouiller le lieu où elle était entreposée. Sans parler du fait que l’intendant ne me fouille plus depuis bien longtemps. Je n’ai jamais causé le moindre problème, bien au contraire, je suis toujours volontaire. Les gardes non plus ne me demandent plus pourquoi je sors ou où je vais. Quant à un contrôle en ville et bien j’en assumerai l’entière responsabilité. Vous n’aurez qu’à me laisser dans les geôles de la Prévoté si cela venait à arriver. Ce sont les règles du jeu et je les assume.

Il marqua une pause avant de reprendre

- J’aurais pu la garder et la dissimuler, vous le savez aussi bien que moi. Si je l’ai déposée sur cette table, c’est uniquement pour vous prouver jusqu’où s’étendent ma loyauté et mon honnêteté. Combien d’autres personnes -libres ou esclaves- en auraient fait autant ?

Le baron s’interrogeait sur la naissance de cette amitié hors norme. Et il y avait de quoi. Lui-même avait parfois du mal à y croire et pourtant il lui semblait le connaitre depuis toujours tant ce qui s'était tissé entre eux était fort.

-  C’était un adversaire redoutable que j’ai pris beaucoup de plaisir à affronter et ce fut visiblement partagé. J’espère avoir l’honneur de le combattre à nouveau. Il est en vie grâce à une corne de brume. La vie tient parfois à peu de choses, n'est-ce pas? Au-delà de ça, nous avons trouvé des valeurs communes. Peu importe vos différends, vous ne trouverez pas plus loyal et honorable dans tout Monbrina. Mais plus que ça, nous partageons certaines blessures qui nous permettent de nous comprendre là où les autres n’effleurent que la surface de notre âme.

Et il ne dirait rien de plus à ce sujet. Il ne lui dirait pas par exemple qu’il était bien plus que cela, qu’il était son phare, celui qui le ramenait des tréfonds de son esprit tortueux. Il n’avait pas besoin de savoir tout cela. Il ne prononça pas le moindre mot sur la relation entre Alexandre et Alduis, non plus, mais c’était l’évidence même pour qui était un peu ouvert. Il acquiesça aux volontés de Dyonis qui semblaient particulièrement insister sur le motif de ce choix.

- Je garderai cela pour moi. Vos raisons vous appartiennent. commenta-t-il sobrement.

Il le laissa un instant se perdre dans ses pensées, attendant d’être invité à poursuivre. Autre chose ? Ca oui et la question était plutôt « combien d’autres ». Eldred ne laissa pas plus le suspens s'installer et entama son deuxième aveu.

- Vous savez Aud ? Je l’ai emmené voir un guérisseur en forêt. C’est grâce à lui qu’elle va mieux. Je m’excuse de ne pas vous avoir demandé votre autorisation, mais je craignais que vous ne refusiez et la médecine conventionnelle ne pouvait rien. Il est des choses pour lesquelles les savoirs ancestraux sont plus efficaces que les connaissances académiques.

Il baissa la tête afin de faire pénitence, mais il savait que le baron ne pouvait nier qu’elle allait mieux et qu’elle avait moins d’absences en journée désormais qu’elle dormait nettement mieux. Certes les souvenirs la hantaient toujours par moment, mais c’était nettement plus contrôlable qu’auparavant.

"Entendu." accepte simplement Dyonis alors qu'Eldred lui confirme tenir à poursuivre ses accointances avec le fils Fromart. Il a tout à fait raison : le Premier Conseiller connaît somme toute très peu le jeune Alduis. Au même titre que son père. Sorti des affaires qu'ils ont ensemble, il est bien ardu au baron de cerner précisément la nature profonde de Coldris.

Alors qu'il s'apprête à faire emmener l'arme, l'intervention du Zakrotien arrête son mouvement et il écoute avec intérêt ses arguments. Il n'a peut-être pas tort au fond : les gardes auraient depuis longtemps trouvé le poignard s'il avait fallu qu'il en soit ainsi. Or Eldred se montrait prêt à assumer entièrement les conséquences s'il venait par malheur à âtre interpellé avec cette dague. Partant de là... "Je le constate, oui." répond-il alors que son vis-à-vis souligne sa loyauté. La prudence de Dyonis avait parlé dans un premier temps, mais à y réfléchir plus posément, le guerrier pouvait effectivement faire usage prudent et raisonné de ce couteau. "Soit. Puisque les choses semblent claires garde-la." Il n'accorderait pas cette faveur à qui que ce soit d'autre. Avec Eldred, les choses sont devenues différentes depuis quelques temps et le laisser disposer de cette arme pourrait en être la signature concrète.

