Event 2 ¤ Un bal masqué (9 septembre) [Terminé]

Alors qu'un noir d'encre noyait déjà le ciel de Monbrina, la pleine lumière de centaines de flambeaux ruisselait à travers la Grand'Place toute réaménagée pour l'événement. En attendant l'entrée royale de Gérald Der Ragascorn, de premiers citadins en avance savouraient ces éclats tournoyants. Parés de leurs beaux costumes -- plus ou moins luxueux, ou artisanaux pour les gens modestes -- ils coulaient une agréable soirée et se jetaient des lorgnades aux uns et aux autres. Déjà, les éclats de rire et les potins serpentaient.
Confortablement installés sur des bancs disséminés ici et là sur le pavé, où plusieurs bouquets garnis régalaient les yeux, on s'essayait à moult nouvelles douceurs servies sur des tables à buffet. C'était à laquelle les surprendrait le mieux, mariant saveurs et senteurs raffinées à la bravade de leur piquant. Notables et commis, qui se tenaient entre eux à l'écart de la plèbe, sirotaient de l'eau-de-vie dont ils vantaient les vertus loin de se limiter au pur aspect médical. Certains des plus hauts dignitaires ne dégustaient rien d'autre que le spectacle de cette masse de sujets qui s'agitaient, plaisantaient, s'abreuvaient sous leurs pupilles immobiles et dominatrices. Aucune relâche dans les nécessités du pouvoir, même au sein du plaisir.
En discrètes ombres, des laquais réapprovisionnaient régulièrement le buffet et rajoutaient de l'étoupe dans les torches qui devraient tenir la soirée. De la cire d'abeille parfumait l'endroit. La lumière des torches et du ciel irradiait les humbles et les Grands, qui se délectaient du récital que jouait devant eux un orchestre mandé par Sa Majesté. Une prouesse musicale de chaque seconde où, plus encore que seulement écouter, guetter le moindre faux pas constituait un divertissement en soi pour les plus tatillons de la lice.
Sa Majesté Gérald Der Ragascorn avait jugé bon d'offrir ce grand divertissement à sa plèbe, tout en permettant à sa noblesse de s'y donner en représentation pour impressionner les citadins comme il se devait.

Grâce avait reniflé tout au long du chemin. Elle était pourtant ravissante dans sa robe : une vrai petite princesse. La couronne tenait parfaitement dans ses cheveux grâce à la coiffure qu'avait su lui faire Irène. Son petit masque ne laissait entrevoir que ses grands yeux bleus. Pour sa part, elle ne portait qu'une sobre robe blanche, cousu d'un drapé bleu profond. Une pièce de même couleur reposait sur ses cheveux lâchés. Elle avait attaché un masque blanc et doré, très simple à l'arrière de sa tête au moyen d'un ruban. Ludovic était dans ses bras. Bien nourri avant le départ, il somnolait, ses petites mains accrochées à sa mère.

La place était déjà presque remplie lorsqu'ils arrivèrent. Irène avait voulu attendre Alex jusqu'au dernier moment. Elle n'en avait pas l'air, mais elle était rongée par l'angoisse. Avec son sang-chaud, il aurait tôt fait de s'attirer des ennuis. Elle espéra qu'ils le retrouveraient au bal, ou qu'en tout cas, Thierry serait là pour la renseigner.

Grâce restait triste mais elle retrouva un peu de bonne humeur en grignotant de petits fours près du buffet. Irène la surveillait, souriant doucement tout en cherchant Alexandre ou Thierry dans la foule.

Dans sa poursuite de gâteaux, Grâce rencontra une main étrangère. Elle retira vite ses doigts et baissa la tête.

- Oh pardon mada...

Elle se coupa, voyant la jumelle et leurs costumes. Ils étaient beaux, c'est la première chose à laquelle elle pensa. Elle rougit.

- Vous êtes... très jolies.

Discrètement, elle se rapprocha de sa mère et tira sur sa robe. Quelque chose échappait à la fillette. Qu'elles se ressemblent, cela pouvait arriver. Mais pourquoi étaient-elles aussi près ? Irène tourna la tête, laissant de côté sa recherche. Elle, elle comprit. Pour autant, elle sourit, remarquant surtout comme sa fille la finesse des costumes.

