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[23 décembre 1597] - Un agneau à la table du loup [Terminé]

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Message par Coldris de Fromart Lun 30 Nov - 13:21




Depuis la mort de sa femme, Coldris venait moins à Cervigny. Il passait désormais le plus clair de son temps à Fromart, une façon comme une autre de fuir les fantômes qui hantaient toujours son hôtel particulier. Quelques rares maitresses, avaient parfois le privilège de coucher ici, mais jamais dans sa chambre. Plus nombreuses étaient celles qui venaient parfois y diner bien que leur nombre restait somme toute suffisamment faible pour que les braktennois en aient oubliés qui était le propriétaire des lieux. C’était cette ultime raison qui lui avait fait choisir ce lieu de rendez-vous, plutôt que son domaine.

Il avait franchi les marches de la demeure aux accents italiens prononcés largement en avance sur l'horaire indiqué. Léonilde était déjà sur place et tout avait été organisé pour son arrivée. Il ignorait le choix du menu pour ce soir mais cela n’avait aucune espèce d’importance et son valet le savait. Cela faisait des années qu’il ne l’informait plus de ses choix.
Il y avait une chose, une autre chose qui demeurait inchangée : cet entêtant parfum de lilas qui semblait flotter dans les airs. Il se plaisait parfois à inspirer fortement les effluves de cire et de fleurs qui avaient toujours le même pouvoir apaisant après tout ce temps. Ce n’était sans doute qu’une création de son esprit. Une simple odeur ne pouvait certainement pas survivre si longtemps. À moins que ce ne soit le fait de Léonilde ? Toujours est-il, qu’il n’osait pas le lui demander de peur de la réponse.

Il passa un long moment à parcourir chacune des pièces. Il faisait bon ici, les cheminées tournaient à plein régime et bien que cossues, l’hôtel n’en restait pas moins compact ce qui favorisait la diffusion de la chaleur. Son bureau était toujours là, au centre de cette pièce de taille somme toute modeste. Sa bibliothèque aussi. Son ouvrage abimé du Prince également. Dans un instant de nostalgie, il l’extirpa de son tombeau pour en lire les derniers mots avant de le reposer. Il fit quelques pas et son regard se perdit à l’horizon, vers ces jardins à la française taillés au cordeau que l’on parvenait difficilement à distinguer dans l’obscurité. Le clocher voisin sonna dix-neuf heures. Il resta quelques instants ainsi, pensif, et retourna dans le salon.

Son invité ne devrait plus tarder. Elle avait sans nul doute lu et déchiffré sa lettre. Il fallait avouer qu’il avait pris grand plaisir à la rédiger, car personne ne lui avait envoyé de messages cachés depuis plus de vingt-huit ans. Il avait hésité à faire plus obscur et plus dissimulé. Mais devant le délai imparti, il s’était résigné à user d’un simple stratagème. Ce repas lui dirait si oui ou non, il avait eu raison d’y montrer un quelconque intérêt. Et le cas échéant, il se promettait un courrier nettement plus énigmatique.

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Message par Éléonore de Fromart Lun 30 Nov - 16:36

Tromper la vigilance d’Eltinne, c’était fait ! Et en lui laissant croire qu’elle allait enfin faire un effort, en plus ! Comme quoi, sa bonne volonté des derniers jours avait payé.

Peut-être qu’elle apprendrait où elle s’était rendue en réalité… Auquel cas cette escapade lui coûterait très cher. Un retour immédiat à Tianidre sans aucune chance de négociation ? Une surveillance accrue ? Pire ? Qu'y avait-il de pire que de ne point faire de folies lorsque la vie vous enchaînait contre votre gré ? Elle parviendrait peut être à convaincre son cerbère que c'était faux… Alors, elle conserverait peut-être son délai de trois mois. Trois mois à la capitale avant de devoir rentrer et épouser Gabriel, c’était tout ce que ce dernier avait pu faire pour elle.

Mais elle ne se ferait pas prendre. Que disait Ariste, déjà, à l’époque où elle couvrait ses sorties ? Que tout n’était qu’une question de risques. Des risques qui en valaient la peine et d'autres non. Ce dîner était un risque qui en valait la peine. Si elle n’avait que trois mois de liberté, elle voulait les achever sans regret… Et si elle négligeait cette folie qui l’accaparait depuis maintenant plus d’une semaine, pour sûr, elle le regretterait.

A en croire Eltinne, c’était si elle prenait le risque de croiser ne fut-ce qu’une fois Coldris de Fromart qu’elle s’en voudrait toute sa vie. Eléonore ne l’avait jamais vue aussi horrifiée que lorsqu’elle avait dû admettre s’être rendue chez lui. Elle lui avait expliqué, pourtant, qu’elle ne voulait que parler à son fils. Elle n’avait pas pu mentir sur l’invitation à laquelle elle répondait justement lorsque sa gouvernante était arrivée. Eltinne s’était personnellement assurée qu’elle déclinerait effectivement cette offre inconvenante. C’était à cause de cette surveillance qu’elle avait dû écrire au lait, remerciant la prémonition qui avait inspiré son précédent message.

Elle trouvait cela ridicule, désormais. Un message caché, sérieusement ? Réutiliser l’astuce d’Ariste et Gabriel, comme une gamine. Dès la lettre envoyée, elle avait espéré que son destinataire ne comprendrait pas et qu’il prendrait son message pour un simple refus. Elle était pitoyable.

Enfin… Ce n’était qu’une maladresse de plus dont le ministre avait pu se moquer avant de jeter son message au feu. Après le spectacle minable qu’elle lui avait donné lors de leur rencontre, elle ne pouvait plus vraiment chuter dans son estime…

Et pourtant, à sa plus grande surprise, il lui avait répondu… en s’en servant également ! Eltinne, qui avait survolé le message, n’avait rien remarqué. Elle avait pesté contre l’insistance à peine voilée et avait rappelé à Eléonore la réputation de son correspondant.

Ne le laissez pas t’approcher, mon enfant, vous le regretterez toute votre vie.

La gouvernante semblait si sûre d’elle que la noble était persuadée qu’elle parlait par expérience. Même cette éventualité n’aurait pas pu faire changer Eléonore d’avis. Elle se savait infiniment déraisonnable. Elle ne comprenait même pas pourquoi elle tenait tant à prendre des risques, mais elle y tenait. Point final.

Ainsi, elle parvint à l’adresse indiquée à l’instant où les cloches tintèrent. Une vague d’appréhension la submergea. Elle hésita. Elle n’aurait jamais dû venir. Quelle idiote elle faisait.

Elle hésita à faire demi-tour. A rentrer. Et à aller dormir. Mais si elle ne se présentait pas au rendez-vous, il la penserait trop sotte pour déchiffrer son message pourtant limpide. Il était hors de question qu’elle chute plus bas encore dans son estime. Enfin… Si c’était possible après les énormités enchainées la dernière fois.

Elle apaisa à grand peine les tremblements qui la vrillaient des orteils au bout des doigts. Elle était prête. Elle devait être prête. Son esprit entier était accaparé par ce dîner depuis l’instant où il avait été fixé.

Elle sortit enfin de l’habitacle et monta les marches, empressée. Empressée et tendue, de cette même tension qui l'attirait là ce soir. La porte s'ouvrit avant même qu'elle ne l'atteigne. C'était parti !
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Message par Coldris de Fromart Lun 30 Nov - 21:40



En attendant, Coldris s’était saisi plus ou moins au hasard du De fato de Cicéron qui trainait là, dans sa bibliothèque d’apparat. Dans la cheminée, le feu crépitait joyeusement, tandis qu’il lisait. Il n’eût pas le temps de pousser bien plus loin sa lecture que le chapitre 4.

Ut igitur ad quasdam res natura lock pertinent aliquid, ad quasdam autem nihil.
La nature des lieux a donc une certaine influence, mais qui est incontestablement restreinte.


Ce fut sur ces mots lourds de sens que Léonilde l’informa de l’arrivée de son invité. Il referma son livre dans un claquement, puis le rangea dans sa bibliothèque aux côtés des autres œuvres de l’éminent romain. Ce soir c’était brocardé d’argent qu’était son pourpoint noir. Une couleur qu’il n’allait pas sans rappeler ses cheveux poivre et sel. Il quitta le petit salon pour le hall et ses dalles de marbre. Elle était là, en plein milieu, emmitouflée dans un épais manteau sombre doublée de fourrure. Le long de ses épaules cascadait sa chevelure brune, encadrant son doux visage aux traits tirés de nervosité.

- Mademoiselle de Tianidre! C’est un plaisir de vous recevoir à Cervigny annonça-t-il en passant dans son dos. Vous permettez ? demanda-t-il en anticipant la réponse.

Il dégrafa sa houppelande et la tendit à Léonilde qui partit la ranger sans un bruit. Sous ce chaleureux par-dessus, elle avait revêtu une robe de velours broché d’un profond rouge velours décoré d’un motif d’arabesques plus sombre. Par endroit, les manches entaillées de sa robe laissaient paraitre sa chemise de soie blanche. Hiver oblige, les poignets et le col étaient bordés d’une fourrure de martre. Pas de décolleté à admirer -maudite saison !-, seulement une sobre chemise qui remontée sur le cou. Seule excentricité si l’on pouvait dire à cette sage toilette : un petit pendentif aux airs de couronnes de laurier qui lui rappela aussitôt ses lectures. Il eut un sourire.

- Détendez-vous, je vous ai invité à diner. Je ne vais pas vous manger. ajouta-t-il d’un regard espiègle.
Il lui fit signe de le suivre et prit la direction de la salle à manger.

- Je vous aurai volontiers fait visiter les lieux, mais l’obscurité ne leur rend pas hommage commenta-t-il sur le trajet.

Il passa le seuil de la porte. Sur la droite une immense cheminée où brulaient plusieurs imposantes bûches. Les murs étaient recouverts d’une belle boiserie sur laquelle étaient accrochés divers tableaux. Au centre, imposante, la table était dressée : deux couverts pour quatorze sièges tapissés. Quelques feuilles de vigne et branches d’églantiers, une belle corbeille de fruits contenant principalement pommes et poires en cette saison, ainsi que bien entendu, de multiples candélabres.

- Puis-je vous offrir un verre d’hypocras ?

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Message par Éléonore de Fromart Mar 1 Déc - 10:20

Il apparut. Trop vite. Avant qu’elle n’ait pu se faire à l’idée d’être entrée. Avant qu’elle n’ait pu faire disparaître l’appréhension de son visage. Eléonore attrapa son regard un bref instant. Avant de se sentir obligée de cligner pour retrouver une contenance.

De quoi avait-elle l’air sinon d’une parfaite idiote ? Accepter ce dîner, ce n’était que la preuve qu’elle n’avait pas une once de bon sens. Elle déplorait qu’il puisse la voir aussi stupide. Assez stupide pour accepter l’invitation du premier venu alors qu’elle était parfaitement consciente de sa réputation. Enfin… L’avantage était qu’il ne songerait probablement pas lui-même à se considérer comme le premier venu, les hommes étaient trop débordants d’orgueil pour cela.  

Il la salua. Cette fois, les mots ne restèrent pas bloqués dans sa gorge. Cette fois, elle put répondre d’une voix voix relativement assurée. Relativement, parce qu’elle devait s’appliquer à rester sur ses appuis. A ne pas tourner en même temps que lui alors que le savoir si proche de son dos l’inquiétait. Elle n’était pas armée, cette fois. Pas de poignard soigneusement dissimulé : cette robe-là ne s’y prêtait pas.

--- Vous permettez ?

--- Je vous en prie, répondit-elle spontanément. Trop spontanément pour être certaine qu’elle l’avait réellement dit, et qu’elle n’avait pas enchaîné les âneries à la place.

De toute manière, il était déjà proche. Trop proche. Quand ses mains passèrent par devant elle pour dégrafer son manteau, elle dut résister au mouvement de recul qui l’aurait propulsée directement contre lui. Résister à l’impulsion de se retourner ou de chercher son regard bien trop proche. Elle venait d’éviter la catastrophe, et en ressentit une certaine fierté. Elle était vraiment trop sensible. Il devait vraiment la trouver idiote.

Elle sentit son regard, notamment sur son pendentif. Pourquoi l’avait-elle mis ? Cela aussi, ce devait avoir l’air pitoyable. Conserver ce bijou comme un talisman, comme s’il pouvait l’aider. C’était seulement ridicule. Eléonore se dit qu’il devait la trouver pathétique… jusqu’à se rappeler qu’elle était la seule ici à connaître l’origine de ce pendentif, et que puisque son hôte en ignorait tout, il ne pourrait pas s’en moquer.

--- Détendez-vous, je vous ai invité à dîner. Je ne vais pas vous manger.

Ca y était ! Il trouvait un autre angle pour la tourner en ridicule. Elle aurait dû s’y attendre.

--- C’est précisément ce que vous diriez si c’était le cas, lui fit-elle remarquer, un rire léger dans la voix, lui rendant son regard sur le même ton.

Mais que faisait-elle ? N’importe quoi ! Heureusement, l’homme se retourna avant que le visage d’Eléonore ne se décompose, et il l’invita à la suivre. Ce qu’elle fit. Elle effleura son pendentif pour chercher la sérénité. Elle se rappela Ariste. Ariste dont elle ne parvenait pas à savoir ce qu’il aurait pensé de ce dîner. La folie qui la prenait l’aurait plongé en plein conflit : à n’importe quelle autre, il aurait lancé le défi d’accepter… Mais elle… Elle, il aurait peut-être préféré la protéger ?

Elle acquiesça pour elle-même au commentaire de son hôte.

Une autre fois, peut-être ?
Ne sous-estimez pas le charme que cela pourrait leur conférer.
Ménagez donc vos mystères.


Toute des réponses possibles qui lui passèrent sur la langue et qu’elle parvint à réprimer. Malheureusement, après filtrage, elle ne trouva plus rien à dire.

--- C’est cela, l’hiver, déplora-t-elle avant de se rendre compte que c’était encore plus niais que toutes les autres absurdités qu’elle avait failli dire.

Ils entrèrent dans la salle à manger. Bien que la pièce fut correctement chauffée, Eléonore fut prise de frissons. Elle venait de se rappeler qu’elle n’avait jamais vraiment été invitée à dîner chez quelqu’un. Jamais comme ça, jamais seule. Elle ne savait pas du tout ce qu’elle était censée faire.