D'abord stupéfait, le baron s'adoucit quelque peu et s'intéresse sincèrement aux raisons qui ont pu rapprocher ce guerrier de Zakros et le militaire monbrinien. "En effet je crois deviner, à y penser plus posément, que derrière les provocations dont peut se targuer le jeune Alduis il semble la proie de beaucoup de... tourments. J'ai ouï dire qu'il est l'un des plus vaillants soldats qui se puissent faire, et même que parfois on dirait même qu'il recherche la mort, la douleur ou quelque chose comme cela." Lui-même ne l'a jamais vu à l'œuvre, mais tels sont les échos reçus du champ de bataille et des rumeurs qui se plaisent à commenter les comportements des soldats dans le beau monde. "On ne développe probablement pas ce genre d'attraits sans pénible raison." Malgré tout... le jeune Fromart, si d'un côté il se montre brave et des plus honorables qui soit, semble tout autant capable de bassesses indignes d'un soldat. Dyonis avait ressenti tant de mépris sur le moment, en découvrant ses accointances avec un individu comme Thierry d'Anjou. Laissant finalement cela, il se gardera de demander quels motifs et blessures rapprochaient les deux anciens ennemis du champ de bataille. Cela ne le regarde pas. Il acquiesce sobrement. "L'histoire fait et défait les frontière, mais les hommes en deçà et au delà sont souvent bien semblables, aussi ne suis-je finalement pas si surpris que cela d'entendre ce rapprochement entre deux combattants de parole." Car c'est ainsi qu'il estime Eldred : ses prouesses martiales ont été indéniables même si son clan a été défait. Les Zakrotiens ont infligé plus d'une défaite cuisante à l'Empire avant que celui-ci ne vainque finalement. De parole, enfin, il en a une nouvelle preuve en cet instant par cette conversation et se dit que quelqu'un comme Eldred ne deviendrait pas l'ami d'un pleutre, d'un profiteur ou d'un traître.

L'un et l'autre tombent d'accord quant aux raisons respectives de ces amitiés - et inimitiés persistantes entre les Fromart et le Premier Conseiller. Et d'un côté comme de l'autre, la promesse se fait d'assumer pleinement les conséquences. Alexandre, Dyonis y pense bien. A trouver d'abord un moyen de vérifier de que lui a raconté ce fourbe de Thierry : est-ce vrai que le garçon est quotidiennement battu ? Qu'il souffre à ce point ? Si oui, il faut urgemment le soustraire au Cardinal. Si non... ce ne serait qu'une confirmation de la propension du prêtre à mentir et manipuler en permanence. Mais dans l'un ou l'autre cas, tôt ou tard Alexandre et Tristan recevraient leur affranchissement. Il fallait réfléchir aux formes qui y seraient mises et moment le plus stratégique à un tel plan. Cela impliquerait de faire céder le maître des garçons, ce qui ne serait pas une mince affaire.