- Bonjour mesdames. Ou devrais-je dire Hélios et Sélène ?

Thierry continuait à avancer au milieu de la foule sans le moindre entrain, sans le moindre amusement. Son esprit imaginait son fils en larmes dans une étroite geôle humide en proie au désespoir face à l'éventualité d'une éventuelle condamnation à mort. Il titubait même de temps en temps, sans avoir bu pour une fois, tant ses pensées l’embrouillaient et l'isolaient de la réalité.

Soudain, il perçut une voix familière. Celle de Irène. sans ménagement, le prêtre poussa quelques personnes et la rejoignit avec zèle.

"Irène !"

Thierry remarqua la mère de famille n'était pas seule. D'abord, il y avait sa fille. Une enfant insouciante. Elle ne devait pas entendre ses confidences. Par ailleurs elle s'était sans doute attachée à Alex et souffrirait de connaitre sa situation. Il fallait l'éloigner. Son regard surprit une autre personne. Les siamoises de l'église. il rugit, embarrassé des remarques qu'il leur avait agressé du fait de son orgueil et son indécrottable désir de paraitre supérieur lui qui n'était finalement rien. De la roture comme avait dit Dyonis. La roture... Il avait là son plan. Rassembler le plus d'alliés dans ce milieu et démontrer ainsi que les petites gens pouvaient contrebalancer le pouvoir de la noblesse. Tôt ou tard, Dyonis regretterait ses paroles. Il lui enseignerait à son tour ce qu'était l'humiliation. Cependant, pour cela, il devait atténuer les tensions, paraitre bon et irréprochable.

D'une mine soucieuse, se voulant ennuyé, il s'avança vers les siamoises puis baissa le regard.

"Mesdames, j'ai beaucoup réfléchi depuis... l'autre jour. Cette manière que j'ai eu de vous parler, cette scène.. Oui, ce n'était pas digne de moi, de ma fonction. J'ai eu un excès d'humeur. un péché, incontestablement. Je vous présente mes plus humbles excuses pour cette humiliation que je vous ait fait subir."

Il conclut cela d'une révérence en s'inclinant plus que de raison pour bien appuyer le respect qu'il désirait leur porter.

Passé ce moment qui lui serrait les entrailles, il se pencha vers al petite Grace, essayant de trouver une raison de l'éloigner. Elle était si jeune. Comment justifier habilement son éloignement ? Son regard se promena autour de l'assistance et des activités proposées pour la soirée. Il remarqua alors un homme qui vendait des friandises. Sa main plongea dans sa poche et sortit quelques pièces pour les donner à la fillette.

"Dis-moi, jeune fille, tu aimes les sucreries, je suis sûr ! Regarde, ce marchand là-va vend des massepain, c'est délicieux  Si tu en allais en acheter pendant que je discute avec ta maman de choses ennuyeuses en rapport avec le baptême de ton petit frère ? Tu ne l'éloignes, par contre, tu me promets ? Attention, sinon, ta maman devra te punir et tu devras venir dans la semaine pour te confesser."

Quand celle-ci s'éloignera, Thierry observera qu'elle restera à une distance qui permettait de la surveiller et d'intervenir au cas où elle aurait des ennuis ou se décidait à désobéir à ses instructions en allant se promener ailleurs.

Se tournant ensuite vers Irène, le courage lui manqua soudainement. Comment trouver les mots ? Par quelle manière résumer la situation ? Il se sentait fatigué, si fatigué. Tout s'embrouillait en lui.

"'Irène... Au sujet de Alex..."

La suite ne venait. Son esprit songeait à la pire éventualité si aucune de ses actions pour protéger son fils ne fonctionnait. Brusquement, son corps céda. Il s’effondra, un genou posé au sol, l'autre jambe réussit elle à se maintenir.

"Alex... Alex pourrait etre condamné à mort."

