[le 27 novembre 1597] - Comme hors du temps [Terminé]

Alduis était resté sur le port longtemps, en compagnie de cette fille, cette totale inconnue. Il ne savait même pas son nom, mais il se sentait – d'une manière ou d'une autre – proche d'elle, proche de la douleur qu'il avait pu entrevoir dans son coeur. Il la comprenait. Il y avait quelque chose de rassurant à se dire qu'il n'était pas le seul au monde.

Mais maintenant que l'idée d'aller voir Alexandre s'était implantée dans son esprit, il ne pouvait plus s'en défaire. Il avait été idiot de croire que son absence lui permettrait d'oublier la nuit passée en sa compagnie, ou bien les mots du poème qu'il avait trouvé à son réveil. Il avait été idiot, parce qu'il ne le pourrait pas. La lutte était perdue d'avance, il était prisonnier à la dépendance de ce désir. Une guerre inutile ne valait pas la peine d'être menée. De cela, son esprit rationnel et son côté militaire en étaient sûrs. Alors s'il ne pouvait lutter, pourquoi ne pas y céder ?

Quand il avait trouvé, quelques jours plus tôt, le mot du jeune homme, il avait eu peur. Peur que son père ne tombe dessus et comprenne ce qu'il s'était passé. Alors il l'avait brûlé, peut-être en espérant également que cela brûlerait en lui les traces de désir qu'il conservait de la nuit. Mais il n'avait pu s'empêcher de le lire, et son esprit avait imprimé de lui-même les formes des courbes tracées et les mots.

C'était dans ce genre de moments qu'il se disait qu'avoir une aussi bonne mémoire était davantage une malédiction qu'autre chose. Il y avait une forme de libération à oublier, tandis que le souvenir était une prison faite à l'esprit. Pourquoi donc les amnésiques cherchaient-ils ainsi à se rappeler de leur vie passée quand ils disposaient de ce repos indéniable qu'était le vide ? Il aurait aimé, lui, ne plus se souvenir de son nom. Ne plus se souvenir de quel sang coulait dans ses veines.

Mais la nature était faite de telle manière que les vivants n'étaient jamais satisfaits de ce qu'ils avaient. Ceux qui oubliaient voulaient se souvenir, et ceux qui se souvenaient voulaient oublier. C'était ironique. Il ricana alors pour lui-même, oubliant un bref instant qu'il n'était plus tout seul dans les rues. Les gens se tournèrent vers lui avec un air surpris. Mais il y avait un avantage à faire partie de l'une des familles les plus redoutées de l'Empire : personne n'osa faire de commentaire.

C'était au détour d'une rue qu'il se rendit rendu compte qu'il progressait sans même savoir où il allait. Il ne savait pas même pas où Alexandre était hebergé en attendant le retour de son maître. Alors, il fit une pause, au milieu de la chaussée, pour fouiller sa mémoire. Il devait un peu avoir l'air d'un fantôme. Habillé tout en blanc, la chemise à demi-rentrée dans son pantalon, avec ses cheveux en pagaille, son teint presque cadavérique tant il était pâle et ses cernes... Une ombre blanche. Qui avait dit que le blanc était la couleur de la paix et de l'innocence ? Qui avait dit que c'était une couleur éclatante ? Il n'y avait plus rien d'éclatant en Alduis.

Il avait fini par se souvenir, au bout de quelques secondes, qu'il habitait pour l'heure chez dame Irène. Restait juste à savoir qui était cette dame. Il arrêta la première personne qui passa à côté de lui et il serra ses doigts, dépourvus de force, autour de son avant-bras. L'autre eut un mouvement de recul, lié à la surprise, avant de se reprendre et de le toiser. Quelques mots suffirent à obtenir la direction à prendre. La Rosa Azul. C'était le nom qui était ressorti de la petite conversation.

Et bientôt, il se tint devant la porte. Durant une seconde, il se demanda s'il était censé frapper ou entrer directement. Il finit par poser sa main sur la poignée pour entrer. A l'intérieur, il faisait plus chaud que dehors, et ce fut seulement alors qu'il prit conscience qu'il avait les mains gelées et le nez coulant de n'être pas assez couvert. Mais il n'y fit pas attention. Il tourna sur lui-même, assez lentement pour qu'il soit facile d'indiquer qu'il n'était pas dans son état normal, pour observer les lieux. Finalement, il s'arrêta et demanda sans détour, bien que d'une voix éteinte :

- Bonjour, il faut que je parle à Alexandre. Est-ce que... est-ce qu'il est là ?

Il avait cette impression étrange que le temps allait au ralenti. Peut-être parce qu'il était lui-même, effectivement, au ralenti ?

Après le petit-déjeuner, Cassandre débarrassa la table avec Grace et fit avec elle vaisselle. Les deux sœurs se séparèrent ensuite et l'aînée partir s'installer dans un coin pour travailler à ses exercices d'écriture. Quand elle reverrait son grand frère, elle voulait lui montré avoir encore progressé. Au moins un tout petit. Son esprit se tourna vers le château de Monthoux. Que se passait-il là-bas ? Hyriel était-il bien traité ? ne risquait-il pas de subir de mauvaises farces d'employés mauvais pour se moquer de son infirmité. Elle repensait à cela en songeant à Alexandre qui avait déjà subi devant ses yeux, une fois, des bousculades volontaires de passants, suivies de moqueries grasses. Elle ne l'aimait pas mais il ne méritait pas ça. Alexandre, elle ne l'aimait pas pour son caractère servile et ses débordements excessifs, pas à cause d'une prétendue infirmité qui ferait de lui un être diabolique. Même maintenant qu'elle savait qu'il les avait tous dénoncé, elle ne voulait pas de mal, seulement qu'il disparaisse loin et ne reparaisse plus devant sa vue.

Cassandre prit conscience de n'avoir encore écrit aucune ligne, perdue dans ses réflexions. Quelle idiote ! C'était le moment de travailler, pas de réfléchir ! Elle se concentra et commença par écrire avec son la date du jour.

JEUDI 27 NOVEMBRE 1597.

La fillette relisait avec fierté ce qu'elle venait d'écrire sans chercher ses lettres. elle était contente de savoir écrire les mois et les jours sans penser. Naturellement. Maintenant, il fallait commencer vraiment ses exercices et chercher à composer des phrases. Cassandre les murmurait à voix basse, détachant une à une les syllabes pour reconnaitre les sons puis les retranscrivait. Lentement, très lentement.

Soudain, la porte s'ouvrit et Cassandre releva la tête pour saluer poliment le client qui venait d'entrer.

Elle se figea.