Dyonis quitte ses réflexions quant Eldred enchaîne sur un tout autre sujet. Il s'appuie au bureau et fixe le Zakrotien, circonspect. Un guérisseur en forêt ? Le seigneur aurait en effet toutes les raisons de se courroucer dans la mesure où cela a été fait dans son dos, sans la moindre autorisation. Son vis-à-vis d'ailleurs penchait la tête, bien conscient de cela. Néanmoins l'évidence est là : Aud va mieux. "Oui. J'avais remarqué l'amélioration de l'état d'Aud dans le courant du mois d'octobre et début novembre. Je dois avouer que je me demandais quelle pouvait en être la cause, tout en étant bien sûr le premier réjoui de ce constat." Que ce prodige ait été obtenu par des soins que beaucoup jugent douteux met encore une fois Dyonis devant une nécessaire révision de ses perspectives. Sans doute aurait-il été des plus crispés si on lui avait demandé la permission de cette visite à un guérisseur. D'autant que le baron entend bien peu de choses à la médecine - loin de faire partie de ses domaines de compétences - et s'en remet pour cela aux professionnels. Il préfère donc ne pas s'engager sur ce terrain : quand on ne sait pas, on se tait, a-t-il toujours appris... et le monde politique se porterait bien mieux si plus d'une personne s'appliquait cette règle.
"Ce guérisseur a manifestement été efficace. Aussi ne dirais-je rien quant à cette consultation clandestine. Mais à l'avenir, je préfère que nous parlions plutôt que d'apprendre après coup des décisions de gens de mon fief. Quand bien même elle risque de me déplaire : je suis prêt à réviser mes jugements. Ce qui s'est produit pour Aud est la preuve que j'y gagnerai." Simple question de remontée des responsabilités. S'il était arrivé quoi que ce soit aux deux Zakrotiens durant leur escapade secrète, ou si ce guérisseur avait eu des pratiques en réalité maléfiques aux graves conséquences, Dyonis aurait dû en répondre alors qu'il n'était informé de rien. L'homme de procédures qu'il est n'apprécie pas l'idée. "Qui est-il ? Je ne lui veux pas de mal. Au contraire : j'entends retenir son nom si un jour il devait y avoir appel à témoignages à son sujet. Les bonnes actions doivent trouver rétribution de qui en bénéficie. Et Aud est de mon fief." Indirectement, donc, le baron se sent redevable. Constat qui par association d'idée l'amène à une autre question des plus concrètes et lui fait une seconde plisser à nouveau un sourcil de méfiance : "A-t-il réclamé rétribution ?" On soigne très rarement gratuitement. Tout a un prix, et deux esclaves en vadrouille n'ont rien. Alors... comment cette affaire s'est-elle passée ?

Et quand le sujet sera clos, d'un haussement de menton et cette fois-ci sans même avoir besoin de poser la question, le seigneur aura l'air de demander à Eldred "en as-tu fini ?"

Eldred inclina la tête en guise de remerciement pour son autorisation et sa confiance. Il enchaina aussitôt sur un argumentaire concernant la dague qu’il comptait bien récupérer. C’était un don d’Alduis et il n’allait pas l’abandonner si facilement. Il fut d’ailleurs ravi de constater qu’il écoutait avec attention chacun de ses arguments et eut la joie de se voir autoriser à la porter, aux conditions évoquées précédemment.

- Je vous remercie, Messire déclara-t-il en s’inclinant profondément cette fois-ci.

Il récupéra la lame, et la dissimula à nouveau dans un repli de sa tunique avant de détailler un peu plus sa relation avec le jeune noble. À la mention du mot tourments, Eldred valida d’un signe de la tête sans développer davantage sa pensée. Il en fit de même lorsqu’il évoqua les mutilations et la mort.

- Il faut savoir reconnaitre les qualités et la valeur de ses ennemis. commenta-t-il simplement.

Et c’est ce qu’Alduis avait été pour lui le jour de leur rencontre. Désormais ils étaient liés d’une façon tout à fait incongrue, mais d’un lien des plus solides. Plus encore, Eldred avait appris qu’il ne servait à rien de conserver son ressentiment envers ce pays qui avait conquis le sien et encore moins contre ces habitants dont la plupart n’étaient pas responsables. L’odeur âcre de la fumée des villages calcinés resterait ancrée à jamais dans son esprit, mais cela ne voulait pas dire qu’il devait nourrir sa rancœur à tout bout de champ.

Il fut temps d’évoquer le sujet suivant : Aud. Oui, certes il aurait dû demander, mais, s’il avait essuyé un refus, il n’aurait jamais pu ensuite l’emmener en forêt, alors le choix avait été fort vite fait. Il acquiesça donc à ses remontrances justifiées puis s’inclina pour le remercier, lorsqu’il lui demanda son nom.

Il fronça les sourcils, mais au titre de la confiance qui régnait entre eux accepta de fournir l’information.