Avant que les jumelles aient pu lui répondre, Irène entendit quelqu'un. Elle reconnut Thierry. Elle sourit, pensant voir Alexandre avec lui. Mais personne. Son sourire diminua, surtout à la mine de Thierry. Quelque chose n'allait pas. Elle n'écouta que d'une oreille l'excuse qu'il fit aux jumelles. Alex... c'était étrange de s'inquiéter autant pour une personne qu'elle ne connaissait ni d'Eve, ni d'Adam la veille. Elle se serait certainement fait autant de mourons pour l'un de ses enfants.

D'ailleurs, Thierry établit un stratagème pour éloigner Grâce. Ce devait être grave. Irène sentit une boule se former dans sa gorge. La petite fille prit dans ses mains la pièce. Elle interrogea du regard le prêtre. Comme sa mère, elle comprenait parfois quand les gens cachaient des choses. Elle grimaça surtout quand il parla de la confesse. Ni sa mère ni elle n'aimaient cela. Elles préféraient se confier à Dieu directement. Les nombreux pasteurs qu'elles avaient rencontrés les avaient convaincues sur ce point. Cependant, Irène hocha la tête. Grâce, ne pouvant résister à cette nouvelle douceur qu'elle ne connaissait pas, partit alors.

Irène se tourna de nouveau vers Thierry désabusé.

- Qu'est-ce qu'il a fait ? Où est-il ?

Lorsqu'elle entendit l'explication de Thierry, elle porta une main à ses lèvres. Ludovic s'agita, sentant l'angoisse de sa mère.

- Sainte Vierge... mais... comment est-ce arrivé ?

Le souffle court, Thierry se redressa. Il se trouvait en public. Il devait montrer un exemple irréprochable. Surtout en ce moment. Autrement, Dyonis exploiterait la moindre faiblesse. Il se força et se releva. Son visage restait cependant très pâle. les mots passaient difficilement ses lèvres.

"Il... j'ai essayé, Irène. j'ai essayé. Je n'aurai pas dû accepter. Je n'aurais pas dû. Il voulait voir Tristan. Il voulait voir son ami. Absolument. Alors... Alors je lui ait proposé de rendre une visite officielle au seigneur de Frenn pour l'interroger habilement sur le sujet. il... Je... je lui ai demandé ne pas me quitter... Je lui ai demandé de ne pas parler. Il... J'aurai dû le savoir. C'était évident. Alex est parti. Alex est parti explorer le château chercher son ami. Il... J'ai essayé de le défendre. J'ai essayé d'invoquer des raisons. C'était... Mais je n'ai rien pu faire. Je n'ai rien pu faire. Il... Le seigneur de Freen va les déferrer demain matin à la prévôté. Un procès... un procès va être organisé. Ils... Alex..."

Sa voix se brisait à chaque mot. Alex... ses poings se serrèrent. Il devait se reprendre.

"Ça suffit ! Assez de sentimentalistes ! Nous... Nous devons réagir ! Je vais trouver un moyen d'atténuer al sanction, je vous jure ! Je n'en ai pas fini de lutter avec cet aigrefin ! Je sauverai Alex !"

Le bal avait déjà commencé lorsqu'Allison arriva sur les lieux. Mais au lieu de l'entrée théâtrale qu'elle avait d'abord pensé à faire, la jeune femme avait trouvé un masque de fête qu'elle avait noué autour de ses cheveux, coiffés fort différemment de la manière dont ils avaient été noués lorsqu'elle avait fait ses premières rencontres sur le parvis de l'église. Sa belle tenue rouge sombre avait été troquée contre une robe de bal extravagante et mystérieuses, faite de toile et tulle noire. Allie n'était pas venue en cette contrée les mains vides, et sa garde-robe tout comme la petite (et relative tout de même) fortune qu'elle avait accumulé chez elle lui rendaient bien service à présent.

C'est donc en espérant ne pas être reconnue qu'Allison se mêla à la foule du bal. Elle n'était pas là que pour son amusement bien sûr, et elle se promena innocemment tout en profitant de son masque pour observer aussi attentivement que possible la population présente. Elle voulait en apprendre autant que possible sur ses cibles potentielles, et commencer de lister les victimes à venir de ses machinations...