L'homme qui venait d'entrer était un individu qui semblait perd, mal fagoté, mais ce n'était pas ça le plus frappant. Cet homme... Cet homme c'était celui aperçu l'autre jour au marché, deux mois plus tôt. Son odorat reconnaissait son odeur sèche et dérangeante. Entêtante comme de la vanille trop forte. Elle tremblait. Cet homme... Cet homme... Elle l'avait surpris attraper le poignet de Sahar qui volait une pomme. Il l'avait trainé dans une ruelle. Elle se cachait heureusement maintenant loin de lui dans la forêt. Et s'il était venue pour elle ? Cassandre croyait ne pas avoir été vu mais peut-être que si. Ou des gens l'avaient vu et l'avaient renseigné.

Immédiatement, Cassandre se redressa et courut se cacher derrière le comptoir. Recroquevillée, elle tremblait et suppliait Dame Irène du regard. Elle murmura, terrifiée :

"Lui dites pas... Je ne suis pas là... Vous me connaissez pas... Il vient pour me tuer."

Irène sentait qu'elle perdait des forces mais n'osait rien dire. Elle dormait mal, s'épuisait toute la journée mais se gardait bien de se plaindre, d'abord parce qu'on ne l'avait pas élevé comme ça et ensuite, parce qu'elle ne voulait inquiéter personne. Elle tiendrait, elle aurait son enfant et elle reprendrait du poil de la bête. Tout irait bien, il n'y avait aucune raison.

Pendant que les filles s'occupait de la vaisselle, elle nourrissait Ludovic. Fort heureusement, comme s'il sentait que sa mère avait besoin de repos, il prenait moins de lait et était toujours très calme. Elle songea avec émotion qu'il aurait bientôt un an, qu'il commencerait peut-être bientôt à se déplacer. Ce serait amusant. Elle sourit alors qu'elle redressait sa robe pour ensuite le poser dans son berceau. Elle regarda Cassandre, encore à son écriture et Grâce qui avait décidé de dessiné avec de beaux crayons qu'elle avait reçu de Bélyl. Irène sourit en les voyant si appliquées avant de redresser la tête en entendant quelqu'un entrer. Elle allait dire bonjour avec son habituel sourire quand elle vit le singulier client qui se tenait face à elle.

Elle faillit bien sursauter en croisant cette pâle figure qu'elle aurait volontiers appelé banshee. Pas de chance, Grâce releva la tête en entendant sa mère se figer, s'effraya et vint vite se réfugier dans ses bras. Irène l'accueillit un peu machinalement et pinça les lèvres. Elle déglutit. Il ressemblait vraiment à un fantôme avec sa voix qui semblait sortie tout droit d'un puits sans fond. Irène se redressa quand bien même Cassandre venait aussi se cacher derrière elle. Elle fronça les sourcils en l'entendant. Il était vrai que son allure n'était guère rassurante mais pourquoi ? Qu'avait-elle pu lui faire ? Elle secoua la tête en chassant définitivement sa peur. Les superstitions n'étaient qu'un moyen pour les gens de se dissimuler derrière le sort pour ne pas affronter leurs problèmes. Celui qui se tenait devant elle était un homme, bien vivant, sans doute très mal réveillé et lunatique mais vivant et tangible.

Lorsqu'elle entendit sa demande, elle s'étonna un peu. Alexandre ? Qu'est-ce qu'il avait encore fait celui-là ? A moins que... Ce soit une de ses connaissances de chez Dyonis ? A force de traîner là-bas aussi... A moins que ça ne soit autre chose. Enfin bref, ça ne servait à rien de se faire des nœuds au cerveau, elle n'aurait une réponse cohérent e qu'en posant une question bien formulée. Elle continuait de serrer Grâce, jeta un oeil à Ludovic et avisa discrètement Cassandre qu'elle réconforterait à questionnerait plus tard.

- Bonjour, bienvenue à vous. Alexandre est là, en effet. Puis-je vous demander qui le demande et pourquoi ?

Alduis avait contemplé, de son regard éteint, les alentours. Sans même être capable d'analyser ce qu'il voyait. Il se sentait vide. Terriblement, affreusement, vide. Tout lui semblait laid, sans goût, dépourvu de lumière.

La seule chose qui résonnait encore en lui était ce désir dévorant de revoir Alexandre. Un désir qui gangrenait son âme petit à petit, annihilant au passage toute tentative – et envie – de résister. Il était malade, malade d'amour, malade de folie. Mais c'était une maladie extraordinaire, parce qu'il n'avait pas envie de guérir.

Ce serait inutile. Quoi qu'il fasse, c'était là, au fond de lui. Depuis toujours, c'était là. Il avait jusque là réussi à ignorer mais il avait ouvert les portes de l'interdit. Et il ne pourrait plus les refermer. Quelle que soit cette force, elle était plus forte que sa volonté. À moins que cette force, justement, soit une partie de sa volonté ? Comment savoir, quand vous ne parveniez même pas à être d'accord avec vous-même ?

Il finit par revenir vers la femme, sûrement cette dame Irène, qui venait de se tourner vers lui. Le sourire aimable qu'elle avait affiché sur son visage un bref instant disparut aussitôt, dans un infime sursaut, quand elle posa les yeux sur lui.

Alduis aurait aimé avoir l'esprit plus clair. Lui qui d'habitude parvenait toujours à emboîter les pièces manquantes de son grand puzzle mental, il ne parvenait même plus à les mettre dans le bon sens. Même les plus faciles lui posaient problème.

Une enfant venait de relever les yeux, elle aussi, pour le regarder. Et sa seule réaction avait été de se réfugier dans les bras de sa mère. Il ne bougea pas d'un millimètre. Quelques pas précipités résonnèrent alors et il entrevit une petite forme se jeter sous le comptoire. Sans comprendre, une fois de plus, ce qu'il était en train de se passer. Il devrait certainement être en train de dormir mais il savait ce qu'il y aurait, dans son esprit, quand il fermerait les yeux.

Il reporta les yeux sur la petite dans les bras de sa mère. Il aurait aimé, lui aussi, pouvoir le faire. Avoir quelqu'un pour le rassurer quand il ne parvenait pas à dormir. Mais la peur était une émotion d'enfant, qui n'avait plus sa place dans le coeur d'un adulte. C'était une émotion qui rendait faible.

Et il était faible.
Parce qu'il était terrifié.

La peur ne quittait jamais son coeur. Elle était toujours là, fidèle compagne de la haine, blottie au fond de ses entrailles. Il était encore là, l'enfant effrayé, celui-ci même qui refusait d'éteindre les bougies à la nuit tombée, de peur d'être dans le noir. Il refusait de le laisser tranquille.

- Bonjour, bienvenue à vous. Alexandre est là, en effet. Puis-je vous demander qui le demande et pourquoi ?