- Il s’agit d’Hyriel, Messire. Le guérisseur dont vous avez fait réaliser les portraits. Vous comprenez bien que je ne pouvais pas vous demander d’autorisation en sachant ce qu’il s’était passé avec l’usurpateur. C’est uniquement dans ce but que j’ai pris cette initiative : elle ne pouvait souffrir d’aucun refus. Je vous ferai part à l’avenir de ces décisions puisque vous les recevrez avec un esprit ouvert. Il n’a rien demandé parce que nous sommes esclaves. Si vous souhaitez le rétribuer d’une quelconque façon, aidez-le durant son procès. Ce n’est pas un mauvais homme, vous savez, il ne mérite pas de finir bruler vif.

À vrai, dire qui le méritait réellement ? Surtout sur décision religieuse… En parlant de feu de joie, le léger signe de la tête de Dyonis indiqua qu’il était temps de passer au sujet suivant. Celui qu’il avait réservé pour la fin car il était le plus délicat à aborder. Il vérifia qu’il était convenable installé et prit une profonde inspiration.

- J’ai rencontré le Père Thierry à Saint Eustache, un jour. Je l’ai vu soudoyer un paroissien. J’aurais dû me taire, mais cela m’a excédé et je lui ai fait remarquer. Il n’a pas voulu reconnaitre ses torts et je n’ai pas voulu retirer mes accusations. Il m’a menacé du bucher. Heureusement, Alexandre est intervenu et de toute évidence, il n’est pas passé à l’action. Mais il y a pire que ça le concernant et vous n’allez pas du tout, du tout aimer la suite.

Avec la permission de Dyonis, Eldred remet l'arme dans sa tunique et le remercie d'une révérence. Le baron du reste ne saurait qu'acquiescer à la remarque concernant la nécessité de connaître un ennemi. Le Zakrotien doit en savoir quelque chose et il était aisé de remarquer son sens de l'observation. Son maître d'ailleurs n'est pas dupe : sans doute a-t-il dû faire lui-même l'objet des analyses détaillées du guerrier avant que celui-ci ne se décide à le considérer comme ami ou ennemi. Il se satisfait non sans fierté de la première option. Fierté, et honneur, car l'homme devine toutes les horreurs avec lesquelles ont rimé la situation de captivité d'Eldred et l'invasion de son pays - malgré cela, donc, il considère le Premier Conseiller comme un allié. Quant à Alduis, il lui reconnaît indéniablement de la valeur. Tout comme à son père dont l'habileté et la rigueur dans son travail ne sont plus à démontrer.

Eldred accepte alors de lui faire confiance et lui donne le nom du guérisseur. Hyriel. Le cœur de Dyonis rate un battement dans sa poitrine. Cet homme qu'il fait rechercher depuis la fin novembre via les affiches d'Alexandre est donc celui qui, en octobre, avait aidé Aud. Et gratuitement. Le seigneur se retient de déglutir, ni de montrer le moindre signe de gêne - fidèle à son impassibilité professionnelle. Néanmoins... Si une bonne action n'efface pas un délit, dans sa logique, dans la balance cependant les deux doivent être prise en compte. Avec la franchise toute Zakrotienne qui caractérise Eldred, c'est sans détour qu'il lui a rappelé que cet infirme est victime de sa traque. Un infirme guérisseur... et apparemment un guérisseur qui n'est pas le diable dont tout le monde parle s'il a assez de générosité pour offrir certains de ses services à ceux qui n'ont rien du tout pour payer. Lui, en revanche, le maître d'Aud, se sent une dette. Eldred lui donne une piste pour l'éponger.
Après un silence de réflexion, il affirme : "J'en prends note." Aller intervenir à son procès ? Dyonis va y réfléchir. Juger de si cet individu mérite le bûcher, cela reviendra aux magistrats. Après tout, on raconte qu'il s'est avéré être un avorteur et un régulier fournisseur de potions douteuses en bien des lieux. Le Premier Conseiller, quant à lui, dispose désormais d'une part d'éléments susceptibles de l'accabler davantage... et d'autre part de pièces sérieusement en sa faveur.