Son regard et son mouvement s'arrêtèrent un instant tandis qu'elle apercevait son premier ennemi, Thierry d'Anjou, plus loin sur la place. Ses yeux flamboyèrent, mais elle retint toutes ses impulsions. Il y aurait un temps et une manière. L'incrédulité la traversa lorsqu'elle le vit alors agir avec... tristesse ? Désespoir ? Quelle était cette posture qu'il arborait alors et qui n'avait plus rien à voir avec la suffisance dont il faisait preuve d'ordinaire ? L'histoire serait à découvrir... Allison observa bien la femme avec qui il discutait pour être en mesure de la reconnaître lorsqu'elle la chercherait pour lui parler. La prudence serait certainement de mise, cela étant dit, car elle ne semblait pas en animosité avec cet odieux personnage... Mais elle n'avait pas les traits d'une femme mauvaise, cependant. Tout cela était fort intriguant.

Allison aperçut les jumelles, mais ne s'approcha pas d'elles tout de suite. Il y avait quelqu'un d'autre qu'elle espérait trouver... et elle la découvrit enfin. Blanche des Roses. La jeune femme s'approcha d'elle et la salua d'une élégante révérence polie ; elle ne baissa pas les yeux toutefois, et dirigea un regard intense et malicieux vers celle qu'elle venait d'aborder.

- Madame... dit-elle avec un rictus charmeur.

Attrapant deux coupes proches, Allison en offrit une à son interlocutrice sans se découvrir (espérant ne pas être reconnue !), ni sans rien ajouter. Elle voulait d'abord voir la réaction que son approche allait susciter...

Cassandre, 12 ans, esclave au lupanar

Blanche des Roses, 44 ans, prostituée

Blanche s'apprêtait à couvrir vers son frère bien-aimé, à s'excuser pour la scène de ce matin, à l'enlacer tendrement et ensuite à lui demander ce qui le tracassait. Elle serait certainement l'apaiser, comme elle avait toujours fait. C'était là son rôle de sa naissance. Néanmoins, ce projet fut retarda. Une femme masquée l’interpella et lui tendit une coupe de vin. Son visage trahit l'agacement de la rencontre inopportune. Elle devait pourtant se montrer polie, ménager les susceptibilités... Blanche répondit à sa révérence polie.

"Merci, madame."

Elle s’inquiéta cependant que la boisson puisse être empoisonnées. On ne savait jamais. Elle préféra la donner à Cassandre qui l'accepta avec grand plaisir. l'enfant lapa le liquide avec gloutonnerie, sans la moindre élégance.

"Ne soyez pas offusquée, je vous prie. on m'a déjà offert plusieurs fois à boire au point de ne plus avoir soif.. Mais cette pauvre enfant, il y a un moment qu'elle n'a rien bu. Merci pour elle."

Son regard fixait en même temps la silhouette tremblante et agitée de so frère. Elle devait le rejoindre vite.

"Que puis-je pour vous, chère madame ?"

Le sourire de Blanche s'étira, se voulant poli et avenant, mais celui-ci n'était que façade. En réalité, elle aurait bien fait à cette intrus une grimace, voir la pousser sans ménagement, pour accourir vers son frère.

Irène avait du mal à comprendre un mot sur deux. Ses oreilles lui semblaient être de coton. Elle passa un main dans ses cheveux.

- Seigneur... Par la Vierge mais pourquoi ? C'est insensé, il m'avait pourtant dit qu'il avait retenu la leçon. Oh... j'imagine qu'il s'est laissé emporté comme à l'église... Il a vraiment encore à apprendre.

Elle ne compris cependant pas bien la seconde partie. Elle fronça les sourcils et fit un pas vers le père Thierry.

- Un procès ? Mais au nom du Ciel pourquoi ? Ce n'est qu'un garçon trop hardi, comment peut-il lui faire cela ? Si c'est simplement parce qu'il a exploré son château, je vais aller voir ce seigneur et lui expliquer que notre Seigneur a su pardonner bien plus grave.