Elle sourit pour elle en se rappelant que son intrusion à Fromart était aussi la première visite qu’elle avait rendue. Décidément, les premières fois s’accumulaient ces dernières semaines… Il fallait aussi ajouter que c’était la première fois qu’elle mentait à Eltinne autrement que pour couvrir Ariste, que c’était la première fois qu’elle agissait de manière si peu raisonnable, la première fois que quelqu’un la fascinait à ce point…

Tu le regretteras toute ta vie.

Charmant petit agneau.

Tu existes, Eléonore. Tu dois exister.

Il détruit tous ceux qui ont le malheur de l'approcher.

Mais si vous voulez jouer… La chasse est ouverte.


Ce dernier souvenir alluma une flamme dans les yeux d’Eléonore. Une flamme de défi, et le sourire assorti.

--- Volontiers, répondit-elle, toujours immobile devant la longue table.

Ce n’était guère plus que cela : un jeu. Il fallait qu’elle en profite. Surtout si cela devait lui coûter sa liberté. Après tout, il savait déjà qu’elle était désespérément maladroite. Elle n’avait plus rien à perdre.

--- Dites-moi…

Elle hésita à évoquer sa lettre. Avait-elle vraiment envie de lui rappeler ses stratégies ridicules ? Pourtant, il fallait qu’elle sache.

--- Quand avez-vous compris ?

Elle n’eut pas le courage de préciser. Il n'aurait qu'à lui-même choisir à quoi elle faisait référence.
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Message par Coldris de Fromart Mar 1 Déc - 11:35



cum puer audaci coepit gaudere uolatu
deseruitque ducem caelique cupidine tractus
altius egit iter.

C'est alors que l'enfant se sentit grisé par son vol audacieux,
et cessa de suivre son guide ; dans son désir d'atteindre le ciel,
il dirigea plus haut sa course.  

Les Métamorphoses VIII-225, Ovide




Il était on ne peut plus ravier de diner accompagné. C’était à vrai dire, les seuls moments où il dinait. Le reste du temps, il se nourrissait. Et la nuance avait son importance. Une fois les salutations échangées, il contourna Charmante brebis pour l’aider à se défaire de son imposant manteau. Il pouvait la sentir se raidir à cette étrange proximité. Même après toutes ces années, il appréciait toujours autant l’effet qu’il pouvait faire aux femmes. Elles avaient pourtant toutes étaient parfaitement consentantes. Il ne se serait jamais permis le contraire. Un petit sourire amusé s’étira alors qu’il dégrafait la houppelande. Il pouvait sentir remonter du creux de son cou, des effluves de romarin…

Quoi qu’il dise, le petit agneau tremblerait devant le loup. Ce qui fut manifestement le cas à sa remarque suivante. Le discret rire qui s’échappait ne le trompait pas. Il voyait bien ce petit sourire crispé et ses pupilles qui s’agitaient.

- Détrompez-vous ma chère. Si c’était réellement le cas, je me serai contenté de vous prendre par la main pour vous mener à l’étage. répondit-il sur ce même ton malicieux.

Que brillait-il dans son regard ? Sans doute beaucoup de choses. Un peu d’envie, d’intelligence, d’espièglerie, d’amusement et une certaine pointe de provocation. Il s’empressa d’ailleurs d’ajouter sans pouvoir se retenir :

- Mais si vous y tenez tant que cela, nous pouvons diner plus tard. Léonilde vous pardonnera soyez sans crainte !

Ce n’était pas ses cinq décennies qui avaient tué son esprit de provocation. Loin de là. Il était toujours aussi présent et intact. Cependant si Douce brebis n’avait pas égaré tous ses sens en cours de route, elle décèlerait aisément la taquinerie à peine voilée que revêtaient ses propos. Ils entrèrent finalement dans la salle à manger, Coldris lui proposa de l’hypocras qu’elle accepta. D’un discret signe de la tête, Léonilde, se mit en marche, saisissant au passage une carafe en cristal sur l’imposant buffet sculpté. Quant à lui, il emprunta l’allée entre la table et la cheminée puis s’arrêta à la quatrième chaise qu’il tira pour son invité. La meilleure place. Toute saison confondue. L’hiver pour la proximité de la cheminée. Le jour pour la vue sur la cour aux buis géométriques, fontaines et sculptures mythologiques. Il prit place en face. Dans la corbeille, il opta pour une grappe de dattes djerdannes et fit signe à Eléonore d’en faire de même si elle le désirait.

Quand avait-il compris ? La question lui étira un énigmatique sourire. À quoi faisait-elle référence exactement ? À son billet ? Sa lettre ? Son désir de le revoir ?

- Quand vous avez quitté Fromart.

Il aurait même pu répondre. « Quand j’ai quitté le salon ». Car il savait au fond qu’elle brûlait déjà d’envie de flirter avec les interdits, de frôler le danger qu’il représentait. Elle se sentait comme Icare, prête à s’envoler vers le soleil.

- Et vous, ma charmante brebis, quand avez-vous décidé de venir, ici ? Soyez honnête, ma chère. demanda-t-il tout ouïe.


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[23 décembre 1597] - Un agneau à la table du loup [Terminé] Empty Re: [23 décembre 1597] - Un agneau à la table du loup [Terminé]

Message par Éléonore de Fromart Mar 1 Déc - 13:21

Eléonore déglutit. Ses mots sifflèrent dans ses oreilles, et l’espace d’un instant, elle sut qu’elle venait de remettre les pieds dans un nid de serpents. Ce n’était pas tant la remarque qui l’inquiétait, mais l’impossibilité de savoir comment elle aurait réagi s’il s’était réellement comporté ainsi.

Et il en rajouta ! Rien que ça ! Elle percevait la nuance dans son ton, mais ses lèvres se pincèrent tout de même.

--- Le sens de “vous n’avez pas encore gagné” vous aurait-il échappé ? répliqua-t-elle sur le même ton.

Et elle s’en voulut immédiatement. Quelle gourde elle faisait ! Rien qu’en disant cela, elle laissait entendre que ce n’était qu’une question de temps. Elle lui laissait voir toute l’étendue de sa bêtise. Pire ? De la naïveté ? Et après, on se demandait pourquoi elle ne quittait pas sa demeure.

Ils entrèrent dans la salle à manger où il lui proposa à boire. Evidemment, elle n’aurait pas eu la grossièreté de décliner. Tout de même… Ce genre de boisson était assez relevée pour dissimuler bien des produits. Bon… Il n’avait aucun intérêt à la tuer maintenant mais…

Il la frôla presque en allant tirer sa chaise. Elle crut qu’elle ne trouverait jamais la force d’aller s’y asseoir, mais ses jambes la portèrent d’elle-même, avant qu’elle n’ait besoin de faire patienter quiconque.

Eléonore suivit son hôte du regard tandis qu’il allait s’asseoir. Elle le regarda piocher dans la corbeille, mais était bien trop crispée pour l’imiter. Elle attendit plutôt qu’il lui réponde, cherchant une quelconque moquerie dans son sourire.

Elle remonta vers ses yeux dès qu’il parla. Ses yeux n’étaient plus aussi vide que lors de leur premier contact, mais elle ne doutait pas qu’il soit capable de les faire mentir. Il n’avait pas perdu cette aura fascinante qui avait poussé Eléonore à revenir. Etait-ce une pure manipulation de son esprit où percevait-elle un léger intérêt dans ses prunelles ?

Ainsi, il l’avait su tout de suite. Avant même qu’elle ne se l’admette. Cela ne la surprenait même pas. Il était impressionnant.

--- Et vous, ma charmante brebis, quand avez-vous décidé de venir, ici ? Soyez honnête, ma chère.

Eléonore sentit ses lèvres s’étirer. Ma charmante brebis. Elle ne parvenait même pas à s’en offusquer. Si ce n’était la première fois que quelqu’un d’autre qu’Ariste ou Gabriel se permettait un surnom, c’était la première fois qu’elle le tolérait. Elle n’aurait pas dû. Elle ne pouvait pas se permettre de céder du terrain. Elle ne pouvait pas laisser lui voir une telle faiblesse de caractère.

Elle tenta de donner de la sévérité au regard qu’elle lui adressait, mais son sourire et le manque de volonté transformèrent cela en défi. Quel boulet !

Quant à savoir quand elle avait décidé de venir… Elle avait beau l’avoir nié avec ardeur ces dix derniers jours, elle avait su qu’elle céderait dès l’instant où l’idée avait été lancée. Encore une fois, cela relevait de la faiblesse de caractère. Et, quand avait-elle reconnu qu'elle le voulait ?  

--- Je l’ignore, admit-elle. J’attendais de voir votre réaction. J’avoue que j’aurais été déçue que vous intégriez si facilement ma lettre de refus.

Eléonore se résolut à boire une gorgée dans son verre, tentant de discerner une saveur anormale, piégeuse, sous couvert de goûter.

--- Mais vous n’en n’avez jamais été dupe, n’est-ce pas ?
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Message par Coldris de Fromart Mar 1 Déc - 15:48




Son sens de l’humour ne passait pas ? C’est ce que laissait suggérer ses lèvres boudeuses de même que cette remarque qui n’eut pour effet que d’agrandir un peu plus son sourire.

- Mais j’espère bien que je n’ai pas encore gagné. À quoi bon jouer si la partie est déjà remportée ? après un court silence, il ajouta d’un ton énigmatique J’ai cru comprendre que nous partagions ce goût commun.

Oh certes, ce n’était pas tout à fait le même. Et tous deux jouaient sans doute sur deux terrains bien distincts. Mais il n’empêchait. Elle avait osé accepter son invitation et même lui envoyer une lettre pleine d’un délicieux double sens. On avait toujours le choix. Elle avait fait le sien. Elle était attablée avec lui, une coupe d’hypocras à la main pendant qu’il dégustait quelques dattes.

Ce regard flamboyant et ce petit sourire en coin étirèrent le sien. Il prit une gorgée du breuvage épicée tout en buvant ses paroles.

– Ma réaction ? Ma chère Eléonore, vous avez sans doute vu mes armoiries ? Le cas échéant, vous les verrez sur le linteau de la cheminée, juste derrière vous.

Le taureau avançant dans le soleil levant. La devise était également gravée en lettres gothiques tout autour. Il reprit.

– Vous apprendrez que l’abandon n’est pas une option chez moi. Pas plus que l’échec. Ce n’est pas en se couchant face au premier obstacle que l’on se hisse à ma position.

Il prit une gorgée puis leva sa coupe avant de poursuivre.

– Y compris sans votre billet laissé à votre départ, je l’aurais su. Coldris déposa ses prunelles séracs dans les siennes. Car votre regard ne trompe personne, mon petit agneau.

Il reposa son verre de cristal et dévia habilement le sujet vers un autre en apparence trivial. Il ne doutait pas qu’elle avait du se renseigner sur son compte et qu’à coup sûr elle avait dû tromper un certain nombre de personnes pour se retrouver ici en sa compagnie. Quelle excuse avait-elle donc invoquée ? Il s’en enquerrait sans doute plus tard.

– Alors dites-moi, avez-vous trouvé le temps de jouir des plaisirs dont regorge notre flamboyante capitale impériale ?

S’il y avait un double sens licencieux ? Oh et bien…

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Message par Éléonore de Fromart Mar 1 Déc - 18:59

Bien… Ils étaient d’accord. Presque d’accord. Car au fond, ils savaient tous les deux que le seul moyen qu’il avait de perdre était d’abandonner avant de gagner. Et elle, le seul moyen qu’elle avait de gagner était de prolonger la partie jusqu’à en avoir profité autant qu’il en était possible sans que c’en devienne lassant.

Ils avaient beau partager le goût du jeu, elle savait qu’ils n’étaient absolument pas au même niveau. Quel que soit le critère de comparaison, elle serait toujours loin derrière. Hormis peut-être question modération ou longévité probable. Mais cela, elle s’abstint bien d’en faire la remarque.

Ainsi, désormais assise, elle se demanda que signifierait une défaite pour elle. Désormais qu’elle limitait cela à un jeu, la question se posait. Au fond, y avait-il un moyen d’en sortir complètement perdante ? Ou complètement gagnante ? Tout ne serait pour elle qu’une question d’équilibre, au fond.

Toutefois, elle estima que faire de ce dîner leur dernière rencontre serait fort éloigné d’une victoire. Quelle que soit la manière dont il s’achève. Elle ne comprenait absolument pas comment il pouvait croire qu'endurer sa compagnie jusqu'à ce qu'elle lui cède en valait la peine.

Il admettait qu’accepter son invitation n’avait rien eu d’un choix. C’était donc soit maintenant, soit quand il l’aurait fait craquer. Une part d’elle se riait de cette affirmation : si elle n’avait pas voulu être là -- vraiment pas voulu -- il aurait pu inventer tous les stratagèmes du mondes que cela n’aurait pas fonctionné. Mieux encore : elle n’aurait jamais eu besoin d’être informée de son insistance. Elle n’aurait pas pu l’aborder, puisqu’elle ne sortait pas, et écrire aurait été vain puisqu’Eltinne aurait dévié son courrier. Oui, Eléonore en était de plus en plus sûre à chaque fois que la question lui revenait : sa gouvernante avait personnellement rencontré Coldris de Fromart. Et elle, à en croire son opinion, avait perdu.

Eléonore ne s’était même pas retournée. Pas besoin : elle savait très bien à quoi il faisait référence. Elle le regardait dans les yeux, avec plus d’assurance néanmoins qu’auparavant.

--- Certes pas. Mais la grande qualité des gens qui réussissent est de savoir choisir les combats qui en valent la peine.

Elle pencha légèrement la tête. Et pour elle, ce jeu en valait-il la peine ? N’était-ce pas ce qu’Ariste appelait un péril gratuit ? Ceux qui n’avaient aucune réelle saveur ?

Oh, ça non ! Elle pouvait pas encore déterminer ce que tout cela lui apportait, mais son goût surpassait de loin celui de la gorgée d’hypocras qu’elle prit -- mimétisme ? -- ou même celui de ce qu’elle avait ressenti dans cette église, alors que sa vie était soumise au bon sens de deux inconnus. Peut-être parce que sa vie avait moins de valeur qu’elle ne lui en avait accordée ce jour-là ?

Les yeux dans les yeux, il affirma qu’il aurait compris même sans son billet. C’eut été de la mauvaise foi. Pas maintenant, à table. Non, elle ne doutait pas qu’il dise la vérité. C’est au moment de ne pas accepter son refus que c’eut été de la mauvaise foi. De l’orgueil.