Eldred aborde là-dessus le sujet suivant : Thierry. Seigneur. Combien de bonnes nouvelles y a-t-il donc encore dans la liste des choses que le Zakrotien va aborder ? Toujours posé, froid, les épaules carrées et ses prothèses plaquées sur le bois du bureau, le baron s'assombrit à ce qu'il entend. D'abord, Dyonis pour un très sec rire par le nez. "Allons bon. Des pratiques frauduleuses auprès de paroissiens, voilà qui ne m'étonne même plus de ce prêtre qui n'en a que le titre." La uite, cependant, consterne déjà davantage le seigneur qui s'écrit : "Hah ! Et puis quoi, encore ? Tu as eu du mérite. Or s'il estime avoir quoi que ce soit dont se plaindre de toi, il serait bon qu'il m'en cause avant que de proférer ses minables petites menaces. Quel pleure. Oui, qu'il ose seulement venir et nous verrons qui aurait chaud !" Encore une fois, le baron estime qu'Eldred n'a rien à se reprocher dans l'affaire, qu'il a même bien agi, et serait le premier à le défendre si ce couard d'Anjou avant ne serait-ce que le début d'un quart de courage pour venir se plaindre.
Le Premier Conseiller expire lentement en vue de se calmer. Il s'apprête à déclarer qu'il va prendre en note cet incident au sujet du curé d'Anjou... mais n'en aura pas le loisir : Eldred annonce avoir une autre déclaration grave à faire au sujet de ce goujat. Et pour que quelqu'un d'aussi direct que le Zakrotien y mette une telle précaution oratoire, cela s'annonce grave. Dyonis serre la mâchoire. Il s'assied. Se prépare. Dans un lourd silence, les yeux concentrés sur son vis-à-vis, il lâche un sinistre : "Oui ?"

A son plaidoyer en faveur d’Hyriel, Dyonis répondit d’un laconique « j’en prends note ». Si chez d’autres cela aurait pu se traduire par « on verra » qui signifiait en réalité « cela m’est bien égal », Eldred savait pertinemment que ce n’était pas le cas du baron chez qui il n’y avait aucun autre sous-entendu. Il acquiesça donc d’un signe de la tête, satisfait de cette réaction qu’il jugeait sage.

Le seigneur de Frenn avait beau être un homme sévère, il savait faire la part des choses et prendre en considération les évènements positifs qui avaient pu intervenir dans un cas. Or un homme comme lui avait sans doute le pouvoir de faire pencher la balance d’un côté.

Arriva le moment d’évoquer le sujet épineux du prêtre débauché. Il aurait sans doute dû lui dire ce qu’il avait appris d’Alexandre, mais ses pensées étaient toujours entièrement tournées vers la déclaration que lui avait faite la jeune femme un peu plus tôt dans la journée. Le baron se rassit -et c’était sans doute mieux ainsi- avant de l’encourager à se confier. C'est de son habituelle franchise qu'il déclara sans le moindre détour:

- Votre fille m’a confiée avant votre arrivée que le Père Thierry l’avait caressée -ce sont ses mots-. Je ne voulais pas le faire devant elle pour ne pas la mettre plus mal à l’aise, mais j’ai pensé que vous devriez le savoir. il marqua une courte pause Si je peux faire quoi que ce soit pour vous aider... compléta-t-il en baissant la tête.

Et il était évident qu’il ne parlait pas de poster le courrier. C’était précisément pour ce genre de situation qu’il avait prêté serment. Après tout, le protéger lui, revenait aussi à protéger sa fille, indépendamment de ce qu’il pouvait éprouver pour elle.