Quand elle vit qu'il souhaitait sauver Alex, elle comprit qu'il souhaitait son aide. Il l'aurait. Ce garçon, elle l'avait aidé, protéger et en retour il avait prit de ses enfants. Elle lui devait bien cela.

A la plaisanterie que l'une des siamoises se permet, Thierry esquissa un pâle sourire, sans la moindre réelle envie. Il essaya de garder contenance et répondit de manière maladroite :

"Je vous remercie ma fille."

Alors qu'il termina son récit haché, le prêtre se sentait encore sous le choc de toutes ses révélations. Il blêmit brusquement entendant Irène évoquer son désir d'aller parler au seigneur. Il lui saisit le bras.

"Non ! Non ! Ne faites surtout pas ça ! Il.. Je.. Je viens de passer l'après-midi avec lui, à essayer de sauver Alex, de lui démontrer l'inutilité de ses intentions, de lui montrer que ce n'est toujours qu'un enfant trop hardi... Mais il est..."

Sa voix se baissa au même moment qu'il lâcha le bras d'Irène. Son regard observa l'entourage. Ne pas parler trop. Ces révélations-là devaient être secrètes.

"Le seigneur de Frenn.. Il y avait chez lui l'incendiaire de mon presbytère. il se sert de l'enquête pour la couvrir et lui faire passer les mailles du filet. Qui sait pour quelle raison ? Alex et Tristan.. Ils savent la vérité. Ce procès est politique. Sa véritable raison, c'est de les faire disparaitre."

Il reprit une voix plus forte mais sans qu'elle le soit non plus.

"Nous avons de nous organiser, trouver des alliés.. Il y aura un procès légal, les gens seront invités à témoigner.. Vous, Irène, vous pourriez évoquer la personnalité d'Alex, servir de témoin de moralité, évoquer sa droiture, ce genre de choses... Pour l'incendie, non, cette charge ne saura tenir. A ce moment, Alex se trouvait à l'exposition sous le nez évident de toute la prévôté ! N'est-ce pas, le meilleur alibi qui soit ! Tristan... Tristan m'a accompagné depuis le presbytère à la grande place et est resté avec nous. Je témoignerai qu'il ne m'a pas quitté d'un pouce."

Son esprit continuait à réfléchir, creusant la question de l'incendie et de sa responsable.

"Cet incendie a été causé par une femme... Attendez ! J'avais repéré Alex quand un quartier où il n'est pas familier, dans la rue Sourde, il est allé dans une bâtisse aux fenêtres grillagées. En sortant, il a suivi une femme étrange.. Cette femme qu'il a reconnu, comme moi, au château tout à l'heure, et a accusé d'être l'incendiaire. La rue Sourde.. La rue Sourde.. il faudrait monter une petite équipe qui irait prudemment explorer son antre. Elle pourrait y être, ou au moins des indices... Mais qui pourrait se charger de cela ?"

Avant de partir, Grâce aura souri aux siamoises.

- Oui ! C'est ma maman qui est très douée. D'ailleurs, on a un très beau magasin qui s'appelle La Rose Azúl ! Vous pourriez y passer. Je suis sûr que vous aimeriez beaucoup.

Quand elle fut partie, Irène se rappela de la présence des jumelles.

- Veuillez m'excuser... je suis Irène d'Aubeville. Et vous ?

L'évocation de l'absolution lui fit froncer les sourcils. Elle lança un regard interrogateur à Thierry. Aurait-il quelque chose à se faire pardonner ? Peut-être un dérapage de son ironie parfois mordante.  Elle vit alors la femme qu'observait les jumelles. Sa robe foncée était vraiment osée. Serait-ce une grande dame ? Elle fut cependant interrompue dans ses interrogations quand Thierry lui prit le bras. Elle écarquilla les yeux quand il évoqua les véritables raisons du procès.

- Oh non...

Alex s'était mis dans un beau pétrin. Ces procès engagés par des nobles étaient trop souvent truqués. Elle avait déjà vu ce genre de chose. L'un des pauvres infirmes avait été envoyé  à un tel procès... et n'en était jamais revenu. Ce pauvre Thomas... Le prêtre était revenu en pleurs de l'exécution à laquelle elle n'avait pas voulu assister. Elle était alors enceinte et on lui avait conseillée de se ménager. Irène en eu les larmes aux yeux. Même lorsque Thierry lui assura son plan elle douta.