Ou bien une volonté hors du commun ? Une habileté d’esprit remarquable. Le tout dissimulé derrière un glacier hypnotique. Un glacier aux allures de flammes ; la flamme piégeuse à l’attrait de laquelle la faible volonté d’un papillon ne pouvait résister. Même un papillon lucide, visiblement.

--- Car votre regard ne trompe personne, mon petit agneau.

Eléonore voulut se ressaisir. Comment faisait-il ? Elle voulait savoir. Elle s’enfonça dans ses prunelles comme si cela pouvait lui permettre de percer tous ses secrets.

Elle n’avait pas ce charme. Pas cette habileté. Pas cette volonté.

Il chercha à dévier la conversation. Que répondre ? Qu’elle était trop timide pour daigner sortir de chez elle ? Qu’il était presque le seul contact qu’elle avait eu ? Qu’elle était désespérément ennuyeuse ? Qu'elle préférait oublier les évènements de cette dernière semaine – qui témoignaient tous de sa cruelle faiblesse de caractère ? Sans compter qu’elle hésitait sur le sens réel de sa question. Que répondre ?

Elle s’arrima avec plus de force au regard de son interlocuteur, et éluda soigneusement. Eltinne lui aurait dit que c’était absolument impoli, mais elle lui avait aussi expressément interdit de s’approcher du ministre. Elle n’était plus à ça près.

--- Il ne trompe que ceux qui ont besoin de l’être, très cher.

Elle aurait dû s’arrêter là. Contenir ses mots. Mais elle s’était trop apaisée pour les retenir à temps :

--- Qui vous dit que tout cela n’est pas seulement une ruse pour m’introduire chez vous ? Pour avoir accès à votre table ? A votre assiette ? Pour attenter à votre vie ? On ne se hisse pas à votre position sans accumuler les ennemis.

Elle baissa le yeux dans son propre verre, qu’elle vida. Elle qui était persuadée que l’alcool ne pouvait pas lui faire dire plus de bêtises que la sobriété parfaite… Ou bien était-ce juste le fait de s’être détendue ? Elle savait, pourtant, qu’il ne fallait pas.

S'il prenait ses divagations au sérieux, elle était morte. Ou du moins, elle n’était plus qu’un cadavre en sursis. Evidemment, il n’était pas idiot : si elle avait été assez manipulatrice pour le berner jusque là, elle n’aurait pas eu la bêtise de dévoiler son jeu. L’ennui était qu’il n’avait même pas besoin de la croire. Il lui suffisait d’avoir un doute. Un petit doute de rien du tout.

Sa physionomie indiquait clairement qu'elle ne prenait absolument pas au sérieux ce qu'elle venait de dire, ce qui était tout à fait authentique. Elle leva vers lui un regard interrogatif – une interrogation sincère, parce qu'elle se posa réelle la question –,  et voilé d'une certaine inquiétude -- Pourquoi avait-il raison ? Pourquoi ses yeux étaient-ils traitres à ce point ? Pourquoi s'obstinait-elle à ne dire que des sottises ? Son instinct tenait-il tant à écourter ce dîner ?

Tout ça pour ne pas avouer qu’elle avait une vie désespérément ennuyeuse.
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Message par Coldris de Fromart Mer 2 Déc - 14:33




Sa douce brebis quittait peu à peu l’effroi de ses premières minutes. Était-ce l’effet du feu ou de l’hypocras ? Toujours était-il, que sa réserve semblait fondre lentement mais surement.

- Et quel est donc un combat qui en vaut la peine pour vous ? demanda-t-il avec un intérêt non dissimulé.

Il y avait tant de façon de trouver un intérêt à un affrontement. La victoire ? Certes. Mais qu’apportait une victoire facile ? Aucun plaisir. L’adversaire -ou l’adversité- était ce qui en faisait toute la beauté. Il n’y avait pas de beau combat dans la simplicité.

- Alors… Qu’en déduisez-vous ? ajouta-t-il après sa réponse en l’interrogeant du regard.

Un regard dans lequel elle semblait se noyer. Qu’y cherchait-elle ? Des réponses ? En tout cas, elle n’en fournit aucune à sa question. Mais ne pas répondre était déjà en soi une réponse. Un « Non je ne sors jamais ». Un sourire s’étira. Il aurait tout le loisir de commenter sa réaction un peu plus tard car déjà elle osait s’affirmer avant de noyer sa témérité dans le breuvage épicé.

Coldris étouffa un petit rire, posa sa coupe et entrelaça ses doigts. Il aurait pu s’offusquer de cette audace, hurler à l’assassin ou la jeter dehors. Mais c’était bien mal le connaitre. En fait de cela, il trouvait sa réaction bien amusante.

- Vous avez raison. Il n’y a que ceux qui ne font rien qui n’ont pas d’ennemi. Et ce n’est pas mon cas. Alors pourquoi ? Laissez-moi vous expliquer cela de manière fort simple et synthétique. Tout d’abord, mon assassin devra être prêt à se mettre notre bon Roi à dos. Car je doute qu’il n’apprécie de perdre son Ministre. Ensuite, vous êtes précisément ici chez moi, comme vous le soulignez à juste titre. Le repas est préparé par mes domestiques et servi uniquement pas mon valet, ici présent. Vous êtes en permanence sous ma vigilance ainsi que la sienne et vous n’avez pas accès à mes plats. J’ajouterai que deux mètres nous séparent ce qui rend toute tentative discrète fortement improbable. Oh vous pourriez tenter de faire bruler du poison via mes bougies, mais comme je vous l’ai dit, ce serait fort compliqué. Enfin et si j’avais somme toute encore le moindre doute quant à vos intentions, il me suffirait de m’en remettre à mon instinct. Et vous savez ce qu’il me dit ? Que votre regard ne trompe pas et que je n’y vois qu’une certaine… Fascination ? Vraiment ? Je vous intéresse tant que cela ? Vous voulez me disséquer comme les macchabées de l’Académie ?

Sur ce, Léonilde apporta l’entrée qu’il détailla : tourte à la courge et toutes sortes d’épices venues des Indes.  Coldris en coupa une bouchée qu’il piqua de la pointe de sa fourchette. Ses yeux se mirent à briller de malice et il fit le tour de la table, tourte piquée sur son couvert.

- Je vous en prie, goûtez donc. Il parait que c’est empoisonné. Il lui tendit et ajouta Alors ? Trouvez-vous que cette entrée ait le goût du risque ?

Un large sourire amusé s'étira sur ses lèvres.



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Message par Éléonore de Fromart Mer 2 Déc - 17:39

— Et quel est donc un combat qui en vaut la peine, pour vous ?

Éléonore réfléchit quelques instants. Quelques instants suffisants pour que toutes sortes de réponses.

Un combat qui peut nous apporter quelque chose ?
Un combat dont la difficulté et le risquent égalent l'enjeu ? Et inversément ?
Un combat qui demeure palpitant jusqu'au bout ? Un combat qui, même s'il n'est pas gagné d'avance, offre une chance de triomphe ?
Un combat qui nous inspire ? Qui donne un sens à la vie ?


Tout cela n'était en réalité qu'une question de point de vue. Et elle ? Pourquoi avait-elle accepté celui-ci ?

— Un combat qui nous fait vibrer.

Mauvaise réponse. Des tas de combats en valaient la peine alors qu'ils étaient fastidieux et désespérant. Notamment le combat qu'elle menait contre son deuil. Qu'elle menait contre la mort qui l'avait tant tentée. Celui-là était un combat imposé. Cela n'avait pas le même charme. Parfois, il ne devait y avoir que l'enjeu. Encore une une réponse stupide qui allait montrer combien elle-même l'était. Tant pis.

— Alors... Qu'en déduisez-vous ?

Que vous allez être cruellement déçu ?
Que vous ne savez pas – ou en tout cas plus – les choisir ?
Que nos critères de sélection diffèrent fort ?


— Que je n'avais pas tort d'accepter votre invitation.

N'importe quoi ! Qu'était-elle encore en train d'avouer ? Oui, il avait l'ascendant. Ils le savaient tous les deux, à quoi bon en rajouter ? Elle était définitivement incapable de s'en empêcher. Combien de temps allait-elle continuer à s'enfoncer ?

Et pourtant, elle poursuivit sur cette voie ridicule en éludant sa question suivante. Le pire fut de lire dans ses traits que son esquive ne l’avait pas trompé. Quoi qu’elle fasse, il la percerait à jour. C’était quelque peu humiliant, à bien y penser, mais c’était surtout fascinant.

Elle resta suspendue à ses lèvres tout au long de sa tirade. Là aussi, c’avait sans doute quelque chose d’humiliant… Mais seulement si elle s’obstinait à l'interpréter ainsi. Au fond, cela n’était que le déroulement du jeu. Au moins, il ne la jetait pas sur la rue avant la fin du repas. Au moins, il ne cherchait pas à lui attirer des ennuis. Et pourtant… Pourtant, quelque chose dans l’idée qu’il s’obstine à la considérer comme un petit agneau innofensif la frustrait. Quoi ? Une femme ne pouvait pas représenter de danger ? Ou bien était-ce seulement elle ?

--- Si votre instinct est si formel, je ne me permettrai pas de le contredire, minauda Eléonore. Et si vous n'aviez pas su éveiller mon intérêt, je ne serais pas là.

Toutefois, si elle avait été à sa place, ses arguments ne l’auraient pas convaincue. Même sans poison, elle voyait plusieurs manières de le tuer ici, maintenant et avant que son valet ne réagisse. Et si elle n’avait que peu de chance d’en réchapper elle-même après cela, cela n’avait certainement pas la moindre importance pour son hypothétique commanditaire. Et elle… Il suffisait que l’éxécutant ne trouve plus d’importance à sa vie pour que l’affaire soit pliée. Alors avec un peu de préparation… Décidément, il ne se méfiait pas assez.

L’entrée arriva. Eléonore s’était carrément empoisonné l’esprit avec ses histoires de… de poison, justement. Peut-être était-ce elle qui se méfiait trop ? Encore une fâcheuse manie qu’elle tenait de son oncle.

Alors que son hôte découpait une portion de tourte, elle se raisonna. C’était peut-être parce qu’elle ne faisait rien de sa vie, mais elle n’avait pas encore d’ennemis. Du moins, pas de ceux qui auraient la volonté de la faire assassiner de cette manière, et moins encore en passant par Coldris de Fromart. Elle le voyait mal effectuer les basses besognes des autres, et elle ne voyait pas quel intérêt lui-même pouvait avoir à la voir morte. A moins…

A moins qu’il ne sache qu’elle savait pour son fils. Ses penchants, ses délires. Si elle avait décidé de se fier à la parole d’Alduis, elle ne pensait pas que son paternel aurait les mêmes scrupules. Si elle savait, elle était un danger pour son nom. Et ce genre de danger, cela s’éradiquait. On ne devenait pas ministre avec des bons sentiments.

Il contourna la table, et s’arrêta juste à sa droite, lui tendant sa fourchette. Elle n’y échaperait pas, mais tant pis. Si elle ne revenait pas, Eltinne emporterait sa dernière lettre à Gabriel en rentrant à Tianidre. Sa dernière lettre qui contenait un message tout à fait anodin, rendant des nouvelles. Mais Gabriel saurait. Il le chaufferait et découvrirait où elle avait passé la soirée. Il découvrirait ses excuses pour le péril gratuit qu’elle avait couru et ses excuses pour leur avoir imposé un deuil gratuit. Si elle rentrait, elle n’aurait qu’à brûler cette pathétique précaution. Au moins, elle serait morte d’amusement.

--- Oh…

Elle tourna son regard vers lui, faisant mine d’hésiter.

--- Si c’est empoisonné…

Elle posa sa main sur celle de son hôte pour stabiliser sa fourchette -- ou pour s’assurer qu’il ne la lui enfonce pas dans la gorge ? -- et, les yeux toujours plongés dans les siens, elle goûta.

Elle mastiqua, mais la proximité de son hôte l’empêcha de se concentrer sur le goût. L’avait-elle vraiment touché ? Oui, elle sentait encore sa main… Elle n’en manquait décidément pas une…

--- Eh bien, poursuivit-elle après avoir avalé, si c’est empoisonné, c’aura été un dernier repas succulent. Je ne le regrette pas.

Et elle lui rendit son sourire, confiante. Les jeux étaient faits.
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[23 décembre 1597] - Un agneau à la table du loup [Terminé] Empty Re: [23 décembre 1597] - Un agneau à la table du loup [Terminé]

Message par Coldris de Fromart Jeu 3 Déc - 11:55



tunc quoque non paucos, si te bene nouimus, ures;
tunc quoque praeteriens uulnera multa dabis.
non possunt, licet ipse uelis, cessare sagittae;
feruida uicino flamma uapore nocet.  

Alors, si je te connais bien, tu enflammeras encore mille coeurs ;
alors tu feras, à ton passage, de nouvelles blessures.
Tu le voudrais en vain ; le repos n'est pas fait pour tes flèches ;
ta flamme brille jusqu'au sein des eaux.


Les Amours I-2, Ovide




Coldris grignotait des dattes en attendant sa réponse. Il était réellement curieux de savoir ce qu’elle pouvait définir comme un combat qui en valait la peine.  C’était avec des questions en apparence anodines que l’on pouvait en apprendre beaucoup sur les motivations profondes d’une personne.

Un combat qui nous fait vibrer.

Un sourire s’étira sur son visage et il but une gorgée, non sans couler un long regard en sa direction. Vibrer. Son cœur était donc régi par la passion, avant de ne l’être par la raison. Dans son carcan d’éducation, brûlait une timide flamme qui n’attendait que de s’exprimer. Il avait vu juste. Et elle qu’en déduisait-elle ? Sa réponse lui arracha un petit rire sonore.

- Vous m’en voyez ravi de savoir le plaisir partagé.

Derrière ces badineries, Coldris analysait chaque parole, chaque geste. Une partie d’elle brûlait d’envie de franchir les interdits, l’autre tentait vainement d’éteindre le feu qu’il attisait. Elle était peut-être venue ici dans le but de le tuer mais il en doutait. Et si c’était le cas et bien tant pis. Il n’allait pas arrêter de vivre et restait terrer comme tous ces paranoïaques. Autant mourir. Une partie de lui craignait la mort : celle qui n’arrivait pas à stabiliser son héritage. L’autre l’avait déjà embrassée depuis des années et ne rêvait que d’y céder définitivement.
L’entrée fut servie et il ne résista pas à l’idée d’entrer dans son petit manège justement. Lui faire goûter cette bouchée. Et surtout se rapprocher. Il croisa son regard brun. Sa main recouvra la sienne. Il ne releva pas. Il n’avait qu’un discret sourire en coin. Puis elle gouta.