Bien assis sur son siège, Dyonis ne s'attend d'ores et déjà à rien de réjouissant. Le seul nom de Thierry l'a mis en alerte. Les abjections de cet individu ne sont que trop connues. Ses prunelles soutiennent sans ciller celles d'Eldred dont la voix rocailleuse s'élève alors. Elle emplit la pièce. Et vide d'un coup le seigneur de toute son énergie. Ces mots... Le baron secoue d'abord la tête, d'un tout petit coup sec, comme s'il ne venait de percevoir qu'un amas de sons sans en recomposer immédiatement le sens. Pourtant il les a bien entendus. Se les repasse. Thierry. L'avait. Caressée. Son visage pâlit. L'écoulement ordinaire de son souffle peine à rouler de nouveau entre ses côtes, le long de sa gorge, dans sa bouche qui s'assèche. Statufié.
Il faudra le frémissement nerveux de ses bras, le crissement de la pointe de son crochet le long de l'accotoir - à en imprimer une zébrure dans la vieille peau du bois noir - pour qu'il se réveille lui-même en un sentiment de gifle. Dyonis humecte sa lèvre. Sa racle la gorge. Vite, qu'un peu d'air lui revienne entre les mâchoires. Assez pour lâcher d'une voix blanche : "Quand est-ce arrivé ?" Et tant d'autres questions qu'il aimerait hurler mais qui lui demeurent coincées au fond du palais : comment est-ce survenu ? Personne n'était donc là ? Comment va Lavinia ? Pourquoi n'ai-je rien vu de différent dans son comportement ? Jusqu'où ce porc en aube est-il allé ? Trop de questions. Trop, trop d'images qui soudain l'assaillent, plus nauséeuses les unes que les autres tant qu'il ne connait pas le détail de cette tragédie. La rage lui fait vibrer la glotte. Dans ses yeux palpitent quelques veinules rouges déjà soumises à rude épreuve par le travail soutenu.

Dyonis est là, cloué. Ses jambes sont de plomb et nul mouvement ne parvient à quitter son corps. Sa colère devrait exploser. Pourquoi n'y arrive-t-elle pas ? Parce que l'horreur la tient enserrée, l'emmaillote à l'étouffer pour le moment. Mais elle va grandir. Et pleurer. Et hurler. Et se débattre. Quand il sera seul. Une fiente a touché... touché à ce qu'il a de plus cher.
"Comment se fait-il qu'elle... t'ait confié ceci ?" est sa seconde pensée verbalisée. La conscience claire et nette lui revient comme grain par grain dans le sablier. Comment Lavinia s'est-elle trouvée à parler d'une scène aussi traumatisante à Eldred ? Alors que lui, son propre père, n'en sait rien ? Quelque chose lui échappe.
Nouveaux grains de pensée qui se recompose, avec la prise de parole finale d'Eldred qui penche la tête. Faire quoi que ce soit ? Dyonis comprend immédiatement. C'est à cet instant que la rage commence à sortir, d'abord reptilienne, crachotant entre ses lèvres serrées : "Ce que tu peux faire. Oh oui, je pourrais... je pourrais te demander là, tout de suite, d'aller vider de ses tripes ce répugnant phallus ambulant." Il se lève d'un coup. Claquement de la chaise derrière lui. Néanmoins, il doit se reprendre. Le baron secoue la tête. L'insupportable image de sa fille entre les viles paluches de Thierry lui perce aux yeux, les exorbite.
L'homme pousse un long soupir sifflant puis retrouve son ton plus égal, plus digne : "...Mais il paraît... qu'il y a la loi pour empêcher chacun de se faire justice." Et que la loi, il en est le deuxième représentant dans cet Empire. Qu'à ce titre plus que n'importe qui, il se doit d'être exemplaire. Dévisageant Eldred, il achève en retrouvant enfin la ferme droiture qui caractérise sa silhouette aussi rigide que sa pensée : "Aussi te demanderais-je seulement de faire en sorte que plus jamais - jamais - Lavinia ne soit ne serait-ce qu'approchée une nouvelle fois par..." Le nom de l'agresseur ne peut même pas passer ses lèvres. "le goret. Oui. Voilà. Veille à cela. Reste auprès de ma fille. Et moi, c'est de ce pas que j'irai exiger aux autorités compétentes l'arrestation et le châtiment exemplaire de... cette... créature."

Il se rassied et plonge un instant sa tête entre ses prothèses serrées. Le temps de cacher et conjurer le moment de faiblesse qui commence à lui brûler les yeux. Soupir rêche. En se redressant, plus sincère - et vulnérable - que jamais il souffle un : "Merci, Eldred." Pour tout. Pour ces confidences. Pour ces pénibles aveux. Pour sa loyauté et ce bras qu'il lui prête en toute âme et conscience, à lui.