- Est-ce que ce sera seulement suffisant ? Ce seigneur est certainement puissant. Il aura des preuves lui aussi et des voix qui parleront plus fort que nous. Je veux bien essayer, mais il nous faut des preuves solides. La parole ne reste pas assez, surtout pour des gens comme nous.

Irène blanchit à l'évocation de la seconde phase du plan. Elle avança vers lui afin que peu les entendent.

- C'est trop risqué. On nous accusera d'agir dans l'illégalité. La leçon d'Alex ne vous a pas suffit ? Ce genre de choses n'attire que des ennuis. C'est une très mauvaise idée.

Elle respira un moment, puis se recula.

- Je ferai tout pour aider Alex mon père... mais j'ai aussi des enfants, et ils n'ont plus que moi. Je ne peux pas me permettre de me retrouver aussi en prison. Je n'ai pas le droit de les abandonner.

Finalement, Dyoinis est venu. Il a hésité un moment à prendre les fioles sur lui, dans l'espoir de coincer la muette et de lui faire amener le poison au premier conseiller. Mais tout bien réfléchi, il a jugé plus raisonnable de très bien les cacher dans son château (derrière quelques briques descellées d'un mur à l'aide d'un groupe de ses hommes). S'il était venu au bal avec ces fioles et que quelqu'un tombait dessus, là, en public, avec tous ces gens d'armes, ce serait terrible. Surtout que Thierry d'Anjou serait sûrement présent. Tant pis, l'empoisonnement aurait lieu plus tard... Si cette semi-démente suivait bien ses ordres ! Il commence à en être un peu moins sûr après ce premier mauvais rouage... Que va-t-elle donc insuffler au roi ?

En guise de costume, le noble ne porte qu'une cape pourpre brodée à la romaine. Le reste de son habit est sombre et militaire comme à l'accoutumée. Les déguisements, les masques, cela lui semble enfantin ou du domaine du spectacle. Sur son cheval et entouré de quelques hommes, il guette la foule qui danse, mange, discute. Sa complice n'est pas encore là ou alors il ne la voit pas. Dyonis affiche son air neutre et naturel. Il se tient plutôt avec les gens de sa classe sociale en attendant d'avoir à vue la Sibylle. Le voilà à saluer ici un vicomte, là une marquise ; à prendre des nouvelles de quelques précieuses ; à s'entretenir avec la comtesse déjà venue récemment le visiter. Ses yeux scrutent les décorations de la Grand' Place et il apprécie la musique. Une belle fête, énième scène de représentation politique pour le roi et les nobles... et pour le peuple : du pain et du jeu.

Irène paraissait défaitisme, comme si pour elle le procès était joué d'avance, que Alex ne pouvait être que condamné. Cette pensée le faisait frémir et en même temps lui redonnait de l'énergie, de la force. Ses poings se serrèrent, animés de sa forte résolution.

"Nous l'emporterons ! Je ne puis promettre qu'ils ne seront pas condamnés. Cela est fort improbable. Mais ils échapperont à la mort ! Je ne laisserai pas ce seigneur gagner !"

Irène s'effrayait encore. Elle avait peur pour ses enfants et leur avenir. Il se calma et s'adoucit :

"Non, tranquillisez-vous. A vous, Irène, je ne demande pareille chose. Contentez-vous d'un simple témoignage, ce sera suffisant. Chacun devra faire les choses à sa manières, selon ses capacités. Moi-même, je peux m'aventurer à cette irrégularité. Je dois conserver une probité irréprochable. Cependant.. Il existe un homme qui, je suis certain, sera capable de mener une pareille expédition. Un homme certainement ici, un ami de Tristan... Vous pourriez être utile en me disant si vous l'auriez vu. Il s'agit... Comment le décrire ? Un infirme, en fauteuil, le visage et le corps... Disons original. Il se nomme Lénius."