Alduis ne bougea pas. Le temps de comprendre. Le temps de chercher une réponse adéquat. Il était venu sans réfléchir à ce qu'il allait dire. Il avait juste écouté cet ordre impérial de trouver Alexandre. C'était pourtant des questions prévisibles. Que n'importe quel débutant aurait pu prévoir. Des questions pour ainsi dire simples. Mais ses pensées ne parvenaient pas à s'organiser suffisamment pour former une réponse correcte. Il resta longtemps silencieux, immobile pour qui le regardait, terriblement agité à l'intérieur de lui-même. Que répondre ? Je suis venu parce que je ne pense qu'à lui depuis des jours ? Que je meurs d'envie de l'embrasser encore ? Que je n'arrive pas à oublier ces mots qu'il a écrit ? Non. Il ne pouvait pas dire cela. Finalement, il finit par lâcher d'une voix pitoyable, presque... suppliante :

- Dites-lui... dites-lui Alduis de Fromart. Il … il comprendra.

Il fit une pause et ajouta d'une voix désespérée :

- C'est important.

Il devait lui parler.
Il avait besoin de lui parler.

Il ne pouvait pas continuer ainsi. Il n'y arrivait plus. Il devenait fou. Il avait la sensation que sa vie lui filait lentement entre les doigts. Et il ne savait plus comment la retenir.

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'Dé à 6 faces' :

Réfugiée derrière le comptoir, Cassandre se ressaisit peu à peu en observant l'attitude tranquille de Dame Irène. Elle fixait Grâce dans ses bras et se sentait mal d'avoir participé à renforcer sa frayeur. Elle était l'aînée. Elle devait la protéger. Tout en restant à couvert, elle se releva et s'approcha en dissimulant son inquiétude.

"C'est rien. J'ai juste été effrayée par son arrivée soudaine et son apparence. C'est tout. "

Le visiteur resta un moment silencieux puis finit par demander si Alexandre était là. Intriguée par une pareille requête, Cassandre quitta le comptoir et passa la tête pour contempler l'homme. Il était... vraiment étrange. Perdu. Confus. Dame Irène ne répondit pas tout de suit et voulut savoir ses intentions et son identité. Le noble se présenta : Alduis de Fromart. Cassandre frissonna. Il avait entendu parler de nombreuses rumeurs à son sujet. C'était un monstre. Il poussait même les gens par la fenêtre pour son seul plaisir. Elle déglutit. Pourquoi en avait-il après Alexandre ? Malgré elle, un sourire lui vint. Si ce jeune seigneur décidait de pousser le petit infirme par une fenêtre, ce ne serait peut-être pas une mauvaise chose.

Quoique...

Il y avait quelque chose dans la voix du noble de particulier. Quelque chose qu'elle avait souvent entendu au Lupanar, lorsque les clients bavaient devant les filles ou réclamaient l'une d'elles en particulier. Elle ne connaissait pas le mot qui allait avec mais reconnaissait l'émotion. Cet homme... Cet homme, il se comportait comme un client d'un bordel qui exigeait que l'on lui apporte une fille précise.

Alduis voulait Alexandre comme un homme voulait une femme.

Alexandre.... Alexandre, les rumeurs du procès, l'accusaient d'être sodomite. Alors Alduis et Alexandre auraient... Ils seraient... Elle secoua la tête, perplexe. Cela lui paraissait trop gros.

Brusquement, un bruit sourd résonna à l'étage Quand on parlait du loup... Cassandre lâcha, un brin cynique :

"Tiens, l'éléphant vient de se réveiller !"

Cet individu semblait complètement perdu. Qu'est-ce qui lui arrivait exactement, serait-il malade ? Au vu de sa tête, ce ne serait pas étonnant. Elle avait même l'impression qu'il titubait et qu'il pouvait tomber à tout instant. Cherchait-il du secours ? Non, enfin, pourquoi demander Alexandre dans ce cas, ce n'était pas vraiment le plus indiqué. Elle comprenait de moins en moins ce qui était en train de se passer et surtout pas les craintes de Cassandre. Cependant, celle-ci sembla aussi se reprendre. Irène en profita pour caresser les cheveux de Grâce et ainsi la rassurer dans un souffle léger.

- Tu vois ? Il n'y a rien à craindre. Même Ludovic n'a pas peur.

Grâce fut un peu rassurée par le contact de sa mère et regarda son frère dans son berceau. Elle se décida à se détacher de la robe d'Irène pour aller plutôt près de lui tout en continuant à regarder l'étrange inconnu.

Irène crut voir passer comme une lueur dans son regard. Cela lui fit profondément pitié car on aurait dit... du désespoir. Un désespoir profond, autant que l’abîme de l'Enfer. Peut-être était-ce de là qu'il revenait et cela ne la surprendrait pas. Lorsqu'elle lui posa sa question, il sembla se changer en statue de sel. Elle fronça les sourcils. Mille pensées paraissaient lui traverser l'esprit et y tourner dans un tourbillon furieux. Quelque chose de violent, de dangereux s'agitait à l'intérieur. Cela avait-il à voir avec Alexandre ? Mais pourquoi ? Qu'est-ce qu'il avait fait ? Que s'était-il passé entre eux... ?

La voix qu'il utilisa ensuite la fit déglutir. Irène crut rêver. Cet accent dans la voix... Elle l'avait déjà entendu, quand Antoine passait des jours en mer sans la voir puis revenait à la maison. Serait-ce... ? Mais non, enfin, il s'agissait de deux hommes, cela n'avait aucun sens... A moins... Irène ne savait plus, tout cela lui semblait parfaitement invraisemblable. Elle secoua un peu la tête pour retrouver des idées plus claires et respira un bon coup.

Cependant, autre chose l'arrêta. Alduis de Fromart... Mais n'était-ce pas le noble chez qui il avait passé... la... nuit... Oh grand Dieu... Irène cacha sa stupeur en comprenant les excuses d'Alexandre qui n'avaient pas grand sens et qui cherchait donc à cacher... Mais Seigneur à quoi pensait-il !? Il avait déjà échappé de peu à une condamnation, si on apprenait... non, pire encore, si son frère apprenait... Oh, il allait falloir qu'ils aient une discussion tous les deux. Cependant, elle ne pouvait pas restée plantée là comme une souche. Elle lui devait une réponse. Mais que devait-elle faire ? Etait-ce moral d'autoriser cela sous son toit ? Mais s'ils s'aimaient... Non, définitivement, elle ne savait plus. Mais après tout... C'était un noble et Alexandre était pour elle un garçon libre. Il connaissait les risques même si elle se ferait un plaisir de les lui rappeler. Ce garçon était si maladroit et il risquait bien de retourner en prison. Et cette fois, ce serait le bûcher...

- Je vois. Je vais donc le prévenir, messire.

Elle inclina la tête avec respect puis alla au bas de l'escalier. Elle entendit elle aussi et crut aussi entendre des sanglots. Elle entendit Cassandre lui jeta un regard désapprobateur mais qui semblait davantage désespéré. La situation était assez complexe comme ça, inutile qu'ils rajoutent leur querelle qui ne trouvait toujours pas de résolution.

- Alexandre ? Pourrais-tu descendre, s'il te plait. le sieur Alduis de Fromart demande à te parler et cela semble urgent.