- Soyez rassurée, si ce ne l’est pas de votre fait alors vous n’avez rien craindre.

Il retourna lentement à sa place et entreprit de découper sa tourte.

- Je vous préfère ainsi, Eléonore. Audaces fortuna juvat. commenta-t-il

Il macha longuement un morceau. Le potiron si doux s’alliait décidément merveilleusement bien avec les épices plus relevées et puissantes qui l’accompagnait. A nouveau, ses yeux bleu glacier s’écoulèrent vers les siens.

- Mais cela n’a bien entendu aucune importance. N’est-ce pas ? compléta-t-il innocemment.

Ses lèvres se trempèrent dans le rubis de l’hypocras. Entre ses doigts le cristal tournait projetant ses ombres cramoisies au grès des flammes sur la nappe blanche

- tunc quoque non paucos, si te bene nouimus, ures;
tunc quoque praeteriens uulnera multa dabis.
non possunt, licet ipse uelis, cessare sagittae;
feruida uicino flamma uapore nocet.
récita-t-il le regard hypnotisé par son vin.

- C’est ainsi que vous me voyez n’est-ce pas ?

Et il plongea son regard dans le sien. Curieux d'avoir son retour.


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Message par Éléonore de Fromart Ven 4 Déc - 18:26

Oh, eh bien, elle ne devait même pas s'inquiéter. Elle se demandait… Avait-ce été une simple précaution ? Allons, si elle avait voulu le tuer, elle n'aurait pas employé de poison foudroyant. C'était trop peu discret. Non : elle aurait employé un produit qui lui laissait un délai pour prendre une purge ou un antidote si elle se retrouvait contrainte d’en absorber. Ou bien, un poison auquel son propre organisme était habitué. Quelque chose qui ne lui aurait fait courir aucun péril gratuit.

Il la lâcha du regard en regagnant sa place. Elle grimaça. Elle détestait penser ainsi. Elle détestait l'idée de devenir peut-être aussi immorale que tous ceux que son oncle évitait. Et pire : de citer Ariste dans ce type de pensées.

— Je vous préfère ainsi, Éléonore.

Moi aussi, si vous saviez…

Elle ne se reconnaissait plus. Non : c’était encore pire que cela. Elle retrouvait une part d’un tout auquel elle avait appartenu. Un tout qui avait fait trembler les murs de Tianidre par ses facéties; Un tout confiant et intrépide qui tentait toujours le frisson. Le tout qui avait été l’unique sens de sa vie. Ce tout qu’elle avait effleuré le jour où elle avait rencontré Eldred et Alduis. Ce tout qu’elle ne savait pas être seule.

Et pourtant… Pourtant, visiblement, cela lui revenait ! Une force, une assurance qu’elle n’avait jamais eue seule et qu’elle était persuadée d’avoir perdu à jamais…

Tu existes, Eléonore.

Elle porta instinctivement sa main à son pendentif. Peut-être serait-elle finalement capable de se faire confiance sans qu’Ariste ne soit derrière elle pour la soutenir. Après tout, chez elle, même en son absence, elle ne paniquait pas. Il faut admettre que son oncle s’était toujours efforcé de l’éloigner de toute source d’angoisse. Seul Ariste croyait en elle. Seul Aristel’avait poussée à se dépasser avant qu’il ne soit trop tard. Son absence -- malgré les quelques efforts de Gabriel -- l’avait définitivement enfermée dans une zone de confort sans cesse restreinte.

Tu dois exister. Promets-moi de faire un effort.

Eléonore lâcha le bijou. Elle ne pouvait pas se permettre de montrer cette faiblesse. Elle reprit ses couverts, les yeux dans ceux de son hôte, et entreprit de couper un morceau de tourte sans y regarder. Ce n’était pas bien compliqué : elle avait toujours mangé en soutenant le regard de son oncle ou d’Ariste. Cela lui faisait bientôt vingt ans d'entraînement à l’aveugle.

— Mais cela n’a bien entendu aucune importance, n’est-ce pas ?

— Votre avis ? demanda-t-elle avec un sourire élargi. Absolument aucune.

Le pire était d’y croire sincèrement en le disant, tellement revigorée par le souvenir d’Ariste que plus rien d’autre en ce monde ne comptait. Ariste… “le bien-nommé”, affirmait Gabriel pour le charrier. Quel euphémisme !

Elle monta sa fourchette jusqu’à sa bouche sans dévier le regard un seul instant. Elle aurait l’air sotte si tout venait à en tomber, mais cela n’était plus arrivé depuis le jour où Ariste avait annoncé son intention de s’engager dans l’armée et… Et cette fois-là, la fourchette d’Eléonore s’était carrément retrouvée à l’autre bout de la pièce.

Elle se laissa déconcentrer par le mouvement du verre, et les lumières qui le traversaient. Elle s’abandonnait trop aisément dans la contemplation. Il pouvait lui arriver, lorsqu’elle lisait les lettres d’Ariste, de jouer avec son ombre sur le papier jusqu’à ce que la bougie en fonde.

Trop surprise d'entendre du latin, Eléonore ne comprit même pas ses premiers mots. Heureusement, dès qu'elle compris, elle sut à quoi l'assimiler et en devina le début.

Elle ne put s’empêcher, toutefois, de froncer les sourcils. Où son hôte voulait-il la mener ? A remettre les choses dans leur contexte, elle hésita sur le sens de ses paroles…  

— C’est ainsi que vous me voyez, n’est-ce pas ?

Tant pis. Elle ne pouvait pas se permettre de tergiverser. Ni de prendre opportunément la bouchée qu’elle avait commencé à soulever pour s’accorder un délai -- autant conserver cette possibilité pour le moment où elle en aurait vraiment besoin.

— Sans doute, concéda la jeune femme. Mais je ne m’inquiète pas pour moi : mon cœur averti ne souffrira pas de vos frasques.

Là encore -- peut-être par pure mauvaise foi –, elle était parfaitement sûre d’elle. Elle mettait en jeu son orgueil (et sans doute un peu sa réputation), mais pas son cœur qui se vouait déjà intégralement au deuil fraternel.

Comme si elle avait pu choisir...
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[23 décembre 1597] - Un agneau à la table du loup [Terminé] Empty Re: [23 décembre 1597] - Un agneau à la table du loup [Terminé]

Message par Coldris de Fromart Ven 4 Déc - 22:16



Léonilde avait-il eu la facétie de glisser autre chose que des épices dans l’hypocras ? Il jeta un œil interrogateur à son valet. Il n’aurait tout de même pas osé ? À moins que ce ne soit le feu de cheminée qui ait définitivement fait fondre sa retenue ? Oh! Non pas que cela lui déplaisait, bien au contraire. C’était simplement, un étrange revirement de situation qu’il n’avait pas vu arriver de sitôt. Son sourire s’étira, à l’idée d’entrer dans un jeu des plus excitant. Il commença par un soupçon de latin. Juste de quoi la tester et voir si elle connaissait autre chose que ses habituelles prières. Cette fois-ci, elle fronça juste les sourcils sans chercher un quelconque réconfort auprès de son collier qui était de toute évidence bien plus qu’un simple bijou. Cadeau d’un défunt amant ? Il garda son interrogation pour lui et la laissa procéder à son analyse. Avait-elle compris ? Oh et connaissait-elle la référence ? Il patientait tout ouïe en prenant une nouvelle bouchée de tourte qu’il rinça d’une gorgée de vin épicé. À sa réponse il reposa lentement son verre.

- Oh vraiment et qu’y connaissez-vous ma jeune brebis? M’auriez-vous caché des choses ? Dites-moi tout, ma chère. Ce n’est pas moi qui vous jugerai, j’espère que vous en avez conscience.

Il était réellement curieux de savoir ce qui pouvait bien la pousser à affirmer cela avec une telle force. Quelque part, il se revoyait trente ans plus tôt à avoir l’orgueil d’affirmer qu’il n’avait plus de cœur… Et maintenant qu’en restait-il ? Aurait-il le même orgueil ? Il mourrait d’envie de dire cette phrase. Mais il refusait de se faire avoir deux fois à ce jeu. Une c’était déjà une de trop. Et elle avait bien failli lui coûter la vie. Il se leva et s’approcha d’elle
- Avez-vous conscience que c’est une invitation à vous prouver le contraire ? Vous n’avez pas idée à quel point vous pourriez découvrir combien vous avez tort.

Arrivée à sa hauteur, il déposa ses mains sur ses épaules et embrassa brièvement son cou.

- Mais si vous ne pouvez pas souffrir, vous n’avez rien à craindre de moi, alors.


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[23 décembre 1597] - Un agneau à la table du loup [Terminé] Empty Re: [23 décembre 1597] - Un agneau à la table du loup [Terminé]

Message par Éléonore de Fromart Sam 5 Déc - 1:44

Le ministre échangea avec son valet un étrange regard. Que complotaient-ils ? Quelque chose de suspect ? Elle dévia brièvement vers son verre, de nouveau rempli. Etait-ce dont cela ? La faire boire jusqu’à ce qu’elle ne fut plus lucide ? Ils pouvaient toujours essayer. Sa plus grande qualité était sans doute d’être consciente de ses limites, y compris sur ce qu’elle pouvait boire avant de devenir incohérente ou d’être réellement ralentie dans ses réflexions. Elle maîtrisait parfaitement cet aspect de sa situation.

Une peur s’immisça en elle. Au fond, elle ne savait pas vraiment ce qu’elle risquait. Certes, une intuition lui soufflait de ne pas trop s’inquiéter… Mais tout de même, une part d’elle demeurait méfiante. Aux aguets, tapie, prête à agir.

Elle avait recommencé à manger, le temps qu’il réponde. Il n’y avait peut-être pas de quoi mettre sa vie en jeu dans son assiette, mais tout de même, c’était délicieux. Elle s’en délectait autant que de la paix relative qu’elle avait trouvé, et qui reléguait ses hésitation et bégaiement en bruit de fond à ses pensées. Etait-ce le vin, cela aussi ? Ou l’une de ces plantes étranges qui nous laisse nous sentir invicible alors même que l’on s’enfonce dans les affres de la vulnérabilité.

Non, elle refusa d’y croire. Elle ignorait pourquoi, mais cela dénotait.

Coldris posa son verre. Et sa question amusa Eléonore. Ah, s’il savait ! S’il savait à la fois ce qu’elle connaissait à la souffrance d’un coeur meurtri, saigné par la perte de sa seule raison de battre. Cette seule raison de battre qui, par sa dernière volonté, lui interdisait la douceur de le rejoindre. S’il savait également que cet amour si profond n’était rien de ce qu’il s’amusait à imaginer. Car il n’était que l’expression d’un sang commun et d’une enfance commune. Que… Comment osait-elle penser qu’Ariste ne pouvait être “que” quelque chose, quoi que ce fut. Il était tout.

— Devrais-je vous livrer tous mes mystères tandis que vous conservez jalousement les vôtres ? Je connais de mon cœur ce que je dois en connaître, et à vous, je ne ne cèderai qu’un secret : il est lucide et imprenable. Il ne se rendra à aucun esclavage.

Il s’était levé, et contournait de nouveau la table pour la rejoindre. Ne tenait-il donc pas en place ? Mille hésitations se bousculèrent, mais Eléonore parvint à les contenir. Elle doutait de sa réplique, comme toujours, mais aussi de sa vérité. Sans raison. Ou seulement juste parce qu’elle remettait sans cesse tout en doute, même ses propres certitudes.

— Avez-vous conscience que c’est une invitation à vous prouver le contraire ? Vous n’avez pas idée à quel point vous pourriez découvrir combien vous avez tort.

Alors c’était cela, en vérité, qu’il cherchait ? Atteindre ce qu’elle avait de plus précieux avant de l’abandonner ? La prenait-il pour une idiote ou était-ce par pure cruauté ? Car même pour le pur défi, c'eût été un jeu cruel. Combien en avait-il détruites juste pour se prouver qu’il était capable de voler leur amour ? Juste pour refuser de s’avouer vaincu ? S’il lui prenait la même lubie à son propos… Eh bien, elle avait la tête dure, quand elle le voulait. Et qu’importe ses armoiries, qu’importe sa devise et qu’importe sa détermination, Coldris de Fromart ne réussirait jamais. Qu’il lutte donc contre l’évidence jusqu’à ce que la mort l’emporte si cela l’amusait tant.

— Ah oui ? Vous vous croyez donc capable de le tromper ?

Déjà, il posait ses mains sur les épaules de la jeune femme. Et ce frisson qui l’avait prise la première fois l’assaillit de nouveau. Elle clôt les paupière un instant pour reprendre contenance, et ce fut cet instant-là qu’il choisit pour imprimer un baiser dans son cou.

Une part d’elle lui hurla que c’était le moment de se ridiculiser. De débiter des âneries à flot soutenu, pour qu’il voie à quel point elle était indigne de son intérêt. Qu’elle ne valait pas la peine qu’il tente de relever le défi qu’il l’avait poussée à formuler -- finalement, elle avait peut-être trop bu pour se vautrer dans un piège si grossier.

Il fallait qu’elle agisse maintenant ! Qu’elle le recadre. Qu’elle se justifie et s’excuse de mille manières, en appuyant bien sur l’aspect pathétique et timoré de sa personne. Mieux encore : qu’elle se mette à pleurnicher et à s’agiter en frottant vigoureusement le point que ses lèvres l'avaient touchée pour en faire disparaître tout souvenir. Qu’elle se rende sotte et vraiment lassante. Et si ça ne fonctionnait pas… qu’elle cède immédiatement à ses avances et le regrette amèrement, et encore une fois pleurniche, pour qu’il s’en désintéresse. Tout cela était bien moins risqué que de lui donner une chance, même infime, d’atteindre ses sentiments.

Mais il subsistait en elle trop d’orgueil. Et cette règle qu’elle s’était fixée : faire de cette rencontre la dernière, qu’elle qu’en soit l’issue, ne serait pas une victoire. Et puis… Comme elle l’avait si bien dit, elle n’était pas dupe de son manège. Elle ne pouvait pas prétendre le connaître, mais elle était certaine d’être incapable de concevoir le nombre de femmes qu’il avait séduites… Et parfois brisées.

Il détruit tous ceux qui ont le malheur de l'approcher.
Tu le regretteras toute ta vie.