L'orchestre entama des gaillardes et salterelles sur lesquelles les participants pourraient commencer à danser. Les notes enjouées résonnèrent, les torches ranimées flambèrent de plus belles. Après ce moment allègre, trompettes et cohortes de gardes clinquants annoncèrent l'arrivée de Sa Majesté et de sa suite. Entourée de plusieurs colonnes de soldats et de porte-drapeaux, le monarque apparut, sur son char tiré par six chevaux blancs. La carrure du roi et l'éclat de son habit concentraient les regards de la foule, qui s'était amassée sur le passage du cortège pour saluer et apercevoir, même de loin, Gérald Der Ragascorn. Le souverain adressa de la main un signe général à ses sujets tandis qu'il progressait vers sa loge, accompagné de sa Reine, de son premier conseiller et de quelques-uns des plus grands notables.

Lénius avait déjà descendu quelques verres et beaucoup de gâteaux. Un large sourire aux lèvres et les yeux brillants, il circulait partout au milieu des réjouissances et profitait de l'atmosphère pour se griser. Le meilleur moyen d’anesthésier son angoisse générée par l'absence de Tristan depuis trois jours. Pourtant, c'était sans doute pour la bonne cause : il essayait de croire que son ami était simplement très occupé par l'excellente place à laquelle on l'avait engagé. Fort de cet espoir, la gargouille manœuvra son large fauteuil au milieu des danseurs, au mépris des regards toujours étonnés ou dégoûtés que lui lançaient certains.

-- Belle soirée, pour faire reluire le pouvoir ! lança-t-il à un moment donné dans un éclat de rire allègre.

Le regard en feu derrière ses lunettes, il leva son verre à l'attention du roi qui passait au loin.

Lucrezia avait lavé ses mains sanglantes sous l'eau d'une fontaine.

La vapor d'Alfrédic complète, il ne restait plus qu'à isoler le roi. Enveloppée dans sa cape de voyage, en-dessous de laquelle elle portait la tenue des servantes royales, Lucrezia avait rejoint la grand'place, au moment même où Gérald Der Ragascorn faisait son apparition sur son quadrige de triomphe. La soldatesque prenait position tout autour de la loge et sur la place. À l'autre extrémité de l'esplanade, grouillante de foule, il y avait le manoir di Subiaco ; quand l'oncle et Giacometti mourraient, le manoir reviendrait à un obscur cousin, mais Lucrezia avait prévu de l'incendier : rien ne devrait survivre à son père. Elle regretta un temps de n'avoir pas brûlé l'antre de la rue Sourde. Mais il y avait là-bas tant d'ouvrages, tant de pierres semi-précieuses, tant d'artefacts sinueux, tant de pages de sa vie ! Et Francesco n'était-il pas mort pour laisser le dément de la cave en vie ? C'était mieux ainsi. Bientôt Lucrezia n'y pensa plus : sa pensée ne supportait pas l'immobilité.

Elle se dissimula à demi derrière la colonnade d'un passage couvert, dont les arches s'ouvraient sur les boutiques luxueuses de la grand'place. Elle guettait les monstres dont lui avait parlé le baron de Frenn ; les monstres dont raffolait le souverain. Lorsqu'il se lasserait de la fête, il se retirerait sans doute en faisant mener jusqu'à son intimité les créatures sur lesquelles s'exerceraient sa libéralité publique et sa licence privée. Il faudrait en être. En attendant, Lucrezia monta dans la tour de son esprit, depuis laquelle, ignorant la foule, elle scruta les autres espaces de la réalité.

Lorsque les trompettes résonnèrent et annoncèrent l'entrée du Roi, Thierry sursauta. Il tourna la tête et observa, de loin, la silhouette du souverain, suivi de toute sa cour, arriver à la fête. Ils s rendaient à la loge, supervisant à distance les festivités. Il détourna son attention. Ce spectacle ne l'intéressait pas. Cela ne l'aiderait pas dans ses affaires pour tirer son fils de sa plus que mauvaise situation.