La petite avait fini par se détacher de la jupe de sa mère pour se rapprocher du berceau du plus jeune. Elle ne le lâcha pas des yeux une seconde, comme s'il risquait d'un instant à l'autre d'exploser. Mais elle n'avait peut-être pas totalement tort, au final. Il aurait voulu lui faire un signe de main pour la rassurer mais il craignait de l'effrayer davantage alors il la suivit juste des yeux.

Avant de revenir vers dame Irène. Elle était une bonne mère. Ses enfants l'aimaient. Il la regarda, cette femme enceinte jusqu'aux yeux. Il ne sut ce qu'il lui passa par la tête à cet instant-là – il n'avait pas les pensées claires – mais il remarqua d'une voix éteinte :

- Vous avez une jolie famille...

Tout ce qu'il n'avait pas. Tout ce qui lui avait été enlevé. Tout ce qu'il aurait aimé avoir.

- Est-ce que... est-ce que vous racontez des histoires à vos enfants, le soir ?

C'était ce que faisait sa mère quand il était enfant. Quand elle était encore là pour le border. Pour le bercer et attendre qu'il s'endorme. S'il avait su être fort dès son plus jeune âge, serait-elle encore en vie ? Il passa un regard vide sur la pièce. Avant de revenir, plein d'espoir, vers Irène.

Il devait parler à Alexandre. Ou il deviendrait fou. Il ne pourrait pas lutter ainsi éternellement. A peine trois jours et il était au bout de ce qu'il pouvait endurer. Il avala sa salive. Il avait une boule dans le ventre.

- Je vois. Je vais donc le prévenir, messire.

Elle voyait. Alduis ne releva pas. Il eut un sourire reconnaissant, et soulagé, un peu plus lumineux que le premier. Mais avec cette vague de soulagement, venait s'ajouter les tremblements de ses mains. Ceux qui lui rappelaient que seuls ses nerfs le tenaient encore debout et qu'il n'avait pas assez mangé aujourd'hui.

Ce fut à ce moment qu'un boucan de tous les diables résonna à l'étage. Alduis sursauta alors et se maudit pour cela. Il était militaire. Il n'aurait pas dû se laisser surprendre. Il n'aurait pas dû. C'était pitoyable. Il était pitoyable. Il ne pensa même pas à se demander ce que c'était. Jusqu'à ce que la plus vieille des enfants évoque un éléphant.

Ils avaient donc un éléphant ?

Puis il se rendit compte de ce qu'il était en train de penser. Un éléphant. A l'étage. C'était ridicule. Impossible. Il devait se concentrer. Mais ses mains qui continuaient de trembler de l'y aider pas vraiment. Si ce n'était pas un éléphant, alors qu'était-ce ?

Irène appela alors Alexandre. Ce fut à cet instant qu'il comprit. Ce boucan, c'était Alexandre. L'idée qu'il soit là, juste au-dessus, fit battre son coeur plus vite. Cela n'aurait pas dû être ainsi mais il n'y pouvait rien. Il ne parvenait pas à résister. Alors il posa ses yeux sur la cage de l'escalier, en espérant le voir apparaître, bouillonnant de quelque chose qui était certainement la seule chose qui le faisait encore tenir debout.

Alexandre sanglota longuement contre le sort et contre lui-même. Pourquoi cette société niait-elle le droit aux hommes qui en aimaient un autre de se laisser aller à leur passion ? En quoi l'amour serait-elle une mauvaise chose ? Il frappa le plancher de ses poings rageurs. Aimez-vous les uns les autres... C'étaient que les textes religieux affirmaient et lui croyait. Il y croyait avidement. Mais pas cette société injuste. Personne ne s'aimait. On se détestait. Une détestation et du mépris qui lui faisait de plus en mal.

Il avait mal.
Atrocement mal.
mal à vomir.
Mal à en crever.
Les douleurs musculaires qui résultaient de son infirmité n'étaient rien de comparables à celles de son cœur.

Alors, Alexandre frappait le sol de toutes ses forces, comme un enfant en pleine crise. De toute sa rage. De toute sa frustration.

Soudain, résonna la plaisanterie de Cassandre.
La désagréable plaisanterie de Cassandre.
La désagréable plaisanterie de cette petite peste de Cassandre.

"Ta gueule, Cassandre !"

Alexandre cracha de manière inhabituelle son mépris et sa colère dans ses brèves paroles qui exprimaient tout son agacement pour cette fillette effrontée. Quand Irène allait se décider à lui apprendre la politesse.

"Quand j'avais ton âge, ma mère m'aurait, moi, tué si j'avais dit un tiers du quart de ce que tu peux !"

Tout en râlant ouvertement contre la gamine, Alexandre se redressa péniblement. Son excès de colère ne passait pas. Une boule de haine et de fureur restait formé en lui et semblait le dévorer de l'intérieur. Il frappa les mains contre la table dans un mouvement d'humeur et renversa la bouteille d'encre qui se renversa sur le sol.

C'est à ce moment qu'Irène l'appela.

Alexandre se figea et sa respiration se bloqua.

Alduis...

Alduis était bien là. Il n'avait pas rêvé.

Alors qu'il se précipitait vers la cage d'escalier, le jeune homme s'immobilisa en se rappelant les dangers de leur rencontre. Il soupira. Une fois encore il fallait feindre. Il s'avança en reprenant un pas lent et s'approcha.

"Alduis, je suis heureux de vous revoir. Depuis notre entretien, j'ai travaillé à votre requête et réalisé différentes esquisses pour votre portrait. Souhaitez-vous monter les voir afin de déterminer le style qu'il vous convient ?"

Son cœur allait exploser dans sa poitrine.
Alduis était là.
Alduis allait monter le rejoindre.
Alduis...
Dans quelques instant, il pourrait se pendre à son cou et l'embrasser.
Enfin !

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'Condition physique' :

Cassandre continuait à passer la tête par delà le comptoir et fixait le seigneur Alduis de Fromart. Il n'avait décidément plus rien de menaçant. On aurait dit un spectacle ! Dame Irène réconforta à cet instant Grace qui s'effrayait toujours. La fillette revint pour prendre sa petite sœur dans ses bras et l'embrassa.

"Tout va bien, Grâce. Y a rien de dangereux."

Le noble reprenait la parole et affirmait qu'elle avait une belle famille puis voulait savoir si elle racontait des histoires le soir. Cassandre trembla mais évita de le montrer pour ne pas inquiéter Grâce encore dans ses bras. Cet homme était vraiment... étrange. Que leur voulait-il au juste ? Et si Alexandre, au fond, n'était qu'un prétexte ?

La voix irritée d'Alexandre depuis l'étage la fit brusquement sauter et lâcher Grâce. Il avait quoi encore celui-là ? Depuis que cette vermine de troll se mettait en colère ? Il l'apostropha et lui faisait des reproches en parlant de ce que sa mère lui aurait fait à son âge. Cassandre roula des yeux. Elle lâcha Grâce et s'adossa contre le comptoir, bras croisés.