— Mais si vous ne pouvez pas souffrir, vous n’avez rien à craindre de moi, alors.

Au diable les bonnes résolutions ! Elle sortirait la tête haute ! Brisée, peut-être, mais sans avoir lâchement abandonné. De toute manière, des qu’elle n’en voudrait plus, ses bafouillages intempestifs et ses repoussantes angoisses lui reviendraient et convaincraient l’homme qu’elle ne méritait pas l’effort qu’il risquait de fournir si d’aventure il choisissait de s’obstiner.

— Ainsi, nous sommes sur un pied d’égalité, déclara-t-elle d’une voix neutre.

Elle ne croyait pas un instant à ce qu’elle venait de dire, car elle se frottait à un adversaire infiniment plus doué qu’elle. Qui protègerait bien plus efficacement qu’elle un cœur même pas tenté, et qu’elle ne se risquerait jamais à attaquer de peur de lui donner de l’emprise sur le sien.

— C’est curieux, tout de même. L’espace d’un instant, j’ai été persuadée que vous étiez sur le point de retourner à vos occupations.

Pourquoi ? Pourquoi l’avoir invitée, elle ? C’était encore ce qu’elle comprenait le moins. Peut-être la partie d’elle-même qui craignait le pire voulait-elle aussi rappeler à son hôte combien elle était gourde et combien il était vain de s’intéresser à elle. Oui, elle l’avait vu lassé, pressé de se soustraire à sa compagnie… Et soudain, il l’invitait à dîner.

Était-elle heureuse ou désespérée qu’Alduis ait tardé à la recevoir ? Avait-elle raison d’être là ? N’était-elle pas totalement déraisonnable ?

Elle déposa ses couverts, et pivota juste ce qu’il fallait pour retrouver les yeux bleus qui l’avaient tant intriguée.
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Message par Coldris de Fromart Sam 5 Déc - 22:00



Heu ! fuge, nate dea, teque his, ait, eripe flammis :
Hostis habet muros ; ruit alto a culmine Troja.

 Ah, fuis ! Enfant de la déesse, arrache-toi de ces flammes.
L’ennemi tient les murs… Troie croule du plus haut de sa grandeur.

L’Enéide II-288, Virgile




Etait-ce son regard qui s’était accroché à celui échangé avec Léonilde ? Depuis toutes ces années, le valet et son maitre n’avait plus besoin de se parler pour se comprendre. Il pouvait même plaisanter d’un simple regard.

Alors Léonilde, que pensez-vous de notre invité ce soir ? Charmante n’est-ce pas ? semblait-il demander muettement à l’homme en livrée.
Bien entendu, Messire. Délicieusement innocente, je dirais même. répondirent les yeux noisettes.

Mais ce n’était pas tout, il lisait presque un brin de reproche moqueur dans ces yeux noisettes. A croire que l’esprit de Virgil flottait dans la pièce.
Vraiment Coldris ? Tu es… Tu es… Incorrigible ! Pourquoi est-ce que je dois encore te couvrir ? Tu devrais avoir honte !

Il eut un sourire, avala une gorgée à la mémoire de son ami et le reposa. Il avait une question des plus intéressantes à lui poser. D’où lui venait cette certitude de ne pouvoir être blessé. Il s’appuya contre le dossier de sa chaise et pencha légèrement la tête, petite commissure droite légèrement retroussée.

- Vous savez ce qu’il y a bien avec quelqu’un comme moi ? Ma vie n’a de privée que son nom. Si mes mystères vous intéresse tant, prenez donc une pelle et une pioche, vous finirez par les exhumer. il se redressa et s’appuya, coude sur la nappe, doigts joints Ne pêchez pas par orgueil mon petit agneau. Aucun cœur n’est imprenable, croyez-moi sur parole. Troie résista longtemps , mais fut prise à la fin.

Sur ce, il se leva. Il avait une petite leçon à lui prodiguer. Tant pour le jeu que… Pour lui rendre service. Oui. On pouvait dire cela ainsi. Il valait mieux qu’elle apprenne face à lui que face à un autre. Après tout, il était de notoriété que Coldris abusait des sentiments qu’on lui accordait. Mais ce n’était pas de sa faute, après tout, si les femmes étaient bien trop sentimentales la plupart du temps, quand lui n’y voyait qu’un divertissement. Et avec elle que voulait-il vraiment ? Lui-même ne savait pas exactement. Elle avait quelque chose. Quelque chose qui l’intriguait. Elle était comme l’une des ces pierres précieuses, tout droit sortie d’une mine djerdanne. Brut, elle était à peine plus qu’un vulgaire caillou. Polie et taillée, elle se transformait en joyau. Elle avait en elle, une petite étincelle qui forçait sa curiosité.

Il baisa son cou aussi pâle que chaud. Face à lui, Léonilde, jugea le moment opportun pour débarrasser.

— Ainsi, nous sommes sur un pied d’égalité

Il lui adressa un sourire malicieux. L’un de ceux qui disait  «vraiment ? ». Quelques secondes furent nécessaire pour qu’il remette sa phrase suivante dans le contexte.  Elle se retourna subitement croisant son regard.

- Il faut croire que vous auriez du garder le silence. Vous savez comme ces animaux qui feignent à la perfection la mort

Il attrapa son menton, se rapprocha doucement sans quitter ses yeux bruns et au dernier moment, glissa l’une de ses mêches de cheveux derrière son oreille, avant de retourner s’asseoir. Il fallait savoir se faire un peu désirer… Sourire espiègle accroché, il croisa celui sérieux de Léonilde qui servit le plat suivant : Chapon doré au miel,  cèpes et poivre des Indes, légumes racines.


- Oh et laissez-moi partager l'un de mes mystères: bien peu sont celles dinant à cette table.

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Message par Éléonore de Fromart Dim 6 Déc - 2:16

Certes, un homme aussi puissant devait voir une grande partie de sa vie exposée. Peut-être Eléonore aurait-elle un jour envie de chercher… Bien que les secrets les plus intéressants du ministre ne devaient pas être accessibles au premier venu. Elle devrait ruser, sans doute… Devenir tout ce qu’elle détestait, devenir comme cet homme avec lequel elle avait accepté de dîner, peut-être ? C’était cela qui l’avait fascinée. Cette maîtrise. Cette intelligence tapie dans chacun de ses actes. Elle adorait cela, et le méprisait à la fois.

Elle ne put que pincer les lèvres lorsqu’il poursuivit. Sérieusement ? Qu’un homme pareil ose parler de péché était aberrant. Dans un semi-reproche, qui plus est ! Oui, de sa part, c’était carrément blasphématoire. Mais ce fut sur sa dernière phrase qu’elle préféra rebondir.

— Tout à fait. Mais vous n’auriez jamais la volonté d’assiéger mon cœur pendant dix ans. Nous savons tous deux qu’à la fin de la semaine, vous m’aurez oubliée depuis longtemps. Les fêtes vous auront apporté toutes les fleurs que vous auriez pu vouloir butiner et vous serez déjà parti en quête d’un nouveau rempart à abattre.

Elle s'était exprimée d’un ton parfaitement maîtrisé. Peut-être légèrement trop spontané. Car c’était la vérité, et elle ne le savait que trop bien. Presque la vérité. Car elle tâcherait tout de même de prolonger la partie. Rien qu’un peu. Parce qu’elle était bien, malgré les doutes. Le jeu dominait la peine cruelle qui la prenait dans son oisiveté. Penser à ce dîner, ou seulement à sa perspective, lui avait permis de chasser quelque peu la douleur.

Et elle ? Oublierait-elle ? Non, certes pas. Cela aussi, elle ne le savait que trop bien. Pas parce qu’elle craignait de voir son coeur s’éprendre, mais simplement parce que c’était l’une des expériences les plus stimulantes de sa vie. Se retrouver là, face à cet adversaire infiniment plus doué qu’elle. Face à l’incarnation du danger… Danger qui l’attirait malgré qu’elle en eut.

Peut-être finirait-elle avec la même réputation que sa mère mais… Mais maintenant qu’elle savait qu’en cas de problème, il lui suffisait d’accepter d’épouser Gabriel…

Se retournant vers son hôte, le cou pas tout à fait remis de ce contact -- ce geste n’avait-il pas été tout à fait déplacé ? -- elle se dit qu'en réalité, elle ne risquait plus grand chose.

À l'incrédulité de son regard, elle raffermit le sien. Qu'il lui prouve donc le contraire... même si elle le savait déjà trop.

— Il faut croire que vous auriez dû garder le silence. Vous savez comme ces animaux qui feignent à la perfection la mort.

— Et refuser même d’engager la partie ?

Eléonore ne résista pas quand il saisit son menton. Une part d'elle était furieuse qu'elle se laisse mener ainsi. Faible, beaucoup trop faible. Beaucoup trop inutile.

— Non, je n'aurais pas dû.

Non... Elle ne regrettait pas -- ou du moins, cela n’égalait pas sa satisfaction -- d’avoir parlé. D’avoir joué. Ni d’être là.

Même si elle était absolument incapable de réagir tandis que le visage de son hôte se rapprochait beaucoup trop du sien, tandis qu’elle se noyait dans ses yeux avec délice, ignorant si elle désirait qu’il prenne ses lèvres ou qu’il la laisse tranquille. Elle ne se comprenait pas. Pourquoi aurait-elle voulu ?

Pas encore, souffla une voix à l’orée de sa conscience. Pas si vite.

Elle eut un très léger mouvement de recul, souhaitant se défaire doucement, sans sembler apeurée ou choquée. Juste pour ne pas lui céder de terrain trop vite. Elle agit alors même qu'il déplaçait une mèche de ses cheveux et s’en allait. Au fond, cela la frustrait -- mais enfin, pourquoi ?! -- et elle craignait qu’il ne se sente trop gagnant. Elle aurait dû agir une seconde plus tôt, et elle aurait pris la main. Mais non, elle avait trop hésité ! L’aurait-elle réellement arrêté s’il s’était imposé plus vite ? S'il s'était approché encore davantage. Elle l’ignorait. Elle détestait laisser une telle situation au hasard. Elle n’en avait pas le droit ! Et la prochaine fois -- parce qu’il s’y reprendrait forcément, non ? -- le laisserait-elle faire ? Là encore, elle ne parvenait pas à se décider, et là encore, cela l’énervait.

Elle baissa les yeux sur son plat un instant, puis les releva vers son hôte qui s’était remis à parler. Peu nombreuses ? Que cela signifiait-il ? Une sur cinq ? sur dix ? sur vingt ? sur cent ? Même en pensant ainsi, c’en faisait un certain nombre. Rien qui ne put attendrir son coeur, ni même flatter son égo. Il ne s’y était pris ainsi que parce qu’il savait qu’elle n’aurait jamais cédé à ses avances simplement. Et parce qu’il était borné.

— Non, bien sûr. À quoi bon prendre cette peine pour une femme qui a déjà sombré dans vos bras ?

Quelle idiote ! Mais quelle idiote ! Rien n'allait comme elle voulait. Elle jouait contre bien plus fort qu'elle et ne disait que des bêtises.

Tout de même… Elle n'y connaissait rien, mais elle doutait que rappeler à une femme qu'elle n'était guère plus qu'un nom sur une interminable liste soit efficace pour la séduire. Même en lui laissant croire qu'elle était dans le haut du panier.

Pourtant… Pourtant, elle ne parvint pas à prendre cela pour une erreur de sa part. Elle ne voulait pas prendre le risque de le sous-estimer. Peut-être était-ce calculé. Avec ce genre de personne, on ne pouvait jamais savoir.

Lorsqu'il s'intéressa à son plat, elle brûlait de l'interrompre. De lui rappeler que c'était peut-être empoisonné et de le rejoindre pour subtiliser la bouchée qu'il allait prendre. Mais outre l'aspect totalement déplacé d'une telle attitude, elle se rappella qu'il venait de la quitter, et refusa de lui laisser à croire qu'elle ne pouvait plus se passer de sa proximité.

— Bien… C'est une faible confidence et j'en rendrai une égale : je ne suis pas venue uniquement pour les légendes que vous m'aviez promises.

Qu'il le comprenne comme il lui plaisait. C'était dit, désormais. Trop tard pour revenir dessus même si des milliers de reformulations tout aussi minables lui montaient en tête.

— Toutefois, puisque c'est avec cette curiosité que vous avez tenté de m'appâter, vous pourriez au moins m'en raconter une.

Et il y avait une autre chose à régler : elle replaça ostensiblement la mèche qu'il avait bougée. Ses cheveux étaient très bien arrangés comme ils l'étaient... Et d'ailleurs, si cela ne convenait pas à son hôte, il n'avait qu'à revenir lui-même y mettre de l'ordre.
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Message par Coldris de Fromart Dim 6 Déc - 23:11



La volonté. C’était ce genre de mot qu’il valait mieux éviter de prononcer à la légère lorsque l’on avait Coldris face à soi. Dix ans. C’était à peu près le temps qu’il avait mis pour assiéger le palais royal et obtenir sa place de Ministre. Il était impétueux mais pourtant, il pouvait être patient. Très patient, même, lorsqu’il se décidait à obtenir quelque chose.

- Je suis plein d’imperfections mais le manque de volonté n’en fait pas partie. Ce serait mal me connaitre. Qui vous dit d’ailleurs que je ne peux assiéger une forteresse et butiner les fleurs au bord de ses douves ?

Un petit rictus se dessina sur ses lèvres. Que pensait-elle contrôler ? Certainement pas lui. Elle n’était pas celle qui déciderait si oui ou non, il voulait jouer. Il déciderait seul de son intérêt, du temps qu’il y passerait et des moyens qu’il y consacrerait.  Si l’envie lui en prenait, il y passerait le reste de ces jours.

- Vous voulez jouer mon délicieux petit agneau ? lui susurra-t-il dans le creux de l’oreille, alors, jouons. Tic-tac, tic-tac… Tiendrez-vous dix ans ?

Il eut un petit rire et ses yeux pétillèrent à l’idée du défi qui s’annonçait. Alea jacta est. Aurait-elle dû refuser l’invitation ? Peut-être. Mais il était trop tard, et au fond d’elle, elle prenait déjà un plaisir non dissimulé à jouer avec le feu. Et il pouvait lire au fond de ses prunelles l’agitation qu’un simple geste pouvait déchainer. Il avait voulu tester sa réaction, voir si elle repousserait, si elle agirait ou si au contraire la déception et la frustration s’y lirait. Désormais il savait : le chaos et l’indécision. Il retenterait sa chance plus tard. Pour l’heure, il préféra retourner s’asseoir à sa place où Léonilde avait pris soin de servir le chapon. Il en coupa une portion qu’il dégusta avec autant d’avidité que les paroles de sa jeune invitée. Un pur délice.

