[5 février 1598] - En colocation

La tolérance… Au moins Célénian n'avait-il pas de problème de ce côté. Elle se souvenait du naturel avec lequel il avait abordé l'étrange Lénius. Bon, au final, il n'était pas bien méchant - quoi qu'un peu… enfin, pas toujours correct. Enfin, elle ne savait toujours pas quoi en penser. 

Enfin, le généreux Boréalion repartait sauver le monde de l'horreur d'être privé de son talent, les laissant à nouveau seules. Et les excuses étaient loin d'être présentées. 

Elle haussa légèrement les épaules lorsqu'Adèle estima que tout s'était bien passé. Elle n'avait même pas remarqué qu'elle avait à peine existé dès l'instant où son frère était apparu. C'était toujours comme cela : il l'éclipsait, purement et simplement. Et d'ailleurs, lui non plus ne s'était pour ainsi dire pas soucié d'elle. 

— Je suppose, puisque personne n'a crié...

Elle soupira. 

— Pour tout à l'heure… Sa femme est morte en octobre, il… en était très amoureux. Vous n'auriez pas pu savoir, mais je… Il éprouve encore des difficultés à en parler, vous comprenez ?

Héloïse reconnut la pertinence de l'argument de son amie dans un sourire. Certes, c'eût même été d'une exécrable impolitesse. Elle osait encore l'espérer, qu'il se soucie de savoir qu'elle n'était pas en train d'agoniser après une agression dans les bas-fonds ! C'était encore la moindre des reconnaissances pour la personne qui l'avait soutenu depuis toujours ! Il était sans doute le seul qui lui porte même cette attention-là. Alban n'aurait pensé qu'à conserver le commandement du navire, Aurore et Thibault auraient mimé la désolation pour faire bon genre en se réjouissant surtout de ne plus l'avoir dans les pieds. Leur père estimerait sans doute qu'elle n'avait fait que récolter les conséquences de sa fugue et ne verrait cela que comme un embêtement : comment raconter cela aux voisins ? Et ses arrangements, elle y pensait ?! Mère se rangerait à son avis comme elle parvenait invariablement à le faire. De toute façon, elle avait deux autres enfants bien meilleurs qu'elle et le troisième, bien que n'étant pas ce qu'il aurait dû être, avait réussi. 

— Je l'espère, soupira-t-elle quant aux prochaines conversation apaisées. 

Quoi qu'il allait falloir passer aux excuses, ce qui ne serait pas une étape facile - ni pour l'un, ni pour l'autre. 

Héloïse estima alors que son amie méritait de comprendre l'origine du malaise récent. Elle secoua la tête quand elle s'excusa. Non, vraiment, ce n'était pas la peine. Oui, c'était pour la naissance d'Amaury et… à vrai dire, elle-même était attristée par cette perte. Il fallait dire que même si elle lui avait volé son frère, Delphina était quelqu'un de véritablement gentil. Quelqu'un de différent de sa famille. Elle n'avait jamais été désagréable ou méprisante avec qui que ce soit, et certes pas avec elle… 

— Oui, c'est… difficile. Surtout pour lui.

Il réussissait tout de même de nouveau à douter de ses écrits… ce qui était… eh bien, la preuve que tout cela l'avait bien secoué. 

Une promenade et une lecture leur ferait en effet le plus grand bien.

— C'est une excellente idée ! Vous pourrez en profiter pour découvrir davantage Ermaut !

Les retrouvailles entre le frère et la sœur s'étaient bien passées mais Héloïse demeurait encore lointaine à ce sujet. Il existait tant de non-dit entre eux. Cela lui déchirait le coeur et elle en éprouvait en même temps une forte reconnaissance pour sa mère qui leur avait enseigné, à elle et ses sœurs, à toujours verbaliser leurs pensées entre elles. Elle s'attachait beaucoup à cela avec Anne, qui préférait s'enfermer dans son monde intérieur. La sagesse de leur avait permis de construire de belles relations, apaisées de conflits.

Héloïse revint sur l'incident malheureux survenu au début du repas et confia le drame vécu par leur famille. Adèle compatit sincèrement en éprouvant une forte peine pour Célénian. C'était une tragédie que de perdre son épouse dans des conditions où tous deux auraient dû partager un bonheur incommensurable.

"J'imagine, oui. Je crois qu'il n'y a sûrement pire épreuve que de perdre la personne que l'aime."

Elle hésita, puis se décida à révéler cette information.

"Ma mère... Peu avant ma naissance, elle a perdu son premier époux Il était malade, mais le lui a dissimulé. Puis, un matin, il ne s'est plus réveillé. Je ne sais pas bien ce qu'elle en ressent, ce qu'elle a vécu, mais Amélie me raconte qu'elle aimait profondément notre père et l'a senti à cette époque triste. Et plus encore quand elle a été forcée de quitter Braktenn. Depuis, elle s'est remariée. a un homme qui l'aime. Mais ce n'est pour elle qu'un mariage de raison; Elle n'éprouve que de l'amitié pour notre beau-père. Amélie m'a confié ne rien voir dans son regard quand il discute avec lui. Il n'y a pas de flamme; comme elle dit, comme il y en avait quand elle vivait avec notre père."

Son coeur se serra à imaginer sa mère restée seule dans leur maison. La journée, elle sortait beaucoup et passait beaucoup de temps à veiller sur les enfants d'Amélie, mais le soir... que pouvait-elle faire ?

"Je pense qu'il faut laisser le temps opérer. Elle n'effacera pas la douleur de votre frère, mais il apprendra peu à peu à vivre avec.

Adèles se décida à changer de sujet pour une proposition plus légère. Elle sourit de susciter l'enthousiasme de son amie.

"J'en serai fort ravie."

À vrai dire, l’avantage d’être toute seule était sans doute de ne pas risquer de perdre la personne que l’on aimait. Héloïse écouta en silence la confidence de son amie. A vrai dire, elle-même n’aurait pas ressenti de tristesse - peut-être un vague embêtement - si son époux en était venu à mourir. Pas plus de peine que pour un inconnu - finalement, c’était la manière la plus juste de le qualifier. Pour Célénian et la mère d’Adèle, les choses étaient différentes…

— Je… suis désolée pour elle.

Elle ne savait pas tant quoi dire d'autre, mieux valait sans doute se taire. Quant à la douleur de Célénian… elle ne l'aurait pas admis, mais ce n'était pas avec les horreurs qu'elle lui avait dites qu'il apprendrait à vivre avec. 

— J'espère, souffla-t-elle.

Elles décidèrent alors de quitter l'auberge pour d'autres activités.