"Tsss... Qu'il est pénible ce gosse."

Narquoise, elle mit ses mains en porte-voix et cria :

"Avec toutes les conneries que tu fais, moi, je dis surtout que ta maman chérie elle t'a clairement pas assez puni toi aussi !"

Il se mettait à frapper le sol de manière répétée. Quel gamin !

"Non mais ! T'as quel âge ? Tu sais que même grâce elle fait des crises comme ça ?"

Finalement, il se calma.
Enfin !
Ce n'était pas trop tôt.
Quel gamin cette vermine de troll moisi !

Dame Irène se décida à appeler Alexandre pour lui annoncer que le noble souhaiter le voir. Le gamin se présentait au début de l'escalier mais s'arrêta. Il demandait au seigneur de Fromart de montrer pour admirer ses dessins. Cassandre, intriguée, se rapprocha et quitta le comptoir. Elle avait envie de savoir de quoi il retournait de cette situation tordue.

Grâce avait de moins en moins peur mais restait méfiante. Il était vraiment bizarre ce monsieur. Cassandre vint vers elle et l'embrassa mais ça n'enleva pas cette sensation de malaise qu'elle ressentait face à son regard.Elle déglutit puis reporta son attention sur Ludovic qui s'était endormi, complètement indifférent à la tension de la pièce.

Irène l'observa aussi. Elle ne parvenait pas non plus à se défaire de sa méfiance, surtout à sa remarque. Pourtant, cela semblait surtout un bout de réflexion sorti par accident d'un cerveau embrouillé. Elle plissa les lèvres et allait le remercier quand elle entendit sa question. Elle fronça les sourcils et répondit un peu automatiquement.

- Eh bien... Oui, tous les soirs.

Elle n'osa pas demander pourquoi. D'abord parce que cela aurait été inconvenant et ensuite parce qu'elle commençait à avoir peur de la réponse. Irène fit pourtant un peu fit des convenances pour passer de l'autre côté de son bureau, un peu inquiète.

- Voudriez-vous... Voudriez-vous un peu d'eau ?

Il lui adressa un grand sourire quand elle accéda à sa demander. Elle se sentit définitivement mal. Elle ne savait plus comment réagir. Elle allait laisser faire pour l'instant, elle poserait les questions après. Irène commençait à s'inquiéter d'entendre des coups. Que faisait-il encore ? aurait-il fait tomber quelque chose. Elle soupira, espérant de tout cœur que non, elle ne se sentait pas de refaire le ménage et surtout pas de se pencher. Elle sursauta et arrondit les yeux en entendant Alexandra répondre à Cassandre. Elle se massa les tempes. Ah non, qu'ils ne recommencent pas ! Malgré toutes ces tentatives d'apaisement, ces deux-là ne pouvaient se supporter mais elle commençait à en avoir assez. Ce n'était pas bon pour Grâce, pour Ludovic ou pour ce petit bout qui grandissait dans son ventre. Aucun ne semblait pourtant s'en préoccuper. Ils n'y avaient qu'eux qui comptaient, leurs petits intérêts, leurs idées, leurs préférences. Irène se sentit soudain agacée, plus qu'elle ne l'avait été à chaque fois qu'Antoine rentrait bien trop tard. Grâce le sentit et recula, les mains déjà sur les oreilles.

La réponse de Cassandre, puis l'autre et encore l'autre achevèrent de faire bien trop déborder le vase.

- Ca suffit !

Sa voix ne s'était pas trop élevée mais elle avait résonné comme un coup de tonnerre. Elle en avait plus qu'assez. Grâce s'était recroquevillé dans un coin. Elle savait que ce n'était pas contre elle qu'était dirigée la colère de sa mère mais elle savait qu'il valait mieux se faire discret dans ces moments-là.

- Vous allez arrêter ça ! Immédiatement, tous les deux ! J'en ai plus qu'assez de vos gamineries et de vos disputes incessantes ! Et j'en ai assez que vous ne pensiez qu'à vous au point de ne même plus faire attention à votre langage alors que vous vivez, au cas où vous l'auriez oublié, avec des enfants de moins de cinq ans ! Alors maintenant, vous allez me faire le plaisir de vous comporter en adultes ou je vous mets à la porte pour la journée !

Elle n'écouta même pas la réponse d'Alexandre à Alduis. Elle n'en avait que faire, elle souhaitait qu'ils se calment !

Une histoire tous les soirs. La dernière personne qui lui avait compté une histoire était Alexandre. Il aurait aimé savoir de quoi parlaient ces histoires du soir, que pouvait-on bien raconter dans une famille aimante ?

Mais il prit conscience du regard légèrement inquiet d'Irène et alors, il réalisa ce qu'il venait de dire. Alors il o ferma la bouche et secoua la tête pour chasser les mots qui se pressaient sur sa langue pour sortir. Il ne s'excusa pas.

S'excuser ?
Pour quoi faire ?
Les excuses n'effaçaient pas les questions indiscrètes.

Il n'empêchait. Il se sentait idiot. Quelle impression pitoyable donnait-il à l'heure actuelle ? Si son père le voyait, ce dernier serait certainement mort de honte. Mais Coldris savait-il seulement ce que cela faisait, de devoir se battre continuellement contre soi-même, au point de s'en rendre malade ? Au point de ne plus dormir ou de perdre l'appétit ?

Oh, Alduis, quel beau militaire tu fais !
Regarde-toi !

Mais Alduis évitait son reflet autant que la peste. Il ne supportait plus de se voir dans un miroir. Il ne voulait plus voir ses cheveux en bataille, ses yeux cernés ou son teint de cadavre. Il avait l'impression d'être un revenant.

Irène dépassa soudainement son comptoire, en lui proposant de l'eau. Alduis baissa les yeux sur ses mains tremblantes. Tout son corps lui criait de faire quelque chose. Il avait jusque là ignoré les avertissements mais il ne voulait pas qu'on lui pose des questions alors il hocha la tête :

- Je... je veux bien, s'il vous plaît. Et... et quelque chose à manger. Aussi... Si vous avez de quoi...

Et quand bien même il l'aurait voulu, il aurait été tout bonnement impossible pour lui de retenir le sourire qui s'affichait sur ses lèvres alors Irène acceptait de le laisser parler à Alexandre. Une brève étincelle se ralluma dans ses yeux, une courte seconde.

Il était tellement plongé dans ses pensées qu'il n'avait pas pris garde aux coups répétés contre le plancher. Du moins, jusqu'à ce qu'il entende Alexandre répondre. Cassandre. Qui était Cassandre ?