- Mais pour le plaisir d’une bonne discussion ! D’ailleurs vous vous trompez complètement. La majorité ont sombré dans mes bras avant de diner avec moi ici.

Coldris se régalait de ce diner.  Il sourit discrètement au-dessus de son assiette à l’évocation du motif de sa visite et reprit aussitôt une bouchée sans se donner la peine de répondre. Il déposa ensuite ses couverts dans un tintement sur la fine porcelaine.

- Vous voulez une belle légende ? Très bien mais donnez-moi le pays de votre choix en ce cas.

Comme elle refusa de choisir, il prit le premier qui lui vint à l’esprit.

- En ce cas ce sera Lodmé. Charmante île aux prisons, à la végétation rase et aux falaises abruptes battues par les vents. .

Le décor était planté. Une île qui aurait toujours une saveur tout particulière, mêlée d’embruns, de sang et d’amertume. C’était comme une évidence.

- Connaissez-vous la légende de Lodméia ? C’est ainsi qu’on la surnommait jadis, la Belle de l’ile aux prisons. Une longue chevelure dorée comme le soleil levant, des yeux marines comme l’océan, une bouche rosée comme une délicate fleur. il posa son regard dans le sien et poursuivit son récit C’était la plus belle femme qui soit. Enfin il parait. Bien évidemment, elle le savait ! A l’âge où les jeunes filles sages cherchent un mari pour le restant de leur vie, Lodméia se faisait courtiser, comme vous pouvez l’imaginer, de tout part. Bien vite, le bruit se répandit qu’elle volait le cœur des hommes. Ingrate petite princesse qui profitait avec orgueil de son pouvoir ! Délesté de leur cœur et poussé par le désespoir, ils eurent vite fait de s’entasser sur les Dents du Diable, le long des côtes lodméiennes.

Il s’arrêta un instant pour jauger de la réaction de son public, un sourire au bord des lèvres.

Pardon ma belle Aurélia, mais avoue que les plus belles légendes ont une part de vérité, non ?

Il but une gorgée d’hypocras pour s’humecter les lèvres et reprit son récit

Les nuits succédèrent aux jours et les jours aux nuits, mais notre belle sirène se gaussait toujours des hommes qui osaient lui faire la cour. « Trop idiot » disait-elle, « trop insignifiant », « trop prétentieux », « trop ignorant »… Vous imaginez bien que la rumeur eut tôt fait de se répandre par-delà les océans ! Bien loin de trouver la tranquillité souhaitée, ce fut bientôt tout une clique de petits coqs aux plumes lustrés qui débarquèrent pour venir roucouler sous sa fenêtre à son grand damne. Oh ! Bien sûr elle en profita longuement, se faisant couvrir de présents et de belles paroles mais rien ne parvenait à combler son petit cœur aussi dur que la roche lodméienne. Il restait obstinément vide et creux.

Il pencha la tête, amusé, puis la secoua lentement.

- C’est bien mal connaitre le destin que de s’imaginer pouvoir le fuir impunément ! Qui sème le vent récolte la tempête dit-on. Et notre belle Lodméia récolta in fine un ouragan. Car un beau jour, se présenta un homme. Qui d’attention ne lui offrit que quelques mots. Il n’en fallut pas moins pour transformer son cœur en lave en fusion. Il était devenu son volcan. Elle décida que ce serait lui et personne d’autre qui aurait le plaisir de partager ses nuits, de ce jour jusqu’à la fin des jours. Que pensez-vous qu’il se soit passé ensuite ?

Je sais… J’arrange un peu les faits. Tu ne m’en veux pas j’espère ? Est-ce que tu en ris autant que moi ?

Il l’observa avec attention. Il était curieux de connaitre son avis sur la fin de cette romantique histoire.

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Message par Éléonore de Fromart Lun 7 Déc - 18:17

Si elle avait dû choisir un moment pour s'indigner, c'eût certainement été celui-là. Non seulement son attitude était déplacée, mais en plus, il tenait des propos absolument outrageants, à bien y penser. Mais il eut été bien hypocrite de nier.

— Tiendrez-vous dix ans ?

— Et vous ?

De toute manière, cela ne se forçait pas, un cœur. Pas de l'extérieur. Jamais. Il aurait fallu qu'un traitre sentiment lui ouvre pour qu'il l'atteigne. Jamais il ne l'atteindrait sans qu'elle ne l'ait décidé. De toute manière, il abandonnerait ce projet ridicule. Non, mieux : il ne l'envisageait même pas. Il savait certainement déjà que ce dîner était pour lui une perte de temps, qu'elle n'avait aucune conversation et était quelqu'un d'affreusement ennuyeux. Sans une once de caractère. Une coquille vide, qui ne hantait encore cette terre que parce que c'était la volonté de la perfection incarnée. Que parce qu'elle était trop faible pour lui désobéir.

Il devait déjà regretter de s'être imposé ce dîner. Parce qu'elle n'était rien. Rien qu'une pauvre gourde qui se sentait tellement mal qu'elle s'était jetée sur la première chance d'évasion qu'elle avait eue. Qu'elle le laissait jouer avec elle parce qu'elle ne supportait que son deuil s'en charge.

Il n'y avait pas de forteresse à assiéger, quoi qu'elle prétende. Rien qu'une ruine piégeuse et inutile dont personne n'aurait voulu se rendre maître.

Et voilà qu'elle prouvait encore une fois combien elle manquait de volonté. Elle ne savait pas ce qu'elle voulait. Elle laissait mener, comme elle l'avait toujours fait. Elle ne savait prendre l'initiative que lorsqu'elle lui était cédée. Trop faible.

Et il avait vu son hésitation. Il savait. Au plus elle parlait, au plus elle s'enfonçait. Même sans tenter de se rattraper, elle s'enfonçait.

Toutefois, quand il la contredit, elle préféra lancer un sourire et un léger haussement de sourcils. Elle se trompait ? Bien, quelle importance ? Elle passait sa vie à se tromper. Parce qu'elle ne savait rien dire d'intelligent. Mais s'il recherchait une bonne discussion, il fallait tout de même se demander pourquoi il l'avait invitée elle. Visiblement, il était moins lucide qu'elle ne l'avait cru. Éléonore n'aimait pas décevoir mais... Au moins, elle n'était pas la seule à se tromper.

La jeune femme se laissa aller en arrière. Imperceptiblement. Juste de quoi sentir contre elle le poids de son médaillon ; elle ne se trahirait pas une seconde fois.

Elle regarda son plat, retenant instinctivement la disposition des aliments. Mais avant d'y toucher, elle réclama la légende qu'on lui avait fait miroiter. Autant pour détourner la conversation que pour le pur principe : son hôte la lui devait. Elle craignit un instant qu'il ne lui rie au nez. Ce qu'elle pouvait avoir l'air gourde ! Heureusement, il se contenta de demander de quel pays il devait la tirer.

— Surprenez-moi ! répondit Éléonore.

L'enthousiasme l'avait reprise. Elle adorait les histoires. Peut-être un peu trop. Peut-être pour ne pas avoir besoin de vivre par elle-même. Soit, cela n'avait pas d'importance.

Alors que l'homme plantait le décor pour son récit, Éléonore mania ses couverts à l'aveugle avec une précision dont elle ne doutait pas, même sans la voir. Elle cligna doucement des paupières lorsqu'il s'assura que la légende annoncée lui était inconnue.

Elle l'écoutait avec intérêt.

— Enfin, il paraît.

Éléonore cilla. Ces mots lui parvinrent avec une consonnance étrange. Quelque chose de faux. Son attention décupla. C'était ridicule, pourtant, de trouver une note fausse dans une légende… Mais cela la troublait sans qu'elle ne put l'expliquer. Mais elle se connaissait trop bien : elle voyait des détails inexistants partout où elle voulait en voir. Comme ces mots qui dénotaient dans la dernière lettre d'Ariste, ou l'expression qu'elle avait cru voir passer sur les traits de son oncle quand il avait affirmé la considérer comme sa fille. Tous des détails uniquement fruits de son imagination. Des détails menant à des soupçons ridicules, et ces soupçons lui faisant inventer d'autres indices erronés. Elle ne pouvait pas s'y fier. Jamais.

Et voilà qu'elle recommençait ! Les gens voient ce qu'ils ont envie de voir, prétendait parfois Ariste. Eh bien, Éléonore inventait une certaine nostalgie dans le ton du ministre. Mais elle était fausse, bien sûr : si elle avait été réelle, Éléonore aurait pu donner l'attitude concrète dont elle tirait cette impression. Mais non, car il n'en existait pas. Elle inventait. Comme toujours.

Et pourtant... Elle se concentra davantage. Elle s'efforçait de ne pas froncer les sourcils, mais son regard, lui, se fit plus acéré. Elle ne goûtait même plus sa nourriture tant elle se focalisait sur le récit et s'efforçait de cesser d'imaginer des impressions inexistantes. Imaginer une lueur particulière dans les mots de son interlocuteur comme elle percevait un goût âcre dès qu'elle craignait qu'un plat fut empoisonné. Comme son oncle qui voyait parfois le regard d'Ariste ou Gabriel se poser sur une femme et les imaginait immédiatement épris. Cela provenait de lui uniquement, jamais d'eux.

Ici, c'était précisément la même chose. À moins… à moins que Coldris de Fromart ne fasse exprès de manipuler sa perception ? C'était beaucoup trop subtil pour énormément de gens mais... Pourquoi pas, après tout. Ne pas le sous-estimer.

Pourquoi diable avait-il fallu qu'elle réclame une légende ?! Avait-elle espéré que cela m'aiderait à se ménager du répit ? Eh bien, si elle avait cru une telle bêtise, elle s'était allègrement fourvoyée.

Le conteur s'interrompit, le temps de prendre une gorgée d'hypocras. Elle se sentait presque exclue. Comme s'il ne narrait pas pour elle, mais uniquement pour lui-même. Ou... Ou rien du tout. Elle devait se ressaisir. Ou juste se laisser porter par sa voix... En tout cas, cesser de penser. Elle réfléchissait beaucoup trop. Tout ça pour ne jamais rien faire correctement ! Elle ne servait vraiment à rien sans Ariste.

La gorge d'Éléonore se serra. Elle ne parvenait pas à se détacher de l'impression que quelque chose lui échappait. Le langage corporel de son hôte ne l'aidait pas à s'en débarrasser. Ni le ton – indéfinissable, certainement altéré par l'imagination de la jeune femme – sur lequel il poursuivit son récit.

— Que pensez-vous qu'il se soit passé ensuite ?

Éléonore avala la bouchée qu'elle venait de prendre – pourquoi s'interrompait-il alors qu'elle avait la bouche pleine, aussi !

— La grande cruauté du destin tient de ce que lorsqu'il frappe, c'est rarement pour vous offrir le bonheur éternel. Suis-je trop pessimiste de craindre que lorsqu'il vous rattrape, il vous broie ?

Et parfois… Parfois, il n'avait même pas la décence de vous tuer. Il vous forçait à vous y prendre par vous-même, et lorsque vous étiez prêts à vous libérer, il vous rappelait au supplice. Éléonore frissonna.
Éléonore de Fromart
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Message par Coldris de Fromart Mar 8 Déc - 15:06



‘For now they kill me with a living death.
Je le voudrais, afin de mourir tout d’un coup ; — car maintenant ils me tuent d’une mort vivifiante
Richard III, Acte I-2, Shakespeare




Si lui tiendrait dix ans ? Il ne se donna même pas la peine de répondre verbalement. Le sourire énigmatique qui accompagnait ses yeux suffisait amplement de son point de vue. Et puis il avait une légende à raconter. Certes, celle qu’il avait choisi mêlait mythe et réalité mais il y avait toujours un fond de réalité dans chaque récit n’est-ce pas ? Qui savait où débutait l’invention et où s’arrêtait l’histoire de la légendaire bataille de Troie ? Personne. Et c’était précisément ce qui faisait rêver les lecteurs depuis des siècles et couler autant d’encre.

Tandis qu’il se prêtait de bon gré à l’exercice imposé, il observait son regard qui tentait de voir au-delà des mots. Comprenait-elle qu’il y avait une part personnelle dans ce récit ? Il avait l’impression d’être un faiseur de prestiges face à son public qui tentait d’en percer les mystères. Il sentait bien qu’elle avait remarqué quelque chose d’anormal à son conte. Il fit un petit entracte où il en profita pour manger quelques bouchées le temps qu’elle réponde à sa question. Il prit une gorgée de vin et sourit.

- Et bien vous verrez cela en écoutant la suite de ce récit, ma blanche brebis.

Mais il devait reconnaitre qu’elle n’avait pas tort. Il était de ces fois où la fortuna vous rattrapez et vous broyez. La plupart du temps en revanche, il était possible de la tordre à son profit et d’anticiper les méandres dans lesquels elle souhaitait vous égarer. Il reposa son verre et narra la suite.
- Où en étions-nous déjà ? Oh oui Vulcain... A ses charmes, le jeune homme succomba. Régulièrement, il la visita, de jour comme de nuit. Il venait parfois, tel Eros, bercer sa Psyché entre ses bras, jusqu’à ce que Morphée l’emporte à son tour... Mais comme vous le souligniez, si bien, d’azur le ciel s’assombrit. Ce que notre Belle ignorait c’était qu’elle était déjà promise à un autre homme. « Mais c’est celui-ci que je veux et pas un autre ! » hurla-t-elle à la matriarche. Sourde oreille fut faite à ses protestations. Et pour cause ! Le croiriez-vous si je vous disais qu’elle avait elle-même succombé aux flèches d’Amour ? Et que ce mariage ne fut organisé que dans le but de l’éloigner ? Lorsqu’il découvrit le pot aux roses, notre héros transperça le cœur du malheureux avant de le jeter aux flots.

Il s’arrêta subitement dans son récit et pencha la tête avec curiosité, sourire en coin

- Je ne vous ai pas demandé : vous aimez les tragédies grecques ? Nous pourrions aller au théâtre.