Dire que Dyonis avait blêmi comme un draugr à son annonce était un doux euphémisme. Eldred était quant à lui resté immobile. C’était la première fois qu’il le voyait autant agité à en perdre son sang-froid, lui qui était d’ordinaire si calme et si maître de lui-même.
Après un certain temps, une question jaillit de ses lèvres : quand.

- Hier, Messire

Il y avait une question qu’il redoutait plus tout autre, celle qui arriva justement en suivant : pourquoi lui. Vaste sujet pour lequel il n’avait aucune certitude si ce n’était les faits.

- Dans le salon, avant votre arrivée… Elle n’avait pas compris que j’étais votre esclave, elle m’a avoué être venue à Saint-Eustache en souvenir de sa mère. Quand elle m’a demandé si cette proximité de la part des hommes d’Église était normale, j’ai… Je l'ai mise en garde sur ce prêtre et j'ai fini par lui demander s’il avait abusé d’elle. Et… vous connaissez sa réponse.

De là à lui dire qu’une certaine proximité s’était spontanément nouée… Il préféra garder cela pour lui. Qu’aurait-il pensé en apercevant sa fille accrochée à sa tunique ? Il préférait ne pas imaginer et surtout ne pas savoir. C’est tout naturellement qu’il lui proposa d’effectuer les basses besognes si nécessaire comme cela faisait partie de leur accord. Une offre qui n’était pas sans s’accorder avec ses envies personnelles. Sa voix était glaçante, sifflante comme celle d’un serpent et ses mots d’un corrosif poison qu’il ne lui connaissait guère. Eldred demeura immobile y compris quand la chaise fut repoussée violemment. Il jugea plus opportun de garder le silence face à cette colère contenue qui menaçait de se répandre d’un instant à l’autre comme la débâcle, arrachant tout sur son passage. Il aurait pu l’aider à la déverser, mais il ne voulait pas qu’il puisse avoir de regrets par la suite dans un sens, comme dans l’autre. Conformément à son habituel amour du respect des lois, il opta pour la solution légale et c’était tout à son honneur. Le zakrotien s’inclina profondément en signe d’acceptation.

- Très bien, Messire, qu’il en soit ainsi. Vous savez, le troll est une espèce résiliente, alors, si jamais vous changez d’avis…

Il savait où le trouver. Il pouvait sentir toute sa détresse, pourtant, malgré leur proximité, le fossé qui les séparait l’empêchait de se permettre de le consoler. Il aurait pu lui dire de parler à cœur à ouvert s’il le désirait, mais l’homme était fier et il respectait sa volonté quand bien même cela lui brisait le cœur de le voir souffrir ainsi. Eldred hocha timidement de la tête à ses remerciements qui n’avaient pas lieu d’être.

- C’est moi qui vous remercie, au contraire. Souhaitez-vous que j’aille chercher William en sortant ?

Hier. De retour de Saint-Eustache où Lavinia se rendait en l'honneur de sa défunte mère. Dyonis note les informations tandis qu'enfin, la colère le quitte. Il retrouve son phlegme malgré la tentation qui, un instant, l'a pris d'ordonner à Eldred d'aller immédiatement faire la peau à ce foutre en soutane.
La remarque du Zakrotien concernant le troll parvient à tirer un sourire au maître. "J'en prends bonne note." (Un temps) "Oui." répond-il à sa dernière question. William va ainsi venir incessamment sous peu prendre ses ordres afin que vienne sur le champ le secrétaire du baron et qu'un coursier soit missionné dans les plus brefs délais en direction de l'évêché une fois la plainte rédigée. Dyonis a enfin retrouvé un peu de couleurs. Sur un bref signe de tête, il se sépare d'Eldred. Lavinia... Le baron promet de s'arranger pour se délivrer un peu de temps aussi vite que possible dans la soirée ou le lendemain. Il faut qu'il la voie. Qu'il passe avec un de ces moments de complicité filiale comme cela leur a trop souvent manqué. Oh bien sûr, sans rien lui dire trop abruptement de ce que vient de lui confier Eldred : il sera amplement suffisant de faire son travail de son côté. Tôt ou tard, le ménage sera fait et Saint-Eustache sera enfin débarrassé d'un être aussi dangereux et méprisable pour leur servir de curé.