Bon sang, que c'était atroce. Son esprit d'habitude si vif à faire les liens qui ne suivait plus rien. Les choses allaient trop vite pour lui. Car déjà la Fille à l'éléphant répondait avec un grand mépris. C'était elle, Cassandre ? Il n'en était pas si sûr que cela mais ce qu'il voyait, c'était la manière dont elle répondait à Alexandre. Et qu'elle l'avait traité d'éléphant. Il sentit la colère se réveiller en lui mais elle termina d'engloutir le plus d'énergie qu'il lui restait. Il avait la tête qui commençait à tourner sérieusement.

Manger devenait urgent.
Et s'asseoir aussi.

Quoique, tout cela passa bien vite à la trappe dans les secondes qui suivirent. Irène venait soudainement d'arrêter la querelle d'un ton cassant. L'une des enfants s'était réfugiée dans un coin en se bouchant les oreilles. Alduis la comprenait. Il aurait aimé se boucher les oreilles, se rouler en boule par terre et dormir enfin. Et surtout, surtout, ne pas rêver. Il ne voulait plus rêver.

Existait-il un remède contre le rêve ?

Il s'était encore perdu loin, très loin, dans ses pensées quand la voix d'Alexandre résonna à nouveau. S'il avait écouté son instinct, il se serait jeté dans ses bras. Mais sa raison lui demandait la prudence. Et d'ailleurs, Alexandre s'y pliait aussi. Il prenait un ton de circonstances.

Alduis devait se concentrer. Il devait se concentrer et comprendre ce qu'on lui disait. Une histoire de portrait et de croquis. Un portrait ? Des croquis ?

Quel portrait ?
Ils avaient parlé de portrait ?

- Souhaitez-vous monter les voir afin de déterminer le style qui vous convient ?

Alduis ne souhaitait que cela. Monter et le serrer dans ses bras. Épancher ce manque qui s'était comme inscrit dans ses entrailles. Il se fichait du reste. Des portraits et esquisses. Pourtant, une petite voix insistante lui répétait de ne pas faire cette erreur-là.

Ils n'auraient qu'une seule et unique chance. Ils ne devaient pas la gâcher. Il devait bien réfléchir.

Ne.
Pas.
Faire.
D'erreur.

Pourtant, il avait la sensation que c'était inutile. Tous ces efforts. Et s'ils étaient perdus d'avance ? Mathurin flottait dans son esprit comme pour le lui rappeler. Son père pesait au-dessus de lui, même ici.

Il repensa au poème. Aux mots qui lui avaient transpercé le coeur mieux que n'importe quelle épée.

- Je... Oui. Le portrait. Oui. Les différentes esquisses. Vous avez eu le temps de les à les réaliser ?

Avait-il été crédible ? Non.

Non, absolument pas. Il le sentait aux regards sur lui. Quel idiot. Et c'était encore un doux euphémisme pour qualifier toutes les choses qu'il avait faites jusqu'ici.

Un tic nerveux parcourut tout son corps. Il réfléchissait à tel point qu'il en avait oublié qu'il devait monter. Il restait planté au milieu de la boutique, comme une âme en peine, les bras ballants.

Il avait froid maintenant.

la colère d'Alexandre avait du mal à s'apaiser. Les mains posées sur la table, il contemplait l'encre qui se répandait autour de ses pieds. Il devrait nettoyer. C'était son rôle d'esclave. Mais il n'en avait pas envie. Il boudait. Comme un enfant agacé. Cassandre lui répondait. Elle lui tapait sur les nerfs. Quelle affreuse petite peste !

Brusquement, un cri d'Irène le fit sursauter. Elle réclamait le silence. Alexandre devint vite intimidé et rentra les épaules. Puis vint al suite qui acheva de calmer toute trace de colère et de bouderie. Il se tut et abandonna toute idée de répliquer. Même si Cassandre aurait voulu continuer, ce qui aurait été stupide, mais elle n'était pas très intelligente cette petite, il n'aurait plus répondu.

Et puis, il avait mieux à faire.
Beaucoup mieux.

Rapidement, Alexandre porta les mains à cheveux pour se recoiffa, corrigeant une mèches ou deux mal placés. Son cœur tambourinait fort et s’accéléra encore plus quand Alduis lui répondit. Sa voix était confuse. Ils n'avaient jamais évoqué cette excuse mais il semblait avoir compris. Il allait voir ces fameux portraits et ils s'embrasseraient. Enfin !

"Oui ! Oui, oui, j'ai parfaitement accompli ce que vous demandiez, Alduis ! Montez : Montez !"

Qu'il montevite ! Très vite ! Il avait si hâte de se jeter à son cou et de l'embrasser fougueusement.

Cassandre guettait toujours les réactions du noble qui la laissaient de plus en plus perplexe. Dame Irène répondait à ses questions, aussi surprise naturellement que la fillette. Elle se souciait par contre de son état et proposait de l'eau. Quelle curieuse idée ! C'était un noble ! S'il avait voulu boire, il se l'aurait offert lui-même.

Peu de temps après la proposition, Dame Irène piqua une crise de colère violente qui déstabilisa. Grâce, en revanche paraissait habituée et s'était préparée. Par instinct de conversation, Cassandre sut que ce serait dangereux de poursuivre. Elle était esclave, pas une vraie enfant de la maison, en perpétuel errance... Ce serait facile de se débarrasser d'elle. De toute façon, l'éléphant aux béquilles là-haut ne répondait plus. Tant mieux ! Vivement qu'il reparte chez son maître celui-là !  

Afin de rester dans les bonnes grâces de Dame Irène, Cassandre prit un petit air penaud :

"Pardon. J'étais en colère. j'aurai pas dû répondre.

Elle baissa le regard, adoptant sa petite mine habituelle piteuse, comme à chaque fois où elle cherchait à apitoyer un adulte.

A cet instant, le noble intervint pour réclamer à boire et même à manger. Quel culot ! C'était quand même une auberge ici ! Mais elle ne dit rien. Au contraire, il lui permettait de vite enterrer le sujet délicat.

"Je m'en occupe !"

Rapidement, Cassandre accourut pour sortit un pichet d'eau et de la brioche, ainsi qu'un pot de confiture. Son esprit songea immédiatement à Sylvère. Que faisait-il en ce moment ? Savait-il se tenir ? Quoique... S'il restait dans la chambre de Kalisha, avec un peu de chance, elle aurait vraiment un filleul avant la fin de l'été !

Durant ses préparatifs, Cassandre écouta en même temps l'échange entre le noble, au bas des marches, avec Alexandre, au sommet. Alexandre se montrait sûr et directif. Au contraire, ce noble... Il se montrait hésitant, comme s'il lui fallait un temps de réflexion. Il ne se souvenait plus d'avoir commandé un portrait ? D'abord, quel aristocrate commandait un portrait à un esclave au lieu de le faire à un artiste officiel ? Et pour finalement oublier ou donner l'impression d'oublier ? Quelque chose n'allait pas. Vraiment pas. Alexandre avait passé en plus la nuit chez lui, dans son château, une semaine plus tôt. Son intuition comprenait mais son esprit avait malgré tout du mal à réaliser. Alexandre fréquentait un homme. Un homme d'origine noble. Un noble.... Ses gestes se suspendirent au milieu de la soupe qu'elle servait dans une écuelle à cette pensée.