Une gorgée de vin plus tard, il poursuivit, comme si de rien n’était

- Folle de rage de voir ainsi ses plans contrariés, la matrone se décida à en finir. Sa fille était bien trop belle. De jalousie, elle empoisonna le vin destiné au repas. Oh non! Ce n’est pas ce que vous croyez ! Ce fut Eros qui en fit les frais et s’effondra inanimé au milieu du banquet sous le sourire triomphant de la mère. Anéantie, la belle Lodméia, pleura sur le corps du défunt amant, jusqu’à ce qu’il devienne aussi froid que la glace, aussi rigide que la roche. Mais de son cœur, il ne restait rien. Pas même poussière. Tout avait été broyé. Amputée de son organe de vie, elle sut, que plus jamais, elle n’aimerait. Le regard vide et morne, elle extirpa la lame du fourreau de son éternel amour. Étincelante sous le clair de lune, elle l’éleva vers les célestes cieux. Il fit une pause pour ménager le suspens, sans quitter l’auditoire du regard A son tour, elle se dressa sur ses pieds, robe d’ivoire, pâle comme la mort, linceul de soie. Ô funeste nuit qui étendit ses griffes jusque sur Innocence. Qu’as-tu fais ? Trop tard ! L’acier s’enfonce dans la chair ainée. La sève pourpre s’écoule, elle se meurt. De ses yeux marines, l’écume s’enfuit, s’écoule, cascade infinie. Ses pas l’entrainent. Derrière elle, elle traine péniblement le corps sans vie d’Eros. Comme dans un songe, poussée par le vent sifflant à ses oreilles, elle se dirige droit vers le cap de Karantez. Ses cheveux d’or, balayent les perles de cristal. Ses orteils s’accrochent au rebord. En bas, les flots tumultueux se brisent contre la côte escarpée. Lodméia enlace Amour. Dans un ultime baiser, elle chute. Elle étreint la mort, elle-même jusqu’à disparaitre entrainée vers les profondeurs.

Quitte à ce que le fin soit tragique, j’aime autant cette version. Tu sais que je l’aurais fait ? C’est de la faute de Léonilde, ça.


- Depuis ce jour, on raconte que le fantôme de Lodméia, blanche aux cheveux d’or, erre sur l’ile, poussant des falaises les parjures de l’amour. Vous savez, que l’on repêche encore régulièrement des corps échoués contre les roches de granit ? Il existe plusieurs versions de cette légende. La fin différant légèrement. Certains disent qu’elle ignorait qu’elle était enceinte -comme si ce n’était pas suffisamment tragique !-, d’autres qu’on l’aurait poussé à sauter, enfin les derniers pensent qu’elle erre à la recherche du corps de son Amour. Quoi qu’il en soit, Lodméia n’a pas fini de faire parler d’elle. J’espère que vous avez apprécié mon récit, Eléonore.

Sur ce, il le leva son verre, sourire aux lèvres et le vida. Elle était morte, loin de lui, mais elle serait éternellement présente.


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Message par Éléonore de Fromart Mar 8 Déc - 19:31

Blanche brebis. De la variété, juste assez pour la ramener à la réalité.

Pourtant, c’est la vérité, elle s’était laissée broyer. Elle avait cru à l’insouciance éternelle, à cette épaule sur laquelle elle aurait toujours pu s’appuyer, à la vie, tout simplement. D’insouciance, il ne lui restait que désespoir et de son soutien inconditionnel, rien qu’une frêle béquille. Gabriel était quelqu’un de fiable, elle avait toujours apprécié sa compagnie… Mais il n’était pas Ariste. Son inséparable. Son tout. Son frère, même sans le sang.

En général, quand ce genre de pensée la rattrapait, elle restait au lit des jours durant. Elle lisait ses lettres. Elle soupesait sa dague. Mais plus jamais, elle n’atteignait cette sereine certitude que la douleur était sur le point de la libérer, car plus jamais elle n’avait été aussi prêt de se donner la mort. Elle n’en avait pas le droit.

Ce soir, elle parvint à reléguer ses tourments en toile de fond, avec ses doutes, sa honte et tout le reste. Elle se laissa guider par la voix de son hôte, tout simplement, et au lieu de trembler, elle mastiqua. L’histoire s’éloignait de ses maux, elle en était reconnaissante sans le laisser paraître.

Merci de me permettre, même si ce n’est pas votre intention, de me changer les idées.

— Je ne vous ai pas demandé : vous aimez les tragédies grecques ? Nous pourrions aller au théâtre.

Eléonore se mordit la langue.

— J’adore cela.

Quant à l’emmener au théâtre, l’idée lui semblait parfaitement absurde. S’il parvenait à la supporter jusqu’à la fin du dîner, il n’aurait certainement pas envie de s’imposer sa présence une seconde fois… Il fallait être particulièrement orgueilleux pour ne pas se rendre compte qu’il perdait son temps. Enfin… Peut-être que ses remparts cèderaient, mais il n’y gagnerait rien. Et elle… Peut-être qu’elle aurait dû aimer, après tout. Ainsi, lorsqu’il briserait ce qu’il restait de son coeur, elle aurait peut-être le courage de mourir.

Ou bien, elle pouvait dire au ministre qu’elle savait des choses très compromettantes sur son cher fils et menacer de les révéler. Elle n’aurait bien sur jamais pu mettre ses menaces à éxécution -- elle avait engagé la mémoire d’Ariste, de toute manière -- mais il n’en aurait rien su. Finalement, elle pourrait se servir de lui pour ses basses besognes sans qu’il n'ait jamais besoin de le savoir. Elle rangea l’idée dans un coin de sa tête. Pour le jour où elle serait prête à en finir et ne se laisser aucune chance d’abandonner.

Elle revoyait le poignard d’Ariste. La sereine certitude. Les rayons de lune sur la lame. Puis le trouble et le désespoir.

Accorde-moi, mon Eléonore, ce serment que tu m’avais refusé.

Pour l’instant, mieux valait profiter de l’histoire. Les épices brûlaient sa langue meurtrie. Tant pis. Et cette impression étrange qui ne l’avait pas tout à fait quittée avait de quoi la distraire quelque peu malgré la tournure funeste -- mais tout à fait attendue -- du récit. Oh, il fallait avouer que son hôte contait avec un certain talent ! Elle aurait presque été tentée de lui demander une seconde légende. Non, il ne fallait pas abuser des bonnes choses.

Dans la façon dont son hôte vida son verre, l’impression revint. Pourquoi ne parvenait-elle pas à demeurer objective ? Qu’imaginait-elle, exactement ? Qu’aurait-ce pu vouloir dire ? Rien du tout. C’était comme avec la lettre d’Ariste, comme avec les mots de son oncle et… A bien y penser, comme avec cette gêne qui l’avait fait quitter précipitamment Fromart pendant sa discussion avec Alduis. Des impressions. Sans fondement. Qu’elle ne savait associer à rien de concret.

— Beaucoup. D'autant que, je l'admet, j'aime lorsque cela finit bien.

Elle prit une gorgée d’hypocras. Certains -- ceux qui avaient envie -- auraient perçu dans sa voix un profond sarcasme. Pourtant, il n’y en avait aucun, et elle s’empressa de préciser sa pensée, souriante :

— Si le destin avait été réellement cruel, il l’aurait forcée à vivre ! A porter indéfiniment le poids réel de son deuil... Enfin, c’est ce qu’on dit. Vous en savez certainement plus que moi.

Était-ce son deuil insurmontable qu’elle venait de trahir ? Ou la nature de son intuition qu’elle avait exhumée ? Elle prit une nouvelle bouchée pour s’interdire de rectifier vingt fois les âneries qu’elle venait de laisser échapper. Non, elle avait été trop cynique pour être réellement endeuillée. Trop insensible. Elle était juste -- comme elle l’était depuis le début -- une pauvre gourde qui parlait sans rien savoir de sujets qu’elle ne maîtrisait pas.
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Message par Coldris de Fromart Mer 9 Déc - 15:09




 Formidable! Elle aimait donc le théâtre. Coldris reprit le cours de son récit satisfait de cette nouvelle. Il était lui-même un grand amateur de cet art et s’y adonnait parfois dans son bureau. Il avait écrit quelques pièces qu’il jugeait parfaitement médiocres et incomplètes et passait de longues heures nocturnes à les corriger. La vie n’était finalement rien de plus qu’une représentation. On jouait un rôle voire plusieurs suivants les circonstances. La seule différence résidait dans le fait que le fil du drame se rédigeait en même temps qu’il était joué.

Il apprécia de fait, narrer cette légende parfaitement improvisée -bien que le fantôme de Lodméia soit réel-, d’autant plus que son invitée semblait y prendre plaisir. Il l’avait observé tout du long et ne parvenait pas à se faire un avis tranché sur sa personne. Elle était mouvante comme l’eau des marais salants. Il était néanmoins persuadé, depuis tout ce temps qu'elle dissimulait des choses. Aux autres. Peut-être à elle-même. Sa conclusion le confirma dans ses hypothèses. Cela aurait pu passer pour une amère ironie, mais il n’y avait rien d’autre qu’un ton parfaitement sérieux. Le sérieux de quelqu’un qui se reconnaissait dans ces funestes héros.

Il ignora sa remarque sur sa personne et s’empressa de répondre, tout en décortiquant habilement sa cuisse de chapon :

- Vous semblez au contraire bien informée. Est-ce votre cas charmante brebis ?
Il releva les yeux aussitôt ses yeux bleus séracs pour y lire sa réponse. Les mots pouvaient dire une chose, le corps une autre.

- On finit tous par mourir un jour. Il faut savoir profiter de chaque instant jusqu’à l’ultime révérence. Les morts nous attendront. finit-il par conclure.

Oui c’était pur mauvaise foi que de nier qu’il n’appréciait pas lui non plus cette fin tragique et nettement plus facile.

- Les faibles meurent, les forts survivent, Eléonore.

Il jeta un coup d’œil à Léonilde. Il savait à quoi il faisait référence. Il inclina la tête. Coldris n’avait pas besoin de le remercier de lui avoir sauvé la vie. Le valet s’avança instinctivement pour débarrasser. Débarrasser et couvrir cette conversation silencieuse.
Il lui en avait voulu. De l’avoir sauvé une première fois, puis empêché de réitérer son geste. Combien de fois avait-il essayé ? Combien de fois s’était-il fait assommer et enchainer par son valet ? Tout était flou. Il aurait pu tuer l’homme pour s’être opposé ainsi à lui. Mais qui tuait un serviteur si loyal qu’il en était prêt à donner sa vie sans aucune hésitation pour sauver la vôtre ? Personne. Et il aurait été bien stupide d’en faire de même. Il lui en était d’autant plus reconnaissant maintenant qu’il se trouvait au sommet. Ou presque. On pouvait toujours gravir quelques marches supplémentaires après tout.

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[23 décembre 1597] - Un agneau à la table du loup [Terminé] Empty Re: [23 décembre 1597] - Un agneau à la table du loup [Terminé]

Message par Éléonore de Fromart Mer 9 Déc - 18:55

— Vous semblez au contraire bien informée. Est-ce votre cas charmante brebis ?

Eléonore secoua négligemment la tête, un sourire incrédule sur les lèvres. C’était d’elle qu’elle se moquait, au fond. De la sottise qui l’avait poussée à se trahir.

— Allons ! Ce serait bien orgueilleux de ma part de me prétendre capable de surmonter une telle épreuve.  

Car sans Ariste, elle ne valait rien. C’était lui qui la poussait, encore et toujours. Il voulait qu’elle vive, qu’elle soit heureuse même sans lui.

Les mots de son hôtes eurent une étrange résonance en elle. Profiter jusqu’à l’ultime révérence, disait-il ? Elle aurait ajouté -- Ariste aurait ajouté, alors, elle y pensa aussi -- qu’il fallait maintenant défier le risque : elle avait désormais si peu à perdre qu’il ne restait plus qu’à tout gagner… ou s’écraser et embrasser la mort qui la délivrerait de son tourment.

— Les faibles meurent, les forts survivent, Eléonore.

Elle acquiesça doucement. Au deuil, peut-être. Mais pas pour tout, car la personne la plus forte qu’elle n’avait jamais connue était morte. Et si tout le monde finissait par mourir, ceux qui tenaient le plus longtemps étaient parfois simplement les plus lâches. Mais si on s’en tenait à ce genre d’épreuves…

— Hmmm… Je dirais plutôt : les faibles meurent, les lâches se contentent de survivre et les forts se battent pour se reconstruire.

Voilà de quoi confirmer qu’elle ne savait pas du tout de quoi elle parlait. Car avec toute la force du monde, certains étaient trop profondément blessés pour s’en relever tout à fait. Elle n’aurait jamais voulu porter de jugement sur ceux qui souffraient. Elle n’aurait d’ailleurs jamais pensé une telle chose de quiconque. Ce jugement, elle ne le portait que sur elle-même. Trop lâche pour vivre, trop lâche pour mourir. Trop lâche pour puiser sa force en elle-même.

— Quel que soit le temps que cela prenne, ajouta-t-elle.

Et, comble de misère, elle n’avait plus rien à manger pour s’interdire de revenir sur ses mots. Quel cynisme ingrat, quel manque d’empathie devait-elle dégager ? Ce n’était pas elle, pas du tout. Était-ce l’alcool qui la rendait si dure ? L’influence de son interlocuteur ?

Elle prit une nouvelle gorgée d’hypocras. Peut-être parlait-elle déjà à tort et à travers, mais elle savait qu’elle n’était pas ivre.

Non, elle n’était pas ivre. Pas assez en tout cas pour ne pas intercepter ce regard étrange que son hôte échangeait avec son valet. Ce n’était pas le premier, mais celui-là semblait plus lourd.

— Mais pardonnez-moi, très cher, si je ne puis contribuer à cette conversation qu’avec des paroles futiles et insipides. Et le pire, c’est que je me suis engagée seule sur un sujet auquel je ne savais rien. On dit que l’insolence est chose courante à mon âge. On croit tout savoir, et on en est d’autant plus persuadés qu’on ignore tout. L’avantage, sans doute, est qu’on peut encore tout apprendre.

Elle planta ses prunelles dans les siennes. D’une part désolée de lui infliger -- encore une fois -- un tel spectacle et d’une autre, pleine de défi. Un sourire au coin des lèvres.

Et vous ? semblait-elle demander. Que m’apprendrez-vous ?
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Message par Coldris de Fromart Jeu 10 Déc - 15:50




Il avait achevé son récit tragique depuis quelques minutes tout au plus, mais déjà sa curiosité s’en trouvait piquée par les mots de son innocente invité. A se remarque, il entrelaça subitement les doigts, un large sourire au bord des lèvres :

- Oh! Donc vous n’avez pas encore vaincu cette épreuve qui s’était imposée.