A cet instant résonna une voix gouailleuse, teintée d'une certaine insolence, dont l'intonation lui était reconnaissable. Il tressaillit, se retournant. Son cœur rata un battement. Lénius... Lénius était là !

Sans un mot pour Irène ou les siamoises, trop craintif de le voir disparaitre, le prêtre s'élança dans la foule. Les danseurs lui barraient cependant la route. Comment faire ? Les pousser ? Non, ce ne serait pas pas bon pour son image à al veille du procès. Il fallait un moyen plus subtil. son regard se posa sur le long bâton dans sa main. Son costume.. Un rictus amusé lui vint. Il empoigna avec fermeté l'artefact et donna avec un grand coup dans le sol.

"Allons, allons ! Dispersez-vous ! Laissez-moi sortir d’Égypte !"

Amusée par la mise en scène, la foule se sépara en deux, doucement, avec agitation. Chacun riait et se gaussait. satisfait, Thierry courut sur le chemin qui se dégageait. Lénius.. Il devait vite atteindre Lénius !

Finalement, l'infirme attendait là, près d'un buffet, se goinfrant de gâteaux. Il paraissait calme, appréciant la fête. Comment allait-il réagir à son annonce qui changerait sa vie et risquait de provoquer une forte colère ?


"Lénius ?"

Sa voix devenait hésitante. Troublée même.

Thierry ralentit son allure. Il franchit les derniers mètres avec une boule à l'estomac. Son attitude humiliante de leur dernière rencontre lui remontait à la mémoire. Pourquoi avait-il ce besoin pervers de se sentir supérieur quand il se trouvait face à des êtres socialement inférieurs ? Et si Lénius refusait de l'aider à cause de cette sinistre bourde ? Alex... Alex serait condamné par sa faute.

"Lénius...."

Face à l'infirme difforme, il baissa le regard, honteux et confus. Tout se mélangeait en lui.

"Lénius... Je vous prie de m'excuser pour ma conduite qui fut inqualifiable l'autre jour et indigne de ce que je devrais être."

Dévoré par la nervosité, il guetta sa réaction, s'attendant au pire.

Lucrezia aperçut l'un de ces monstres susceptibles d'éveiller l'intérêt du roi. Lorsqu'elle se fut approchée, elle vit (et ses yeux s'écarquillèrent un instant) l'homme en soutane en train de circonvenir l'invalide. Elle se fondit dans un groupe déguisé, non loin, de manière à tout entendre.

Irène soupira. Elle aurait voulu être aussi optimiste. Seulement, quelque chose lui disait que ce ne serait pas si simple. Cependant, le prêtre avait l’air déterminé. Rien de plus normal, c’était tout de même de son fils qu’il s’agissait. A ce propos, Irène songea à quelque chose.

- Et sa mère ? La mère d’Alexandre, ne peut-elle pas venir témoigner elle aussi ?

Lorsqu’il lui parla de Lénius, elle chercha dans sa mémoire. Au vu de sa description, elle aurait dû le remarquer. Elle se mordit la lèvre.

- Non, je ne me souviens pas d’un homme pareil.

Derrière elle, la petite Grâce venait de revenir. Et elle commençait à pâlir avec ce qu’elle entendait.

C’est alors que le roi parut. Aussitôt, tous les regards se tournèrent vers lui. Irène ne l’avait jamais vu, pas plus que telle démonstration de force. Elle en eut presque le souffle coupé. Dans un souci de respect, elle s’inclina au passage du souverain. C’est ce moment que choisi Grâce pour se précipiter près dans les jupes de sa mère. Elle baissa elle aussi la tête, davantage par crainte. Irène s’évertua à la rassurer en lui caressant la tête.

Irène vit alors partir Thierry. Il avait dû repérer leur homme. Elle préféra rester là, près des jumelles. Au moins, ils pourraient se retrouver. Elle chercha au hasard d’autres visage dans la foule. Peut-être y trouverait-elle de l’aide, peut-être la mère d’Alex. Quoiqu’elle doutait que son mari la laisse sortir. Irène se contenta pour l'instant de caresser les cheveux de sa fille tout en essayant de faire bonne figure aux jumelles.