Alduis de Fromart était un noble.
Un noble qui semblait avoir une relation avec un garçon esclave.
Achille et ses amis espéraient justement recruter un noble pour leurs activités. Notamment pour imprimer les tracts que composerait Achille.
Tout s'emboitait dans sa tête.
Si sa déduction était juste, alors Alexandre, celui qui avait dénoncé Sylvère et Hyriel, leur rendait à présent service en leur fournissant pour leur comte un noble pour leur révolte. C'était... surprenant.

Désireuse de récolter le plus possible d'informations, Cassandre prit une voix joyeuse et tira une chaise.

"Messire de Fromart ? Je vous ai préparé un repas, comme vous le demandiez.

Sur la petite table reposait une écuelle fumante d'une délicieuse soupe de légumes préparée hier soir, accompagnée d'une part de brioche recouverte de confiture fraise et d'un verre d'eau. Le pichet attendait, prêt à être resservi.

"Vous manquera t-il quelque chose ?"

Irène voyait les lèvres d'Alduis serrer alors qu'elles avaient pourtant tant de choses à dire. Serait-ce parce qu'elle avait bien deviné ? Irène se sentit soupirer avec appréhension. Un noble pouvait se permettre des extravagances et encore... son frère ne laisserait pas passer cela. Mais là, cela semblait être différent. Très différent. Elle se força cependant à ne pas trop réfléchir.

Irène prit cependant un air attristé en le voyant si misérable. Ce n'était pas vraiment l'image qu'elle se faisait ordinairement des nobles. Lui semblait si perdu, si mal en point. Elle entendit sa demande mais sentit un coup dans son ventre et se mordit la lèvre. Son bébé commençait à s'agiter, comme s'il sentait l'inquiétude de sa mère. Elle posa sa main sur son ventre et une autre sur son dos en grimaçant un peu.

Elle n'eut pas le temps de s'y arrêter davantage car elle dut interrompre Alexandre et Cassandre. Elle souffla un moment après sa violente apostrophe et posa une main sur son ventre. Le moindre effort l'épuisait, c'était si agaçant. Elle sentait d'ailleurs qu'elle faiblissait tout à coup. La pièce se mit à tanguer et elle dut s'appuyer à son bureau. Grâce, rassurée de savoir qu'Alexandre et Cassandre s'était calmés vint aussitôt vers sa mère, inquiète. Celle-ci entendit à peine, les excuses de Cassandre, la figure pâle et fatiguée alors que sa fille venait lui prendre la main.

- Maman, vous allez bien ?

Irène posa machinalement une main sur les cheveux de sa fille et les caressa.

- Oui, tout va bien, ma chérie, ne t'inquiète pas.

Elle laissa Cassandre s'occuper du repas. Pour une fois, elle lui simplifiait la tâche. Heureusement pour Alduis et Alexandre, le bourdonnement à ses oreilles couvraient leurs échanges maladroits. Grâce en revanche se trouvait bien perdue entre ces attitudes bizarres et ces voix qui sonnaient bien faux. Elle ne s'en préoccupa cependant pas vraiment avant d'avoir réussi à mener sa mère vers une chaise.

Quel temps ferait-il demain ?
Depuis combien de temps cette dame Irène était-elle enceinte ?
Quelles histoires racontait-elle à ses enfants pour les endormir ?

C'était ce genre de pensées incohérentes qui traversaient, sans rapport les unes avec les autres, l'esprit d'Alduis. Les idées s'enchaînaient à toute allure, sans se répondre et cela sans arrêt.

Et au milieu de toutes, brûlant ses rétines et sa mémoire plus que tout autre, il y avait Alexandre.

Alexandre qui était si proche, juste au-dessus de lui, et qui l'attendait.
Alexandre qu'il était venu voir dans un moment de pure folie.
Alexandre qui avait passé une nuit dans son lit, entre ses bras.

Alexandre.
Pour qui il se consumait de désir tout entier.

Alduis avait faim. Et soif. Il était fatigué. Il avait froid. Et il avait, par dessus tout, terriblement envie de monter rejoindre Alexandre qui l'invitait. Sans oser le faire. Et si Irène comprenait ? Et si elle avait déjà compris ?

Que ferait-il alors ?

Mais il ne pouvait pas repartir sans le voir, sans le toucher. Il se rappelait encore des mots du poème. A vrai dire, il doutait même de pouvoir les oublier un jour, tant ils s'étaient implantés dans son esprit. Comme on lui proposait un verre d'eau, la raison le poussa à accepter. Alors, ce fut la Fille à l'Éléphant – Cassandre, donc – qui se chargea d'aller chercher de quoi se nourrir et se désaltérer.

- Oui ! Oui, oui, j'ai parfaitement accompli ce que vous demandiez, Alduis ! Montez ! Montez !

Il y avait une impatience certaine dans la voix d'Alexandre. Une impatience qu'il parvenait à déceler lui-même, même dans son état. Fallait-il s'en inquiéter ? Et cette histoire de portrait... c'était une excuse, il l'avait compris. Mais n'avait-il pas tout envoyer en l'air, avec ses hésitations et ses doutes plus que visibles ? Heureusement pour lui, Irène ne semblait pas disposée au mieux. Peut-être avait-il réussi à s'en sortir tout de même ?

Cassandre revint alors. Avec un verre d'eau, une tranche de brioche avec de la confiture et un peu de soupe. Il s'était assis, de peur que son corps finisse par le trahir, et elle tira une chaise à son côté, alors qu'il passait distraitement un doigt sur le verre d'eau. Sa peau était si pâle, ses doigts si tremblants... Il releva les yeux vers l'enfant.

Et elle ?
Pouvait-elle avoir compris ?

Elle était jeune. Elle devait être innocente – comme les autres enfants. Mais Alduis en croyait plus à l'innocence depuis des années. Il avait perdu la sienne à sept ans, et elle était incontestablement plus âgée. Alors... ? Qu'en était-il ?

Une gamine.
Qui avait insulté Alexandre.

Alexandre lui avait parlé d'une gamine. Qui lui jouait des tours.

Il observa Cassandre une seconde et... il fit le lien. Laborieusement, beaucoup plus lentement que si son esprit avait disposé de ses pleines capacités, mais il le fit. Et ses mâchoires se serrèrent aussitôt.

Pour relâcher la tension qui s'était glissée en lui, il attrapa le verre d'eau et le vida d'un coup. Comme un assoiffé. L'eau fraîche fit du bien à sa gorge sèche et réorganisa un peu ses pensées. Cassandre s'était assise. Elle semblait presque aimable.

La méfiance se réveilla en lui. Et si une minute plus tôt, il l'aurait remerciée pour le repas, tout ce qu'il fit, ce fut la détailler des pieds à la tête.