Il pencha légèrement la tête sans se départir de son sourire, analysant ses moindres réactions. Il faisait peut-être fausse route, mais son instinct le trompait bien trop rarement pour ne pas s’y fier. La vie n’avait rien de facile. C’était un chemin chaotique plein de failles et de ponts qui se dérobaient sous vos pas. Il était si facile d’abandonner et de rester sur le bas-côté.

— Hmmm… Je dirais plutôt : les faibles meurent, les lâches se contentent de survivre et les forts se battent pour se reconstruire.

Son regard s’illumina. Il y avait assurément une forme de sagesse derrière ses paroles. Il enjoignit à son invitée de poursuivre. Il avait pour sa part déjà trancher la question depuis bien longtemps.

- Quelle camp avez-vous vous-même choisi, mon agneau ?

De toute évidence, puisqu’elle se tenait face à lui et en vie, elle ne faisait pas partie de la première. Il avait déjà son idée sur la question, bien entendu, mais il voulait entendre sa réponse. Car chaque parole recelait toujours plus que les simples mots qui étaient employés pour la former. C’était un tout. Un tout qui pouvait s’avérer bien plus bavard pour qui savait écouter.

Léonilde débarrassa leurs assiettes après une courte communication silencieuse. La porcelaine tintait tandis qu’il empila vaisselles et couverts.

- Vous voulez apprendre ?

Il se leva pour se diriger vers le dressoir situé à l'extrémité de la pièce. Verre à la main, il entreprit de se servir un peu de ce vin qui s’oxygénait dans sa carafe. Une belle couleur rubis se déversa dans la coupe, qu’il fit danser voluptueusement le long des parois.  Il accrocha ce regard brun à l'étrange lueur indéfinissable avant de déclarer:

- Ayez le courage de vos opinions et de vos ambitions.

Il jeta un œil à Léonilde qui revenait déjà, dessert en main et avala une gorgée du nectar. Sur la table, furent déposer de deux assiettes d’une pomme au four enrobée d’un sirop de vanille et de cannelle. Coldris s’appuya nonchalamment sur le dressoir. Ce diner commençait à devenir trop banal et il devenait nécessaire de le pimenter un peu, avec autre chose que toutes ces épices.
Il déposa son verre au côté d’autres contenant et fit quelques pas dans sa direction.

- Assumez-donc vos désirs et vos choix. Je vous l’ai dit, Eléonore : la chance sourit aux audacieux.

Il fit encore quelques pas et se retrouva à nouveau derrière elle, main sur ses épaules.

- Voilà qu’elle était mon conseil. Mais sans doute manque-t-il un exemple pour illustrer mes propos ?

Son expression sérieuse se mua en malice et ses yeux rieurs pétillaient déjà de sa prochaine facétie. Il se pencha et embrassa ses lèvres. Juste assez longtemps pour parvenir à détacher habilement l’amulette qu’elle portait autour du coup. Il se recula, provocateur, et leva le collier dessus de sa tête :

- Venez donc récupérer votre laurea insignis ma douce brebis!


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Message par Éléonore de Fromart Jeu 10 Déc - 18:46

— Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! Je ne prétendrai pas n’avoir jamais subi de perte, mais essuyer un deuil ne signifie pas toujours que le monde doit s’arrêter de tourner !Alors non, je n’ai pas encore surmonté de telle épreuve, et cela pour la simple raison qu’on ne m’y a jamais soumise. Devrais-je m’en excuser ?

Son père. Sa mère. Louis, son frère de lait. Tante Anne. Toutes ces pertes qui l’avaient noyées dans les larmes. Mais toujours, il y avait eu des bras pour étreindre ses sanglots. Il y avait eu une épaule contre laquelle se laisser aller. Des mots réconfortants et le soulagement d’une épreuve -- si atroce soit-elle -- que l’on affrontait ensemble.

Qui aurait osé prétendre que la mort de gens si proches n’avait pas empêché le monde de tourner ? Qui d’autre qu’un parfait ignorant de cette douleur ou que quelqu’un qui avait subi une douleur mille fois plus intense, à côté de laquelle même le deuil d’une mère aimante paraissait facile.

Ariste n’était pas son cousin. Il n’était même pas “son frère”. Il était son tout. Et sans lui, elle n’était plus rien qu’un corps sans âme pour hanter ce monde.

Quant à faire à un choix… Elle aurait pris la mort sans aucune hésitation. Elle n’en aurait eu aucune s’il n’avait pas déjà décidé pour elle. S’il n’avait pas décidé qu’elle devait vivre et être heureuse. Qu’elle devait exister.

— Le seul qui ait du sens. Je ne dois pas vous l’apprendre.

Enfin… Le seul qu’Ariste aurait accepté. Il ne voulait pas qu’elle souffre. S’il lui imposait la vie, il devait forcément y avoir quelque chose à en tirer. Même si avant d’être heureuse, elle devrait se battre. Mais elle doutait. Elle doutait de son Ariste plus que jamais. Toujours, elle se serait fiée aveuglément à lui. Non… Pas aveuglément. Il n’y avait rien d’aveugle : il méritait sa confiance plus que quiconque et ne lui voudrait jamais que le meilleur. Alors pourquoi, cette fois, doutait-elle de sa décision ? Pourquoi ne vivait-elle pas simplement, enterrant sa douleur comme il aurait voulu qu’elle le fasse ? Etait-ce en l’abandonnant dans ce monde, amputée d’elle-même, qu’il avait perdu sa confiance inconditionnelle ?

Et la voilà qui, comme toujours, s’emmêlait dans ses excuses. Elle était pathétique… Tant pis, rien ne l’empêchait d’aller seule au théâtre.

— Vous voulez apprendre ?

La question ramena son attention sur son hôte. Qu’avait-il encore en tête ?

Il se leva, et alla se servir du vin. Qu’avait-il encore en tête ?

Le dessert arriva. Le noble posa son verre. Qu’avait-il encore en tête ?

— Assumez-donc vos désirs et vos choix. Je vous l’ai dit, Eléonore : la chance sourit aux audacieux.

Elle arqua un sourcil. Il s’approcha d’elle. Il posa ses mains sur ses épaules. Qu’avait-il encore en tête ?

Et là... Il l’embrassa. Elle pensait peut-être trop. Peut-être n’était-ce que ça… Mais non, il y avait autre chose. La lueur qu’elle avait surprise dans son regard juste avant.

Diversion pour diversion, elle lui rendit son baiser avec fougue. Tant qu’à s’être laissée faire, autant que ce ne fut pas timide et indécise. Bien… Maintenant, elle savait comment elle réagissait : d’une manière qui aurait fait hurler Eltinne à n’en point douter. Sous le coup d’une pure folie qui demeurait cependant affreusement lucide, car son esprit brûlait plus encore que ses lèvres.

Et là, elle comprit. Elle libéra ses lèvres, et plaqua la main contre son sternum. Contre le pendentif qui lui échappa de justesse. Elle avait eu la main dessus, pourtant ! Prête à y refermer ses doigts. Encore une fois, elle avait une seconde de retard.

— Je le savais ! lâcha-t-elle, entre dépit… et félicitations. Parce qu’elle devait bien lui reconnaître cette victoire-là.

Et parce que -- non, cela, elle ne l’avouerait pas, mais -- elle avait apprécié. Peut-être était-ce l’alcool qui la ralentissait. Après tout, avec tous ses moyens, elle aurait certainement compris son manège bien plus vite. Elle l’aurait empêché de voler son médaillon. A moins que l’émotion n’ait joué un rôle dans ce ralentissement… Elle ne comprenait pas cette folie. Elle ne comprenait pas pourquoi ce baiser avait cette saveur si particulière qui le démarquait de ces écarts insignifiants qu’elle avait connus.

Mais qu’à cela ne tienne, il lui avait volé son collier, ce fourbe ! Son collier ! Seule trois personnes avaient le droit d’y toucher. Ariste, elle-même et Gabriel. Seule deux personnes avaient le droit de lui prendre ses effets personnels -- Ariste et Gabriel, bien sûr. Quant à l’embrasser… Cela, elle lui ferait payer plus tard.

Elle se glissa souplement de sa chaise, sans même avoir à la reculer. Pas son collier. Jamais son collier. C’était son coeur, et la nécéssité de le sauver lui faisait pousser des ailes.

Enfin… Presque. Quand elle tenta de récupérer le bijou de ses mains, il leva le bras. Et évidemment, c’était trop haut pour Eléonore.

— Venez donc récupérer votre laurea insignis ma douce brebis !

Elle n’eut même pas le temps de tendre le sien qu’il recula.

— Rendez-moi ça tout de suite ! commanda-t-elle.

Mais n’aurait-elle pas été déçue malgré tout qu’il cède si facilement ? Même s’il n’avait aucun droit de prendre son talisman…

Et recula d’autant plus qu’elle insistait. Et sans qu’Eléonore n’ait le temps d’y réfléchir -- ce qui n’était pas peu dire -- elle se retrouva à le poursuivre autour de la table sur laquelle les desserts venaient juste d’être servis.

Eléonore s’arrêta soudain, prête à faire demi-tout, à le rattrapper par l’autre côté. Qu’était-ce que cette folie.

— Non mais sérieusement ! Quel âge avez-vous ? Cinq ans ? Rendez-moi ça, vous dis-je !

Évidemment, son hôte avait anticipé. Maudit soit-il !

Eléonore s’arrêta en bout de table. De quel côté attaquer ?

— Vous ne gagnerez jamais à ce jeu-là, Coldris !

L’avait-elle appelé par son nom ? Juste son prénom comme lui-même se permettait de le faire depuis le début du repas -- quand il ne multipliait pas les surnoms inappropriés -- tandis qu’elle s’était efforcée de ne jamais le prononcer ?

Oh, qu’à cela ne tienne. Il avait son médaillon. Il avait dépassé les limites plusieurs fois. Et il la faisait courir alors que seules deux personnes en avaient le droit -- et qu’il n’en faisait pas partie.

Tant pis si c’était parfaitement inaproprié : elle se déchaussa. Ce serait plus facile ainsi. Elle appuya sur le bord de la table quelques secondes, pour voir par où il partirait. Tout le reste passait au second -- au millième -- plan. Il avait volé ses lèvres, il avait volé son pendentif, et -- qu'on ne se fie pas au sourire qu'elle ne cachait plus -- elle serait impitoyable.
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Message par Coldris de Fromart Ven 11 Déc - 21:41



cave ne cadas
 Prends garde de ne pas tomber !

formule rituel de la cérémonie du triomphe.




 Une réponse somme toute ambiguë qu’il laissa de côté pour l’instant. Floue comme le reste. Une part de vérité enrobée d’un voile de mystère inconstant qu’il n’arrivait pas à saisir. A quoi pensait-elle réellement derrière ces petites prunelles brunes ? Elle savait avoir des réflexions pleine d’esprit et de piquant et l’instant d’après tout s’évanouissait dans les airs. Il ne comprenait pas et cela l’agaçait. Rien ne l’énerver plus que de se retrouver devant un problème qui lui résister. Rien ne lui donnait plus envie de creuser.

- Le sens que l’on donne aux choses de la vie varie d’une personne à l’autre. Je ne vous apprends rien. répondit-il en écho

Coldris était un homme d’action. L’inactivité le tuait. Il devait sans cesse faire quelque chose, sans cesse penser, écrire, galoper, chasser, travailler… Le repas touchait à sa fin et il avait envie de s’amuser. Tout était trop sage. Trop plat. Trop timorée. Il était temps de pimenter les choses, désormais qu’elle s’était détendue. Temps de lui offrir une petite leçon. Il s’invita dans son dos, l’embrassa et déroba son pendentif en forme de couronne de laurier. Loin de le repousser, elle lui rendit déraisonnablement son baiser. S’il n’avait pas eu une autre idée en tête, il l’aurait certainement renversée sur la table -que Léonilde avait eu la bonté de débarrasser en grande partie-. Ce n’était que partie remise.

Il tenait le collier en l’air tandis qu’elle se levait, lui intimant de lui rendre son précieux talisman. Le sourire malicieux de Coldris s’agrandit encore et il fit un grand pas en arrière.

- Comment s’appelait-il ? questionna-t-il en employant volontairement le passé.

Elle s’avança encore et il contourna la table dans un geste souple, sous le regard amusé de Léonilde. Plus elle le poursuivait, plus il courrait autour de la table.

- Pour une fois qu’on me court après Eléonore ! Je ne vais pas m’en priver ! Vous l’aimez toujours ?

Coldris riait aux éclats. Ils se jaugèrent mutuellement chacun d’un côté de la table. Mains sur le plateau, il attendait de voir quelle direction, elle allait prendre. Comme sa douce brebis restait immobile, il feinta et partit à l’opposer riant de plus belle.

- Cinquante trois depuis le 9 décembre. Quel dommage que vous ayez raté mon anniversaire ! Quelle est la date du vôtre ?

Il contourna la table jusqu’à être en bout. Son visage émergeait entre les flammèches des chandeliers. Ne pas gagner lui ? Il eût un large sourire en songeant à l’issue. Coldris obtenait toujours ce qu’il voulait. Elle dut le comprendre car elle retira ses souliers.

cave ne cadas ! s’exclama-t-il en parodiant la cérémonie du triomphe, délestez-vous de vos lourds jupons tant que vous y êtes, ce sera plus équitable !

Il fit un pas de côté avant d’ajouter, faussement désolé

- Je vous aurais bien aidé mais… Oh vous pouvez toujours demander à Léonilde ! Il est parfaitement neutre dans notre petite compétition.

Un nouvel éclat de rire franchit ses lèvres sans qu’il ne puisse y faire quoi que ce soit. Et tant pis pour sa côte qui venait de se remettre à le lancer sous l’effet des contractions de sa cage thoracique.

Le jeu se poursuivit encore durant quelques allers-retours avant que Coldris ne déclare espièglement :

- Et la poésie, Eléonore ? Aimez-vous la poésie ?

Il se pencha d’un côté, puis de l’autre, puis du premier et se décida finalement à changer de direction.

- Me feriez-vous le plaisir de me réciter le sonnet dix huit de Louis Labé de votre douce voix ?

Il avait hésité un bref instant avec le onzième mais compte-tenu de ce baiser qu’elle lui avait rendu celui-ci lui semblait tout à propos….


Coldris de Fromart
Coldris de Fromart
Ministre des Affaires étrangères - Ami du grand prêtre du Lupanar

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