Une gamine.
C'était juste une gamine.

Mais il avait un mauvais pressentiment.

- Il ne manque rien, répondit-il alors, comme elle lui posait la question, à nouveau fermé comme une huître.

La soupe avait une odeur délicieuse. Pourtant, il la trouva sans goût et sans saveur. De même pour la confiture et la brioche qu'il se força malgré tout à manger. Mais il le devait. Parce que son corps ne tenait plus. Il tâcha de ne pas se presser, même s'il n'avait qu'une envie, tout laisser en plan pour rejoindre Alexandre.

Quand il ne resta plus rien, qu'il avait même récupéré jusqu'à la plus petite goutte de soupe, il se redressa. Irène était assise, elle aussi. Il la remercia d'un signe de tête – elle, pas Cassandre.

Et il monta à l'étage.
Sans se presser, pour deux raisons. Pour donner l'illusion dans un premier temps. Mais ensuite, beaucoup plus pragmatique, tout simplement parce qu'il n'était pas capable de se dépêcher sans avoir la tête qui tournait sous le coup de la fatigue.

Et malgré cela, en arrivant en haut, il ne pouvait s'empêcher de sourire.

Alexandre attendait sur le pallier, fébrile.
Que faisait donc Alduis ? Pourquoi ne montait-il pas ? Qu'attendait-il ?
Ses oreilles essayaient de prêter attention au moindre bruit? Aux moindres paroles.

Cassandre préparait ce qui semblait être un repas.
Elle appelait Alduis.
Une chaise se tirait.
Des bruits de couverts.
Des bruits de mastication.
Alduis... mangeait ?

Un léger rire lui vint. Presque enfantin. Son amant vivait seul dans ce grand château et avait dû oublier de manger. Il ne se rappelait que trop de sa tenue peu conventionnelle lors de leur rencontre. Il se souvenait aussi, le cœur serré, de sa requête particulière et touchante à entendre une histoire alors qu'il le bordait. Alduis n'était finalement qu'un enfant. Un enfant qui oubliait de prendre soin de lui.

Alexandre s'appuya sur la rambarde du palier et attendit que son amant finisse de manger. A quoi ressemblait-il quand il goûtait une soupe ? Comme il lui plairait de découvrir son visage pendant un repas. Ou dans tout autre moment. Au fond, il le savait qu'il aurait voulu être toujours avec lui. La séparation forcée entre eux était si pénible.

Soudain, la première marche grinça.
Alexandre sursauta.
Alduis montait.
Enfin !
La seconde marche grinçait ensuite.
Puis, la troisième, la quatrième...
Alexandre se redressait et l'impatience le reprenait. Ses doigts tapotaient avec agacement la rambarde. Que faisait son amant à monter aussi lentement ? Ne pouvait-il pas se presser un peu ? La soupe servie par Cassandre serait assez épaisse pour alourdir son pas ?

Enfin, Alduis arriva en haut des marches. Le cœur du jeune homme s’accéléra considérablement à cette arrivée et un sourire radieux illuminait son beau visage angélique. Une fois fois encre, son esprit s'éteignit. Toutes ses questions et ses réflexions s'évanouissaient. Il se précipita dans un élan fougueux, surpassant la faiblesse de ses jambes, et enlaça la taille de son amant. Il l'embrassa d'une fougue puissance, plus que pressé de retrouver ses lèvres.

"Alduis..."

Des larmes de joie coulèrent le long de ses joues alors que sa tête se posait contre son torse. Il alisas en même temps lentement ses mains remonter dans son dos.

"Tu m'as manqué. Tu m'as atrocement manqué, Alduis."

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'Dé à 6 faces' :

Après avoir servi le repas et appelé le noble, Cassandre se retira peu après que celui-ci ait répondu que cela lui allait et se dissimula dans un recoin de la pièce. Elle avait appris cela dans ces années de service au Lupanar à s'effacer pour mieux écouter les conversations sans que quiconque ne se rende compte de as présence. C'était toujours instructif.

Dame Irène se tenait près du comptoir, fatiguée par la fin de sa grossesse. Grâce veillait sur as mère. Parfait ! Elle pourrait ainsi monter librement pour suivre Alduis de Fromart et comprendre le réel lien entre lui et Alexandre. Si son intuition avait vu juste, cette information serait... du tonnerre. Une bombe ! Grâce à ça, leur groupe aurait un soutien sûr.

Elle attendit dans l'ombre et observa avec un mélange de découragement et de fataliste le noble monter les escaliers. sa démarche n'était en rien naturel. Il comptait ses pas et son allure, pour ne pas donner l'air de se pressé. Elle le sentait. cela contribuait à nourrir ses soupçons et le bon espoir qu'elle avait de retourner la situation à l'avantge de la cause rebelle.

Lorsque Alduis disparut finalement au sommet des marches, Cassandre monta rapidement, à pas de loup, sans donner la possibilité que l'on aperçoive. Grâce veillait toujours sur sa mère. elles étaient occupées. C'était parfait.

Une fois en haut, une surprise de taille al cueillait. Elle avait beau avoir eu l'intuition, la voir être confirmée laissa effarée. Sous ses yeux, Alexandre se jetait dans les bras du noble et l'embrassait. Malgré elle, un léger cri s’échappa de as bouche.

Irène croisa le regard d'Alduis et déglutit. Aujourd'hui, il semblait inoffensif, mais elle n'était pas sans ignorer sa réputation que son frère avait confirmé pour l'avoir vu sur le champ de bataille. Si jamais il avait un doute sur ce qu'elle savait, que ferait-il ? Il les tuerait tous ? Elle respira calmement en posant une main sur son ventre. Elle n'avait jamais prêté l'oreille à des rumeurs exagérées, elle n'allait pas commencer maintenant. C'était un boucher sur un champ de bataille mais rien ne disait qu'il l'était en dehors. Irène doutait surtout qu'il s'en prenne à une mère et ses enfants. Ses questions avaient eu quelque chose d'enfantin, comme s'il recherchait quelque chose qu'il avait perdu. Peut-être sa propre mère.

Elle soupira en le laissant en paix alors qu'elle mangeait. Dommage, elle aurait bien été s'allonger mais les deux hommes devaient se retrouver en haut. Tant pis, elle se contenterait de la chaise. Prévenante, Grâce l'aida à s'asseoir et lui posa un baiser sur la joue. Ludovic commença alors à s'agiter dans son berceau. Aussitôt, Grâce prit les choses en main et empêcha sa mère se lever. Irène sourit en voyant Grâce prendre son frère avec douceur, comme elle le lui avait appris. Ravi de retrouver sa grande sœur, le petit garçon sourit et commença à jouer avec une mèche de ses cheveux.

Irène vit le mouvement d'Alduis pour la remercier et fit de même puis revint à ses enfants. Elle les observa avec un air attendri, apaisé par le spectacle et en oubliant Cassandre qui venait de disparaitre à l'étage.